Philippe Lacadée – Bonjour. Merci à vous d’avoir répondu présents à la proposition de cette conversation sur le thème du portable et de l’insu-portable. Je vous rappelle le principe de base de la conversation, chacun prend la parole pour dire ce qu’il souhaite sur le thème proposé.
Nous avons deux invités : Ronan est collégien et Clémence est lycéenne. Ils vont nous dire comment ils vivent leur rapport au portable. Ils seront, ce soir, nos experts/ex-pères accompagnés de leurs mères que nous remercions. Aussi, nous innovons, pour la première fois vous pouvez participer en présence et par visioconférence et nous accueillons l’association NousAutres.
David De Souza – Bonsoir, l’Association NousAutres s’attache à la mise en valeur de témoignages, récits de vie, expressions orales de la mémoire, individuelle oi collective. Elle procède ainsi à des collectages de paroles, par le biais d’entretiens, filmés et enregistrés, puis fixés sur des supports matériels (livres, cd, dvd, web documentaire, œuvre artistique, …). Son champ d’action s’étend donc de la conservation patrimoniale à la valorisation artistique des matériaux collectés, en vue d’une transmission publique et intergénérationnelle. Le thème de cette conversation nous intéressait et nous allons la filmer, grâce aux autorisations que vous avez signées, avec le projet d’en faire peut-être un documentaire. Faites comme si nous n’étions pas là, Olivier Souilhé, Patrick Bas et moi.
Philippe Lacadée – Ronan, je crois que vous avez préparé sérieusement cette conversation.
Ronan – Oui, j’ai recueilli le témoignage de collégiens que je représente ici et je vais vous faire part de leurs réponses à la question : « Pourquoi les jeunes vont sur le téléphone ? » Il permet de s’informer, d’aller du tac au tac, c’est à dire de communiquer. Ensuite, deuxième point, c’est pour se divertir tout simplement. Il y a certains réseaux sociaux qu’ils utilisent, comme TikTok par exemple, sur lesquels des personnes racontent leur vie avec ce qu’on appelle des stories. Et donc, ils vont reprendre des phrases de ces personnes pour les utiliser au collège. Et c’est là que ça devient intéressant, la place des réseaux sociaux chez les jeunes, c’est la troisième raison. Un m’a avoué qu’il voulait aller sur les réseaux sociaux, pour faire le buzz. Faire le buzz, c’est être populaire. Et ils sont nombreux les jeunes collégiens qui veulent vivre en société en étant populaire.
Philippe Lacadée – Populaire mais pas populiste, hein ? On est bien d’accord ?
Ronan – Ah ! (soupir) Justement faire le buzz, c’est presque pour lui, m’a-t-il dit, une nécessité. Pour faire le buzz, qu’est-ce qu’il doit faire ? Faire rire tout simplement. Et comment ? En réutilisant ces stories, pour faire rire les « spectateurs » c’est à dire ceux qui le regardent et l’écoutent.
Un deuxième témoignage est un petit peu différent. C’est un adolescent de quatorze ans qui fixe son temps lui-même, c’est-à-dire qu’il peut très bien passer cinq heures par jour sur son téléphone, ça ne dérange pas ses parents. Pourtant, il m’a confié qu’il a déjà eu des problèmes de cyberharcèlement. Quand un enfant fixe son temps, ce n’est pas raisonnable puisque les enfants, enfin les adolescents, ne sont pas encore à leur pleine maturité, et ils ne vont pas se rendre compte des conséquences que ça va avoir. Lui, il a déjà eu des problèmes de cyberharcèlement mais il a seulement eu une petite répercussion sur ses résultats scolaires, des résultats inégaux. Il a eu une chute dans plusieurs disciplines. En plus, il a failli se faire renvoyer pour violence à autrui. Ça signifie que les réseaux sociaux ont un effet négatif mentalement pour les adolescents. Parfois, il y a des scènes de bagarre et ça incite certains à se bagarrer. Voilà.
Et enfin je vais quand même dire ce que je pense de tout ça. D’abord, je vais dire comment je suis avec ce téléphone. Je suis raisonnable, je ne l’utilise pas plus d’une demi-heure par jour. C’est la vérité, j’ai vu dans l’historique de mon téléphone qu’il y avait écrit « temps moyen trente-deux minutes ». Je ne mens pas. Mes parents, parfois, ils s’énervent quand je l’utilise trop. Ma mère ici présente peut en témoigner. Je l’avoue, parfois j’exagère un petit peu sur mon téléphone, mais, en ce moment, j’essaie de réguler ça et d’ailleurs j’y travaille toujours. Sans vouloir me vanter, j’ai régulé ça un maximum. Et, comme je n’exagère pas, j’ai de très bons résultats scolaires. C’est ce que mes professeurs disent dans mon bulletin, ce n’est pas moi qui me vante. Mais pourquoi j’ai de bons résultats scolaires ? Parce que tout simplement je travaille, et que je ne passe pas trop de temps sur mon téléphone. Pour moi, l’école c’est quelque chose de principal, de fondamental, c’est la priorité.
Philippe Lacadée – C’est un bon développement. Est-ce qu’on demande de suite à Clémence si elle veut dire un mot ? Et puis on parle tous ensemble. Vous êtes d’accord ?
Clémence – Alors, je m’appelle Clémence et je suis en terminale au lycée Magendie, donc j’ai le bac bientôt. Donc je vais peut-être commencer à l’inverse de Ronan en disant comment, moi, j’utilise le portable. Je n’ai jamais eu une utilisation excessive, mais c’est important de dire que j’ai toujours eu un contrôle parental appuyé, ma mère peut témoigner. Un réseau social que j’utilise, très honnêtement, trente minutes par jour, en temps de cours, une heure, grand maximum, et deux heures le week-end, donc c’est assez bien par rapport à d’autres jeunes. Mais j’ai eu les réseaux sociaux très tard, en troisième, et j’avais vingt minutes par jour au début. Et cela a été désagréable parce que mes amis y passaient énormément de temps et que j’avais ce sentiment de vouloir appartenir au groupe, d’avoir les références qu’on voit sur les réseaux sociaux, comme tu disais Ronan, et donc je n’avais pas ce que mes amis avaient. Mais je pense que ça a permis justement d’avoir plus de contacts humains avec les autres et d’être moins ancrée sur ce côté virtuel, social qui, je pense, génère cette utilisation abusive du portable, surtout chez les jeunes qui, aujourd’hui, dès le CM1, CM2, ont déjà des téléphones. Pour moi, le portable, c’est un outil de communication avant tout, ce qui je pense n’est pas une mauvaise chose et ne mène pas nécessairement à l’échec scolaire. Enfin moi, je l’utilisais au début pour appeler mes parents quand je rentrais toute seule, pour appeler les copains, les copines, prendre des nouvelles de la famille, se repérer en voyage… C’est l’utilisation qu’on en fait qui peut être plus nocive, et notamment celle des réseaux sociaux, qui a des conséquences désastreuses sur la santé des jeunes. Je pense que, pour les lycéens, ça se voit peut-être un peu moins parce qu’on gagne en maturité, si on a eu un encadrement dès le collège comme je l’ai eu. Je trouve qu’on est plus conscient des risques. Et je sais qu’aujourd’hui, ça me permet de faire très attention à ce que je vois sur les réseaux sociaux, de pas croire tout ce que je vois. J’ai eu de la prévention de la part de mes parents, je me suis renseignée de mon côté et j’avais quand même des interventions au collège. Tout cet encadrement, ça me permet aujourd’hui de pas avoir une utilisation abusive des réseaux sociaux. Et, si je les utilise, d’être consciente de ce à quoi je suis exposée. Mais chez des jeunes de sixième, cinquième ou même de quatrième, qui s’éduquent et qui mûrissent autour de ces réseaux sociaux, je pense que le premier problème, ce n’est peut-être même pas l’échec scolaire, parce qu’il y a plein de jeunes qui sont conscients que l’école, c’est fondamental, et que c’est ça l’avenir, mais ce sont les conséquences sur la santé mentale. Des jeunes filles voient des régimes de mannequins, ou des filles ultra retouchées sans qu’elles le sachent forcément, et je rappelle que c’est quand même plus de la moitié des jeunes filles au collège qui souffrent de troubles du comportement alimentaire. Aussi, l’accès par Internet aux images pornographiques, pour les garçons de dix ans… Une étude est sortie récemment qui dit que c’est plus de 35 % des garçons de l’âge de dix ans qui ont déjà été exposés à des images pornographiques. Donc ce n’est même pas le portable en lui-même le problème, c’est vraiment l’utilisation qu’on en fait, et c’est pour ça qu’un encadrement des parents s’impose. Alors peut-être pas jusqu’à dix-sept ou dix-huit ans… Il faut peut-être laisser les enfants vivre aussi un jour.
