Du « toi » au « moi » : l’émergence du nous
La construction du lien individuel dans un collectif et appréhender ses limites
Gurvand Beguec
Introduction
La première fois que j’ai entendu parler de Balou, il me semble que nous étions en plein mois d’août 2021. Je me souviens qu’on parlait de lui comme on parle d’une tempête aux informations.
J’entendais par-ci par-là qu’il était violent, qu’il fallait faire attention, qu’il avait étranglé, cassé un bras, un nez à l’école, que ses insultes étaient puissantes et provocatrices, qu’il verbalisait la volonté de « tuer » quand il était en conflit ou juste contrarié.
Je ressentais l’appréhension de certains éducateurs, les questionnements qui allaient avec. Je savais qu’il ne venait pas sur mon unité de vie et je voyais mes collègues s’affairer et penser l’accueil en parlant de cet enfant comme un accueil complexe, qui allait peut être bouleverser le cadre et la sérénité qu’ils avaient bien établie auprès des autres enfants.
Dans ce contexte je n’ai, moi-même, pu m’empêcher de penser que cela allait être ardu de l’accueillir et de supporter une telle « tempête ». Je me suis mis de temps en temps à plaindre ceux qui en auraient la charge.
En parallèle, je me souviens me dire qu’il était dommage de parler d’un enfant comme cela bien avant qu’il soit devant nous, bien avant de le connaitre. Cela influencera-t-il le positionnement des éducateurs face à cet enfant ? Se sentira-t-il jugé avant même qu’on se parle ? Finalement un enfant pas encore arrivé, pas encore observé, est un enfant qu’on ne peut résumer que par son « historique ». On sait d’où il vient mais on ne sait pas vraiment qui il est. Malgré cela, une étiquette commençait déjà à se fixer sur Balou. Je m’interrogeais alors sur l’impact de lire une ordonnance de placement ou un rapport éducatif avant la rencontre, d’avoir comme un aperçu du pire avant de voir le prétendu pire.
Arrivée
À son arrivée le 25 août, Balou a 9 ans et intègre, avec sa sœur, une unité de vie d’enfants âgés de trois à dix ans. On constate qu’il est assez développé physiquement, avec un regard capable de vous menacer. Un papillon passé devant lui a pu lui faire dire qu’il voulait le « tuer ».
À l’inverse, il se démarque aussi par une très grande sensibilité et volonté de comprendre les choses qui l’entourent. Son caractère marchant à deux vitesses semble tantôt faire mentir ce qui a pu être dit de lui tantôt faire sonner l’alarme d’urgence sur la dangerosité de ses actes. À chaque échec, il se dévalorise en prononçant qu’il est nul et entre dans une colère difficile à maintenir se déversant sur les autres enfants ou adultes aux alentours.
Il est affecté dans une école primaire non loin du foyer pour entamer sa classe de CM1. Très rapidement il se fait écarter de cette école pour des actes de violence sur d’autres enfants en un mois et demi, s’ensuit un suivi scolaire au foyer.
On parle alors d’un enfant qui insulte, qui frappe et qui prend pour cible n’importe qui quelque soit son âge. Quand cela était trop difficile pour lui de se contenir, il partait de son groupe pour fuir le domaine. Je me souviens être venu en renfort un après-midi, quand Balou avait fugué et que je me suis donné la mission de le ramener. Il m’a fallu entamer une conversation, comme si de rien n’était, pour le dissuader de continuer, en commençant par « Balou, tu vas où ? ». Je sentais que, si je parlais de l’interdiction institutionnelle de partir, il ne m’aurait qu’à peine entendu ou pire, renvoyé vers ses plus belles insultes.
De septembre à octobre, nous avons pu entendre que s’installait un climat délétère pour les autres enfants de son unité. Balou se mettait dans une position quasi tyrannique envers ses pairs, difficile à gérer pour les adultes. Nous avions l’impression qu’il y avait une crainte commune d’un enfant singulier avec un tempérament digne du Dr Jekill et Mister Hyde.
