Conversation « Tendance à l’agression et pulsion de mort »
- Le Pari de l'a-conversation
- 10 nov.
- 33 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 nov.
Laboratoire « Le pari de l’a-conversation »
Avec Adriana Campos
Nota bene
Pour faciliter la lecture de cette conversation, nous avons décidé de faire paraître à part le texte d’Adriana Campos. Ceci permet une lecture plus précise de son texte. Nous avons laissé au début l’introduction de Dominique Grimbert et celle de Philippe Lacadée.
Dominique Grimbert – Bonsoir. Nous vous remercions d’avoir répondu présents à cette proposition de conversation du laboratoire du CIEN à Bordeaux « Le pari de l’a-conversation » sur le thème que nous avons formulé avec Philippe Lacadée : « Tendance à l’agression et pulsion de mort ».
Comme nous l’évoquions dans l’argument, une série d’agressions à l’arme blanche, parfois meurtrières, commises par des adolescents envers d’autres, et la hausse des tentatives de suicide et des suicides, témoignent de ce qui peut se nommer une impasse dans la civilisation. Ce réel crève l’écran de l’actualité quand des jeunes ne trouvent pas d’autre issue que celle de la violence, parfois extrême et irréversible, dans leur rapport aux autres ou à eux-mêmes. Cette violence peut, en chacun, convoquer l’émoi, l’effroi, l’angoisse, voire arracher la voix dans un cri, et je vous invite à lire le commentaire que Jacques Lacan propose, dans le Séminaire xii, Problèmes cruciaux…, nouvellement paru, sur Le cri d’Edouard Munch. Ce tableau met en scène un personnage qui se bouche les oreilles, ouvre grand la bouche et crie, un cri qui fait surgir le règne du silence, ou comme Lacan le dit dans une très belle formule : « Le cri fait le gouffre où le silence se rue ».
Au lieu de ce qui pourrait isoler chacun dans un silence, nous faisons le pari de cette conversation et nous avons proposé à Adriana Campos, psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP, nouvellement nommée vice-présidente du CIEN, le Centre Inter-disciplinaire sur l’ENfant, d’y participer. Adriana a publié un livre en 2022, Ce que commande le surmoi. Impératifs et sacrifices au XXIe siècle [2], et a proposé un enseignement l’an dernier dans le cadre du Campus de l’École de la Cause freudienne intitulé : « Le surmoi, démoniaque ? ». L’échange qu’elle y a eu avec Philippe Lacadée, qu’elle avait invité à partir de la question de la gourmandise du surmoi, que lui-même avait traitée dans son livre Le Malentendu de l’enfant, paru en 2003, a été très intéressant et nous avons souhaité qu’il puisse se poursuivre dans le cadre de la conversation que nous vous proposons ce soir. Alors, pour rebondir sur ce que tu écrivais dans l’Hebdo-Blog ce lundi 6 octobre 2025, Adriana, en lisant le tout dernier enseignement de Lacan, en 1977, « alors que l’idéal est l’aspiration à ”en finir avec le symbolique”, à ne plus rien dire », nous allons céder à la force démoniaque qui pousse à dire quelque chose, autrement dit céder au surmoi en ce qu’il impose à la jouissance de passer par la parole.
Philippe Lacadée – Merci à Dominique pour cette introduction, et à toi, Adriana, d’avoir accepté cette conversation. Après ma contribution à ton enseignement que j’avais intitulée « Le sujet en faute de jouissance et les souffrances modernes », dans laquelle j’abordais la question du surmoi chez les jeunes, nous t’avions proposé de faire un entretien avec toi. Tu ne nous avais pas dit, à ce moment-là, que tu avais été nommée Vice-présidente du CIEN alors, selon le principe de base du CIEN qui est, depuis le début de sa création, la conversation, nous avons décidé de t’inviter à participer à une conversation au sein même de notre laboratoire « Le pari de l’a-conversation » à Bordeaux. Pour nous, c’est important, car « Le pari de la conversation » avait été créé à Bordeaux en 1996, dès le début de la création du CIEN. Ce laboratoire proposait déjà des conversations à partir du résultat de ses recherches menées dans des conversations avec des élèves et des professeurs au sein même des établissements scolaires. Ce soir, c’est le laboratoire « Le pari de l’a-conversation » qui t’invite, celui qui a pris la décision de s’écrire « l’a-conversation », en détachant par un tiret un petit a, pour bien démontrer que c’est souvent à partir de l’objet a que le sujet parle, qu’il se risque à son énonciation, soit de dire Je au sein d’une conversation.
Nous t’écoutons.
Adriana Campos – Merci. J’ai intitulé mon intervention : « La force du surmoi ». Dans une phrase à laquelle je me suis intéressée l’année dernière, la toute dernière que Lacan ait prononcée au sujet du surmoi, dans la leçon du 8 février 1977, du Séminaire xxiv, il définit le surmoi non pas comme un impératif mais comme une force. Je le cite : « L’idéal, l’idéal du moi, en somme, ça serait d’en finir avec le symbolique, autrement dit de ne rien dire. Quelle est cette force démoniaque qui pousse à dire quelque chose, autrement dit à enseigner ? » […]
Lire la suite de l’intervention d’Adriana Campos en vous référant au texte « La force du surmoi » dans ce même numéro.
D. G – Merci beaucoup Adriana.
A. C – Philippe, tu as évoqué que je suis vice-présidente du CIEN mais il y a aussi parmi nous la présidente du CIEN, Agnès Vigué-Camus. Donc, je voulais signaler sa présence.
D. G – Oui, Agnès, voulez-vous prendre la parole ?
Agnès Vigué-Camus – Merci Adriana, et merci à vous de me donner la parole. Je te remercie Adriana pour cet exposé passionnant sur la question compliquée du surmoi. Freud a éclairé une exigence de la civilisation à laquelle se soumet l’enfant. Quelque chose, de lui, se perd dans cette soumission à la loi des hommes et finalement, ça revient sous la forme du surmoi. Ensuite avec Lacan, il va y avoir la question du langage, c’est-à-dire cette marque qui est le signe du parlêtre. Là est le trognon de ce qui va pouvoir organiser le monde de chacun, qui est de l’ordre du surmoi, de l’injonction qui peut avoir une dimension de férocité. C’est une mécanique assez puissante. Ce que j’ai trouvé intéressant c’est que, à la fois c’est de structure pour l’homme, c’est comme ça tout le temps dans la civilisation, mais ce que tu laissais entendre aussi, c’est qu’aujourd’hui dans la civilisation contemporaine, il y a quelque chose qui fait retour avec beaucoup de force du côté de l’imaginaire. Peut-être y a-t-il eu beaucoup d’interdits qui sont tombés, dans les années post 68, et on a cru qu’il y allait y avoir une libération. On a peut-être cru qu’on allait se débarrasser du surmoi, mais en fait, ça revient à travers les normes. Au CIEN, on travaille autour de cette question des normes. Beaucoup de professionnels et d’enfants y ont affaire. C’est un point important, donc merci et puis bravo pour l’organisation de cette soirée, au cœur de notre travail.