Philippe Lacadée – Un jour, pourquoi un jour, un jour par semaine ?
Clémence – Mais, jusqu’en troisième ou seconde, surtout de la prévention et ce n’est pas le fait de dire aux jeunes : « C’est mal ce que vous faites ». Les réseaux sociaux, tous les jeunes le savent, c’est comme la drogue, l’alcool, c’est comme tout. On sait tout ça. Une prévention positive, ça passe par des interventions comme on peut avoir au collège. Enfin je sais pas pour toi, Ronan, mais nous, on en avait beaucoup, on en avait deux ou trois fois par an sur les dangers des drogues, les dangers des réseaux sociaux notamment.
À titre d’expérience, ça aide de prévenir les jeunes, mais positivement, sans leur dire forcément : « c’est mal ce que vous faites », parce que je pense qu’on est déjà assez accablés par les parents, le système scolaire, etc. Mais de faire une prévention positive en disant : « ça peut être nocif pour vous, faites attention ». Et je pense que le plus important ce n’est même pas d’être exposés à ce qu’on peut voir sur les réseaux sociaux, c’est de savoir ce qui se cache derrière : tous les influenceurs, les influenceuses, toutes les photos retouchées de jeunes filles, et même de jeunes garçons qui veulent ressembler à ça, de gens qui vivent une vie de malade alors que ce n’est pas ça la vraie vie. Il faut juste une prise de conscience générale, prévenir les jeunes en leur disant : « vous connaissez les risques, vous connaissez les dangers, vous êtes encadrés ». Après, à seize ou dix-sept ans, de toute façon on entre dans le supérieur, on n’est plus chez papa et maman, on habite tout seul, et donc, on va devoir quitter le nid. Je pense qu’un jeune de vingt ans peut avoir la maturité. Moi, quand j’ai des révisions à faire, je me dis : « bon là, les réseaux sociaux, ce soir, j’arrête, c’est fini et je pense qu’on prend trop les adolescents justement pour des enfants qui ont besoin qu’on leur mette des limites de temps. C’est bien aussi de responsabiliser les jeunes en leur disant : « là, vous savez à quoi vous attendre, maintenant vous savez, l’école c’est important, vous avez vos priorités et vous savez dans quoi vous vous engagez ».
Philippe Lacadée – Merci beaucoup. On a donc deux témoignages assez précis. Est-ce que déjà, les parents qui ont été sollicités veulent dire quelque chose ?
Sandrine Denieulle (mère de Clémence) – Sur l’interdiction des réseaux sociaux, ça a été très conflictuel. Au départ elle était seule, on était quand même isolés sur le fait de ne pas lui autoriser Instagram, notamment. Comme réseau social, on autorisait WhatsApp parce que, dans les classes, ils communiquent quand même beaucoup par WhatsApp. Et j’ai trouvé que pour résister à ça, il fallait quand même un peu d’affrontement. Mais je trouve qu’aujourd’hui, Clémence est très raisonnable. Je ne surveille pas. Je ne regarde pas. Elle a dix-sept ans maintenant, mais à l’époque, quand elle a sauté une classe, elle avait quand même un an de moins que les autres, donc j’étais quand même là, et je sais qu’aujourd’hui elle est plutôt très raisonnable.
Virginie Loyce (mère de Ronan) – Moi, c’est un peu pareil, sauf que l’usage du téléphone est arrivé beaucoup plus tôt chez mes enfants… Effectivement, il y avait une pression de la part de ses copains, de copines, qui avaient un portable, dès la sixième. Donc on a cédé, même si on n’était pas forcément pour, mais par contre on a été très clairs avec eux : le portable à la maison, ils ne l’ont pas dans leur chambre, mais dans un buffet dans le salon, et il faut l’autorisation pour le prendre. On leur a dit clairement : « les réseaux sociaux pour l’instant, on a un droit de regard dessus, c’est-à-dire qu’on peut voir vos conversations ». Je suis enseignante et je sais très bien toutes les dérives qu’il peut y avoir autour des réseaux sociaux, surtout pour des enfants qui sont aussi jeunes. Et j’entends effectivement ce que tu dis, sur le fait de responsabiliser les jeunes sur l’usage du téléphone mais, au collège, les enfants sont encore trop influençables, trop fragiles, je dirais psychologiquement pour avoir conscience des dangers qu’il peut y avoir sur leur santé mentale.
Sandrine Denieulle – Pour ma part justement, je n’avais pas envie qu’ils aient trop tôt les réseaux sociaux parce que je n’avais pas envie de regarder les conversations. C’est ce qui me dérangeait, en fait. Je savais qu’autrement j’allais surveiller et je n’avais pas envie de rentrer dans cette surveillance-là. Ce n’est pas mieux mais c’est plutôt me dire qu’ils les auront plus tard, quand ils seront plus autonomes. C’est difficile de trouver le juste milieu.
Virginie Loyce – J’ai regardé une fois ou deux.
Sandrine Denieulle – Moi, j’aurais surveillé.
Philippe Lacadée – Ronan, vous avez l’air de dire que le portable pouvait entraîner un échec scolaire, ça c’est un premier point, le deuxième point, que ça pouvait favoriser la violence à autrui.
Ronan – Ça peut entraîner un échec scolaire, oui, si l’élève passe tout son temps sur les réseaux sociaux, il n’a plus le temps de travailler. Ça n’engendre pas toujours des cas comme ça. C’est un exemple. Par contre, ça peut engendrer également de la solitude, l’isolement d’un élève, comme le titre de cette conversation et son affiche.
Philippe Lacadée – Qui a bien été choisie par Dominique Grimbert.
Ronan – Oui. Souvent les adolescents qui sont accros à leur portable, ils vont dans leur chambre et ils s’isolent pendant quelques heures. Mais, il peut y avoir également de l’isolement scolaire aussi, parce qu’une personne qui est trop sur les réseaux sociaux, est peut-être un peu dans son monde. Et le problème c’est que, quand on est un peu trop dans son monde, on ne se fait pas tellement d’amis. J’ai vu des personnes qui étaient seules parce qu’elles étaient complètement gangrénées par les réseaux sociaux.
Philippe Lacadée – Gangrénées ?
Ronan – Non, pas gangrénées…
Philippe Lacadée – Mais, vous l’avez dit ! Vous savez ce que c’est une gangrène ?
Ronan – C’est « complètement absorbé », non ?
Philippe Lacadée – C’est intéressant parce que tous les gens ont leur portable, c’est un peu comme si c’était un morceau du corps. La gangrène, c’est quand vous avez une affection qui commence à attaquer votre chair vivante, souvent au niveau des membres mais aussi des viscères, ça fait un petit trou puis cela s’agrandit, ça gangrène le reste…
Ronan – C’est la métaphore que je voulais expliquer.
Philippe Lacadée – Utilisons les métaphores, donc.