En voyant cela d’un œil extérieur, je ne pouvais m’empêcher de me poser la question : « c’est dingue, mais qui est cet enfant ? A-t-il conscience ? Connaît-il seulement la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal ? ». Même après avoir été exclu de l’école, il se demandait encore pourquoi ? Et, quand on lui expliquait, on le renvoyait logiquement à la violence dont il avait fait preuve. Une violence avec laquelle il a vécu et grandi. Pensait-il être rejeté pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a fait ?
Il est décidé, au mois d’octobre, en concertation avec toutes les équipes éducatives que Balou changerait d’unité de vie pour une autre avec une tranche d’âge plus élevée. Une façon de sécuriser les plus petits par son départ et d’en apprendre plus sur lui, tenter une nouvelle approche par le biais d’un contexte différent.
Il est clair qu’à l’annonce de son arrivée sur notre unité, l’équipe et moi-même n’étions pas dans une franche acceptation. Nous souffrions de nos difficultés et il était difficile d’imaginer mieux que ce qu’il avait auparavant. L’image qui s’était créée autour de Balou ne rassurait personne à première vue. Au contraire, nous partions avec un a priori et la crainte que nous ne puissions faire mieux que nos collègues.
Construire le lien
Quand Balou intègre mon unité, j’étais volontaire pour prendre en charge la référence. Je ne peux cacher que j’étais animé par un objectif à cet instant : apprendre et comprendre ce qu’il était et me confronter à sa problématique pour en apprendre plus sur les missions en Protection de l’Enfance de manière générale. Dans ma tête, je n’étais, à ce moment, qu’un ancien directeur d’accueil de loisirs, enthousiaste de seulement sept mois d’expérience dans une MECS. Autrement dit, je ne connaissais pas grand-chose.
J’ai eu l’impression que cette méconnaissance du domaine avait pu me donner un avantage pour créer du lien. Je n’avais alors aucune prétention et j’avançais vers la connaissance de Balou en fonction de mes observations et non de son histoire passée. Pour dire, et à l’heure actuelle je n’en fais pas une fierté, j’ai mis beaucoup de temps à lire son ordonnance de placement, estimant que cela allait influencer ma pensée sur l’enfant. Et puis finalement le bouche à oreille avait fait son travail. Je savais que la violence verbale et physique faisait partie de ses codes mais je ne m’en souciais guère, je ne le jugeais pas dans ces moments-là, je le questionnais ou je me mettais seulement à son écoute sans rien dire. Il était important pour moi de mettre un terme à cette image que les autres avaient de lui et, de fait, qu’il avait sûrement aussi de lui-même.
Durant la période d’octobre à décembre, Balou n’allait plus à l’école, il passait ses journées sur la structure et cela me laissait le temps de prendre le temps. Je ne mettais pas l’enfant dans l’urgence de retourner en milieu scolaire, ni dans l’urgence d’établir un cadre réglementaire autour de lui.
Le temps que je passais avec lui était le plus souvent dénué d’un intérêt professionnel. Je ne voulais pas savoir ce qui s’était passé dans sa famille, je ne voulais pas savoir ce qu’il avait pu faire auparavant. Nous discutions de tout et de rien, comme on dit, de ce qu’il aimait ou pas. Je prenais en compte ce qu’il me demandait comme des questions auxquelles il fallait donner toute leur importance.
J’aimais lui apporter des réponses, même aux questions les plus enfantines, comme « qui est le plus fort entre Hulk et Thanos ». J’aimais y incorporer des faits scientifiques ou des morales qu’on peut lire dans les fables. J’ai tout de suite remarqué que Balou aimait lui aussi le dévouement que je mettais à lui répondre. Je voyais un enfant prendre plaisir à partager et apprendre. Il est clair que c’était un avantage qu’il parle beaucoup. À ce titre, j’avais l’impression qu’il semblait vouloir combler un vide. Peut-être était-il effrayé par ce vide, comme un possible manque de considération pour lui ?
