Philippe Lacadée – Bonjour, je vous remercie d’être venus à cette Conversation aux Douves #5 autour de la question du harcèlement. Le titre et l’affiche indiquent le désir d’introduire un certain déplacement eu égard à la difficulté du thème abordé : une jeune enfant est au téléphone, un vieux téléphone filaire et dit « Non, mais je rêve ! Tu me harcèles ou quoi ? ». La dimension du rêve laisse entendre une autre dimension, celle d’une Autre scène, celle de l’inconscient. À travers le fil du téléphone, peut-être s’entend-elle parlée ou parler à elle-même, preuve de sa division. Le choix d’un vieux téléphone n’est pas anodin, ce n’est justement pas un portable objet gadget au plus près du corps, capable du meilleur comme du pire. J’ai invité Ronan, il est collégien, il se présentera lui-même. Je sais qu’il a des choses importantes à nous dire. Je le remercie d’avoir accepté d’être là.
Alors, très souvent, on remarque que, finalement, celui qui harcèle n’est pas très à l'aise dans ses baskets et c’est peut-être pour ça qu’il harcèle l'autre, pour soulager ce qui de l’autre en lui le gène, voire l’angoisse. Alors, il harcèle…
Ronan – Pour se sentir exister.
PL – Oui. Dans l’interview qu’il nous a accordée, François Berléand nous indique que son père lui avait dit : « Toi, tu es le fils de l’homme invisible », ça l’a beaucoup marqué et a orienté sa vie. Ainsi, parfois, des paroles marquent, d'où l’intérêt de s’intéresser au point d’impact sur le corps que peut avoir le harcèlement sur certains sujets. Alors, si vous en êtes d’accord, Ronan, vous pouvez commencer par présenter votre fonction.
Ronan – D’abord, bonjour à tous. Comme vous l’avez dit, j’ai treize ans et je suis élève au collège et aussi conseiller départemental des jeunes de la Gironde. Je pense que je suis bien placé pour parler du harcèlement scolaire parce que j’ai des amis qui en ont été victimes et j’ai recueilli leur témoignage. Alors, pour moi, il y a trois types de harcèlement : le harcèlement physique, le harcèlement moral et le cyberharcèlement. Je vais raconter le témoignage d’un élève qui a subi les trois types de harcèlement. D’abord, le harcèlement physique, c’était dans le bus, on lançait son sac, puis on le poussait et on le tapait. Alors, il l’a dit au professeur, il en a parlé avec la CPE, il avait bien sûr demandé à ces élèves d’arrêter. La CPE, d’après ce qu’il m’a dit, a reçu les élèves et il n’y a pas eu de suites particulières. Malheureusement, le pauvre, ça dure depuis la sixième jusqu'à aujourd'hui, il est en quatrième. Les harceleurs, toujours les mêmes, continuent sans scrupules à commettre leurs actes. Il est également victime de cyberharcèlement. Il a des comptes sur les réseaux sociaux WhatsApp et Instagram. C'est surtout sur WhatsApp, sur le groupe classe, que ces insultes perdurent. On lui dit des menaces de mort, par exemple, d’après ce qu'il m’a dit. Ce sont des insultes extrêmement blessantes. Il en a parlé mais, malheureusement, rien n’a été fait. Je ne sais pas s’il y a eu des suites ou non, récemment. Harcèlement physique plus cyberharcèlement et bien c’est du harcèlement moral en fait, tout simplement, et dans sa tête il ne va pas bien, il prend des médicaments contre la dépression. Si ça continue comme ça, ce n’est pas possible. Je cite également ses paroles : « le collège me détruit et j’ai envie de mettre fin à ma vie ». Ce n’est pas normal ! Les parents, quant à eux, ont prévenu le ou la chef d’établissement, donc les élèves ont été reçus. Je crois qu’ils ont écopé d’un ou deux jours d’exclusion, ce qui est, pour moi, insuffisant pour les actes ignobles qu’ils ont commis. Il n’y a pas d’autres mots. En plus, il a des copains, donc cela signifie que ses copains ne prennent même pas sa défense et, quand des amis proches ne prennent pas la défense de la victime, ils sont quelque part indirectement harceleurs parce qu’ils ne font rien pour leur ami. Encore une fois, ce n’est pas normal. La plupart du temps, la victime est seule, sauf que là, cette fois-ci, lui, il a des amis, il est bien entouré. Voilà un témoignage que l’on a recueilli. En fait, le harcèlement, ça peut commencer tout simplement par un surnom méchant et se terminer par une poignée de mains, mais ça peut aussi avoir des proportions comme ça. Moi je trouve que c’est intolérable et qu’il faut absolument y remédier. Voilà.