Ronan – Non mais, je pense que j’ai choisi le bon terme parce que la règle est simple au collège. Le téléphone, il est dans le sac, sauf que tout le monde, en fait, a son téléphone dans sa poche. De un, parce qu’ils ont peur de se le faire voler et, de deux, parce que c’est très pratique, pour regarder l’heure, en classe, certains répondent même à leurs messages tranquillement. C’est pour ça que je disais que ça peut entraîner un échec scolaire. Je ne fais pas de généralité. Dans certains cas, ça entraîne de l’isolement, dans d’autres, l’échec scolaire, dans d’autres encore des disputes avec les parents… Chacun est unique, donc ça va entraîner, selon la personnalité de chacun des conséquences différentes.
Dominique Grimbert : Ils se connectent à ChatGPT parfois pour les interrogations ?
Ronan : Ah oui ! Ce n’est pas un réseau social mais, en effet, c’est quelque chose de beaucoup utilisé ChatGPT. J’ai regardé un reportage très intéressant : la lauréate du prix Goncourt au Japon se serait fait aider par ChatGPT pour son livre. Les jeunes aujourd’hui, et même parfois les adultes, ne peuvent pas vivre sans téléphone, c’est leur atout majeur.
Philippe Lacadée – Ah, c’est joli, atout majeur. Les psychanalystes diraient leur appendice phallique.
Madame, vous êtes psychologue scolaire ?
Sandrine Vauquelin – Oui, bonsoir. Je suis psychologue dans un lycée et un collège et dans un CIO.
Philippe Lacadée – Qu’est-ce que c’est un CIO ?
Sandrine Vauquelin – Un centre d’information et d’orientation. Et donc je voulais saluer les efforts de Ronan pour recueillir des témoignages auprès des autres collégiens. C’est vrai qu’il ne faut pas tirer de conclusion hâtive et de causalité directe comme ça, entre le téléphone et la cause de tous les maux. Bien souvent, de ce que j’observe dans ma pratique, justement, le téléphone va être un facilitateur pour des élèves parfois qui ont déjà des problématiques, disons que ça ne va pas les aider. Le rôle des parents est déterminant. Moi, tout ce que les parents me disent, c’est que c’est un objet de conflits. C’est quelque chose qui revient de manière lancinante, sur laquelle ils sont épuisés. Ils n’arrivent pas à donner du cadre longtemps. C’est quelque chose qui est entre eux et leur enfant de façon permanente, pour ceux que je vois, c’est-à-dire des élèves qui ont déjà des problématiques, en fait. Donc, ça ne va pas aider, si on a des difficultés scolaires, c’est sûr, mais il y a de multiples raisons à l’échec scolaire ou aux difficultés scolaires. Il y a de multiples facteurs affectifs, cognitifs, manque de travail... Et ce que disait Clémence c’était important par rapport au bien que lui avait fait l’encadrement de ses parents. Et s’il y a quelque chose que je dis à chaque fois aux parents, c’est : « Ne lâchez pas, ce n’est pas facile, mais soyez là de manière bienveillante, trouvez un équilibre entre l’interdiction totale et l’autorisation open bar. »
Philippe Lacadée – Clémence, vous aviez eu une belle phrase…
Clémence – Oui, parce que Monsieur Lacadée m’avait demandé si je postais des choses personnelles sur les réseaux sociaux. Et je lui ai dit que non, que, pour moi, c’était plus une ouverture vers le monde, qu’une ouverture pour le monde sur moi. Je vois la vie des gens mais, moi, je n’aime pas du tout partager des aspects personnels de la mienne. Je ne vois pas l’intérêt de partager ce qu’on vit au jour le jour. Je sais qu’il y en a beaucoup qui le font et je pense que c’est le problème justement, encore une fois, c’est de constamment vouloir appartenir au groupe, prouver qu’on a de l’argent, qu’on a des amis, qu’on sort, qu’on fait ci et ça, même si la plupart du temps, ce n’est d’ailleurs pas vrai. Et c’est vivre à travers le regard des autres au final. Alors, ça pourrait se faire sans les réseaux sociaux, parce que c’est normal, quand on est jeune, de vivre à travers le regard des autres : on a envie de savoir ce que les autres pensent de nous, on a envie d’être aimés, on a peut-être tendance à s’adapter en fonction de ça.
Philippe Lacadée – Ça dure longtemps l’envie d’être aimé…
Clémence – Mais c’est peut-être un soucis par les réseaux sociaux pour certains, parce que c’est ce désir de toujours montrer aux gens ce qu’on fait, et donc de vivre uniquement à travers le regard des autres, le nombre de likes qu’on a, les stories… « Combien de personnes ont vu ma story ? », « Ah, elle a fait un truc mieux que moi le weekend dernier », « j’étais pas invitée à cette soirée » et je pense que ça creuse les disparités qu’il peut y avoir au collège, mais aussi au lycée : ce truc de vouloir appartenir à un groupe d’amis populaire, et ça plonge des jeunes, dans les cas les plus extrêmes, dans des dépressions, de voir qu’ils n’ont pas été invités quelque part. Ils se disent : « Je croyais qu’on était amis, en fait pas du tout. » Ça ne fait pas plaisir de voir qu’on n’est pas allé là. Et aussi, ce sont des relations conflictuelles avec les parents parce que, des fois, on n’a pas le droit de sortir… Enfin moi, je n’ai pas eu le droit de sortir pendant longtemps. Mais du coup, je me suis concentrée sur l’aspect plus académique...
Philippe Lacadée – Vos parents n’ont pas mis une petite puce dans le téléphone pour savoir où vous étiez ? Une géolocalisation comme la police ?
Clémence – Ils ont ma géolocalisation, est-ce qu’ils la regardent ? Ils l’ont regardé, des fois, oui.
Sandrine Denieulle – Une fois à juste titre. Et la fois où c’est arrivé, elle n’était pas à l’endroit où elle devait être. C’était une soirée chez une amie, mais il s’est avéré que j’ai appelé la maman et elle n’était pas chez cette amie.
Clémence – J’étais entre de bonnes mains, je vous rassure…
Philippe Lacadée – Reste à connaître alors la nature des mains...
Clémence – Tout ça pour dire que ça peut mener à des conflits avec les parents. Mais bon, ça, c’est la crise de l’adolescence…
Philippe Lacadée – C’est la vie.
Clémence – Et ça existait avant le portable même. Mais je vous rejoins pour ce que vous disiez tout à l’heure. Je parlais plus d’une prévention et d’une responsabilisation plus tardive, plutôt au lycée. Mais au collège, il y a un encadrement qui s’impose clairement, qu’il vienne d’ailleurs des parents ou de l’école, parce que nous on devait mettre les téléphones dans un bac au début du cours, ça n’existe plus, mais…
Philippe Lacadée – Pour avoir le bac, vous mettiez le téléphone…?
Clémence – Non, on le mettait dans un bac. Mais c’est vrai qu’au collège il y a peu de gens qui sont assez matures pour se responsabiliser tout seul par rapport à ça.
Philippe Lacadée – Bon alors est-ce qu’il y a des réactions ?
Patrick Bas – Je suis président de l’association NousAutres et je suis aussi ancien enseignant. Ça fait onze ans que je suis à la retraite, j’ai des enfants et des petits-enfants, et je suis frappé par cette corrélation résultats scolaires/usage du téléphone, parce que, quand j’étais gamin, il y avait des gens qui ne faisaient rien et ils n’avaient pas de téléphone. En fait, c’est une adaptation au goût du jour, il y a toujours des gens qui font plein de choses, et je pense que ça fait partie de la nécessité de ne pas diaboliser le portable. J’ai enseigné jusqu’à il y a onze ans. À l’époque, on ne demandait pas aux élèves de mettre leur portable dans un endroit particulier, mais, par exemple, si des élèves pompent carrément sur leur téléphone des résultats avec ChatGPT, ça me choque, c’est quelque chose que j’ai du mal à admettre. Est-ce que c’est une pratique courante ?
Philippe Lacadée – Je ne savais pas qu’on pouvait avoir des portables pendant les contrôles...
