top of page

De Cravan, Vaché, Rigaut – trois excentrés magnifiques [1], au surréalisme : la question du suicide – Marianne Bourineau

Le jour se lève, ça vous apprendra.

Jacques Rigaut, Écrits

 

Le dadaïsme est un mouvement intellectuel et artistique qui apparut à New York et à Zurich en 1916, se diffusa en Europe jusqu’en 1923 et exerça, par sa pratique subversive, une influence décisive sur les divers courants d’avant-garde. Ce mouvement international d’artistes et d’écrivains est né d’un intense dégoût envers la guerre. Terroriste, provocateur, iconoclaste, refusant toute contrainte idéologique, morale ou artistique, Dada prône la confusion, la démoralisation, le doute absolu.

Au sortir de la guerre, dès 1920, Jacques Rigaut (1898-1929) sera l’un des agitateurs les plus actifs du groupe Dada parisien. Arthur Cravan (1881-1918) et Jacques Vaché (1895-1919) se tiendront à la marge de ce mouvement, avec lequel ils partagent cependant le goût du scandale et de la provocation. Excentrés magnifiques, ces étoiles filantes ont fasciné les surréalistes par leur œuvre fragmentaire et leur vie éphémère. André Breton les reconnaît tous trois comme des précurseurs, et leur consacre à chacun une entrée, dans son Anthologie de l’humour noir. Sont-ils des « suicidés de la société », comme le suggère le titre d’un livre regroupant des extraits de leurs écrits [2] ? Ou leur mort, accidentelle – ou choisie –, est-elle l’accomplissement de leur trajectoire de vie qui se donnerait à lire, au-delà de leurs écrits, comme leur œuvre ?

 

Tableau 1 : la guerre [3]

« Pour l’état-civil, il s’appelle Fabian Lloyd […] Pourtant, il s’agit bien d’Arthur Cravan, le “poète aux cheveux les plus courts du monde”, le fondateur et seul rédacteur de la revue Maintenant (cinq numéros explosifs), boxeur, anarchiste, conférencier, danseur, aventurier, beau, insultant, direct, dissimulé, voyageur, déserteur. » [4] Cependant, la guerre est là, et Cravan n’est pas volontaire. En 1915, il quitte la France en guerre et traverse l'Europe entière, muni de faux passeports, avant de trouver refuge à Barcelone en 1916, où il renoue avec la boxe en défiant Jack Johnson, champion du monde des lourds, qui le met KO en 43 minutes au sixième round… « Je ne me veux pas me civiliser », écrit-il. « J’aurais eu honte de me laisser entraîner par l’Europe – qu’elle meure, je n’ai pas le temps. » [5] Le 25 décembre 2016, Cravan s’embarque à Barcelone à destination de New York. Avril 1917 : l’entrée en guerre des États-Unis conduit Cravan au Canada, puis au Mexique, où il épouse Mina Loy (rencontrée à New York), dont il aura une fille.

En 1916, la France a le moral en berne. Verdun, la Somme : l’armée française a perdu 950 000 hommes, énorme hémorragie démographique qui conduit le gouvernement à accélérer le recrutement militaire. C’est l’année où Jacques Rigaut, devançant sa date de conscription, s’engage pour avoir ainsi le choix de son arme et accroître les chances de sauver sa peau. Plus tard, en 1921, lors du procès fictif de Maurice Barrès par les dadaïstes parisiens, le témoin Rigaut revendique, crime de lèse-patriotisme, d’avoir fait la guerre en s’embusquant :

« Q. – Est-ce que le suicide vous semble un geste facile ?

R. – Ce qu’il y a d’un peu héroïque dans ce geste n’est pas ce qui le rend plus sympathique. J’ai toujours horreur des grandes décisions, des partis extrêmes. Pendant la guerre…

Q. – Qu’est-ce que vous faisiez pendant la guerre ?

R. – Sous-lieutenant dans le service automobile à Paris. 

Q. – Vous venez de montrer que le suicide ne vous semblait pas défendable, mais vous n’avez toujours pas dit comment, en condamnant tout, vous vous arrangiez pour vivre.