PL – Alors Monsieur le conseiller, est-ce qu’on peut discuter ? Et d’abord, selon le principe d’une conversation, je vous demande à tous si vous avez des questions à poser à Ronan ou vos propres témoignages à apporter ?
Marie-Ève Saraïs – Je suis étonnée que ce garçon soit harcelé sur le groupe classe, sur le groupe WhatsApp. Comment est-ce possible ?
PL – Parce que la classe a un groupe WhatsApp ?
Ronan – Oui, maintenant les jeunes sont obligés d’être connectés pour exister, il n’y a pas d’autres mots. Mais ce n’est pas une blague, il y a des groupes classes et même maintenant des groupes collèges, ça devient du grand n’importe quoi. Normalement, WhatsApp c’était un réseau social pour rester en contact avec ses proches, moi, j'ai WhatsApp mais je n’ai pas le groupe classe. Je joue au foot et, en fait, sur le groupe WhatsApp du foot, les seules choses qu’on dit, c’est pour prendre en compte les absences des joueurs et convoquer pour les matchs le samedi, c’est tout. Normalement, c’est fait pour ça WhatsApp. Mais là, en fait, le groupe classe ça prend des proportions, c'est n’importe quoi. Maintenant, ils envoient des photos, ils s’envoient des messages parfois jusqu’à deux heures du matin. Il n’y a plus aucune limite, la situation est incontrôlable, si je puis dire. C'est d’autant plus étonnant puisque la classe devrait être témoin, et là on parle de cinq ou six harceleurs quand même…
PL – Dans la même classe ?
Ronan – Oui, dans la même classe, mais les vingt autres que font-ils ? Parce que je serais témoin de ça, j'irais de suite en parler à un adulte, ce n’est pas du tout tolérable.
Marianne Bourineau – Ils ne prennent pas la mesure, les autres élèves.
Ronan – C’est bien ça le problème. Ils ne peuvent pas savoir ce que ça fait.
Michèle Dufour – Juste une question. Quand quelqu’un envoie une insulte ou une menace aux autres sur le groupe classe, tout le monde le voit ?
Ronan – Oui, enfin tous ceux qui sont connectés au groupe.
MD – Tous ceux qui sont connectés au groupe peuvent lire les menaces de mort ?
Ronan – Oui, oui.
Étienne Germe – C’est ça que je ne comprends pas. Quand il y a menace de mort, on est quand même dans un degré très élevé.
Ronan – Oui. Enfin, on peut considérer ça, je pense, comme des menaces de mort, par exemple, on lui envoie « crève ! ça fera rien ! ».
Dominique Grimbert – Et quand il s'est adressé à toi pour te raconter ça, tu lui as fait part, que, toi, tu avais fait le choix de ne pas t’inscrire dans le groupe WhatsApp classe ?
Ronan – Alors, c’est un peu compliqué parce que c’est un ami très proche mais qui n’est pas dans mon collège. Alors je ne peux pas forcément intervenir directement. Je ne vais pas aller voir la principale du collège.
EG – Il y a une puissance de conviction dans le témoignage, pourquoi ne pas aller voir la principale ? Parce qu’il y a une démarche à faire de défense de cet enfant.