Ronan – Il y a quelques années, le portable était toujours autorisé au collège, on pouvait l’utiliser librement.
Philippe Lacadée – Même pendant l’heure de classe ?
Ronan – Oui, même pendant l’heure de classe.
Participante – Ça dépend des collèges, mais ce n’était pas des smartphones.
Ronan – Maintenant, le portable est strictement interdit au collège. Il faut le ranger dans le sac. Évidemment, si on le range dans notre poche ou autre part, on va être tenté de l’utiliser, donc on le range dans le sac. Sauf que la plupart des élèves ne respectent pas cette règle. Ensuite, pour cette histoire de ChatGPT, ils ne le font pas pendant le collège. Par exemple, à l’heure du déjeuner, ils sortent du collège avec une autorisation de sortie et admettons qu’ils n’aient pas fait un devoir d’histoire, dans ces cas-là, ils consultent ChatGPT.
Patrick Bas – Ce n’est pas pendant le collège. J’étais choqué.
Ronan – Non, ce n’est pas pendant le collège.
Dominique Grimbert – C’est pourtant une pratique courante, même dans des grandes écoles d’utiliser ChatGPT durant un examen.
Patrick Bas – Il y a même des universités qui admettent le fait que pour l’examen, on peut avoir Internet. Ça peut se comprendre, mais bon, au niveau du collège…
Clémence – C’est peut-être plus courant à l’université parce qu’ils travaillent avec des ordinateurs alors que nous, on est sur cahier, donc c’est plus compliqué. Et même dans certains lycées, le portable était toujours interdit dans la cour.
Ronan – Mes copains m’ont dit clairement que, quand ils étaient à la bourre pour un devoir, ils utilisaient ChatGPT, ils ne s’en cachent pas. Mais, on reconnaît la différence entre une réponse tirée d’une intelligence artificielle et une réponse humaine, évidemment.
Participants – Pour l’instant…
Philippe Lacadée : Pourtant, ce sont des humains qui ont fait l’intelligence artificielle.
Ronan – Oui, mais c’est l’intelligence artificielle qui répond, ce n’est pas un humain qui répond.
Dominique Grimbert – Surtout que l’inventeur de ChatGPT, Sam Altman, a quand même prévenu que son système pouvait délirer, c’est-à-dire qu’il pouvait y avoir de fausses informations.
Ronan – Effectivement, il y a des informations fausses.
Julien Borde – Moi je ne suis pas un défenseur de ChatGPT. Je suis éducateur spécialisé et je travaille au Nom-Lieu. J’ai l’occasion de travailler avec des jeunes pour qui le téléphone portable, c’est une solution. La semaine dernière, j’ai un jeune de dix-neuf ans, autiste, qui est dans une école de design, qui m’a appelé absolument paniqué parce qu’on lui avait hacké son compte Discord. Et son compte Discord, c’est toute sa vie.
Philippe Lacadée – C’est quoi un compte Discord ?
Julien Borde – Ce n’est pas vraiment un réseau social, c’est une plateforme de discussion, qui à la base a été développée par des joueurs de jeux-vidéo, pour pouvoir discuter entre eux pendant les parties. Déjà, on voit qu’à l’origine, ce sont des gens qui veulent se parler.
Discord, ce n’est pas un produit des GAFAM, qui sont des grosses entreprises américaines et qui déploient sur la planète et sur le réseau, tout un tas d’outils qui, comme vous l’avez très bien dit, utilisent nos pulsions les plus primaires pour pouvoir fonctionner, comme de l’essence, en fait. Discord c’est pas ça.
Philippe Lacadée – Vous parlez de pulsions primaires ?
Julien Borde – Tout à fait. Quand on est adolescent, on aime bien se faire voir, être vu, c’est de l’ordre des pulsion et toute personne a été confrontée à ça. Donc les GAFAM ont utilisé ça, comme une espèce de moteur. Alors Discord ce n’est pas la même chose, ce sont des joueurs qui ont créé une plateforme pour pouvoir échanger entre eux, et lui, grâce à ça, il peut parler avec des gens, parce qu’il ne peut pas aller les voir, c’est trop compliqué pour lui, d’aller vers les gens. Et en plus, il peut aller chercher dans les communautés qui se créent sur Discord des gens qui vont avoir les mêmes centres d’intérêt que lui. Et quand il va pouvoir aller à leur rencontre, il ne sera pas du tout discriminé parce qu’il a des centres d’intérêt qui sont complètement bizarres.
Philippe Lacadée – Grâce à David De Souza, ici présent, de l’association NousAutres, qui m’a conseillé ce livre, Nos ados sur les réseaux sociaux, j’ai appris beaucoup de choses et je vous recommande de le lire car, c’est plutôt un soutien par rapport aux réseaux sociaux. Et, comme disait très bien Clémence, c’est comme une nécessité. Mais tout dépend comment on l’aborde, parce que, par exemple, le professeur Édouard Borst, qui est professeur de neurosciences cognitives et directeur du laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant dit : « On sait qu’obtenir un like, ou voir grimper le nombre des vues des contenus qu’on publie, va déclencher dans le cerveau une sorte de plaisir lié à l’activation du circuit de la récompense ». Lui, au fond, c’est le réseau, les neurones qui communiquent entre eux, et si tu as bien travaillé, on te donne un bonbon, tu as une récompense… Alors que, quelqu’un qui est plutôt du côté de ce que disait pertinemment Clémence, Serge Tisseron, qui est un psychiatre qui a beaucoup écrit sur les réseaux sociaux, dit : « Si les réseaux sociaux plaisent tant, c’est d’abord parce qu’ils facilitent des activités sociales qui ont toujours plu aux êtres humains ». Ce n’est donc pas quelque chose qui se situe dans le cerveau. Ce n’est pas une connexion d’une cellule qui dit à l’autre : « Bonjour, je te récompense parce que tu m’as connecté ». Non, par exemple, « joindre ses proches ou être joint à tout moment, se montrer ou se cacher à volonté, savoir qu’il y a des gens qui pensent à nous et qui nous apprécient, pouvoir partager nos idées et nos expériences du monde, c’est ça qui nous procure du plaisir ».
Participant – Oui.
Philippe Lacadée – Donc c’est très intéressant par rapport à ce que vous disiez, Clémence, et ce que vous dites aussi Julien ?
Julien Borde – Oui. Certains sujets ont besoin d’autres modalités pour pouvoir avoir des conversations avec les autres, rencontrer les autres. Donc, qu’ils soient sur les réseaux sociaux et le numérique en général, c’est plutôt une bonne nouvelle.
Philippe Lacadée – Vous êtes d’accord, Ronan ? Parce que vous aviez l’air de critiquer tout à l’heure. Vous avez commencé par une vision catastrophique, je me suis dit : « Mais c’est un vrai père celui-là, un père Fouettard ! » Les élèves travaillent mal à l’école à cause des réseaux.
Ronan – Les réseaux sociaux, ce n’est pas forcément quelque chose de mal. Je n’ai jamais dit ça. Dans un sens, ça peut être même très novateur. Comme l’a très bien dit Monsieur, en effet, Discord, vous avez raison, c’est toute sa vie. Le problème c’est qu’il ne peut pas communiquer avec les autres, enfin c’est compliqué pour lui la communication, donc forcément, il peut communiquer à travers un clavier, puisque ce n’est pas lui qui parle, c’est avec le clavier.
Julien Borde – Avec Discord, on peut utiliser la voix comme là on est en train de le faire avec tous les gens qui sont avec nous, mais à distance.
Ronan – Voilà, je n’ai jamais dit que le portable n’était pas utile, loin de là. Parce que le portable c’est quand même un moyen d’information très répandu. Et c’est beaucoup plus rapide de chercher une information sur le téléphone que dans un dictionnaire ou dans une encyclopédie. Et il y a de plus en plus de jeunes qui font ça.
Philippe Lacadée – Voilà. Mais pas que des jeunes.