Cela me fait penser au moment où il m’avait demandé de lui ouvrir la porte pour prendre le goûter. Je me souviens avoir pris du temps pour parler avec un collègue, oubliant la parole donnée à Balou. J’ai pu alors entendre de l’extérieur des coups résonner dans tout le bâtiment, le voir sortir en furie, pour me montrer qu’il était contrarié et souhaitait fuguer. Ce n’est qu’après lui avoir présenté mes excuses qu’il s’est apaisé, il semblait d’ailleurs surpris de l’entendre. S’attendait-il à ce que je sois dans une morale ou dans un relativisme que l’adulte se donne face aux enfants ? Pensait-il entendre un « Balou, tu attends que les grandes personnes aient terminé ? Pas besoin de réagir comme ça ! » À mon sens, j’ai compris ce jour-là qu’il attendait de moi que je respecte ma parole, et qu’il appréciait ma capacité à reconnaître mes torts, que je n’allais pas le renvoyer à sa condition « d’enfant face à un adulte qui a toujours raison ».
Je me suis donc vite adapté à ce vide qui engendrait de la frustration et de la colère. J’ai subi plusieurs fois les colères de Balou. Des moments de rage comme je n’en avais jamais vu avant. Il semblait ne plus pouvoir se maitriser, et pourtant. À chaque fois qu’il se mettait dans cet état, j’agissais dans l’urgence, avec le sang froid dont j’estimais qu’il avait besoin. Alors, lorsque je devais le maintenir pour ne pas qu’il se fasse mal, je tentais de le rassurer et de combler ce vide qu’il avait ressenti, ce qui, pour moi, était la cause de sa crise. Était-ce un vide affectif ou juste une manière de tester ma résistance ? Il m’importait toujours de lui dire, dans ces moments-là : « je ne le lâcherai pas » et « je suis là pour toi ». Peu à peu, en voyant que je ne reculais pas, que je restais présent surtout dans les « mauvais moments », j’ai pu m’apercevoir qu’il s’apaisait durant mes heures de présence au travail comme si j’avais respecté la promesse de ne pas le lâcher.
Pour l’aider à se comprendre et se maîtriser, je me rappelle avoir fait appel à ce dont il me parlait, des univers fictifs ou réels qu’il aimait. J’ai pu revoir, grâce à lui, toutes les questions qu’on se pose quand on est enfant sur la faune et la flore, mais pas seulement, un univers qui a pu m’aider à travailler avec lui sur les nuances de ce qu’il ressent ou de ce qu’il peut vivre, celui de Stars Wars.
J’ai tout de suite trouvé intéressant de l’entendre parler de ça : il s’identifiait au fameux côté obscur de la force, celui qu’on ne maîtrise pas, celui qui nous déborde. Balou semblait me dire qu’il était conscient de ce qu’il pouvait faire de mal et ce dont il n’arrivait pas à se sortir. Je sentais, à travers cela, qu’il m’interpellait et me demandait de mieux le comprendre.
Par mes goûts personnels, j’avais la chance de bien connaître cet univers et les nuances qui y résident entre « le côté obscur et lumineux ». J’ai pu alors disserter des heures avec lui sur ces nuances, sur le fait que même l’un des plus connus des méchants de la pop culture pouvait se remettre dans le camp de ceux qui font le bien. J’ai pu voir alors, chez Balou, un regain de confiance comme un espoir de pouvoir encore apprendre à maîtriser ses pulsions.
Il commençait alors à s’identifier au protagoniste principal, Anakin, qui a pour lui de faire des va-et-vient entre ce côté obscur qui procure beaucoup de puissance et le côté lumineux qui demande une grande capacité à ne pas céder à ses pulsions, et qui prône une certaine discipline pour ne pas basculer. Aussi, j’ai compris que Balou me mettait dans une position très importante, quand il suggéra de m’identifier à la place d’Obi Wan Kenobi : le maître (précepteur) d’Anakin. J’ai pensé alors qu’il me demandait peut-être de l’aider à saisir ce côté lumineux.
Toutes ces démarches, ces positionnements entre Balou et moi, ont permis d’engager une relation quasi-exclusive, d’installer un lien basé sur le respect. Il me mettait à une place qui faisait figure de référence sur laquelle il pouvait compter, avoir confiance. Je voyais qu’en ma présence il s’autorisait de souffler, de ne plus être dans le conflit permanent puisqu’il avait peut-être enfin la preuve qu’il était considéré et reconnu pour ce qu’il est et non par ce qu’il pouvait faire.