Ronan – Les parents sont allés voir la principale, comme je l’ai dit et ils ont écopé de deux jours d’expulsion. Mais enfin, là, ça devrait être expulsion définitive, je suis désolé. Quand on relie les trois types de harcèlement, c’est l’expulsion définitive. Je vais vous faire la comparaison rapidement avec un autre type de harcèlement : un élève, la victime, se fait appeler par des noms qui sont un peu méchants.
PL – Par exemple ?
Ronan – Par exemple, moi je m'appelle Ronan, et c’est comme si on m'appelait RonAnne. Lui, c’est pareil, c’est un prénom qui se termine par « an », je garde l’anonymat, et on l’appelait tous MachinAnne. Une fois ou deux, ça ne va rien impacter, mais ensuite c’était répétitif et dès qu'on le voyait, on l’appelait MachinAnne…
PL – Moi, quand j’étais petit, comme je m’appelle Lacadée, on m'appelait Macchabée. Qu'en pensez-vous, Monsieur le conseiller ?
Ronan – Bah ça, c’est pareil, ça dépend. Est-ce qu’ils vous disaient ça tous les jours ?
PL – Oui mais après ça rentre dans…
Ronan – … la sphère du harcèlement.
PL – Voilà c’est ça.
Ronan – Comme vous l’avez dit, si c’est répétitif et insultant, ça fait partie du harcèlement. Ensuite ils ont fait une vie de classe et, comme je l’avais dit tout à l’heure, ça s’est terminé par une poignée de main. Donc il y a une différence de degré effectivement.
PL – Dans l’argument, j’évoquais une petite fille de huit ans, qui était venue me rencontrer par rapport à une phobie scolaire, c’est-à-dire qu’elle ne pouvait plus aller à l’école. En fait, elle m’a raconté qu’on la harcelait dans son école, avec des lettres, donc là, ce n’était pas les réseaux, par cinq ou six enfants de CE2, dans sa classe, avec des phrases comme « tu es la plus bête », « tu pues du cul », « tu es moche », « tu pollues la planète », « tu es idiote ». Et puis un jour, en arrivant sur son bureau, elle trouve cette phrase : « Je vais te tuer, sors de notre école, sinon tu es morte. » Alors là, elle a été atteinte d’une sorte d’angoisse indicible, c’est-à-dire quelque chose qu’on ne peut pas dire en mots, ça a fait un poids obscur sur sa poitrine. Et elle n’avait dit à personne pourquoi elle ne pouvait pas aller à l’école, donc on avait taxé ça, à l'école, de phobie scolaire. Elle n’osait pas le dire, et c’est ça le truc, c’est comme s’ils se sentaient un peu en faute les harcelés. Ça me fait penser à la fille Marion qui s’était pendue à sa fenêtre. Quand, après, on l’avait dit aux gosses, ils avaient répondu : « mais, en fait, c’était pour rire. » Alors comment faire pour que ces adolescents aient ou mesurent le poids ou la conséquence des mots qu’ils emploient ? Parce que vous parlez de « vie de classe », mais tout le monde ne sait pas ce que c’est. Vous parlez de poignée de main, aussi.
Ronan – Une vie de classe, c’est un temps où on se réunit avec le professeur principal pour débattre de la classe, pour voir s’il y a une bonne ambiance, pour voir s’il n’y a pas de problème, pour voir si la classe n’a pas une réclamation particulière à faire. L’élève a dit à la professeure principale d’organiser justement cette vie de classe parce que, dans notre emploi du temps, c’est prévu une fois toutes les deux semaines sauf que les professeurs ne le font pas toujours parce que, parfois, il n’y a rien à dire, il n’y a pas de problème. C’est plutôt deux ou trois fois par an. En fait, c’est juste soit quand il y a un problème majeur, soit pour l’élection des délégués et pour la préparation du Conseil de classe.
Participante – Les élèves, s’ils demandent, est-ce que ça a lieu ? Ou est-ce uniquement les profs qui donnent le laps ?