R. – Vivre au jour le jour. Maquereautage. Parasitisme. » [6]

En 1918, affecté en Lorraine, toujours à l’arrière-garde, l’embusqué Rigaut subira la détresse des journées vides et la promiscuité, écrivant à son amie Simone Kahn (qui deviendra la première épouse d’André Breton) : « Chaque jour, je suis prodigieusement irrité ; bénéficiant d’une oisiveté complète, j’ai le temps de me considérer. Je m’ennuie, je me trouve ennuyeux, je subis mon ennui ; je crois bien que je suis raté. J’ai bien pensé à me tuer, mais si je le faisais, ce serait avec aussi peu de conviction que je vis. Mourir sans conviction – c’est assez drôle. » [7] Il est fort probable, selon Jean-Luc Bitton, son biographe, « que Rigaut a connu, entre les quatre murs de sa caserne, ses premières expériences de drogue pour anesthésier cet ennui qui le terrasse, mais aussi le chagrin de la perte irrémédiable de son ami » [8], son alter ego Maxime François-Pontet, mort au combat le 4 mai 1918.

Quant à Jacques Vaché, mobilisé en 1915 en tant qu’interprète des troupes britanniques, il se soutiendra d’une correspondance suivie avec son ami André Breton, rencontré suite à une blessure au combat en décembre 1915 à l’hôpital de Nantes, et aussitôt séduit par l’attitude de ce « jeune homme très élégant, aux cheveux roux », qui lui fait connaître Alfred Jarry, et oppose à tous la « désertion à l’intérieur de soi-même » [9]. « Ce n’est même plus le défaitisme rimbaldien de 1870-71, c’est un parti-pris d’indifférence totale, au souci près de ne servir à rien ou plus exactement de desservir avec application. Attitude individualiste s’il en fût. » [10]

 

Tableau 2 : l’art

Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde, a créé la revue Maintenant, dont il est le directeur de publication et le principal rédacteur, sous divers pseudonymes. Elle fera l’objet de cinq livraisons entre avril 1912 et mars 1915. « Le morceau d’anthologie du deuxième numéro est le récit d’une visite à André Gide. […] L’ironie de Cravan, dans ces quelques pages, est dévastatrice. Il souligne la radinerie de Gide, l’absence de goût de sa maison, son manque d’humour, sa parcimonie protestante, son défaut d’oreille métaphysique, son apparence mécanique et chétive. Gide, lui, a dû penser qu’il avait affaire à un fou. Que répondre à un grand type de vingt-cinq ans pesant cent kilos qui vous dit tout à coup : “La grande Rigolade est dans l’Absolu” ? » [11] « Toute la littérature, c’est : ta, ta, ta, ta, ta, ta. L’Art, l’Art, ce que je m’en fiche de l’Art ! », écrira-t-il dans le numéro trois, intitulé « Oscar Wilde est vivant ! » [12] « Sa violence éclate surtout contre les peintres du Salon des Indépendants. Il sent venir une époque (la nôtre) où les écrivains et les artistes pulluleront pour mieux annuler la chose dont il devrait être question : “Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.” Les insultes dont il couvre les participants du Salon le feront poursuivre en diffamation. Dans ses réponses, il va signer : “Arthur Cravan, chevalier d’industrie, marin sur le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en Californie, charmeur de serpents, rat d’hôtel, neveu d'Oscar Wilde, bûcheron dans les forêts géantes, ex-champion de France de boxe, petit-fils du Chancelier de la Reine, chauffeur d’automobile à Berlin, cambrioleur, etc., etc.” On imagine la stupeur du milieu. » [13] À New York, le 19 avril 1917, il est chargé de faire un « discours » pour l’inauguration du salon des indépendants. Ivre, et sans prononcer la moindre parole, il retire un à un ses vêtements, jusqu’à finir presque nu. Les hommes de la sécurité accourent pour le menotter. Arthur résiste en distribuant force coups de poings. Marcel Duchamp et Picabia, qui assistent à la scène, sont ravis.