Les limites du lien et la nécessité du nous
Balou accède à ses dix ans et à la classe de CM2. Revient, avec ce passage, la notion d’urgence institutionnelle. Balou a regagné le milieu scolaire qui était particulièrement stressant pour lui. Son retard dans les apprentissages était source d’une grande dévalorisation de ses capacités et une remise en question quotidienne de l’intérêt d’être en milieu scolaire. Il pouvait dire lui-même : « ça ne sert à rien d’y aller car je ne comprends pas ». La moindre frustration pouvait encore provoquer chez lui des actes violents s’il ne se sentait pas correctement encadré ou sécurisé.
À ce stade, nous n’avions plus la possibilité ni l’intérêt de faire sans l’école, et il était demandé à Balou de composer avec les obligations qu’on lui donnait. Il n’était plus question que de lui mais aussi des autres, prenant en compte les difficultés du corps enseignant et des élèves qui pouvaient encore voir Balou comme l’enfant qui a été et qui est violent.
Au foyer, nous nous heurtions à ses limites pour construire du lien avec les autres éducateurs. Il se permettait des violences que nous n’avions plus depuis quelques mois. Il était toujours curieux pour moi de m’asseoir en réunion d’équipe et d’entendre les collègues parler de lui comme d’un enfant que je ne voyais plus pour ma part. Il semblait « décharger » sur les autres adultes ce qu’il ne faisait plus avec moi.
Un contraste semblait se former entre moi et les autres adultes, et Balou verbalisait le fait qu’il n’aimait pas que les éducateurs parlent de lui entre eux. Il n’appréciait pas qu’on puisse installer un suivi à son propos. Quand je reparlais avec lui de ses réactions violentes envers d’autres éducateurs ou enfants, il me répondait que cela ne me regardait pas puisque que cela ne concernait que la personne concernée. Il ne semblait pas comprendre non plus que les conflits qu’il pouvait avoir avec certains pouvaient avoir des conséquences sur des personnes étrangères au litige. J’avais l’impression qu’il fonctionnait par canal unique à chacun et qu’il ne pensait pas le lien entre eux.
Nous étions face à un nouveau chantier pour lui, il devenait nécessaire de répondre à sa problématique de sociabilisation. Le temps du « moi Balou » devait laisser émerger le « nous » et faire prendre conscience qu’il peut être singulier mais pas sans le pluriel.
Pour ce faire, il fallait questionner ce contraste qu’il mettait entre « moi » Gurvand et le « nous » les autres. Comment partager l’autorité qu’il m’attribuait avec les autres éducateurs ? Mais aussi, comment lui faire comprendre que ce qu’il fait à l’un peut provoquer des répercussions sur l’autre ?
Un travail en équipe est alors mis en place au quotidien pour atténuer ce contraste, il était devenu plus important que jamais de parler d’une seule voix et de permettre aux autres éducateurs de prendre place. Il était important de l’accompagner au coucher et de discuter avec lui, mais aussi de le confronter à un cadre commun afin qu’il ne se sente pas à l’écart ou « pointé du doigt ». L’objectif était de le réintégrer au collectif pour être acteur du nous.
Au début, j’ai trouvé cela étrange de devoir faire deux pas en arrière pour laisser place aux autres adultes, je n’étais pas confiant moi-même car je m’étais habitué. J’avais l’impression de déconstruire ce que Balou et moi avions fait. Mais nous avons remarqué avec le temps que cela lui faisait du bien, qu’il accédait à un climat plus sécurisant pour lui et donc plus propice à ce qu’il prenne conscience que l’autre est comme lui. Que Balou fait partie d’un tout.
Conclusion
Quand il est arrivé, Balou a suscité beaucoup de questions, et d’appréhension face à l’ampleur de son mal-être. Il représentait une certaine complexité dans la façon de traiter le sujet du « il est victime et fait des victimes ».
C’est un enfant qui, avant son arrivée, était pointé du doigt et avait déjà subi bien assez l’injonction du « Toi ». Face à cela, il m’était évident qu’on ne pouvait pas changer les choses et améliorer son existence si nous ne mettions pas un point d’arrêt à ce qu’il pouvait faire de pire. Il était, semble-t-il, important de le découvrir et de lui donner l’occasion de prendre un nouveau départ. Le fait d’avoir eu le temps de s’attarder sur ce qu’il était, de faire apparaître petit à petit le « moi » de cet enfant, l’aider dans l’expression de lui autrement que par ses poings a été, je pense, bénéfique pour le sensibiliser à l’autre.
