« Desembola na Ideia » est un argot de jeunesse brésilien – en français on pourrait le traduire par « démêler les idées » – qui nomme un projet clinique et social d’un groupe de psychanalystes, d’artistes et d’éducateurs sociaux, depuis 2008, dans l’approche d’adolescents en situation de grave vulnérabilité sociale à Belo Horizonte, au Brésil, d’adolescents noirs et pauvres impliqués dans le trafic de drogue. Notre clientèle est composée d’adolescents ayant des antécédents d’abus/dépendance aux substances psychoactives (principalement la cocaïne, le crack et la marijuana) et respectant les mesures socio-éducatives de la justice, qui viennent de la Cour des Mineurs. Nous cherchons à fournir une « socialisation de la jouissance » dans l’espace de la clinique, et la méthodologie de ce projet est soutenue par la construction du cas clinique ‒ qui cherche à localiser le sujet et son point de jouissance dans la transition adolescente. Desembola a une structure d’activités qui incluent des groupes de conversation, des ateliers (avec des références à la culture hip hop, l’audiovisuel, l’art, le théâtre, la danse, la cuisine, la musique, les arts graphiques, l’aménagement paysager), un programme d’accueil de jour et des traitements psychanalytiques individuels (les soins psychiatriques sont effectués dans le réseau de santé mentale de la municipalité). Le plan de traitement est individualisé. La psychanalyse, l’art et la politique y jouent leurs cartes.[1]
On rapporte par les adolescents une étrangeté corporelle, un malaise subjectif et, socialement, un manque de contacts interpersonnels ou, au contraire, une identification massive à une certaine personne ou institution, allant même jusqu’à un mimétisme stéréotypé de l’autre. Bien qu’il n’y ait pas de décomposition franche de l’ordre symbolique, typique de la clinique élémentaire de la forclusion, quelque chose ne s’accroche pas, ne répond pas aux signifiants-maîtres traditionnels, un investissement de la libido dans une satisfaction substitutive inconsciente incarnée par le symptôme est non identifié, la jouissance à la place de l’Autre et le sujet comme l’objet de cette jouissance. Le lien social est lâche, le registre symbolique est mal noué : c’est une clinique du Symbolique faible et une prégnance de l'Imaginaire, une clinique de la conversion du Symbolique au Réel, une clinique de l’exercice débridé de la pulsion et sans dialectique discursive : la jouissance maternelle effrénée, le Nom-du-Père en faillite. Cette position « pas de boussole » des adolescents les fait se présenter, en plus des symptômes de la toxicomanie, comme des corps agités ou mélancoliques, comme une demande d’être vu par l’Autre, une position de non-sujétion aux attentes sociales, d’adhésion aux plaisirs volatils et sans conséquence, et manque d’engagement à toute transcendance. L’offre d’écoute chez Desembola, qui ne porte aucun jugement sur l’infraction ou la toxicomanie, permet à l’adolescent d’exprimer, verbalement et visuellement − et non par l’acte −, ce qu’il ressent face aux offres de biens de consommation inaccessibles, qui représentent discursivement lui-même dans le contexte social, et qui annoncent son impasse fondamentale, pouvant exprimer, par exemple, son manque de recul dans la vie, dans une position originale de sujet.
La question de la toxicomanie n’est évidemment pas abordée sous l’angle stéréotypé d’une nomination moraliste-scientifique. Nos tentatives sont toujours de surprendre ces sujets qui cachent leurs problèmes avec la drogue et qui s’impliquent dans des actions illégales, ce qui peut les conduire au court-circuit de la mort, en leur proposant des questions sur la manière dont ils tentent de dominer leurs situations de conflit social et subjectif, dans l’inconscient les signes particuliers d’une identification, d’une histoire, d’un savoir. À cette fin, un pari sur le pouvoir du mot est introduit, qui établit une chance de passer du faire au dire, et, avec cela, de récupérer la capacité d’autonomie et de prise de décision, fonctionnant comme un espace de re-signification pour les adolescents. Ce qu’on propose ce n’est pas le traitement du symptôme, mais un traitement par le symptôme. C’est une clinique qui fait face à cette période de transition qui est l’adolescence privilégiant l’expérience du transfert, atteinte par ces symptômes, par ce qui se produit dans les corps, ce malaise qui apparaît dans le corps, qui peut passer par un dire. L’idée c’est d’accueillir ce qui semble être le plus grave pour l’adolescent, mais qui est transformé en art, en parole, et en traitement. Donc, il y a de la place pour sa « folie » mais cette folie reçoit un « cadre » artistique et symbolique, qui essaye de donner un contour à ce corps.