Ph. L – Je te remercie, Adriana, d’avoir fait un parcours tout à fait enseignant, de partir de Freud pour revenir à Lacan et de démontrer comment Lacan, d’un certain côté, allait dans ce qu’il a appelé lui-même, dès le Séminaire ii, au-delà de l’Œdipe. C’est-à-dire qu’il prend l’Œdipe de Freud comme un rêve, qui servait à habiller à partir de personnages, comme tu l’as très bien dit pour le père imaginaire, à habiller par exemple, comme disait Agnès, la castration qui est inhérente à tout être humain du fait d’inscrire son corps ou son être dans le langage. Mais je voulais dire quelque chose en plus parce que, récemment, j’étais invité aux Journées nationales des psychologues de l’Éducation nationale, et justement, j’étais parti sur le fait que beaucoup d’enseignants ou de psychologues disent : « Mais, de toute façon, nous n’avons pas été formés pour ça. » Et j’avais déjà repris ça dans le livre La vraie vie à l’école, c’est d’ailleurs pour ça qu’ils m’avaient invité. Je trouve tout à fait pertinent que, justement, tu as illustré, tu as pris au mot, le fameux « qu’est-ce que c’est que ce ”ça” ? » Et, comme le disait Jacques-Alain Miller, nous sommes peut-être là pour contribuer à l’éducation freudienne du peuple français. Faire l’éducation freudienne du peuple français, c’est effectivement expliquer ce qu’est le « ça ». Et alors, j’ai trois petites questions, pour reprendre aussi ce que disait très bien Agnès puisqu’elle a parlé de trognon, voir comment Lacan, dès son Séminaire i, prend appui sur le cas clinique de Robert et Rosine Lefort qui ont été à l’origine avec Judith et Jacques-Alain Miller de la création du CEREDA, le CIEN ayant été créé après, en 1996, justement pour s’occuper des discours tenus par des partenaires d’autres disciplines. Lacan dit très bien, dès ce Séminaire, que ce trognon de parole, c’est-à-dire le mot « le loup » que l’enfant ne cesse de répéter, est bien ce qui ne cesse de l’agiter. Il est agité par ce trognon de parole qu’il ne cesse de répéter et de vociférer et qui le pousse, comme si c’était une force démoniaque, à être agité. Alors ça, ça parle beaucoup pour des gens qui travaillent auprès des institutions. Et Lacan montre très bien qu’il faut en tenir compte. Pourquoi ? Parce que c’est ce qui le relie à la communauté humaine, c’est à la fois la loi et sa destruction, mais il dit, c’est le côté impératif du surmoi. Et il le dit dès le début, à la fois de son enseignement mais aussi de l’enfant entrant ou pas dans le langage. Alors la question que je voulais te poser est la suivante : si on prend appui sur le fait que tous les pères ne sont pas tous évaporés et que, heureusement, il y a peut-être aussi, dans nos institutions, des gens occupant cette fonction, comment arrivons-nous à soutenir une fonction opératoire ? Car l’essentiel c’est la fonction du père et il y a aussi, dans le milieu enseignant, des personnes qui servent, comme disait Freud, de points d’appui, ou encore précisa-t-il, il y a aussi la mise en valeur de la fonction du symptôme comme point d’appui, que l’on doit respecter et sur lequel l’enfant a le droit de s’attarder. Peut-on leur faire des reproches, ou ne vaut-il pas mieux faire un reproche à un adulte ou à un enseignant plutôt que de retourner ses reproches sur soi-même ? Pas forcément d’ailleurs des reproches, c’est là où je voulais en venir, à propos de cette tendance à l’agression, c’est pour ça que l’on s’était intéressé, avec Dominique et aussi avec les membres du laboratoire, à tous ces coups de couteau, toutes ces agressions. Adresser un reproche à l’autre peut être une solution, et c’est pour ça que c’est très important ce que tu dis, parce qu’on pourrait dire que Lacan a déshabillé le père pour mettre en place la structure, à la place de l’Œdipe, il a mis S1-S2, soit aussi bien à la place du père, la paire signifiante. Mais on voit bien que, quand même, et c’est ça qui est très important, que peut-être il faut qu’on puisse adresser un reproche à quelqu’un ou d’ailleurs à la langue en la provoquant ou l’agressant par des insultes. Dans « Agressivité en psychanalyse », Lacan, fait bien la différence entre l’intention agressive et la tendance à l’agression. L’intention agressive, elle peut se traduire en mots et c’est ce que j’essayais de dire aux psychologues de l’Éducation nationale. Mais quand on a affaire à la tendance à l’agression, ce qui effectivement est plus proche de la pulsion de mort, alors là il ne faut pas s’amuser justement à vouloir faire parler, à vouloir obtenir à tout prix le fameux « explique-moi », mais à inventer des bricolages pour prendre en compte ce qui vient faire là symptôme indicible et incluant une valeur de jouissance nocive et ruineuse. Et c’est vrai qu’à l’heure actuelle on ne tient pas compte de la pulsion de mort, du réel en tant qu’impossible et de la place du symptôme avec lequel, de façon paradoxale, il faut savoir-y-faire. C’est ça aussi qui est très important d’aller faire entendre, dans l’éducation freudienne du peuple français, que la pulsion de mort ça existe, que l’intention agressive ça existe, que la tendance à l’agression aussi et que là où la fonction du père s’est évaporée, le symptôme vient prendre sa place. Et c’est pour ça que je trouvais ton parcours tout à fait intéressant. Mais aussi la fonction des mots, c’est-à-dire la fonction de la parole, c’est-à-dire comment est-ce qu’on s’adresse à un enfant ou à un jeune ? Parce que, par exemple, je pense à une fille qui disait « il m’a dit Sors », elle sort de la classe parce qu’elle était un peu agitée, et dans ce « sors », elle entendait qu’elle avait été humiliée. Et de cette fonction, de cette humiliation, surgissait l’intention agressive. Voilà, ce sont donc, un peu, des questions pour te remercier de ton parcours.