Julien Borde – Pourquoi ça ne serait pas bien ?
Ronan – En fait le téléphone, je trouve que c’est quelque chose de très bien et de très novateur, mais quand on l’utilise trop, ben ça peut mal tourner, c’est tout.
Philippe Lacadée – Mal tourner pour qui ?
Ronan – Mal tourner pour les parents, pour les responsables légaux, et pour l’enfant aussi parce qu’il ne faut pas oublier que ça énerve certes les parents, mais ça n’énerve pas les enfants mais leur santé mentale peut se dégrader, ils peuvent souffrir d’isolement, voilà.
Philippe Lacadée – Alors, il y en a qui pensent que ceux qui utilisent trop leur portable, ça les rend insomniaques. Moi c’est l’inverse, c’est parce que je suis insomniaque que j’utilise le portable. Mais quelqu’un m’a dit que c’était à cause de la lumière bleue.
Participants – Oui.
Philippe Lacadée – Mais c’est faux. D’après le livre que m’a conseillé David de Souza, il y a eu une expérience là-dessus. Donc dites-moi ce que vous avez vu sur la lumière bleue.
Clémence : J’ai lu une étude qui dit que ça limite les rayons envoyés par le ciel, et si on regarde le portable avant d’aller se coucher, ça donne l’information au cerveau que c’est la journée et donc on n’a pas envie de dormir. Enfin logiquement, on reste éveillé.
Philippe Lacadée – Mais il y a des études scientifiques qui ont été faites qui démontrent que ça n’a rien à voir.
Dominique Grimbert – Pourtant, c’est quand même un savoir relayé par les opticiens, par les ophtalmologistes, qui préconisent des lunettes spéciales anti-luminosité.
Julien Borde – Vous avez dit plusieurs fois Clémence « avoir les réseaux sociaux » et je trouve cette formule très étonnante. J’ai les réseaux sociaux, elle a les réseaux sociaux. Je trouve ça très étonnant…
Clémence – C’est plutôt une fierté quand on dit « Moi j’ai », au collège.
Julien Borde : Je trouve que ça dit très bien que la plupart des gens ne savent pas comment fonctionnent les réseaux sociaux. Parce qu’en fait les réseaux sociaux, ce sont eux qui nous ont. C’est-à-dire qu’en fait aujourd’hui le Département américain menace la société mère de TikTok de ne plus autoriser TikTok aux États-Unis et leur demande de se désolidariser de TikTok, sachant que la société mère est en Chine. Pourquoi ? Parce que les données récoltées par les utilisateurs de TikTok alimentent les serveurs chinois. C’est-à-dire qu’en fait, ce n’est pas vous qui avez l’application TikTok, c’est l’application qui a vos données. Vous voyez ? Et je trouve très étonnant qu’il y ait un changement ou une espèce de retournement dans le langage, qui fasse dire à tout le monde : « J’ai les réseaux sociaux », alors qu’en fait, c’est eux qui nous ont.
Ronan – Pour les jeunes, avoir les réseaux sociaux, c’est comme une nécessité d’être connecté perpétuellement. Il y en a certains même qui s’en fichent de l’école, qui préfèrent leurs réseaux à l’école, et la réalité d’aujourd’hui, c’est que les jeunes ont un destin un petit peu tout tracé, certains se disent : « plus tard, je veux être influenceur, youtubeur, streamer ».
Dominique Grimbert – Oui, d’ailleurs, certains en font quelque chose de leurs pratiques sur les réseaux, des chaînes qui leur rapportent un salaire, avec lesquelles ils gagnent leur vie.
Clémence – Est-ce que ça durera ?
Marie-Bernadette Haïs – Moi, je peux confirmer. J’ai des élèves qui sont influenceurs et influenceuses. Après un bac pro, ils ont fait un BTS Com, une année en marketing, et ils sont maintenant influenceurs. Ils mettent en contact des entreprises avec des jeunes, bien évidemment avec un merchandising. Ils gagnent leur vie comme cela. Mais c’est devenu un métier, ça fait partie des nouveaux métiers, donc on ne peut pas tout vilipender.
Par contre, la mise en scène de soi de certains, que je suis, ne me plaît pas en totalité. Mais par contre, je vois aussi l’évolution de certains, qui deviennent conseils par exemple, et qui réfléchissent à l’évolution de leur positionnement. Par exemple, accompagner des femmes d’un certain âge dans leur relooking, les accompagner dans leur shopping, leur donner des conseils, et des choses qui se font parfois en visio qui ne se feraient pas en présentiel. Et puis aussi faire connaître le monde, je pense à une en particulier, qui se déplace dans différents pays, elle fait sa sélection d’hôtels et les conseille à son réseau. Cet aspect-là est nouveau et, évidemment, comme c’est la promotion de très grandes marques, cet aspect commercial peut aussi être problématique.
Ronan – Il y a aussi certains influenceurs sur les réseaux sociaux qui racontent l’actualité. Les réseaux sociaux, c’est bien d’un côté parce que c’est créateur d’emplois, mais si tous les jeunes veulent devenir influenceurs, après il y aura des secteurs de travail qui seront impactés. Par exemple, on est en manque de personnes dans plein de métiers, par exemple des professeurs. Je ne veux pas sortir complètement du sujet mais, au début de l’année, je n’ai eu ni professeur de technologie, ni professeur de sciences physiques, ils sont arrivés trois semaines après. Donc le problème, c’est que si tous les jeunes veulent devenir influenceurs ou influenceuses, il y aura des secteurs en tension. Il y aura moins de personnes pour faire les métiers qui sont vraiment très importants. Je ne dis pas qu’être influenceur ce n’est pas important, parce que raconter l’actualité, s’informer, c’est important. Mais être professeur, par exemple, c’est transmettre le savoir, enseigner, et je pense vraiment important dans une vie d’avoir des connaissances, de se former et de se forger pour plus tard.
Marie-Alice Godin – Le problème pour les influenceurs, c’est que ça commence de plus en plus tôt. Je suis enseignante en primaire et on a un élève en CM2 qui est déjà sponsorisé, qui est skater. Il y a quatorze ans, ça n’existait pas, les jeunes de dix ans sponsorisés par des marques. Il y a des enfants qui gagnent de l’argent, qui font des promos…
Participante – Là, il y a la question des parents quand même.
Marie-Alice Godin – C’est la question des parents mais aussi la question des marques qui maintenant ciblent une clientèle, une population de plus en plus jeune. Les réseaux sociaux par exemple, nous, à mon beau-fils qui était aussi skater, mais qui est adulte aujourd’hui, on lui a jamais dit oui ou non pour les réseaux sociaux, on connaissait très peu, il y a quatorze ans. Et lui, il s’est inscrit, c’est moi qui avais trouvé son compte Facebook, et jamais il nous a demandé s’il pouvait avoir un compte Facebook, pas plus que son petit frère ne nous a demandé s’il pouvait avoir Instagram. J’ai essayé, mais c’est là où les parents essaient de faire au mieux... Moi je suis un peu addict au portable mais, même avec ça, on est dépassé par toutes ces générations parce que ça va beaucoup plus vite que nous. Par exemple, j’avais un copain pédiatre qui m’avait dit avoir coupé la wifi le soir jusqu’au matin… Et, les enfants faisaient du partage de connexion et je ne savais même pas que ça existait. Donc nous, on laissait nos portables, et eux ils se connectaient comme ça, le soir quand ils avaient envie. Et j’ignorais toutes ces pratiques. Enfin j’ai découvert souvent avec eux quoi, tout ce monde-là des réseaux sociaux…
Et ce qui m’inquiète beaucoup, c’est que, maintenant, en primaire, on a beaucoup d’élèves sur les réseaux sociaux, qui ont des groupes WhatsApp dès le CM1. TikTok, CP, CE1, CE2, ils sont sur des vidéos… Et je pense que ça, c’est extrêmement dangereux. Alors je ne sais pas le formuler, ni pourquoi, mais je pense qu’il y a là quelque chose qui ne va pas. Des collègues me disent : « Oui mais moi, mon fils, il peut aller sur internet », parce que chaque parent pense que son fils ne va pas aller voir des choses terribles ou va gérer alors que, finalement, on est adulte et on n’a pas forcément les bons outils pour voir ce qui se passe sur ces réseaux sociaux.