Les soi-disant « nouveaux symptômes » dénoncent les limites du Symbolique pour les délimiter. Les signifiants-maîtres prolifèrent pour soigner le mal-être, se servant du Père ou le compensant par d’autres noms qui permettent une croyance organisatrice qui donne consistance au corps. L’identification au mode de jouissance est au cœur du symptôme, au-delà de son enveloppe formelle, ce qui met en évidence l’importance du corps dans cette clinique, le corps comme corps parlant. Quel est le corps parlant ? « C’est un mystère », dirait Lacan, dans le Séminaire xx : « le Réel, je dirais, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient ».[2] Le signe découpe la chair et la cadavérise ; le corps se sépare de la chair, s’en distingue, se montre capable d’apparaître comme surface d’inscription, comme le lieu de l’Autre du signifiant. Ce qui est mystérieux, c’est précisément ce qui résulte de la domination du Symbolique sur le corps ; le mystère – qui appartient au registre du Réel – est avant tout celui de l’union de la parole au corps. Le sinthome d’un parlêtre est donc un événement du corps, un surgissement de la jouissance, qui exclut le sens. Le corps parlant jouit : il se jouit lui-même, et condense et isole une jouissance à part qui se répartit entre les objets petit a. C’est du corps que sont extraits les objets petit a ; c’est dans le corps que se cherche la jouissance pour laquelle travaille l’inconscient. La politique de la psychanalyse repose sur le « sujet réel » dans ses rapports singuliers avec l’objet petit a, déterminé par l’inscription de la marque du langage dans son corps parlant : c’est une politique orientée vers le Réel, politique pulsionnelle ou, en termes lacaniens, politique de la jouissance.
Le corps jouissant, organisé par les orifices corporels, qui correspondent aux pulsions, est au centre de cette clinique, comme lieu d’expression et d’expérience subjective, esthétique et politique. Le corps est cet élément médiateur des expériences, et tout converge vers lui. Un corps en devenir, produit en parlant. Mais, en pensant à nos expériences de service institutionnel chez Desembola, nous aimerions penser qu’il se produit dans le faire, dans l’invitation à être là. Comme un aimant, qui capte les choses de l’environnement. Comme base, pour soutenir des équilibres instables et en tant que participant et inventeur, générer de nouvelles relations avec les objets.
Il s’agit – inspirés des procédés de l’art contemporain – d’extraire, d’injecter ou de récupérer des objets pulsionnels à travers le regard de l’Autre, ce qui rend nécessaire par rapport à la production des ateliers chez Desembola d’inclure un public, comme l’Autre. Un moyen sûr de gérer le regard de l’autre a été la promotion d’expositions d’art dans le modèle collaboratif [3], qui n’exige pas des adolescents qu’ils soient des « artistes » ou à s’assumer comme auteurs d’œuvres. Appliqué à des adolescents vulnérables, l’art élargit la perception de leur univers, de leurs modes de vie et de la manière dont ils s’insèrent dans la complexe vie sociale brésilienne dans le cadre d’une politique néolibérale avancée, d'une nécropolitique. Pour cela, nous entretenons une relation de tension constante entre les propositions artistiques et l’art en général, pour aller au-delà de « l’expérience de l’art », laissant ouverte la possibilité d’être touché par les événements du monde des adolescents dans leurs dérives à travers les périphéries de la ville, où le savoir-faire et le risque de mort se confondent.
Les processus collaboratifs dans l’art exigent des frontières transparentes, mais préservent les différences de performance. Le proposant assume la paternité de l’action dans l’atelier − direction artistique et évolution de l’œuvre −, tandis que les collaborateurs participent aux propositions qui sont composées avec la présence de l’autre, ouverts aux influences et aux idées du groupe. Ce que nous entendons par « Art » repose ici sur la participation et la production de rapports à l’autre, médiatisés par des objets et des faires esthétiques. La présence d’un psychanalyste est fondamentale dans les ateliers de Desembola, pour assurer l’altérité comme enjeu central de la pratique artistique dans l’institution, pour que ce qui émerge porte la marque d’une production de l’inconscient. En ce sens, c’est une activité particulièrement liée à la dimension de la présence du langage, dans laquelle le choc direct avec le réel est prépondérant à l’action purement symbolique.
L’écoute psychanalytique s’opère dans les ateliers – plus que dans les consultations psychanalytiques individuelles – comme réceptrice de questions qui imprègnent le quotidien des adolescents de la périphérie, permettant à une interprétation de précéder les propositions curatoires, et que cela garantisse la valeur et le sens de chaque œuvre présentée préservent leur singularité. L’entrée d’un analyste dans ce contexte peut établir un lien avec le sujet exactement à partir de l'objet petit a, permettant une invention à partir de cette maturation de l’objet. Si l’adolescence est une « crise du langage articulé à l’Autre », comme dit Philippe Lacadée [4], pour certains, l’articulation de S1 (pris par l’objet de jouissance) et S2 est empêchée, et c’est à l'analyste de lier un signifiant à un autre, pour établir un rapport du sujet avec un savoir qui vient de l’Autre, une communication, un nouveau dire.
Musso Greco
[1] Nous recommandons, pour connaître le projet Desembola, les six livres (en ligne uniquement et en portugais) qui composent la publication Desembola na Ideia : arte e psicanálise implicados na vulnerabilidade juvenil, qui sont ata, cotidiana, canteira, préza, quefazeres et den(fora)tro : https://aic.org.br/saberes-compartilhados/desembola-na-ideia-arte-e-psicanalise/desembola-na-ideia-arte-e-psicanalise-implicadas-na-vulnerabilidade-juvenil-ata/
[2] Lacan, J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118.
[3] À cet égard, voir le site de l’exposition « de.sem.bo.la », tenue en décembre 2022, à Belo Horizonte :
https://mostradesembola.wixsite.com/sit
[4] http://imaginem.fr/conversations/philippe-lacadee-94/une-crise-du-langage-articule
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