Ronan – C’est un peu les élèves qui décident quand il y a une vie de classe, à part pour l’élection des délégués et pour la préparation du Conseil de classe. Sinon, quand ils ont un problème majeur, le prof principal n’a pas le droit de refuser qu’il y ait une vie de classe. Si un seul élève demande une vie de classe, il doit y avoir une vie de classe. Alors, il faut qu’il y ait une raison valable, évidemment, par exemple les cas de harcèlement ou une envie de débattre de quelque chose en particulier qui pose problème dans la classe, trop de devoirs par exemple. Si je devais donner une définition simple et rapide, c’est un temps de réclamation des élèves. Voilà tout simplement.
DG – Je t’entendais dire tout à l’heure « parfois, il n’y a rien à dire ». Est-ce qu’il n'y a rien à dire ou est-ce que c’est un temps que les élèves ont du mal à investir. Ont-ils du mal à faire usage de ce temps qui leur est offert ?
Ronan – Quand j’ai dit qu’il n’y avait rien à dire, c’est que personne, en fait, n’a réclamé une vie de classe, mais en vérité... En fait, les élèves sont malins puisque dans l’emploi du temps, on place des vies de classe en première heure, dans notre collège, ou en dernière heure, alors forcément, ils préfèrent finir à seize heures plutôt que de terminer à dix-sept heures par un temps de réclamation, ou alors commencer à neuf heures.
Participante – Ce n’est pas sur un cours du professeur principal ?
Ronan – Ah non, justement. Alors, dans certains collèges, peut-être, sinon non.
PL – J’étais souvent invité dans des collèges, justement dans le vôtre, à Brisson, avant que vous y soyez, aussi à Aliénor d’Aquitaine et puis ailleurs, c’était sur le temps de cours d’un professeur principal.
Céline Souleille – Si je puis me permettre, ce n’est pas sur un temps de cours. C’est une heure très institutionnelle et réservée à la vie de classe. C’est souvent animé par le professeur principal qui fait son cours souvent à la place de l’heure de vie de classe en réalité, mais c’est dans l’emploi du temps des élèves.
PL – Quelle en est la fréquence ?
CC – C’est tous les quinze jours, je crois.
PL – Et c’est une heure qui doit être respectée ?
CC – Ça fait partie du contrat du professeur principal, et de sa rémunération.
PL – Voici Julien Borde, il est éducateur. Il s’occupe d'un lieu qui s'appelle le Nom lieu, qui reçoit des jeunes branchés sur leur ordinateur et qui ne s’en sortent jamais.
Ronan – Ah oui ? Je voulais justement en parler de l’ampleur des réseaux sociaux...
Julien Borde – Merci pour votre témoignage. Je voulais vous demander, les menaces de mort, ça tombe sous le coup de la loi et je voulais savoir pourquoi la loi de la République s’arrêtait-t-elle quand le règlement du collège commençait ?
Ronan – J’ai vu un documentaire sur le harcèlement et, en fait, les peines sont très rarement appliquées. Normalement, la loi, c’est que ça aille de quatre à cinq ans de prison sauf que je pense que la plus grosse peine pour des harceleurs c’est quatre mois de prison.
JB – Ce que je veux dire par là, c'est qu’en fait, vous avez très bien expliqué que vous avez relayé ce qui est arrivé à votre ami, enfin que les parents de votre ami ont relayé ça auprès du collège, mais qu’il n’y a pas eu d’effet. Mais je voulais savoir si la police avait été alertée par ces faits ?
Ronan – Ah non, il ne m’a rien dit sur ça, je ne pense pas sinon il me l’aurait dit. Oui, là je pense que ça doit aller jusqu’à la police parce que, comme vous l’avez dit, ça ne s’arrête pas au règlement du collège. Là, c’est beaucoup plus vaste. Là, l’élève est en danger.