A. C. – Merci de ces commentaires et de ces questions, Philippe. Cette question sur « le loup » est développée dans un chapitre de Séminaire i. C’est une merveille. Tu saisis très bien avec le trognon de parole ce qui agite l’enfant comme une force démoniaque. C’est ça, effectivement, qui le relie à la communauté humaine, comme le démontre Lacan. Donc, juste pour situer le cas, c’est un jeune enfant qui ne disait que deux mots : « le loup » et « madame ». Il répétait : « le loup, le loup, le loup », ce qui ne manquait pas de l’affoler. C’est pour Lacan l’inscription d’un premier signifiant qui a la caractéristique d’être purement un signifiant. Le loup, ça fait peur aux enfants, alors que c’est rare que les enfants aient affaire à des loups. Ça ne découle pas d’une expérience, c’est vraiment le signifiant à l’état pur. C’est ce signifiant, précise Lacan, qui rendra possible que Rosine Lefort crée un lien avec cet enfant. C’est à partir de là que va pouvoir se produire tout le travail. Un travail absolument formidable.
Ceci d’une part. Ensuite, il y a la question de ce qui devient le surmoi face à l’évaporation du père. Dans la clinique contemporaine, on voit beaucoup plus la faute tomber du côté du sujet. Dans la mesure même où il n’y a personne à qui faire les reproches, il n’y a plus de dialectique possible pour traiter la faute en passant par l’Autre. Ils ont des « pensées négatives », comme les patients les nomment, dans lesquelles ils prennent à leur compte ce qui ne va pas dans le monde. Cette faute tombe du côté du sujet. Dès lors que l’Autre aujourd’hui dit que tout est possible, qu’il n’interdit plus, ce qui veut dire qu’il ne vient plus situer l’inaccessibilité de la jouissance du côté de l’interdit, alors l’indignité de ce qui ne va pas dans le monde, ça tombe du côté du sujet. Ceci laisse les sujets sans un partenaire à qui adresser un reproche. C’est une bonne idée de se dire que, en tant que nous sommes amenés à les rencontrer, ces jeunes, on peut avoir l’idée qu’ils peuvent nous adresser ces reproches, que ça c’est peut-être une de nos fonctions d’être reprochable.
Ph. L. – Si Freud parlait du complexe du prochain, on pourrait inventer le complexe du reproche. C’est-à-dire, on peut reprocher parce qu’au fond on est proche. Après, reste à savoir comment le dire, ou le transmettre. C’est ça, on pourrait faire l’éducation du peuple en leur disant : sachez y faire avec le réel du reproche, mais aussi le réel du symptôme, le réel inclus dans la tendance. C’est-à-dire, il faut que vous en soyez le soutien, parce qu’au fond ça peut soutenir l’autre justement, tout comme son symptôme, parce que sinon il peut soit s’automutiler, se scarifier, soit planter le couteau dans l’autre. Donc le complexe du reproche.
Je voulais aussi te poser une question par rapport à l’objet voix. Est-ce qu’il y a quelque chose du surmoi, j’allais dire qui s’incarnerait, qui se situerait dans l’objet voix, et pas forcément la voix telle qu’on l’entend, mais ce qui peut s’entendre dans ce qui ne se dit pas justement dans un reproche ou dans un mot dit à l’autre. Est-ce que ce n’est pas ça cet objet voix qui persécute ? On le saisit bien quand on interroge les jeunes qui ont été agressifs, ils disent : « Mais t’as vu comment il m’a parlé, t’as vu comment il m’a regardé ? » Est-ce que ça ne serait pas lié au fait que le signifiant entendu, ne prend en charge qu’une partie de l’entendu, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui reste et c’est ce reste qui agit qui, comme surmoi, vient agiter ?
A. C. – Oui, tout à fait. Je n’ai pas abordé à cette occasion la question de la voix dans le surmoi. Je crois que je l’ai laissée entendre avec cette idée de l’interruption de la chaîne signifiante. Il y a effectivement une dimension de l’ordre de l’objet a en jeu dans le surmoi qui se rattache éminemment à la voix. Et ce qui me vient, c’est la phrase de Lacan, « qu’on dise reste derrière… »
Ph. L. – « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. »
A. C. – C’est-à-dire que « dans ce qui s’entend » se porte à la fois sur le dire et sur le dit. Il y a une partie qui reste oubliée mais qui s’entend quand même. Dans le travail de recherche que j’ai fait dans le cadre du doctorat, je me suis intéressée à ce qui s’était passé dans les attaques djihadistes. Et il m’a semblé que l’on pouvait dire que, pour ces jeunes djihadistes, qui étaient tout de même nés et avaient grandi en Europe où ils n’arrivaient pas à trouver leur place, ce qui s’entendait entre les lignes, c’était « crève ! ». Par l’intermédiaire des actes terroristes, ils réalisaient quelque chose de ce crève qu’ils entendaient, et qui était au fond là, entre les lignes, sans être énoncé explicitement.
Quand Lacan commence à parler de l’objet voix, il dit qu’on croit connaître le surmoi parce qu’on connaît ses feuilles mortes, et il mentionne les hallucinations de la psychose et les impératifs ininterrompus du surmoi. Il relève que la manifestation clinique éminente de cet objet voix passe soit par les hallucinations, soit par le surmoi. Ce « crève », par exemple, peut soit se présenter sur le mode hallucinatoire, soit par le biais du surmoi. Dans le cas du surmoi, le sujet ne l’entend pas comme venant de l’extérieur, et pourtant il se présente comme un tyran auquel le sujet doit obéir. Les théoriciens de l’egopsychology pensaient que le surmoi allait dans la voie de l’autonomie du sujet, que c’était un gain de l’autonomie du sujet, alors que c’est plutôt une sorte d’intériorisation de la dépendance, de l’assujettissement et de l’humiliation. Et ça, c’est déjà chez Freud. Ce n’est pas Lacan qui l’a théorisé le premier.
D. G. – À ce titre, il y a une illustration que nous offre Daniel Pennac dans sa Leçon d’ignorance. Il parle de son « petit maître » quand il va recevoir un titre honorifique par l’université de Bologne, je crois. Quand il l’apprend, il dit que la première réaction, c’est son petit maître qui lui dit, « mais pour qui tu te prends ? Il y a erreur sur la personne », de souvenir. Et c’est dans un second temps qu’il est en mesure de se séparer de ce dit surmoïque et d’accepter finalement. Il en écrit sa belle « Lettre d’ignorance ».
A. C. : Concernant les petits maîtres que tu évoques, la phrase à laquelle je m’étais intéressée l’année dernière du surmoi comme « force démoniaque » fait entendre l’action d’un démon. Est-ce le diable, m’étais-je demandé ou est-ce le démon qui habite et accompagne chacun, qui a l’occasion nous pousse et ne nous lâche pas ?