Julien Borde – Alors je vais profiter de la présence de ces jeunes gens pour poser une question qui me paraît importante. Tout à l’heure vous parliez d’amour, et je voulais savoir, aujourd’hui, comment ça se passait l’amour pour vous. L’amour, est-ce que ça peut passer par les réseaux sociaux ? Comment vous faites, vous, les jeunes ?
Clémence – Avec les sites de rencontre ?
Julien Borde – Quand un garçon veut parler à une fille.
Clémence – Il like tout ce qu’il peut liker. Mais tout est liké en fait. Ça dépend des gens, parce qu’il y a beaucoup de filles, mais de garçons aussi, qui aiment beaucoup faire des approches par les réseaux sociaux, parce que c’est plus facile : on like une story ou une photo, on n’a pas la réaction directement.
Julien Borde – On ne va pas se prendre un râteau.
Clémence – C’est ça. Un garçon qui va voir une fille dans la rue en lui disant : « je te trouve jolie », elle dit non, voilà.
Dominique Grimbert – Oui, et puis c’est plus difficile aujourd’hui pour un garçon de s’autoriser ça.
Philippe Lacadée – Ça vous arrive à vous Clémence ?
Clémence – De donner des râteaux ?
Philippe Lacadée – Qu’un garçon vous dise que vous êtes jolie dans la rue.
Clémence : Mais, il y a ma mère, quand même !
(Rires)
Clémence – Non. Mais c’est plus facile pour tout le monde. Mais, pour ma part, je préfère parler aux gens en vrai, parce que je trouve qu’on perd de l’authenticité à travers ce truc de parler par messages, de liker. Et puis après, on est là : « elle m’a pas répondu » ou « il m’a pas répondu », « qu’est-ce qu’il pense ? »…
Julien Borde – Ça passe par là quand même.
Clémence – Oui, pour beaucoup, ça passe par là. Ça facilite parce que, quand on est adolescent, c’est dur, quand on est un garçon d’aller voir une fille, de dire : « Je te trouve jolie ». C’est plus facile sur les réseaux sociaux. Et puis, si on prend un râteau par les réseaux sociaux, ce n’est pas dramatique.
Philippe Cousty – C’est intéressant, jadis on n’avait pas besoin d’avoir la preuve qu’on était sous les regards pour se sentir sous le regard. Le regard était là, instauré, peut-être était-ce ce regard qui nous faisait nous supporter nous-mêmes, voire nous faisait aimer, il avait peut-être plus de consistance qu’aujourd’hui.
Clémence – Oui, aujourd’hui c’est à travers le virtuel. D’ailleurs ce qui se fait beaucoup chez les filles et garçons de mon âge, c’est de mettre des stories où on a que des photos de nous. C’est de rigueur, aujourd’hui, d’avoir un dossier sur son compte avec que des photos de nous. Et quand un garçon ou une fille va voir les photos, il répond à la story : « Je te trouve jolie » et du coup, c’est moins naturel. Après il y a peut-être eu des relations qui se sont créées avec ça, mais c’est peut-être moins authentique…
Philippe Cousty – Qu’est-ce que vous entendez par authentique ?
Clémence – Le feeling qu’on peut avoir avec quelqu’un qu’on rencontre.
Philippe Cousty – Le poids du corps dans la rencontre réelle ?
Clémence – Oui, dans la rencontre réelle, voir si on aimerait connaître quelqu’un, si on se sent bien avec lui. Ce n’est pas en voyant une photo qu’on sait ça.
Philippe Lacadée – On perd le frisson.
Ronan, comment vous faites avec l’amour, vous ?
Ronan – Tout de suite les grands mots… L’amour de maintenant n’est pas du tout l’amour d’avant…
(Rires)
Philippe Lacadée – Ah bon ?
Ronan – Parce que maintenant on a les e-couples, c’est à dire des personnes qui se mettent ensemble sur les réseaux, par l’intermédiaire des sites de rencontres.
Philippe Lacadée – C’est vrai ? Et vous êtes vachement au courant. Vous passez du temps, sur les réseaux sociaux...
Ronan – Je me documente. En fait tout le fun, comme disent les utilisateurs, c’est de se mettre en couple avec un pseudo.
Participante – C’est platonique.
Philippe Lacadée – De toute façon, maintenant la mode c’est no-sex, la sexualité, c’est dépassé, non ?
Participante – J’ai quand même le sentiment qu’on se protège, même du rapport physique à l’autre. C’est une forme de protection…
Philippe Lacadée – Mais je crois que c’est ça qui est en jeu. C’est peut-être ce que voulaient dire Clémence et Ronan, ce qu’on essaie d’attraper avec ce qu’on appelle l’authenticité. C’est-à-dire que, pour l’instant, l’être humain, on n’a pas inventé mieux, il a un corps et un corps vivant, c’est à dire un corps dans lequel il éprouve des émotions. Alors, bien sûr, il y a des émoticônes mais l’émoticône ne vous permettra jamais de traduire ce que Arthur Rimbaud appelait les sensations inédites et immédiates, ce qui fait l’humain, c’est-à-dire dire ce qu’il ressent dans son corps. Par exemple, là, j’ai des gens qui prennent rendez-vous avec moi par SMS.
Ronan – Il y a même maintenant des rendez-vous téléphoniques.
Philippe Lacadée – Et, c’est très complexe. Comme disait très bien Clémence, la voix et le regard, qui sont les objets du désir, parce qu’on a pas inventé mieux, la voix, c’est l’objet du désir de l’autre, c’est-à-dire c’est quelqu’un qui vous dit ceci, c’est très souvent la mère qui peut avoir un côté un peu persécutif, parce que la façon dont elle dit des choses à son enfant, l’enfant entend quelque chose d’autre dans la voix, toujours un certain reproche. Et le désir, c’est très important parce que c’est aussi quelque chose qu’on va quêter ou guetter chez l’autre : « T’as vu comment tu m’as regardé ? », ou le regard noir, c’est très important chez les profs. Moi, quand je travaillais à Bobigny, il y avait des élèves qui rentraient un peu en colère parce qu’ils avaient perçu dans le regard du prof un regard noir, un regard désapprobateur. Et ça, ça peut entraîner des réactions, qui sont humaines. Mais le problème avec les réseaux sociaux, et d’ailleurs, ce n’est pas forcément un problème, depuis que j’ai lu le livre que m’a conseillé David De Souza, je crois qu’on ne peut pas faire autrement que faire avec. Je reprenais un texte sur l’invention de l’imprimerie, c’était le même truc. Quand on a décidé d’inventer l’imprimerie, ça a été la grande révolution. Montaigne a fait un très beau texte là-dessus en disant que ça avait complètement révolutionné le rapport à l’écriture et au monde. C’était une grande ouverture, mais beaucoup de gens disaient que ça n’allait pas et se demandait où on allait. D’où le sous-titre : usages ou més-usages. Et c’est pour ça qu’il y avait un trait d’union entre més et usages, parce qu’on est bien obligé de savoir quel usage en fait son fils ou sa fille. Pas forcément l’interdire, parce qu’on sait très bien que l’interdit, on n’a qu’une envie… C’est comment dire oui et en même temps non.
Winnicott, le pédiatre et psychanalyste, se demandait si l’on devait laisser les enfants écouter la radio pendant la guerre mondiale. Et répondait que c’était beaucoup moins terrible que ce qui se passe dans leur tête. Donc des fois, extraire une certaine violence et la vivre sur des jeux, ça peut soulager. Qu’en pensez-vous, parce que vous avez parlé de la violence…
Ronan – Les jeunes ressentent une certaine violence en eux-mêmes quand ils sont face à une interdiction, quand les parents disent : « Stop, les écrans, tu arrêtes. Tu poses ton téléphone. » Il y a une certaine frustration de la part de l’utilisateur comme il était dans un cadre de bonheur…
Philippe Lacadée – De bonheur ?