Jacques Vaché, dans sa lettre à André Breton du 18 septembre 1917, dessine sa vision de l’art : « Toutefois… et. Puis, tout le TON de notre geste reste presque à décider – Je le désirerai sec, sans littérature, et surtout pas en sens d’« ART ». D’ailleurs, L’ART n’existe pas, sans doute – Il est donc inutile d’en chanter – pourtant ! on fait de l’art – parce que c’est comme cela et pas autrement – Well – que voulez-vous y faire ? Donc nous n’aimons ni l’art ni les artistes (à bas Apollinaire) […] Nous ignorons MALLARMÉ, sans haine – mais il est mort – Mais nous ne connaissons plus Apollinaire, ni Cocteau – Car – Nous les soupçonnons de faire de l’art trop sciemment, de rafistoler du romantisme avec du fil électrique et de ne pas savoir les dynamos. » [14] Ce sont ces considérations qui feront d’André Breton le témoin d’un scandale lors de la première des Mamelles de Tirésias au conservatoire Maubel à Paris : « Le premier acte venait de finir. Un officier anglais menait grand tapage à l’orchestre : ce ne pouvait être que lui. Le scandale de la représentation l’avait prodigieusement excité. Il était entré dans la salle revolver au poing et il parlait de tirer à balles sur le public. À vrai dire le “drame surréaliste” d’Apollinaire ne lui plaisait pas. Il jugeait l’œuvre trop littéraire et blâmait fort le procédé des costumes. » [15]

Tout cela n’est pas sans évoquer l’agitprop (agitation-propagande ou procédé de communication politique) des dadaïstes parisiens quelques années plus tard, notamment le procès Barrès (Mise en accusation et jugement de M. Maurice Barrès par Dada), déjà mentionné, dans lequel André Breton figurait le président du tribunal, et Jacques Rigaut l’un des témoins, qui scandalisa le public. Jacques de Lacretelle écrit, dans la Revue de la semaine, le 2 septembre 1921, le jugement suivant qui, dans sa réprobation, n’est pas sans justesse : « L’histoire des dadas est singulière. Au début, ils se présentent comme une secte de nihilisme des arts et des lettres. Ils veulent tout détruire. Ils lancent des manifestes absurdes à dessein, des écrits dont eux-mêmes déclarent qu’ils ne signifient rien, comme si leur seul but était de discréditer les mots dont ils se servent. Ils donnent des représentations où règne la pire folie. » [16] Jusqu’où pourrait aller le nihilisme ? Jusqu’aux « funérailles de Dada », dont l’homélie sera prononcée par André Breton, et publiée le 2 mars 1922 dans le journal Comœdia. C’est probablement à cette époque que Rigaut rédige un texte ironique sur la disparition de Dada, un texte qui détourne la forme journalistique du fait divers, dont Rigaut est friand : « On a retrouvé hier, dans le jardin du Palais-Royal, le cadavre de Dada. On présumait un suicide (car le malheureux menaçait depuis sa naissance de mettre fin à ses jours) quand André Breton a fait des aveux complets. » [17]

 

Tableau 3 : l’ennui

« Ce soir, quelle est ma méprise, / Qu'avec tant de tristesse, Tout me semble beau ? / L'argent qui est réel, / La paix, les vastes entreprises, / Les autobus et les tombeaux ; / Les champs, le sport, les maîtresses, / Jusqu'à la vie inimitable des hôtels / Je voudrais être à Vienne et à Calcutta, / Prendre tous les trains et tous les navires, / Forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats. / Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier, peintre, acrobate, acteur, / Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange, et noceur, millionnaire, bourgeois, cactus, girafe ou corbeau ; / Lâche, héros, nègre, singe, Don Juan, souteneur, lord, paysan, chasseur, industriel, / Faune et flore. / Je suis toutes les choses, tous les hommes, et tous les animaux ! / Que faire ? » [18] 

Pour Arthur Cravan, boxeur et poète, le « Que faire ? » ne trouve sa réponse que dans un appétit insatiable et donjuanesque de vivre mille et trois vies en une : « Je ne me sens bien qu’en voyage ; lorsque je reste longtemps dans le même endroit, la bêtise me gagne. », écrit-il. Pour lui, les seuls ravages de l’ennui sont ceux du manque, lorsque Mina Loy, la poétesse qu’il épousera et dont il aura une fille, tarde à le rejoindre. Il l’inonde alors de lettres : « Ma pauvre Mina ce que tu me manques, c’est affreux. Ce que je souffre n’a plus d’expression dans le langage humain. Par moment je secoue ma tête pour vérifier si j’ai la raison. J’ai une peur effroyable de devenir fou. Je ne mange presque plus du tout et je ne dors pas du tout. C’est un martyre que je ne pourrai pas supporter beaucoup plus longtemps. Il faut que tu viennes ou je viendrai à New York ou je me suiciderai. »