D. G. : Francine, tu veux prendre la parole ?
Francine C. : Oui, puisque Dominique, tu parlais du petit maître, justement, j’avais une question, Adriana, par rapport au début de votre conférence, et justement au maître et l’esclave. Est-ce que ce S1 serait totalement dominé par le surmoi ? Ou est-ce qu’on situerait le S1 par rapport au surmoi ?
A. C. : Il me semble que c’est plutôt là qu’on le situerait, au moins si on suit Lacan dans le Séminaire xx, lorsqu’il dit que c’est le signifiant qui commande, que c’est le signifiant qui est impératif.
F. C. : Donc le maître… Parce que, par ailleurs, je crois que c’est Lacan qui dit que c’est l’esclave qui jouit alors que le maître ne jouit pas. Et je n’arrive pas bien à…
A. C. : Lacan dit que le surmoi est l’impératif de la jouissance, « jouis ». C’est l’ordre de jouir. Ça introduit l’idée que, parce qu’on nous dit de jouir, on jouit, alors que ce n’est pas tout à fait comme ça que ça marche. Lacan trouve cet impératif dans le livre biblique de l’Ecclésiaste où il est dit « jouis de ta vie avec la femme que tu aimes ». Il parle de cet impératif de jouissance dans le Séminaire x, bien avant de le rattacher au surmoi. Et il va insister sur le fait que jouir aux ordres, c’est impossible. C’est un peu comme le bourreau de Sade, c’est-à-dire que celui qui jouit n’est pas le surmoi. Celui qui jouit, c’est celui qui s’y soumet. Mais ce n’est pas parce qu’il se soumet à une injonction de jouissance qu’il jouit comme le surmoi demande de jouir. Il va jouir, oui, mais de quoi peut-il jouir ? De se soumettre à une injonction impossible. Et c’est tout le cheminement de « j’essaie de jouir comme il faudrait, mais je n’y arrive pas ». Car ce n’est pas parce qu’on s’y soumet qu’on y parvient.
Ph. L. : De toute façon, on pourrait très bien dire que, dans la mesure où le sujet est produit, et que, tout à coup, il y a quelque chose qui fait, par une sorte d’insondable décision de l’être, il décide de loger son existence sous un signifiant S1, signifiant maître, et il se retrouve confronté à une perte. Cette perte est une privation de jouissance qui fait que, si le S1 lui apporte quelque chose, en même temps, il le prive d’une certaine jouissance. Et, du coup, c’est lui qui fait réclamer encore plus, je ne sais pas si tu es d’accord, Adriana, mais c’est lui qui au fond pousse ? C’est le paradoxe infernal. C’est pour ça que j’avais souligné que « gourmandise du surmoi », ça vient de gourmand, et aussi de gourmander. C’est-à-dire que, le gourmand, c’est un petit truc qui pousse sur un arbuste, un petit sauvageon et que gourmander veut dire gronder, reprocher. Il y a quelque chose qui fait que cela devient infernal comme processus. Même celui qui pensait comme ça, Arthur Rimbaud, qu’au nom de la liberté libre, il saurait être libre de tout ça, et bien qu’est-ce qu’il a fait le pauvre ? Il a passé sa vie à errer, il s’est rendu compte qu’en fait il vivait une saison en enfer et qu’il n’était pas venu sur terre pour être heureux. Donc le surmoi vous pousse. Je ne sais pas ce qu’en pense Adriana, mais il y a beaucoup de jeunes comme ça qui partent, qui sont poussés à l’errance avec, de nos jours, l’errance numérique aussi, et qui veulent jouir de tout. Et, en fait, c’est pour ça que c’est quand même bien qu’ils rencontrent des gens, même s’ils leur reprochent quelque chose, car ils font bord, ils réfrènent cette jouissance souvent débridée.
D. G. – Jérôme, tu voulais aussi ajouter quelque chose ?
Jérôme P. – Oui, d’ailleurs ça vient un peu en continuité de ce qui se disait. Merci beaucoup pour l’exposé, c’est très intéressant. Il y a beaucoup d’écho avec ce qui se passe en institution. Nous, on travaille à Bordeaux, dans un laboratoire aussi, qui rassemble des professionnels qui travaillent auprès de mineurs non accompagnés, donc des mineurs étrangers. La clinique du surmoi est très présente à différents points de vue. Et finalement, on se rend compte que ce concept pris dans l’étendue de l’enseignement de Freud et de Lacan n’est pas si évident que ça à saisir. J’avais une question parce que c’est vrai qu’au début, je découvrais cette citation de Lacan, dans le Séminaire xxiv, où, si je comprends bien, le surmoi, c’est plutôt quelque chose qui pousserait à parler. C’est une citation qui dit qu’on ne peut pas ne pas parler. Il y a quelque chose comme ça, un peu une nécessité, qui fait qu’on est poussé à, une fois qu’on a sorti le premier mot, après c’est parti quoi…
Ph. L. – C’est ce qui vous arrive d’ailleurs là.
J. P. – C’est exactement ce qui m’arrive. Et, en même temps, à la fin de l’exposé, ce qui se donnait comme exemple par rapport à ce qui se passe pour les djihadistes, c’est plutôt le surmoi version associé à un mot qui vient commander un acte. Du coup, on a plutôt l’idée que c’est plutôt quelque chose qui pousse à ne plus parler puisque la finalité, c’est que tout s’arrête. Donc c’est là où j’étais un peu perdu parce que la découverte de cette citation, au début, faisait plutôt penser que c’était quelque chose qui poussait à parler. Et, en même temps, de notre côté, on le corrèle directement à un acte qui, finalement, amène à ne plus parler du tout. Voilà, je ne savais pas trop.
A. C. – Je m’étais intéressée à cette citation parce qu’elle est tout à fait à contre-sens de ce qu’on conçoit habituellement comme le surmoi. Ce qui est intéressant est ce point que vous avez soulevé : une fois qu’on a commencé à parler, qu’on ne peut pas s’arrêter. Si on revient au trognon de parole dans le cas du petit garçon reçu par Rosine Lefort, qui répétait « le loup, le loup », c’est cette morsure par le signifiant qui fait que, par la suite, on ne peut plus s’arrêter de parler. À partir de cette morsure, ça va passer par là, par la parole. Ce n’est pas, dans ce sens, décousu de l’ordre du symbolique, de l’univers de la parole.
Dans les cas des jeunes djihadistes, ce qu’on essaie d’isoler dans ce type de passage à l’acte, c’est la phrase à laquelle ils sont soumis. On l’entend aussi dans notre clinique, la phrase, la parole qui agit presque toute seule, qui peut, à l’occasion, pousser au passage à l’acte.