Étienne Germe – C’est très rarement l’administration qui alerte la police. Ce sont souvent les parents eux-mêmes qui portent plainte. Et, c'est à ce moment-là que l’administration réagit en disant « tiens, il y a quelque chose ».
PL – Est-ce que les parents peuvent porter plainte directement ?
EG – Oui. Ils peuvent porter plainte directement, surtout en ce moment parce qu’il y a une sensibilité.
Participant – Moi, ça me paraît assez bizarre, parce que le collège essaie de régler le problème, et de manière forte, avant, justement pour ne pas que ça parte sur une plainte directement à la police, parce que c’est compliqué après. C’était le protocole avant.
Autre participant – Et, dernièrement, il y a eu plusieurs intrusions de la police dans les établissements scolaires, notamment pour un cas de harcèlement, ce qui a finalement aussi beaucoup choqué les autres élèves, parce que c’est quand même assez troublant cette confusion entre l’éducatif et le judiciaire.
Michèle Dufour – Je suis experte auprès des tribunaux et je suis saisie soit pour des victimes soit pour des auteurs qu’il faut entendre à la demande du magistrat qui veut justement savoir quels sont les tenants et les aboutissants de la plainte. Les parents vont soit à la gendarmerie soit à la police et en fonction des faits qui sont dénoncés…
Participante – Oui, mais est-ce que la police doit rentrer dans la classe ?
M. Dufour – Normalement, non. Ils convoquent l’agresseur.
Participante – Voilà. Mais là, ce qui s'est passé, c’est que la police est rentrée dans une classe pour venir chercher un élève.
PL – Il a même été menotté, non ?
Participants – Oui, c’est terrible.
Participante – C’est traiter un adolescent comme un adulte criminel. Ce qui pose aussi question quand même. Je ne sais pas l’âge qu’il avait, mais…
MD – C’est sûr.
Participante – Normalement, il y a un protocole. Depuis plusieurs années, par rapport à ces problèmes de harcèlement, ça passe par des étapes, jusqu'à la police. Et, s'il y a des menaces de mort, s’il y a des choses sur les réseaux sociaux, enfin sur WhatsApp, est-ce qu’il faut prendre dans les heures de vie de classe ? Tout ça, en France, c’est interdit, il faut faire des captures d’écran, et ça s’arrête en général très vite.
Ronan – Pour revenir sur l’affiche de présentation de cette conversation, vous avez dit que vous aviez montré une petite fille de huit ans, et le pire en fait, c’est que le taux de harcèlement est beaucoup plus élevé en primaire qu’au collège. Normalement, ça devrait être au collège, avec tous les réseaux sociaux, quand tu grandis tu as plus de vocabulaire mauvais, enfin tu devrais plus être apte à insulter quelqu’un... En primaire, franchement je ne comprends pas.
PL – Vous avez l’air de dire qu’il y a des bonnes manières d’insulter ?
Ronan – Non, pas du tout.
PL – Faire une sorte d’éducation et de civilisation de l’insulte ?
Ronan – Mais non, pas du tout, ce n’est pas ça. Mais, normalement, on connaît plus de mots insultants, au collège qu’en primaire.
Participant – Ça commence tôt.
Ronan – Ben oui, c’est ça. Alors, je pense qu’il y a plus de taux de harcèlement en primaire parce qu’en fait, je pense que les élèves se rendent encore moins compte du mal qu’ils font. Et, en plus, plus on est petit et plus on a peur d’aller en parler. C’est pour ça, plus on a peur d’aller en parler, plus les problèmes ne se règlent pas...
PL – Voilà.
Participante – Il y a la peur d’en parler et puis il y a aussi comprendre ce qui leur arrive aux élèves, parce qu’ils ne comprennent pas toujours si facilement ce qui leur arrive avec les autres.
Ronan – Et, il y a une CPE au collège. Je trouverais cela nécessaire qu’il y ait une CPE aussi en primaire parce que ceux qui réglaient les problèmes en primaire, c’était les dames de cantine. Elles sont employées normalement pour servir le repas, elles ne sont pas employées pour régler les problèmes.