Ronan – Quand il regarde son téléphone, les réseaux, il est heureux. Quand il regarde les stories, il y a de la dopamine qui est créée, l’hormone du bonheur. C’est justement pourquoi les jeunes sont accros aux réseaux sociaux, et qu’ils ne peuvent plus s’en passer.
Philippe Lacadée – C’est pas vrai ? À cause de l’hormone du bonheur ?
Dominique Grimbert – Certains jeunes disant que c’est d’autant plus frustrant, parce que quand leurs parents leur demandent d’arrêter avec leur portable, eux, les parents sont toujours dessus. Une maman me disait : « quand je vois ma fille avec son portable, je me vois dans un miroir. »
Mais vous, les jeunes, vous naissez dans ce monde-là, et vous en savez souvent plus que nous, et c’est alors vous qui avez des choses à nous apprendre, qui nous expliquez les usages, parce que vous savez inventer à partir de ce monde qui est celui de votre génération.
Clémence – Oui, on est né avec. On dit on a les réseaux sociaux parce qu’on a l’impression, quand on a Facebook, Instagram, qu’on crée un compte, et que l’on choisit notre pseudonyme, que l’on met ce qu’on veut dessus, les photos, les amis, les abonnements… Alors qu’en fait, les vidéos qu’on regarde, c’est l’algorithme qui nous les propose. Alors qu’on a l’impression d’avoir le contrôle total, on ne contrôle rien mais on a l’impression de tout contrôler.
Philippe Cousty – C’est vrai, mais d’un autre côté, dire j’ai les réseaux sociaux, ça dit quelque chose du rapport à ses parents. Ça dit aussi que vos parents vous ont autorisé à aller sur les réseaux sociaux. Il y a quelque chose d’un franchissement, à ce moment-là, c’est comme à mon époque, quand on avait son premier vélo, on pouvait partir de la maison, aller où on voulait, quelque chose d’une autorisation à l’autonomie, voire à un devenir adulte qui est ouvert par les parents. Je crois que c’est aussi pour ça que les jeunes disent j’ai les réseaux sociaux, c’est parce qu’il y en a qui les ont pas parce que, comme vous le disiez, jusqu’à un certain âge, pas question. Il me semble qu’il y a cette dimension là aussi. Alors après j’ai bien compris les algorithmes et tout ça, d’accord. Mais, même si les algorithmes nous pilotent, dans certaines choses du même, on peut toujours y rencontrer la surprise.
Julien Borde – Il y a toujours du bug.
Philippe Cousty – Ça dépend de quelle présence authentique on est entouré, pour reprendre votre expression, comment au fond on peut tremper là-dedans, mais pas tout seul. Et tu disais, Dominique, que les jeunes ont beaucoup à nous enseigner, parce que c’est vrai que ça va très vite et qu’on peut être dépassé, d’où l’importance de partager…
Participante – Au sein de la famille, de parler. « Montre-moi, ce que tu fais. » Il faut en parler avec eux.
Clémence – Il y a la pression aussi. Les parents nous prennent pour des ados, c’est toujours l’expression qui est reprise : « Ils sont dans leur crise d’ados », et donc automatiquement tout ce que l’ado va faire, ça va être vu négativement parce qu’il fait sa crise d’ado.
Julien Borde – Tout à fait.
Clémence – Dans les réseaux sociaux, il y a beaucoup du mauvais, ça je le nie pas, mais il y a du bon. Moi, j’apprends plein de choses du monde. En fait, quand on grandit là-dedans, et même avec l’école, les profs qui nous disent : « les jeunes… », on n’en parle pas parce qu’on va nous dire : « T’es ado et ce que tu dis ça ne vaut rien, c’est un truc de jeune ».
Julien Borde – Je suis complètement d’accord avec vous. Je vais même aller plus loin, je pense qu’il faut faire très attention, quand on fait de la prévention, si on braque les gens, ils ne viennent plus vous voir quand ils ont un problème. En fait, le but du jeu, ça serait plutôt de se dire au fond, il ne faut pas les laisser tout seuls avec ça.
Participants – Exactement.
Julien Borde – C’est-à-dire essayer toujours d’être un partenaire avec qui on peut toujours en discuter, parce que le jour où il y a quelque chose de grave qui arrive, et ça arrive, il vaut mieux un adolescent qui ait une relation de confiance avec un adulte pour lui dire, là, j’ai besoin de vous pour m’aider.
Clémence – Je trouve que pour ma génération du moins, ça a un peu échoué peut-être parce qu’on était les premières générations avec les réseaux. Mais après tout ce qu’on a vu au collège, ce n’était pas instaurer un climat de confiance, c’était plus d’être braqué et dire : « vous êtes dans les réseaux et ce que vous faites c’est mal. » Ce n’était pas : « vous l’avez, donc voilà, vous savez dans quoi vous vous engagez ». Et du coup, j’ai des copines qui ont vécu du cyberharcèlement et qui ne se sentaient pas assez à l’aise avec leurs parents, ou un prof, ou un intervenant dans le cadre enseignant, et qui avaient peur d’être jugées en parlant de ça. Bon, c’est peut-être en train d’évoluer, j’espère. Mais, de toute façon, tous les jeunes vont avoir les réseaux sociaux, ça c’est sûr, et de plus en plus, et de plus en plus tôt, apparemment dès le CM1, donc, il ne faut pas penser à leur dire de ne pas les avoir mais plutôt se concentrer sur le après. Comment leur apprendre à gérer une fois qu’ils l’ont, en les encadrant et en leur disant que s’il y a un problème, il faut qu’ils se sentent à l’aise d’en parler à un adulte.
Julien Borde – Pour faire le parallèle avec ChatGPT, parce que je n’étais pas tout à fait d’accord avec ce qui s’est dit tout à l’heure, pour pouvoir faire avec ça, il faut apprendre à s’en servir. Parce que, si on n’apprend pas à s’en servir, les autres vont s’en servir, et c’est risqué. Donc servez-vous de ChatGPT.
Ronan – Alors moi non, je ne me sers pas de ChatGPT. Mais je pense que c’est assez intéressant ce qui a été dit, parce que les jeunes, il ne faut surtout pas les stigmatiser en disant que les réseaux sociaux, c’est mal. Ce qu’il faut leur dire, je pense, c’est que les réseaux sociaux, ça peut avoir du positif comme du négatif, mais si vous ne voulez pas qu’il y ait de négatif, il faut apprendre à les utiliser comme ChatGPT, tout à fait.
Dominique Grimbert – Ça résonne avec ce qu’écrit en commentaire Sakina Benarbia Guimard sur la messagerie Zoom…
Sakina Benarbia Guimard – Oui, bonsoir. Je pense que vous connaissez Gilles Mouillac, Dominique, puisque j’ai eu l’occasion et le plaisir de travailler avec lui, il est psychologue. Et ce qu’il disait, notamment lors d’une conférence avec la Maison des ados à Bordeaux, c’était que le meilleur moyen pour des jeunes de sortir des réseaux sociaux, alors quand on dit sortir, c’est-à-dire d’avoir un usage un peu plus nuancé et réfléchi, c’est à nous adultes d’y entrer avec eux. Et, dans le cadre de mon travail, je suis cheffe de service dans le secteur de la protection de l’enfance et éducatrice spécialisée de métier, et je suis assez surprise d’entendre des adultes se plaindre de l’usage un peu abusif des réseaux sociaux, sans même s’y intéresser, sans même accompagner un jeune. Je parle même dans la sphère privée, je parle aussi de la famille, ne serait-ce que cinq minutes, de regarder, de s’asseoir à côté d’un gamin, de regarder l’écran, de bidouiller avec la souris avec le jeune et de lui dire : « montre-moi ton univers ». J’ai déjà essayé ça avec des gamins en MECS, et c’est super intéressant. Des gamins à qui on reprochait un usage abusif, notamment une gamine, et elle m’a expliqué ce qu’elle faisait avec son téléphone et j’ai été moi-même agréablement surprise. Moi qui croyais qu’elle passait son temps à tchatter, et à faire un peu n’importe quoi, à se mettre notamment en danger, en fait, elle est très douée en dessin, et elle utilisait des logiciels de dessin, et était connectée avec une communauté de designers. C’est une gamine qui a énormément de potentiel et j’ai découvert tout cet univers avec elle. Donc, c’est pour ça que j’ai cité Gilles Mouillac, parce que je trouve que c’est assez parlant à cet endroit précis du débat. Voilà.