En 1975, Lacan dit même que le surmoi peut être un allié de l’analyste. Ce n’est pas facile à accommoder avec ce qu’il avait avancé sur le surmoi jusque-là. Il met alors en avant comment l’analyste peut, par l’intermédiaire de la consigne de l’association libre, imposer la règle fondamentale au sujet, pour qu’il soit amené à faire cet effort de dire, de parler. On peut se dire qu’il y a d’une part, un surmoi version parole arrêtée, fixée, non dialectisable et de l’autre, un surmoi qui pousse à parler. C’est ce deuxième que la règle fondamentale met en marche. L’un et l’autre sont, d’une certaine manière, articulés depuis le départ. C’est bien mis en évidence dans l’exemple de « l’enfant loup ». Le trognon de parole comporte ce paradoxe-là.
Ph. L. – Cela me fait penser à quelque chose. Quand je travaillais dans un hôpital de jour, il y avait un enfant autiste, il ne disait jamais rien. Puis je lui ai dit un jour : « Mais tu peux arrêter de parler, on n’entend que toi. » Et là, surgit la phrase « Mais j’ai rien dit ! ».
Agnès, oui, tu voulais dire quelque chose ?
A. V.-C. – Non, je voulais répondre à Jérôme, quand il disait qu’il était un peu perdu en se référant à cette citation de Lacan : « l’idéal, l’idéal du moi, en somme, ce serait d’en finir avec le symbolique ». Donc c’est vrai que ça retient l’attention parce que l’idéal, c’est ce par quoi Lacan nous a introduit au symbolique. On se souvient du schéma optique que Lacan déplie dans les Séminaires i et ii. Or, en 75, il situe l’idéal comme une façon d’en finir avec le symbolique. Le surmoi, lui, serait du côté du symbolique car ça pousse à dire. C’est stimulant. Et donc, je me demandais si les djihadistes ne se situent pas du côté de l’idéal, un idéal à la fois gonflé d’imaginaire et injonctif qui pousse à l’action et non pas qui pousse à dire. Enfin, quelque chose comme ça...
A. C. – Oui, c’est intéressant, effectivement. Est-ce qu’ils ne sont pas pris par l’idéal plus que par le surmoi ?
D. G. – C’est ça.
Philippe C. – Oui, je repense à ce que disait Philippe Lacadée, au fond, tout dépend. On peut passer d’un bord à l’autre finalement, de ce côté positif ou négatif du surmoi, si je peux l’appeler comme ça. Tout dépend de la fonction dont l’autre accueille ce qui est dit. Je crois que c’est la question de se faire adresse et de comment on manie la phrase injonctive, impérative, qui peut être adressée, qu’on peut recevoir. Soit on se met en face à face, soit, au contraire, on essaie de faire un pas de côté pour en faire le début d’une conversation, le début d’un dialogue. Et je pensais aussi en vous écoutant, Adriana, je me disais, est-ce qu’on pourrait tirer un trait d’égalité entre le trognon de parole et l’insulte ? Comment vous diriez ça, vous ?
A. C. : Phénoménologiquement, la voix se manifeste, par exemple, dans les phrases et dans des hallucinations. Dans les hallucinations, il y a souvent des insultes, et le surmoi peut aussi prendre cette forme : « t’es nul, tu ne sers à rien ». Il peut donc y avoir une dimension d’insulte dans la manifestation de l’objet voix. L’insulte vise l’être, il tente de le dire. Il tente de mettre à nu, de manière obscène, une jouissance inavouable. Mais justement, il y a quelque chose d’indicible à ce niveau-là. Voici pourquoi l’insulte ne peut que mal dire, diffamer ce qui est indicible.
Ph. L. – C’est intéressant parce que, par rapport à ça, Lacan parle d’une « convention de dialogue », c’est-à-dire que c’est un peu le principe du pari de la conversation, ou un peu le pari du lien, ce dont je parlais aux psychologues de l’Éducation nationale. Des intervenants utilisaient des PowerPoint sur l’éducation positive, le circuit réflexe/récompense, et ne serait-ce que de réintroduire la dimension toute simple de la parole fut important parce que, souvent, les gens ont l’impression que ça n’existe pas. Et prenant appui sur ce que dit Lacan, établir une convention du dialogue, ça permet justement de traduire en mots l’intention agressive. Et on pourrait dire que, même pour une insulte, quand Lacan en parle, il dit que c’est le début de la grande poésie. Enfin, c’était du temps où il y avait des vraies insultes, avec une valeur d’intention agressive. Ce ne sont pas les insultes qui, de nos jours, véhiculent la haine ou la destruction de l’autre, soit la tendance à l’agression. L’insulte, c’est un transfert du réel dans le symbolique. Mais n’oublions pas que Freud dit très bien que la civilisation a fait un grand pas quand, au lieu de planter un couteau dans la poitrine de mon plus proche, j’ai décidé de l’insulter. C’est pour ça aussi que je disais qu’il faudrait faire l’éducation freudienne de la valeur fondatrice de l’insulte, comme début de la civilisation. Ça ne veut pas dire qu’il faut se mettre à insulter tout le monde, mais dire que l’insulte, comme tu disais très bien Adriana, c’est quand même quelque chose qui permet de mettre en jeu l’indicible, celui qui est au cœur du sujet, pour éviter qu’effectivement il pense dans une projection que c’est l’autre qui est visé. Au fond, planter le couteau dans l’autre, parce qu’on ne peut pas se le planter sur soi-même. Alors on peut dire de façon paradoxale que c’est un progrès peut-être, mais à quel prix, celui du sang. Le problème c’est que, l’autre en face, il peut mourir. Et donc c’est pour ça que la convention de dialogue, ça permet justement peut-être de voir comment dans cette tendance à l’agression, on peut essayer de saisir jusqu’où on peut aller.
Juste un petit exemple comme ça, celui de l’écrivain Elias Canetti. Il raconte comment, quand il était petit, sa petite cousine allait à l’école et revenait de l’école avec des cahiers, car elle commençait à écrire. Lui, il n’y arrivait pas parce qu’il n’était pas encore à l’école, donc il était un peu jaloux. Il lui pique alors, un jour, le cahier, et elle le reprend. Comme il est en colère, il va chercher la hache du bûcheron et il la poursuit en lui disant : « Laurie, je vais te tuer, je vais te tuer. » On arrive à lui enlever la hache et le grand-père organise une réunion le soir pour que tout le monde puisse parler de l’agressivité du petit Elias Canetti. Il dit : « Tout ça, c’est bien joli, mais ce qu’ils ne savent pas – et c’est vraiment le mot d’Elias Canetti – c’est la tendance meurtrière que j’avais en moi » parce que c’est ça, quand même, cette tendance, qui, de façon paradoxale, fait l’humain. Et quand je dis l’éducation freudienne du peuple français, c’est ça qu’il faut aller dire au cœur des institutions, ne pas méconnaître ça, parce que c’est ce qui agite.
