Reste l’innommé au nom de quoi nous nous taisons [2]
En 1994, Maurice Blanchot, à l’âge de quatre-vingt-sept ans, publie un bref récit, inouï et troublant, qu’on pourrait penser testamentaire, entre fiction et témoignage, dans lequel il relate en huit pages un événement autobiographique qu’il a tu pendant cinquante ans, très précisément. Le narrateur y raconte les circonstances qui le menèrent devant un peloton d’exécution formé par l’occupant nazi, et le concours de circonstances qui le sauva d’une mort promise. L’Instant de ma mort, ce titre énigmatique porte en lui-même un défi narratif : du point de vue du bon sens, qui peut prétendre survivre à l’instant de sa mort pour en témoigner ? Mais aussi : le témoin n’est-il pas toujours un survivant ? L’ouverture du récit ne dissipe pas le mystère : « Je me souviens d’un jeune homme – un homme encore jeune – empêché de mourir par la mort même – et peut-être l’erreur de l’injustice. » [3] Blanchot s’efface derrière l’instance qui raconte, le « je » qui se souvient, qui fait acte de mémoire. L’histoire s’annonce comme le récit de ce qui arriva à une troisième personne, à lui, ce « jeune homme », cet « homme encore jeune ». Ce qui lui arrive, ce n’est pas de mourir, c’est de ne pas mourir. « Cette division singulière est le vrai thème d’un témoignage qui va attester en somme d’une “expérience inéprouvée” : être “empêché de mourir par la mort même – et peut-être l’erreur de l’injustice”. […] Là, une injustice aurait fait erreur, elle aurait été faite par erreur, autrement dit, il eût été juste qu’il mourût – peut-être. » [4].
Il est important de suivre pas à pas l’enchaînement des événements jusqu’au point culminant du récit. Les deux paragraphes suivants installent l’action dans le temps : « Les Alliés avaient réussi à prendre pied sur le sol français. Les Allemands, déjà vaincus, luttaient en vain avec une inutile férocité. », et le lieu : « dans une grande maison (le Château, disait-on) », dont on peut probablement lire dans la dénomination la référence à Kafka, et une notation qui prendra tout son sens par la suite. « …on frappa à la porte plutôt timidement. Je sais que le jeune homme vint ouvrir à des hôtes qui sans doute demandaient secours ». « Sans doute » : la modalisation vient interpréter le sentiment du jeune homme d’alors, « comme si le narrateur se faisait l’ombre de cet homme d’un autre âge […] Comme s’il n’y avait entre eux, en somme, qu’une différence d’âge ».[5] « Cette fois, hurlement : “Tous dehors.” Un lieutenant nazi… » [6] Le jeune homme ne cherche pas à fuir, et marche lentement, « d’une manière presque sacerdotale ». « Le lieutenant s’étrangla dans un langage bizarre, et mettant sous le nez de l’homme déjà moins jeune (on vieillit vite) les douilles, les balles, une grenade, cria distinctement : “Voilà à quoi vous êtes parvenu.” » [7], devant les traces de son accointance avec la Résistance. Le temps semble se dérégler, entre la lenteur de la marche, qui contraste avec le vieillissement prématuré du jeune homme, et l’enchaînement hâtif précipitant l’action vers l’inéluctable : « Le nazi mit en rang ses hommes pour atteindre, selon les règles, la cible humaine. […] comme si tout était déjà accompli. Je sais – le sais-je – que celui que visaient déjà les Allemands, n’attendant plus que l’ordre final, éprouva alors un sentiment de légèreté extraordinaire, une sorte de béatitude (rien d’heureux cependant), – allégresse souveraine ? La rencontre de la mort et de la mort ? »[8]
Le jeu de la ponctuation dit le trouble du narrateur, qui résonne encore dans un certain tremblé, cinquante ans après : « Je sais – le sais-je – » (sans point d’interrogation, car l’incertitude est certaine), qui semble revivre cet instant de « légèreté extraordinaire », signe d’un sentiment de déréalisation face au réel de ce peloton d’exécution qui le cible, souligné par des points d’interrogation : « – allégresse souveraine ? La rencontre de la mort et de la mort ? » « Désormais, il fut lié à la mort, par une amitié subreptice. » « L’Amitié de Blanchot [9], […] la voici alliée à une passion de la mort, comme à son élément et à sa condition. Amitié pour la mort. L’amitié suppose l’expérience de la mort, il y va d’une amitié avec la mort. Il en vient à aimer cette mort. Il y a une alliance – “lié à la mort”, dit-il – un contrat, une familiarité, une collusion avec la mort et pour toujours. Crypte d’une amitié secrète, impubliable, inavouable, “subreptice”. » [10] « Mort – immortel. Peut-être l’extase. » [11] Le tiret accuse une équivalence secrète – mystique, pourrait-on dire (« Peut-être l’extase ») – entre mort et immortel. « La mort impossible nécessaire […] et l’expérience inéprouvée à laquelle ils se réfèrent – échappent-ils à la compréhension ? Pourquoi ce heurt, ce refus ? » [12], s’interroge déjà Maurice Blanchot dans L’Écriture du désastre.