Jacques Vaché, était dessinateur et écrivain dans le groupe nantais des Sârs avant la guerre, jeune groupe d’avant-gardistes. André Breton, dans son Anthologie de l’humour noir, le décrit tel qu’il l’a connu fin 1915, arborant un uniforme admirablement coupé, « mais par surcroît, coupé en deux […] d’un côté, celui des armes “alliées”, de l’autre, celui des armées “ennemies” […] Les cheveux rouges, les yeux “flamme morte” et le papillon glacial du monocle parfont la dissonance voulue continuelle et l’isolement. Le refus de participation est aussi complet que possible, sous le couvert d’une acceptation de pure forme portée très loin […] ». Breton s’aventure alors à emprunter pour sa description des « concepts freudiens », qu’il découvre, pour dessiner les contours du personnage : « Un surmoi de pure simulation, véritable dentelle du genre, n’est plus retenu par Vaché que comme une parure ; une extraordinaire lucidité confère à ses rapports avec le soi un tour insolite, volontiers macabre, des plus inquiétants. C’est de ces rapports que jaillit à jet continu l’humour noir, l’Umour (sans h), selon l’orthographe inspirée à laquelle il recourt, l’Umour qui va prendre avec lui un caractère initiatique et dogmatique. » [19] Mais pour J. Vaché, l’umour n’est pas vraiment l’humour noir. Il précise donc sa définition de l’umour (orthographié aussi umoure – prononcer umoureu –) dans une lettre à Breton datée du 29 avril 1917 en citant un exemple : « vous savez l’horrible vie de réveille-matin – c’est un monstre qui m’a toujours épouvanté à cause que le nombre de choses que ses yeux projettent, et la manière dont un honnête homme me fixe lorsque je pénètre une chambre – pourquoi donc a-t-il tant d’umour, pourquoi donc ? Mais voilà, c’est ainsi et pas autrement. […] et l’umour dérive trop d’une sensation pour ne pas être très difficilement exprimable – Je crois que c’est une sensation – J’allais presque dire un SENS – aussi – de l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout. » [20] Cette sensation – ce sens – de « l’inutilité théâtrale de tout » est donc pour Jacques Vaché une sorte de filtre à travers lequel il voit le monde, et dessine les contours d’une position subjective qui lui est singulière.

Jacques Rigaut, c’est l’homme qui écrit : « Mon livre de chevet, c’est un revolver », et qui crée les statuts (fictifs) de l’A.G.S. : l’Agence générale du suicide. « Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à sa boutonnière », écrit-il aussi dans ses « Pensées » [21]. Nombre de ses aphorismes que l’on pourrait décliner à l’infini, brillants, sur le mode (ou non) de l’humour noir, ont pour thèmes l’ennui existentiel ou l’obsession du suicide, son « être-pour-la-mort » le tirant sans cesse du côté du versant dépressif.

« Le dénouement final du mouvement Dada va se jouer le vendredi 6 juillet 1923, [lors d’une ultime manifestation dadaïste], qui pour la première fois dans l’histoire du mouvement tourne au pugilat entre “amis”, marque la scission définitive entre Dada et le surréalisme à venir. » [22] Durant l’été, toute la bohème artistique et intellectuelle, à laquelle Jacques Rigaut appartient, se retrouve à Pornichet, comme une annexe du Bœuf sur le toit. En septembre, Rigaut est désargenté. Son ami Drieu la Rochelle a alors l’idée d’une collecte pour l’envoyer « à la conquête de l’Amérique ». Rétrospectivement, son ami Jacques-Émile Blanche témoigne dans une correspondance du succès fatal de cette collecte : « Le jour où Pierre Drieu me sollicita (et quelques autres amis) de réunir une somme permettant à Jacques de ficher le camp aux États-Unis – le décret de mort était signé. Moi qui sais dans quels milieux il évolua là-bas, parmi quelles femmes milliardaires, esthètes, buveuses de cocktails, lesbiennes aimées des pédérastes – je me crois le droit de vous assurer qu’un garçon qui s’y plaît, et songe à y trouver une épouse, n’a rien de Jacques Vaché. Notre Jacques était un voluptueux éternellement ennuyé, bâillant, se piquant – et à la fois d’une tendresse, d’une bonté, d’une pureté délicieuses. » [23]