PL – Surtout qu’on ne parle pas la bouche pleine.
Étienne Germe – Il faudrait communiquer directement l’intervention à Gabriel Attal, qu’il renforce les infirmières scolaires, les médecins scolaires, les CPE…
Participant – Moi, je me pose la question : qu’est-ce qui fait que ces jeunes-là, ces harceleurs, ont besoin d’harceler ?
Ronan – Justement, c’est ce que Monsieur Lacadée avait très justement dit au début. Ils veulent se sentir exister. Par exemple, s’ils sont moyens en taille et qu’ils aimeraient bien être grands, eh bien ils vont insulter ou s’en prendre à plus faibles qu’eux, en taille. Ils vont dire « toi, t’es plus petit que moi, t’es une merde », désolé pour le mot, pour se sentir un petit supérieur, un peu exister. Le fait qu’ils disent le mot « petit », ça répercute dans son cerveau : « ce n’est pas grave, je ne suis pas le plus grand du monde, mais au moins je suis plus grand que certaines personnes. »
PL – Ah, vous n’allez pas vous mettre, vous aussi, à parler du cerveau ?
Ronan – Quoi ?
PL – Vous dites que ça se répercute dans son cerveau.
Ronan – Bah oui, c'est vrai.
PL – C’est quoi le cerveau ?
Ronan – C’est simplement… Je ne sais pas comment l’expliquer.
PL –Vous pensez que c’est lié aux cellules de cerveau ?
Ronan – Ben oui, moi je pense que le cerveau c’est lui qui stocke les informations et du coup il a stocké l’information « je suis plus grand » et du coup « ah Ouais ! je suis magnifique ».
PL – Moi, quand j’étais petit, je stockais l’zinformation « mange ta soupe », ou alors on me faisait manger des épinards, il paraît que ça fait grandir et qu’on devient fort. Vous avez droit à ça vous ? Comme votre mère est présente, vous n’êtes pas obligé d’en parler. Est-ce que vous pensez que c’est aussi lié à la façon dont l’entourage, c’est-à-dire le premier entourage à la maison n’est peut-être pas forcément disponible et donc, on ne leur a pas forcément appris à retenir les choses ?
Ronan – Le problème, c’est qu’à peu près 70% des harceleurs ne le font pas ça pour le plaisir. Croyez-moi, je pense que la plupart veulent éviter les problèmes. Ils font ça justement, comme je l’ai dit, pour se sentir exister, parce qu’ils souffrent, se sentent mal dans leur peau, et n’ont pas confiance en eux et, harceler des gens, ça leur apporte en quelque sorte une force mentale et même parfois une force physique, parce que le premier cas de harcèlement, c’est le cyberharcèlement, mais ensuite, c’est la violence physique.
Dominique Grimbert – Dans l’exemple, par rapport au fait d’être petit, le harceleur reprocherait à l’autre ce qu’il se reproche à lui-même d’une certaine façon.
Ronan – Ben oui, c’est ça.
PL – C’est-à-dire reproche à l’autre ?
Ronan – Comme lui se sent petit, il s’en prend à un plus petit que lui.
PL – Dans le livre Les Désarrois de l’élève Törless, ça se passe dans un collège, et c’est très bien décrit. Il y en a un, tout à coup, qui a une sorte de tension qui lui passe dans le corps, d’ailleurs Musil appelle ça un éprouvé de sensations et un frisson de dégoût. Et, pour se soulager de ça, il décide d’agresser, de harceler, Basini, qui est au fond l’enfant le plus pauvre qui n’avait pas d’argent, donc on l’humiliait. Et alors, il décrit très bien comment, quand il faisait ça, c’est pour ça que c’est intéressant ce que vous disiez, une petite nuance clinique, ils ne font pas forcément ça par plaisir, c’est plus fort qu’eux. Freud avait inventé une sorte d’instance que Lacan a nommé la jouissance ; c’est au-delà du principe du plaisir, vous voyez ? Parce que faire les trucs par plaisir, c’est au fond avoir le moins de tension possible. C'est Pax Romana, je dis ça parce que vous devez sûrement connaître ...