Ph. C. – Ce que vous dites me fait penser à un gamin que je recevais qui m’a dit qu’il avait été puni parce qu’il avait enfoncé la pointe de son crayon dans le dos de son copain, parce qu’il voulait savoir ce que ça faisait et il n’osait pas se le faire à lui-même parce qu’il avait peur de se faire mal. Et il a perdu des points sur son permis à points parce que, quand il rentre à l’école, ils ont vingt points. Ils peuvent donc perdre des points, mais ils peuvent aussi en récupérer en faisant des tours de cantine par exemple. Et donc il y a quelque chose aussi qui vient voiler cette impossibilité de parole, qui est du domaine de la gestion. Parce que, au fond, les gamins qui vont bien se débrouiller, ils vont avoir vingt points, ils vont perdre trois points, quatre points, et ils savent que, s’ils perdent cinq points, ils vont passer en conseil d’éducation. Donc ils se débrouillent. Mais il y a des gamins pour lesquels ça a, au contraire, un effet d’emballement du surmoi, c’est-à-dire que ça les pousse à aller beaucoup plus loin et à franchir la limite et à se retrouver avec le Conseil de discipline où là, dans l’école, la solution qu’ils ont trouvée, par exemple, c’est qu’au Conseil de discipline siègent deux policiers. Et là, il y a l’incarnation du surmoi qui est même dans le Conseil de discipline.
Ph. L. – C’est-à-dire quand on conduit une voiture, qu’on va trop vite et qu’on perd ses points, on peut toujours dire que c’est sa femme ou son fils qui conduisait.
Ph. C. – Tandis que là, on ne peut pas dire que c’est le copain. Mais c’est important parce qu’on voit bien comment les écoles essaient de mettre en place, comme ça, tout un système : les feux rouges, les feux verts, les feux orange, les carnets à points, qui sont un court-circuitage de la parole.
D. G. – Lucie B., vouliez faire une référence ?
Lucie B. – Merci beaucoup pour cet échange, c’est très intéressant. C’est juste que ce que disait Philippe Lacadée m’a fait penser au sketch de Pierre-Emmanuel Barré, par rapport à l’éloge de l’insulte bien tournée. Ceux qui ne connaissent pas, je vous invite à aller voir sur internet. Voilà, merci.
D. G. – J’ai eu l’occasion de relire le chapitre « Le désir, la vie et la mort » du Séminaire ii de Jacques Lacan, dans lequel il parle de l’agressivité, de la pulsion de mort, et du rapport intime et inextricable de la vie et de la mort. Et j’avais oublié comme c’était éclairant aussi. Il fait référence à Œdipe à Colone. J’invite ceux que ça intéresse à le relire. D’ailleurs, il dit : « La vie ne veut pas guérir ».
Ph. L. – Oui, il y dit quelque chose de tout à fait précis aussi : « La vie est une boursouflure, une moisissure, elle n’est caractérisée par rien d’autre que par son aptitude à la mort ». Et ça lui permet de faire une lecture de l’Œdipe au-delà du fameux Œdipe. Quand on va parler avec certains partenaires, ils n’ont retenu de la psychanalyse que le complexe d’Œdipe. C’est pour ça qu’on a vraiment tout un travail à faire, nous, à partir du Séminaire L’Envers de la psychanalyse. Car, en effet, c’est ce qu’on disait avec Judith Miller quand on a créé le CIEN, le Séminaire xvii de Lacan est ce qui nous permet de nous accompagner pour aller parler de ce qui fonde le lien social, soit la place des quatre discours. Comment faire lien social à partir de ce qui fait symptôme pour mettre en fonction non plus le père mais la circulation de la paire signifiante S1-S2 dans la théorie des quatre discours. Ça, c’est quand même un travail qu’on a à faire, nous, dans l’inter-disciplinarité.
A. C. – Je rebondis seulement sur cette citation qui est amenée, de la vie moisissure. Nous entendons souvent l’idée que la vie en tant que telle devrait suffire à se sentir vivant. Mais rien de plus difficile à supporter qu’une existence qui n’est pas animée de quelque chose. On rencontre cela dans la clinique avec des adolescents. Nous constatons à quel point la vie en tant que fait biologique, la simple existence sans désir est extrêmement difficile à vivre. Donc se sentir vivant n’est pas pareil que d’être en vie et on rencontre beaucoup de personnes pour qui la vie est quelque chose d’extrêmement pénible parce que vidée du sentiment de la vie.
Ph. L. – Ça me fait penser à un scientifique qui s’appelle Bernard Diu. C’est un brillant professeur de physique qui avait été frappé par un énoncé de son père : « La vie vaut la peine d’être vécue ». C’est le mot « peine » duquel il n’arrivait pas du tout à se séparer. Et, un jour, il fait un cours, et là, cette phrase lui arrive. Et la seule solution qu’il trouve, c’est de passer par la fenêtre. Il en est resté paralysé. Il a écrit un témoignage tout à fait intéressant. Mais cette phase, « la vie vaut la peine d’être vécue », c’était un mystère dans le sens où le sens lui échappait, et cela avait produit en lui un point d’impact sur son corps. Il ne comprenait pas pourquoi son père au lieu de lui montrer la joie qu’il pouvait y avoir à vivre, lui parlait de peine. Il ne comprenait pas le sens, enfin comment dire, la jouissance du mot « peine ». Ça répond un peu à ce que tu disais, le rapport surmoïque à la langue, à certains mots.
Alors Adriana, qu’est-ce que tu penses du pari de la conversation ?
A. C. – C’est formidable, je vous félicite de cet espace. En plus, vous avez convoqué énormément de personnes. Merci beaucoup de cette invitation qui me fait découvrir votre laboratoire.