Au cours d’une de ces soirées arrosées, Jacques Rigaut connaîtra une expérience existentielle primordiale, celle de la traversée d’un miroir. « Mon secret : je suis de l’autre côté de la glace. Le 20 juillet 2024, à Oyster Bay, dans la maison de Cecil Stewart j’ai réalisé cet exploit surprenant – j’ai des témoins – j’ai pris un léger élan et, le front en avant, j’ai traversé la glace. Ce fut facile et magique – une légère coupure au front, blessure imperceptible et fatale. Depuis, au lieu que chaque miroir porte mon nom comme autrefois, c’est moi qui de l’autre côté vous réponds, c’est moi qui vous instruis, c’est moi qui vous modèle […]. » [24] Après cet incident, rien ne sera pour lui comme avant. Il deviendra son double, de l’autre côté du miroir, qu’il nommera Lord Patchogue, nom dont il signera certaines de ses lettres, et à qui il accordera une existence littéraire : « Touchez-moi au front, bien ! Maintenant, regardez vos doigts, ils sont tachés de mon sang. Quand je dis mon front, mon sang, c’est une concession aux habitudes de langage. Si je doute de mon existence, je ne conteste pas l’existence mais seulement qu’elle soit mienne. L’usage du possessif m’est interdit. » [25]

C’est aussi dans ces mêmes milieux aisés et élégants qu’il rencontre et épouse une riche héritière américaine, Gladys Barber, le 15 janvier 1926. Mais elle le quittera un an plus tard, lassée par son usage régulier des stupéfiants, le faisant passer de l’opium à la cocaïne et à l’héroïne. De retour en France, il en passera par trois cures de désintoxication. 

 

Tableau 4 : la mort

Arthur Cravan aurait embarqué pour rejoindre Mina Loy à Buenos Aires, sur un rafiot devant rallier Salina Cruz par gros temps, et aurait disparu dans l’isthme de Tehuantepec dans le Golfe du Mexique, durant une forte tempête qui dura plusieurs jours, vraisemblablement au début du mois de novembre 1918 ; après cette date, on perd totalement toute trace de lui. Son corps n’a jamais été retrouvé.

Le 6 janvier 1919, Jacques Vaché et un ami, Paul Bonnet, sont retrouvés morts dans une chambre de l’hôtel de France, à Nantes. Le lendemain, le journal Le Télégramme des provinces de l’Ouest relate les événements. Il annonce la découverte des corps dénudés de deux jeunes hommes, gisant sur un lit dans une chambre de l’hôtel. Ils auraient succombé à l'absorption d'une trop forte dose d’opium, lui qui « object[ait] à être tué en temps de guerre » [26] Pour André Breton, sa mort est un suicide, même si les circonstances en demeurent mystérieuses : « Jacques Vaché s’est suicidé à Nantes quelques temps après l’armistice. Sa mort eut ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle. Il absorba, je crois, quarante grammes d’opium, bien que, comme on pense, il ne fût pas un fumeur inexpérimenté. »

Né en 1899, Jacques Rigaut, le 5 novembre 1929, s’est tiré une balle dans le cœur. Ainsi s’est éteint ce Feu follet, dont Drieu La Rochelle a fait le personnage d’un beau roman [27].

 

« Le suicide est-il une solution ? »

Telle est la question posée sous forme d’enquête [28] par la revue La Révolution surréaliste fondée en 1924 par Louis Aragon, André Breton, Pierre Naville et Benjamin Péret. Elle sortira douze numéros entre le 1er décembre 1924 et le 15 décembre 1929, et accueillera même dans ses pages un texte inédit de Freud [29]. Une cinquantaine de ses contemporains y répondront, parfois de façon elliptique : « Non. » (Fernand Divoire), ou détournée : « Et pourquoi pas ? Une solution d’arsenic, par exemple ? » (Georges Fourest).

Certains participants doutent de la moralité de la question, qui, selon eux, pourrait pousser au suicide : « La question que vous posez est d’un misérable et, si jamais un pauvre enfant se tue à cause d’elle, ce sera vous l’assassin ! » (Francis Jammes). La morale catholique est également mise en avant (Joseph Florian, le Dr Bonniot…) : « La vérité, c’est que je serai toujours, et Dieu. Le suicide est inutile. » (Marcel Jouhandeau). La réponse surréaliste est apportée par Pierre Reverdy : « Le suicide est un acte dont le geste a lieu dans un monde et la conséquence dans un autre. On se tue probablement comme on rêve – quand la qualité du rêve le transforme en cauchemar. » Elle ne convient pas à tous : « Avancer qu’on se tue comme on rêve est stupide » (Léon-Pierre Quint, André Lebey, Ludmilla Savistzky…). André Breton cite Théodore Jouffroy : « Le suicide est un mot mal fait ; ce qui tue n’est pas identique à ce qui est tué. »