Faire place à l’expression du moi dans son ensemble n’était finalement qu’une étape pour commencer le travail de sociabilisation de Balou. Il était question de lui donner une meilleure estime de lui-même, par la valorisation de ses capacités mais aussi le fait de passer du temps avec lui sans lui remettre d’injonctions, lui permettre ainsi de regagner sa place d’enfant sans pression familiale ou sociale. Comme un arrêt sur image pour mieux décrypter ce qu’il ressent avant de continuer le film.
Balou et Vador, l’Autre dangereux
Viviana Saint-Cyr, Psychologue à la MECS Bois Renard
Gurvand commence la réflexion sur sa relation avec Balou tout en mettant l’accent sur la rencontre avec l’enfant plus que sur la lecture préalable du « dossier » qui présente l’enfant. C’est, depuis toujours, une interrogation dans le champ de la Protection de l’enfance, lire ou ne pas lire le rapport. C’est un débat qui n’a pas sa place ici, ce n’est pas la question que mon collègue éducateur met au travail, mais je dirai juste que parfois, c’est vrai, un rapport éducatif peut parler plus de la difficulté de celui qui écrit le rapport que de l’enfant dont il écrit ce rapport ; ces documents peuvent donc nous renseigner sur les achoppements que les professionnels rencontrent dans leur lien avec le jeune, ce qui dit quand même quelque chose sur lui, surtout lorsqu’il s’agit d’un enfant « violent », d’un enfant, comme Balou qui est débordé par la pulsion, par la pulsion « la plus radicale », comme dit Lacan : la pulsion de mort. Balou se cogne tout le temps à celle-ci.
Ma rencontre avec Balou ressemble un peu à ce que Gurvand nous a partagé. C’était le deuxième jour de son arrivée à la maison d’enfants, dans l’unité des plus petits. J’ai été appelée par le chef de service pour venir avec lui dans l’unité car Balou « faisait une crise », comme on dit dans l’institution. Le jeune garçon se refusait radicalement à mettre son casque pour faire du vélo, il voulait fuguer. Nous arrivons, Balou était sur la terrasse, deux collègues éducatrices essayaient de le tenir difficilement ; je demandais ce qui se passait pendant que Balou ne cessait de crier : « Lâchez-moi, ! Je veux pas rester ici ». Balou voulait rentrer chez lui, aller à sa maison qui se trouve dans la ville d’Argenteuil. « Mais, Argenteuil c’est loin ! » dis- je un peu étonnée. « Sais-tu par où on passe pour y aller ? » – « C’est par là » lance-t-il en criant ; « Bon, allons-y » lui dis-je. Nous partons tous les trois par la forêt. J’avais le cœur qui battait fort de peur qu’il se mette à courir et nous échappe. Il venait tout juste d’arriver, mais j’avais repéré que juste le fait de lui dire que nous partions avec lui, l’avait apaisé un peu. Nous marchions d’un pas rapide au début, mais au fur et à mesure nous ralentissions. Balou était très attentif aux animaux, surtout les lézards, il se demandait pourquoi ces animaux se cachaient tout le temps. « Ils ont peur peut-être » disait-il. Il n’était plus question d’Argenteuil, ni de fugue, ni de colère, il était plutôt doux. Je ne me rappelle plus comment mais, au bout d’un moment, le vélo est revenu dans notre conversation. Il nous disait qu’il savait très bien en faire, le chef de service lui demande s’il voulait bien nous montrer comment il faisait. Nous rentrons tous les trois et, tout en parlant d’autre chose, je mets le casque sur la tête de Balou et il s’est mis à faire du vélo. Quelques heures après, « la crise » recommençait causée par toute autre chose.