Dominique Grimbert – Gilles Mouillac, cofondateur du Nom-Lieu avec Julien Borde, entre autres.
Philippe Lacadée – Puisqu’on est dans le Nom-Lieu, et pour répondre à ce que disait Olivier sur la question de l’amour, il se trouve qu’il y a, au Nom-Lieu, un jeune Brésilien qui, grâce à sa mère qui avait entendu parler du travail qui se faisait au Nom-Lieu, est venu exprès du Brésil. Donc ce jeune qui ne sort pas beaucoup de chez lui, qui vient deux fois par semaine au Nom-Lieu, est tombé amoureux. Et pour sa mère, c’était extraordinaire parce que, pour la première fois, il lui parlait de ses émotions, des sentiments qu’il éprouve. Pour un autiste, dont on pense qu’il est seul dans sa bulle, qui ne parle pas, tout à coup, il traduisait ses émotions en verbe, en mots, pour la mère et il lui disait : « je suis amoureux ». Le petit problème, c’est que son amoureuse, habite en Corée du Sud. Il parle avec elle pendant une heure. Il n’a jamais vécu ça. Donc l’amour, cher Olivier, ça peut être rencontré… Alors je lui ai dit : « mais vous pensez aller en Corée ? ». Alors là, ça le trouble. Mais, d’après sa mère, ça l’a transformé, parce qu’il parle beaucoup plus, il a beaucoup plus d’assise subjective, comme disait Le maire de Bordeaux, Michel de Montaigne. C’est lui qui vantait les mérites de l’imprimerie alors que tout le monde disait non.
Philippe Cousty – On envoyait ses déclarations d’amour par lettre.
Philippe Lacadée – Je travaille aussi à Montreuil, dans la banlieue parisienne. Une application a été créée, par le biais du portable, pour des jeunes qui sont si l’on peut dire hors-circuit, qui ne peuvent même pas aller s’adresser à un psychologue. Par le biais de l’application, ils commencent à parler entre eux, et après une psychologue s’introduit, ils commencent à entrer en contact avec la psychologue, par le biais de l’application, sinon ils ne viendraient jamais au CMP. Donc il faut savoir que ça peut avoir aussi un usage tout à fait pertinent, reconnu par l’ARS, qui finance cette application, qui s’appelle Together, et ça a un effet, c’est intéressant.
Dominique Grimbert – On avait dans l’idée que ce soit, ce soir, la première conversation autour de cette question, mais d’en proposer une autre prochainement avec Angélique Gozlan à l’initiative de cette application innovante.
Philippe Lacadée – Oui, c’est une grande spécialiste des réseaux sociaux.
Nous vous remercions Clémence et Ronan, de votre pertinence, de la clarté de votre propos, de vos mots précis. Vous êtes nés dans les réseaux sociaux, et parlez beaucoup mieux que nous.
Dominique Grimbert – Mais en même temps ça peut ouvrir sur un savoir. J’ai rencontré un jeune qui était scolarisé en ULIS, il ne savait pas lire. Il était isolé, rien ne l’intéressait. En fait, il avait l’interdiction d’utiliser le portable chez lui mais, quand il venait me voir, il avait le droit de l’avoir. En fait, il n’avait alors qu’une envie, c’était de l’utiliser. Et quand j’ai consenti à me laisser embarquer, à l’accompagner dans sa découverte, ça lui a donné envie d’apprendre à lire. En six mois, il a fait des progrès spectaculaires en lecture, parce que ça l’a mobilisé, il venait avec plaisir, on a ri en séance, un gai savoir. Comme toujours, à chacun sa façon, à chacun son usage.
Clémence – Moi, je trouve ça beau des cas comme ça. C’est super. On ne parle souvent que du négatif mais voilà, il y a du positif aussi.
Ronan – Le portable, ça a pris une place énorme dans notre société. Je pense que c’est quelque chose de très bien tant qu’on sait le gérer et se mesurer.
Patrick Bas – Et moi j’ai envie de dire que, en fait, c’est comme l’attitude vis-à-vis de tout ce qui est nouveau, particulièrement les parents vis à vis des enfants, il faut être bien-veillant. C’est-à-dire faire les choses bien, mais je veille.
Philippe Lacadée – C’est astucieux ça, je n’y avais pas pensé.
Dominique Grimbert – Une réaction par zoom de Barbara Rean.
Barbara Rean – Je me questionnais. Il y a quelque chose dans le portable de l’ado qui est quand même de l’ordre de l’intime, de quelque chose qui lui appartient. Même si j’entends la dangerosité de tout type de violence à laquelle il a accès, il y a aussi cette question de l’intime, et cela peut être vécu de façon un petit peu intrusive ou être mal accueilli par l’adolescent qui y loge aussi une part de lui de divulguer ou de partager avec ses parents.
Clémence – Oui, je suis d’accord avec ce que vous dites. Je trouve que pour les adolescents c’est une forme de jardin secret, sans que les parents puissent voir, de parler avec leurs copains. C’est un espace où les parents peuvent intervenir, mais seulement pour la sécurité de l’enfant.
Ronan – Oui, je suis d’accord avec ce que vous avez dit, Madame. Mais comment les parents peuvent-ils avoir un regard sur les réseaux sociaux tout en respectant l’intimité de l’enfant, c’est ça toute la question. Comment ne pas pénétrer dans leur jardin secret ?
Sandrine Denieulle – Il y a quelque chose qui s’appelle le journal intime. Le journal intime, ça permet de livrer ce qu’on ressent sur du papier, qui ne regarde que nous, et normalement personne d’autre ne lit le journal intime. Il y a pas d’intimité sur un portable, dans la mesure où sur les réseaux sociaux, on est en lien avec d’autres personnes.
Philippe Lacadée – Alors le problème du journal intime, c’est que très souvent les jeunes filles se débrouillaient pour qu’il soit lu par leur mère… Puisque vous parlez du journal intime, je crois qu’autrefois, il y avait quelque chose de très important, illustré dans l’affiche de cette soirée, et c’est pour ça que Dominique Grimbert l’a réalisée. Alors autrefois, et peut-être que c’est ça qui est important, on prenait le temps de s’asseoir auprès de sa fille ou de son garçon pour leur lire un livre. L’imaginaire ce n’est pas l’image, ainsi quand vous êtes petit, et que vos parents vous lisent une histoire, c’est à partir de ce qu’ils vous disent que vous imaginez le récit, tandis que si vous ne regardez que l’image, vous êtes pris par l’image, et comme disait très bien Julien, c’est l’image qui vous regarde, sans un peu de médiation.
Ronan – Avec le portable, on ne peut pas développer notre imagination, alors qu’avec une lecture, on peut s’imaginer plein de choses parce que ce sont des mots et les mots c’est…
Philippe Lacadée – Voilà les mots véhiculent voire nous infusent l’hormone du bonheur, ce n’est pas la dopamine.
Conclusion, il faut savoir être assis en compagnie, comme on a fait avec vous aujourd’hui. On aurait pu faire venir des spécialistes, mais pour nous, les spécialistes, ce sont les jeunes.
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