Mais à cet instant, le récit bifurque. Éclate « un bruit considérable » : « Les camarades du maquis voulaient porter secours à celui qu’ils savaient en danger. Le lieutenant nazi s’éloigna pour se rendre compte. » [13] L’un des soldats du peloton s’approche du jeune homme et dit d’une voix ferme : « “Nous, pas allemands, russes”, et, dans une sorte de rire : “armée Vlassov [14] ”, et il lui fit signe de disparaître. Je crois qu’il s’éloigna, toujours dans le sentiment de légèreté, au point qu’il se retrouva dans un bois éloigné, nommé “Bois des bruyères”, où il demeura abrité par les arbres qu’il connaissait bien. C’est dans ce bois épais que tout à coup, et après combien de temps, il retrouva le sens du réel. » « C’est seulement une fois qu’il s’est sauvé sans se sauver qu’il fait retour au réel, explique Jacques Derrida. Cela implique que jusqu’à cet instant, dans ce scénario incroyable, il avait en quelque sorte quitté le réel. » [15] Dans cet autre temps, impossible à apprécier, il découvre que partout, des fermes ont été incendiées. Un peu plus tard, il apprend que trois jeunes fermiers, « bien étrangers à tout combat », ont été abattus. Le narrateur – ou le jeune homme – s’étonne que le lieutenant nazi, dans sa rage de découvrir la disparition du jeune châtelain, contrairement aux fermes, ait épargné le Château de l’incendie. Cette demeure bourgeoise, dénommée « le Château (immobile et majestueux). C’est que c’était le Château » [16]. On fouilla partout, on prit quelque argent, et « le lieutenant trouva des papiers et une sorte d’épais manuscrit – qui contenait peut-être des plans de guerre. » [17] « Peut-être », se dit le lieutenant, mais le lecteur peut soupçonner que l’épais manuscrit soit plutôt un livre en devenir de Maurice Blanchot, comme le confirmera l’évocation de manuscrits d’écrivains, détruits pendant la guerre, dans la clôture du texte. « Alors commença le sentiment de l’injustice. Plus d’extase ; le sentiment qu’il n’était vivant que parce que, même aux yeux des Russes, il appartenait à une classe noble. » [18]
« Demeurait cependant, au moment où la fusillade n’était plus qu’en attente, le sentiment de légèreté que je ne saurais traduire : libéré de la vie ? L’infini qui s’ouvre ? Ni bonheur ni malheur. Ni l’absence de crainte et peut-être déjà le pas au-delà. Je sais, j’imagine que ce sentiment inanalysable changea ce qui lui restait d’existence. Comme si la mort hors de lui ne pouvait se heurter désormais que se heurter à la mort en lui. “Je suis vivant. Non, tu es mort.” » [19] « Je sais, j’imagine », énonce le narrateur cinquante ans après les événements, contraint à s’en remettre à la part de fiction, du fait de cet éloignement dans le temps. « Je suis vivant. Non, tu es mort. » : surprenant colloque, où le je n’est plus celui du narrateur, mais d’une autre instance, qui s’adresse à un tu. C’est le dialogue intérieur de celui qui aura survécu, ce jeune homme (déjà moins jeune – on vieillit vite) investi pour toujours de ce « sentiment inanalysable [qui] changea ce qui lui restait d’existence. Et c’est sur le mot mort que le lecteur est invité à tourner la page, pour lire l’évocation, presque anodine au regard de ce qui précède, d’un échange entre écrivains connus (Malraux, Paulhan, et sans doute Blanchot lui-même, qui, on le suppose, se tait – et cette ellipse a son poids) à propos de manuscrits perdus pendant la guerre. La phrase de clôture revient sur l’essence exacte du texte : « Qu’importe. Seul demeure le sentiment de légèreté qui est la mort même, ou, pour le dire plus précisément, l’instant de ma mort désormais toujours en instance. » [20] « En France, en français, en francophonie, […] de l’instant il y a l’instantanéité et il y a aussi l’instance, l’instance juridique et l’instance du “sur le point de” comme imminence. L’instantanéité n’est que cette dernière instance quand il y va du “mourir”. Cela s’écrit encore en L’Écriture du désastre : “Mourir, c’est absolument parlant, l’imminence incessante par laquelle cependant la vie dure en désirant. Imminence de ce qui s’est toujours déjà passé.” » [21]