L’apaisement était donc très ponctuel, il tenait à ce qui se passait sur le moment, il ne s’inscrivait pas du tout dans la durée. Mais il y a eu une rencontre avec Balou. Il a, par la suite, accepté de venir me voir dans mon bureau et, quelque temps après, il a commencé une psychothérapie avec une collègue psychologue, une fois par semaine. Elle faisait et fait encore un excellent travail avec lui et Balou s’est très vite saisi de ses séances. Mais la thérapie n’est pas miraculeuse et la violence de Balou continuait à être très présente. La question d’un traitement médicamenteux s’est posée. Le collègue psychiatre à qui je souhaitais adresser Balou a demandé à réaliser un bilan en milieu hospitalier comme préalable à la mise en route d’une médication. La liste d’attente était d’un an, minimum, mais l’infirmière que j’ai eue au téléphone m’a aussi conseillé d’aller directement aux urgences pédo-psychiatriques, ce passage pourrait permettre d’accélérer la prise en charge. Il a été décidé dans l’institution que Gruvand et moi accompagnons Balou aux urgences. C’est là, lors de ces quatre heures ou plus d’attente, que j’ai pu entendre le respect et la dignité avec laquelle l’éducateur discutait avec Balou. Il s’attardait dans chacune de ses questions et répondait avec du sérieux s’adressant à l’enfant avec beaucoup finesse et sans aucune fanfaronnerie. C’était très beau de les entendre parler pendant des heures. Balou a beaucoup pris aussi sur lui ce jour. Il y a eu des moments où il voulait quand même partir, mais il se retenait, la crise n’a pas eu lieu. Après des heures et des heures d’attente, il a été vite vu par une jeune pédo-psychiatre qui ne l’a jamais plus revu et qui ne m’a jamais envoyé le compte-rendu qu’elle était censée m’envoyer. Mon collègue psychiatre a accepté de recevoir Balou quand même. Un léger traitement médicamenteux s’est mis en place, ainsi que des rencontres ponctuelles avec lui, en lien avec sa psychothérapeute.
Lorsque Gurvand s’interroge sur la relation exclusive qu’il avait avec Balou et les limites de celle-ci, il a raison de se questionner. Balou trouvait un véritable apaisement en présence de son éducateur et presque seulement en présence de son éducateur. Au début, la pacification était fugace, la crise était toujours recommencée, ensuite l’apaisement tenait dans la durée mais en présence de son éducateur, en lien donc avec un Autre qui l’accueille, le reconnaît et s’adresse à lui. Gurvand qualifie cette relation « d’exclusive » mais, en réalité, ils n’étaient pas tous les deux tous seuls. Non seulement cette relation était soutenue par l’institution mais surtout, et c’est le plus important : entre Gurvand et Balou, il y avait la parole. L’éducateur fait intervenir la parole, non pas un signifiant pour nommer l’enfant, mais un récit, un discours.
Dans la Protection de l’enfance, nous parlons beaucoup de faire tiers, notre partenaire ASE fait souvent tiers. Dans la relation entre Gurvand et Balou, c’est la parole qui fait tiers. Gurvand ignorait peut-être tout de la formation d’éducateur mais il incarnait un désir, un désir pour Balou, un désir pas du tout anonyme. Il s’intéressait vraiment, sérieusement, à ce qui intéressait l’enfant, voilà un accompagnement éducatif orienté non pas par un protocole ou une exigence institutionnelle, mais par un désir. Cela me fait penser au « maître ignorant » de Jacques Rancière où les rênes de l’éducation et de l’apprentissage de quelque chose sont données justement au désir plus qu’à la technique d’un savoir désincarné. L’éducateur le dit très bien dans sa vignette, il n’était par orienté par une urgence éducative, scolaire ou sociale, (il ne s’est pas donné comme mission de re-scolariser Balou), mais par l’urgence d’incarner un Autre qui tienne, qui soit là, qui reconnaisse l’enfant, qui s’adresse vraiment à lui et qui soutienne sa parole. L’éducateur a dévoilé le meilleur de Balou grâce au fait qu’il accueillait le pire de Balou. Mais le pire insistait, et insiste toujours encore, pas tout le temps, mais il est là.