À cette question, René Crevel (qui se suicidera en 1935) répond positivement : « Une solution ? …oui. […] J’ai voulu ouvrir la porte et je n’ai pas osé. J’ai eu tort, je le sens, je le crois, je veux le sentir, le croire, car ne trouvant point de solution dans la vie, en dépit de mon acharnement à chercher, aurais-je la force de tenter encore quelques essais si je n’entrevoyais dans le geste définitif une solution ? » Pour Victor Margueritte, il est une manifestation de la volonté humaine : « Le suicide est une solution comme une autre. Je pense cependant que si jamais la volonté humaine se manifeste, dans ce rêve plus ou moins éveillé qu’est la vie, c’est à la minute où l’être décide de se réendormir, définitivement… Il faut croire à la volonté… Au moins dans cette manifestation-là ! En douter serait singulièrement affadir le songe, ainsi privé jusque du précieux sel de la mort. » Pour Antonin Artaud, « Non, le suicide est encore une hypothèse. Je prétends avoir le droit de douter du suicide comme de tout le reste de la réalité. Il faut pour l’instant et jusqu’à nouvel ordre douter affreusement non pas à proprement parler de l’existence, ce qui est à la portée de n’importe qui, mais de l’ébranlement intérieur et de la sensibilité profonde des choses, des actes, de la réalité. Je ne crois à rien à quoi je ne sois rejoint par la sensibilité d’un cordon pensant et comme météorique, et je manque tout de même un peu trop de météores en action. »

Arrive aussi la réponse médicale (« C’est du point de vue technique que répond le docteur Maurice de Fleury, ce sinistre imbécile », commentent les enquêteurs) : « Le suicide ne peut pas être une “solution” parce qu’il est d’ordre pathologique. Il est le point culminant de l’angoisse, comme l’angoisse est le point culminant de la constitution émotive. Je ne puis que l’affirmer. Je me suis efforcé de le démontrer dans la seconde partie de mon récent ouvrage, L’Angoisse humaine. ». Ou la réponse politique : « Une solution à quoi ? Mathias Lübeck a écrit : “Le suicide provient souvent de l’incompatibilité d’humeur avec soi-même.” […] Personnellement je n’ai d’incompatibilité d’humeur qu’avec le capitalisme économique et ma solution est toute trouvée à la suite de Marx et de Lénine. »

On interroge aussi Monsieur Teste – « Composite, fragmentaire, énigmatique, Monsieur Teste, de Paul Valéry (1896) a tout du livre culte : il ne donne pas seulement à lire une œuvre, ni même à méditer une pensée, mais bien à suivre une éthique, celle qui porte à négliger l’œuvre au profit de la vie, ou plus exactement à “faire de sa vie une œuvre d’art”. De là l’importance du livre pour les surréalistes, en particulier pour André Breton. » [30] : « Des personnes qui se suicident, les unes se font violence ; les autres, au contraire, cèdent à elles-mêmes et semblent obéir à je ne sais quelle fatale courbure de leur destin. Les premiers sont contraints par les circonstances ; les seconds par leur nature, et toutes les faveurs extérieures du sort ne les retiendront pas de suivre le plus court chemin. […] On ne peut atteindre la partie que par le détour de la suppression du tout. On supprime l’ensemble et l’avenir pour supprimer le détail et le présent. On supprime toute la conscience parce qu’on ne sait pas supprimer telle pensée ; toute la sensibilité, parce que l’on ne peut en finir avec telle douleur invincible ou continuelle. Hérode fait égorger tous les nouveau-nés, ne sachant discerner le seul dont la mort lui importe. […] Quelques-uns ne désirent pas positivement la mort, mais la satisfaction d’une sorte d’instinct. Parfois, c’est le genre même de la mort qui les fascine. […] Il y a de l’esthétique dans le suicide, et le souci de composer soigneusement son dernier acte. […] Je terminerai ces quelques réflexions par l’analyse d’un cas purement possible. Il peut exister un suicide par distraction, qui se distinguerait assez difficilement d’un accident. Un homme manie un pistolet qu’il sait chargé. Il n’a ni l’idée ni l’envie de se tuer. Mais il empoigne l’arme avec plaisir, sa paume épouse la crosse et son index enferme la gâchette, avec une sorte de volupté. Il imagine l’acte. Il commence à devenir l’esclave de l’arme. Elle tente son possesseur. […] La victime s’est laissé agir, et sa mort lui échappe, comme une parole inconsidérée. […] Elle s’est mise à la merci d’un lapsus, d’un minime incident de conscience ou de transmission. Elle se tue, parce qu’il était trop facile de se tuer. »