Demeure. Tel est le titre du bel essai consacré par Jacques Derrida au récit de Maurice Blanchot L’Instant de ma mort. Aussi fait-il un sort particulier au « demeurer de la demeure », proprement nommé au moins cinq fois, une fois sous sa forme nominale (la demeure du jeune homme, surnommée le Château) et quatre sous sa forme verbale. « Mot de souche latine, encore, et qui par le relais du provençal, de l’espagnol (demorar) ou de l’italien (demorari) reconduit au latin demorari, de et morari, qui signifient attendre et tarder. Il y a toujours une idée d’attente, de contretemps, de retard, de délai ou de sursis dans la demeure comme dans le moratoire. Et on a déjà fait rimer, dans la grande-littérature-française, la demeure comme attente ou comme instance, avec le mot de “meurt”. Corneille : “Oui, sans plus de demeure, / Pour l’intérêt des dieux je consens qu’elle meure”. […] Le vieux français avait aussi ce mot […] la demeurance qu’on écrivait aussi, c’est encore plus beau, et si approprié à notre texte, la demourance. » [22]
La demourance, c’est exactement ce qui se produit dans L’Instant de ma mort, l’incarnation du temps arrêté, le jeune homme qui demeure dans l’instance, dans l’attente de son mourir qui est dans l’ordre des choses, comme une formalité après l’ordre donné qu’il soit fusillé. L’importance de l’instant n’a jamais tenu qu’à cela même : l’événement nu de l’attente, insistant et persistant jusqu’à la dernière demeure, dans le temps présent et dans l’éternité sans fin. Dans ce court récit, M. Blanchot aura ainsi donné à la demourance sa forme littéraire la plus magistrale et la plus digne d’être soumise à l’instance de notre lecture.
Marianne Bourineau
[1] Blanchot M., L’Instant de ma mort, Paris, Gallimard, 2002. Ce livre a été précédemment publié aux éditions Fata Morgana en 1994. Disponible en ligne : https://joaocamillopenna.files.wordpress.com/2015/03/blanchot-linstant-de-ma-mort.pdf
[2] Blanchot M., L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 139.
[3] Blanchot M. L’Instant de ma mort, op. cit., p. 9.
[4] Derrida J., Demeure. Maurice Blanchot, Paris, éditions Galilée, 1998, p. 67-68. La première version de cet essai correspondait à une conférence prononcée le 25 juillet 1995 (quelques mois après la publication du livre de M. Blanchot) à l’université catholique de Louvain, à l’ouverture d’un colloque international, Passions de la littérature.
[5] Ibid., p. 73.
[6] [1] Blanchot M., op. cit., p. 9-10.
[7] Ibid., p. 10.
[8] Ibid., p. 10-11.
[9] Cf. Blanchot M., L‘Amitié, Paris, Gallimard, 1971.
[10] Derrida J., Demeure, op. cit., p. 90.
[11] Blanchot M., L’Instant de ma mort, op. cit., p. 11.
[12] Blanchot M., L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 110.
[13] Blanchot M., L’Instant de ma mort, op. cit., p. 12.
[14] L’armée Vlassov est une section militaire russe qui, trahissant son pays, est passée du côté des Allemands durant la Seconde Guerre mondiale.[15] Derrida J., Demeure, op. cit., p. 104-105.
[16] Blanchot M., L’Instant de ma mort, op. cit., p. 13.
[17] Ibid., p. 14.
[18] Ibid., p. 14-15.
[19] Ibid., p. 15.
[20] Ibid., p. 17.
[21] Derrida J., Demeure, op. cit., p. 59-60.
[22] Ibid., p. 101-102.
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