Ph. L. – C’est vrai que des choses comme la tendance à l’agression, le surmoi, la pulsion de mort, la haine, sont quand même des choses vis-à-vis desquelles le CIEN a une responsabilité, c’est-à-dire comment les partenaires d’autres disciplines prennent en charge ça. Mais, de façon simple, parce qu’on peut critiquer tous les discours qui se tiennent sur ça mais on peut aussi risquer le pari de la conversation avec eux, aller au cœur pour sonder leurs cœurs. Ça me faisait penser quand on avait créé un laboratoire du CIEN à Bobigny avec Joseph Rossetto. On avait appelé ça le Conseil des enseignants. Je disais aux enseignants l’importance de l’objet regard et de l’objet voix et comment ils pouvaient apprendre eux-mêmes à savoir y faire avec ça avec les élèves. Pour l’objet regard, par exemple, un élève disait : « Oh, il m’a jeté un mauvais œil ». Ce mauvais œil, ou quand le prof disait « sors de la classe », dans le « sors », l’élève se sentait rejeté voire humilié. Est-ce que la violence ne surgit pas aussi par rapport à ce sentiment d’humiliation, Adriana ? Et c’est vrai qu’en ce moment, en France, il suffit de rencontrer quelqu’un qui parle mieux que soi pour que l’autre se sente humilié. En plus, ça arrive de plus en plus parce que les gens ne savent plus parler. Mais quand tu rencontres quelqu’un qui parle mieux que toi, tu te sens humilié et du coup tu lui en veux, non ? Donc, c’est infernal…
A. C. – Oui, je suis d’accord.
Ph. L. : Bon, même si tu parles beaucoup mieux que nous, on ne t’en veut pas et on espère qu’on te reverra.
Il y a d’autres questions ?
D. G. : Quelqu’un m’évoquait récemment, suite au passage à l’acte violent d’un jeune vis-à-vis de lui-même, que les équipes pouvaient parfois être sidérées. Et cette professionnelle avait du mal à pouvoir faire qu’une parole circule et que ça n’aboutisse pas à un rejet du sujet de l’institution. Il y a un certain nombre de professionnels qui sont confrontés à ça. Donc il n’y a pas La solution, bien sûr, il y a toujours des réponses singulières à partir de la singularité de chaque cas. Mais je trouvais que c’était important, en tout cas, qu’on puisse offrir une parole autour de ces questions qui peuvent parfois être un peu taboues, sidérantes, ou fascinantes.
Barbara, oui ?
Barbara R. – Bonsoir, merci. C’est vraiment riche, très riche. Voilà, je découvre avec plaisir en vous écoutant parler de ces personnes qu’on reçoit, et de ce vide, ça m’a fait faire un lien avec justement une jeune fille qui, à dix-neuf ans, était envahie d’idées suicidaires depuis quelques semaines de façon assez violente. Et cette jeune fille parlait de sa mère qui disait qu’elle était une très mauvaise mère et que ça aurait été plus facile si elle n’avait pas eu d’enfant et qu’il valait mieux ne pas avoir d’enfant. Cette jeune fille donc de dire « mais vous savez, je l’aime tellement ». En disant cela, elle s’entend dire l’équivoque « Elle ment ». Et dans cette question de la tendance à l’agression dont on a beaucoup parlé ce soir, je m’interrogeais : est-ce que de ces propos assez violents que cette mère lui adresse même si elle n’en a pas conscience, n’y a-t-il pas un retournement de cette violence de la part de cette jeune fille contre elle-même actuellement, par l’envahissement de ces idées suicidaires ? C’est bien présent, voilà.
A. C. – Il me semble que là on entend bien ce que veut dire : « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». C’est à dire qu’en lui disant « je suis une très mauvaise mère, j’aurai mieux fait de ne pas devenir mère », cette mère dit à son enfant : « tu n’aurais pas dû naître ». Peut-être que c’est ça que la patiente agit ou, plutôt, qu’elle est agie par ça, agitée par ça. Ça qui lui revient avec ses idées suicidaires.
B. R. – Sans compter qu’en entendant : « je suis une mauvaise mère », elle entend au fond : « je suis donc la mauvaise fille ».
A. C. – Mais dans la phrase même de la mère, « comme je suis une mauvaise mère, je n’aurais pas dû avoir d’enfant, c’est toi qui ne devrais pas être là. »
Christine C. – Je voulais vous remercier. Bien entendu, j’ai trouvé cette soirée formidable, mais c’est un point que je voulais voir un petit peu développé. Si vous pouviez un petit peu développer quand vous avez pris appui sur l’éducation positive en exemple, je n’ai pas vu le lien que vous faisiez. Si vous pouviez préciser, c’est allé un peu vite.
A. C. – C’est une bonne question. Concernant la violence qui agit dans le surmoi, Freud en vient à dire que l’agressivité dont fait preuve le surmoi n’est pas corrélée à celle que les parents avaient pu manifester à l’égard de l’enfant ni même l’agressivité que l’enfant aurait pu craindre de la part du père. La ligne de l’éducation positive n’est donc pas freudienne. Elle se fonde sur l’idée que si on reste gentil et bienveillant à l’égard de l’enfant, si on ne le gronde pas, l’enfant n’aurait pas affaire à un surmoi féroce. L’enfant deviendra bienveillant envers lui-même parce que le parent aura été bienveillant envers l’enfant. Mais, en fait, ce que met Freud en avant, c’est que ce n’est pas ce mécanisme-là qui explique la férocité du surmoi. Il y a des parents extrêmement bienveillants qui ont des enfants avec un surmoi féroce. Selon Freud, au contraire, l’agressivité de l’enfant est corrélée à celle que l’enfant a à adresser au père. C’est, dit Freud, comme si l’enfant adressait à son père : « Si toi tu étais l’enfant et moi le père, je serais très méchant envers toi ». Et donc, par identification au père, il se trouve dans la position d’être très agressif, d’être méchant envers lui-même.
Christine C. – D’où l’échec de l’éducation positive. À reprendre chez Freud. C’est le lien que je n’avais pas saisi à reprendre. Merci beaucoup pour ces précisions.
Ph. C. – Au fond, il faut que l’enfant ait un répondant. Certainement.
Ph. L. – Il faut surtout qu’il ait du répondant, aussi non ? Mais ce qu’a avancé Adriana, c’est tout à fait important aussi par rapport au père imaginaire, c’est-à-dire que c’est celui qu’on imagine comme étant le privateur de jouissance alors qu’en fait, ce qui est privateur de jouissance, c’est le fait qu’on s’inscrive dans le langage. Peut-être qu’il faut justement aussi qu’il y ait des figures, comme dit Freud, des substituts parentaux qui viennent un temps soutenir ce reproche. C’est pour ça que, dans le Séminaire xvii, Lacan avait mis en couverture Daniel Cohn-Bendit, qui était quand même un contestataire, pour dire qu’à la fin, les contestataires, ils ne font qu’un tour, c’est une autre idée de la révolution. Mais c’est quand même important. Moi je trouve important qu’Adriana ait rappelé ça, c’est-à-dire cette question du père imaginaire, imaginé comme étant privateur de jouissance. Il faut tout un parcours pour que l’enfant s’aperçoive que, le répondant, c’est lui. En fait, c’est lui-même l’enfant qui doit répondre au fait que c’est inhérent à la structure de ce qui fait l’humain. C’est peut-être pour ça d’ailleurs que les autistes se taisent, pour ne rien perdre en ne consentant pas à la castration.