« Veuillez excuser, je vous prie, ma réponse, écrit aussi Philippe Casanova ; je ne la veux ni impertinente, ni fausse, ni littéraire – elle est humaine, actuelle, et personnelle. Je n’en sais rien. Si je veux savoir, ma volonté dissipe mes intuitions. Libres, mes intuitions sont absurdes. Figurez-vous des points d’interrogation introduisant des clefs d’ombre dans des serrures obscures. Et à ce “je n’en sais rien”, je suis tenté d’ajouter : “Chi lo sa ?”

Marianne Bourineau

 

[1] Cf. le blog de Jean-Luc Bitton, « Jacques Rigaut, l’Excentré Magnifique », http://rigaut.blogspot.com

[2] Cravan A., Rigaut J., Vaché J., Trois suicidés de la société, Éd. 10/18, 1974.

[3] J’emprunte le titre de cette division et des suivantes à la pièce que Jean-Michel Ribes a consacrée à ces trois poètes, Par-delà les marronniers, L’Avant-scène théâtre, no 513, 1er mars 1973.

[4] Sollers Ph., « Portrait d’un rebelle », Le Monde, 24 mai 1996. https://www.lemonde.fr/archives/article/1996/05/24/portrait-d-un-rebelle_3729318_1819218.html

[5] Cravan A., Rigaut J., Vaché J., Trois suicidés de la société, op. cit., p. 15.

[6] Ibid., p. 220.

[7] Rigaut J., Écrits, Paris, Gallimard, 1970, p. 161. Cité par Bitton J.-L., Jacques Rigaut, le suicidé magnifique, Paris, Gallimard, 2019, p. 109.

[8] Bitton J.-L., Jacques Rigaut, le suicidé magnifique, op. cit., p. 116.

[9] Breton A., Anthologie de l’humour noir, J.-J. Pauvert, 1940, réédité en livre de poche, 1998, p. 376.

[10] Breton A., in Cravan A., Rigaut J., Vaché J., Trois suicidés de la société, p. 252.

[11] Sollers Ph., « Portrait d’un rebelle », op. cit.

[12] Cravan A., Rigaut J., Vaché J., Trois suicidés de la société, op. cit., p. 74.

[13] Sollers Ph., « Portrait d’un rebelle », op. cit.

[14] Cravan A., Rigaut J., Vaché J., Trois suicidés de la société, op. cit., p. 290-291.

[15] Ibid., p. 245.

[16] Bitton J.-L., Jacques Rigaut, le suicidé magnifique, op. cit., p. 193.

[17] Rigaut J., « Faits divers », Écrits, op. cit., p. 42. Cité par Bitton J.-L., Jacques Rigaut le suicidé magnifique, op. cit., p. 263.

[18] Cravan A., « Hie ! », Maintenant, no 2, in Cravan A., Rigaut J., Vaché J., Trois suicidés de la société, op. cit., p. 68.

[19] Breton A., Anthologie de l’humour noir, Ibid., p. 251-253.

[20] Ibid., p. 275-276.

[21] Rigaut J., « Pensées », Écrits, op. cit., p. 90.

[22] Bitton J.-L., Jacques Rigaut le suicidé magnifique, op. cit., p. 291.

[23] Ibid., p. 314.

[24] Rigaut J., Écrits, op. cit., p. 52.

[25] Ibid., p. 53.

[26] Cravan A., Rigaut J., Vaché J., Trois suicidés de la société, op. cit., p. 295.

[27] Drieu La Rochelle P., Le Feu follet, Folio, 1972.

[28] « Enquête : Le suicide est-il une solution ? », La Révolution surréaliste, no 2, 15 janvier 1925. Tous les numéros de la revue ont été rassemblés et republiés aux éditions Jean-Michel Place, 1975.

[29] Freud S., « La question de l’analyse par les non-médecins », La Révolution surréaliste, no 9-10, 1er octobre 1927.




コメント


コメント機能がオフになっています。
bottom of page