Star wars a été la solution que l’éducateur a trouvée pour traiter la pulsion qui déborde Balou. C’était d’ailleurs sa propre solution à lui car il s’y intéressait fortement, mais il fallait un Autre qui reconnaisse cela. Cette saga, dont le philologue allemand Heinz Wismann peut dire que « c’est l’Iliade, avec un peu de Freud et de western », la saga Stars wars, est la voie que prend l’éducateur pour s’orienter, une excellente voie d’ailleurs ! Le psychanalyste Jacques-Alain Miller souligne que « la violence est la satisfaction de la pulsion de mort », elle n’est pas un « substitut », elle n’est pas un « symptôme », « elle est la pulsion ». Celle-ci est inguérissable, on ne guérit pas la pulsion, on ne peut pas l’éduquer entièrement non plus – d’où la formule de Freud où « éducateur » est un métier « impossible » – nous ne pouvons pas l’éduquer mais nous pouvons la traiter, c’est ce que Gurvand a fait et continue à faire, et d’une manière différente c’est aussi ce que travaille également Balou dans sa thérapie et avec son psychiatre, il fait le récit de sa propre histoire.
Gurvand met donc l’accent sur Stars wars, nous pouvons très bien voir dans cette saga une tentative cinématographique d’organiser le bien et le mal, une articulation sur la jouissance, le corps, la violence, les versions de la paternité. Elle présente également des figures identificatoires très utiles. Balou s’en saisit, il s’identifie à Anakin, ce personnage qui devient Dark Vador. La psychanalyste Clotilde Leguil, après avoir rappelé l’étonnement de Georges Lukas au fait que ce n’est pas tant Luc Skywalker, le gentil, mais Vador, le très méchant, qui devient le personnage le plus aimé de sa saga, nous dit que « si Vador ne cesse de fasciner, c’est qu’il remue les secrets les plus enfouis de notre psychisme ». Balou est au travail avec Star wars, et son éducateur, maître ignorant de la formation d’éducateur mais fin clinicien, a bien entendu cela. Dark Vador, nous dit encore la psychanalyste « est l’Autre méchant, l’Autre puissant, l’Autre qui n’est pas du même monde que Luke, l’Autre qui est déjà passé de l’autre côté du miroir, qui n’a plus de forme humaine ». Et bien, c’est à lui que Balou s’intéresse, c’est à lui, à cet Autre méchant que Balou a à faire. Ce jeune garçon de dix ans doit traiter constamment, sans pouvoir le contourner, cet Autre puissant. Malgré les apparences, ce n’est pas lui, Balou qui est tout-puissant mais il a à faire à la toute puissance. Lors d’une de nos rencontres dans mon bureau, Balou, en réponse à ma question de ce pourquoi il n’allait pas à l’école m’a affirmé : « je suis dangereux ». Balou peut être aussi dangereux, aussi méchant que l’Autre auquel il a à faire constamment.
Et pourtant, la vignette de Gurvand montre comment, au moment où Balou rencontre un Autre désireux de l’accueillir et de le reconnaître autrement que comme « dangereux », il parvient à se poser. L’éducateur réussit ici à transmettre à l’enfant le goût de la parole, de la conversation. Ils inscrivent ce qui déborde Balou dans un discours. C’est vital ! Car là où il n’y a pas de discours qui vaille, là il y a de la violence. Avec ce discours offert par Stars wars, et mis en circulation et en valeur par son éducateur, Balou peut s’autoriser à se respecter lui-même, et dans un deuxième temps à se reconnaître dans le groupe, à s’inscrire parmi les autres.
Je peux aller jusqu’à dire qu’un an de relation « exclusive », avec Star wars comme solution, vaut bien une collectivisation normative qui ne modifierait en rien la position du sujet. Tout sujet doit composer avec son corps, les autres et le monde. Balou a encore du chemin à faire mais il est sur la bonne voie.
Je finis avec une citation de Rancière que j’adapte à notre champ éducatif : l’éducateur est d’abord un homme qui parle à un autre, qui ramène l’autorité du savoir à la condition poétique de toute transmission de paroles.
[1] Lacan, J. « Position de l’inconscient », in Écrits (1966), Paris, Seuil, p. 843.
[2] Miller J.-A. « Enfants violents », in Enfants violents, Paris, Navarin, 2019, pp. 23-24.
[3] Rancière, J., Le maître ignorant (1987), Paris, Fayard, 2004.
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