Nathalie G.-L. – Oui. Bonsoir, merci beaucoup. J’ai une question absolument idiote, Adriana, c’est sur l’usage du mot « père », tout simplement, ça me paraît un peu hors d’âge. Un mot de la langue dont on ne sait plus très bien ce qu’il désigne. Enfin, on avait l’idée, les gens de ma génération avaient l’idée, effectivement, une certaine idée du père qui avait avec la mère un rapport tel que, les enfants, etc. Et tout ça est complètement pulvérisé, non ? Il me semble. Je ne sais pas quel intérêt on a à garder ce syntagme. C’est un référent de plus en plus opaque, je trouve. Voilà.
A. C. – En tout cas, il m’a semblé lire dans le parcours de Lacan un certain cheminement qui, partant du surmoi œdipien freudien en vient à dire que c’est le père qui dit jouis, le père originel. Seulement dans le Séminaire xx, la référence au père disparaît. C’est aussi ce parcours-là que j’ai tenté de retracer. Quand Lacan parle à la fin de son enseignement de « force démoniaque », on n’a pas trop l’idée que c’est le père qu’il y a derrière.
N. G.-L. – Voilà, donc, au fond, c’est un parcours d’érudition en quelque sorte, enfin de retour à nos fondamentaux.
A. C. – Et en même temps, je pense, Nathalie, que notre époque fait ressurgir le père. C’est ce que ce que disait J.-A. Miller avec cette idée du père évaporé, qu’on le fait revenir des morts pour avoir quelqu’un sur qui on peut taper.
N. G.-L. – Tout à fait, ne serait-ce que, d’ailleurs, par le biais de la religion, le père est toujours tout à fait toujours présent. Mais je me demandais tout simplement, concrètement, disons dans l’activité du laboratoire dans lequel on est immergé aujourd’hui, ces activités d’aller dans les écoles en difficulté, parler, ce qu’aujourd’hui le signifiant père véhiculait. Quel usage peut-on en faire ? Est-ce qu’on peut le mettre en fonction tout simplement ? Enfin, je vois dans ma clinique, qui n’est plus une clinique d’institution, si ce n’est que mon cabinet est une institution aussi, je vois arriver un discours extrêmement éclaté. La manière dont chacun fait usage du signifiant père est tout à fait singulier, parce que, dans la langue commune, dans le discours courant, « père », chez les enseignants, c’est plutôt le permis de conduire.
Ph. L. – Non mais je remercie beaucoup Adriana justement d’avoir fait ce parcours, parce que, Lacan le dit très bien, et quand Jacques-Alain Miller est venu à Bordeaux, en 1997, présenter le Séminaire xvii, il précisait que Lacan déshabille le père pour mettre à jour la structure, le mythe comme un rêve de Freud qui lui fut nécessaire. Alors ça, c’est très important. Nous, on peut aller effectivement déshabiller le père mais justement en tenant quand même qu’il y a une fonction voire une fonction de symptôme, d’où l’importance du symptôme que le sujet s’invente ou produit. Par exemple, quand dans le Séminaire i, il parle des amarres de la conversation, il dit, il y a trois points : la courtoisie, le respect et l’autorité. Alors on peut subvertir ça en disant que la seule autorité qui vaille, c’est l’autorité de la langue. Ce que dit très bien d’ailleurs Daniel Pennac dans Chagrin d’école. Ne pas reculer sur la façon dont l’enfant ou le sujet parle, parce que, justement, là, on parie sur la paire et pas sur le père, on parie sur la paire signifiante. On déshabille le père pour parier sur la paire signifiante et montrer que l’autorité de la langue existe. Mais il y a aussi une autorité qui est attribuée à la fonction du père, c’est-à-dire qu’il démontre très bien comment lui-même s’arrange de son ineffable et stupide existence, ce que reprochait Kafka dans sa lettre au père en disant : « Tu ne peux pas savoir ce que c’était pour moi de voir comment tu te plaignais en public. J’ai désappris le goût de parler. » Et là, on a un travail à faire justement dans ces conversations.
N. G.-L. – Mais oui, mais c’est constant.
Ph. L. – Et c’est pour ça que je trouvais très bien qu’Adriana, vraiment je la remercie, ait fait valoir aussi cette fonction du parcours de Lacan. Parce que, bien sûr, de toute façon, ce n’est pas Jacques-Alain Miller qui parle d’évaporation du père, c’est Lacan. Mais bien sûr qu’on peut tout dire, le père s’évapore, il n’y a pas de père et tout ça, mais avançons avec prudence.
N. G.-L. – Bien sûr, je suis bien d’accord. Et j’ai tout à fait, je crois, profité de cette conférence, moi aussi.
Ph. L. – Ce que tu dis très bien sur le retour du religieux, ça aussi c’est quand même un truc tout à fait important. En fait que dit Lacan de Freud ? Il dit : c’est le rêve de Freud, mais c’est aussi par là qu’il a voulu sauver le père et c’est là où peut-être aussi avec les jeunes, on a fait valoir le danger qu’il peut y avoir à trouver un idéal et l’abriter dans le discours religieux qui peut offrir un discours où le dit tout seul va trouver à s’établir. Et ça, il faut qu’on le dégomme aussi nous. C’est pour ça que je trouvais très bien le parcours d’Adriana justement, parce que pour le déshabiller encore faut-il l’avoir habillé.
N. G.-L – Oui, c’est ça. Et d’ailleurs, justement, c’est très riche, ça va continuer certainement, mais j’ai trouvé aussi très intéressante l’opposition entre idéal et surmoi d’autant plus que, comme Jacques-Alain Miller à plusieurs reprises l’a mentionné, l’islam n’est pas une religion du père, donc elle met une place à l’idéal tout à fait pur, si je puis dire, et très directement fondé sur ce rapport à la mort. Parce qu’il s’agit quand même de tuer la parole dans l’œuf.
D. G. – On vous remercie de votre participation.
Ph. L – Merci. A très bientôt. Au revoir.
D. G. – Merci, Adriana.
A. C. – Au revoir. Merci à vous de l’invitation.
D. G. – Merci à toi d’y avoir répondu. Au revoir.

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