Ronan – Mais oui, c’est la paix romaine.
PL – Voilà, quelle culture ! Mais donc là, c’est au-delà de ça, c’est-à-dire qu’on ne peut pas s’en empêcher, ça ne fait pas plaisir mais c’est plus fort qu’eux et ils le font quand même. C’est pour ça qu’ils sont aussi en souffrance, c’est ce que vous disiez, les harceleurs.
Ronan – Mais oui.
PL – On devrait aussi s’occuper des harceleurs.
Ronan – Oui, et justement, pour la violence physique, le problème c'est que la plupart des victimes, quand elles sont face à ce genre de situation, soit elles répondent par la violence, soit elles ne répondent pas, c’est-à-dire qu’elles se sentent complètement démunies. Elles ne savent pas quoi faire.
PL – Si vous en êtes d’accord, je pense que Benoît Lagarrigue peut, peut-être, témoigner de comment, dans des institutions de soins par exemple, ce sont souvent les éducateurs qui harcèlent les enfants, pour les faire entrer dans un programme. Vous pouvez en dire un mot ? Parce qu’il n’y a pas que le harcèlement scolaire.
BL – Oui, effectivement, le harcèlement, on peut le trouver dans toutes les sphères sociales. Et ce dont je peux témoigner, c’est d’une institution dans laquelle je travaille. Après c’est une question de point de vue aussi sûrement. La question d’être en difficulté vis-à-vis de personnes avec qui on ne sait pas y faire, parce que les personnes sont trop différentes, des personnes qui sont sujets à des troubles du comportement, fait qu’on peut se retrouver peut-être en grande difficulté au point d’en devenir maltraitant. C’est la maltraitance institutionnelle. Je pense que l’on peut en venir au harcèlement dans le sens où, à partir du moment où un jeune accueilli ne répond pas aux attentes de l’institution, on va tout mettre en œuvre pour qu’il puisse rentrer dans le moule et il se trouve que, ces jeunes-là, ne rentrent pas forcément dans le moule et que la violence s’envenime. Je pense que c’est quelque chose d’assez commun dans les institutions. Ce qui est malheureux et nécessite de prendre du recul et de se remettre en question pour se rendre compte de ce qui se passe.
Xavier Gallice – Qu’est-ce que c’est comme institution ?
BL – Là, en l’occurrence, c’est une institution qui accueille des jeunes adultes en situation de handicap mental, des déficiences associées à des maladies mentales. Suivant les méthodes employées ou les manières d’accompagner ces jeunes-là, on peut facilement dévier sur la maltraitance. Et effectivement, j’ai été témoin, ces derniers temps, de deux jeunes qui ne rentraient pas du tout dans le moule de cette institution-là et qui, pour le coup, étaient face à des équipes qui les contraignaient de manière assez violente. Mais, heureusement, il y a des gens dans les institutions qui défendent ces personnes-là aussi.
Julien Borde – On peut dire que la législation a évolué par rapport à ça. Il y a vingt-cinq ans, j’ai travaillé en institut de rééducation, le nom de l’institution évoquait même ce dont tu parles, c’est-à-dire que les personnes accueillies devaient être rééduquées. Aujourd’hui, les nominations ont changé. Quelque part, en changeant les mots, on change un peu les pratiques, c’est ce que j’ai pu repérer. Par exemple, les IR sont devenus des ITEP, avec ce T de thérapeutique avant l’éducatif et le pédagogique. Et il me semble que ça a fait évoluer un certain nombre de choses dans la façon de voir le public accueilli. Néanmoins, je peux moi aussi témoigner du fait que, dans certaines situations, un certain nombre d’individus se croient autorisés à faire rentrer les gens dans le moule, comme tu dis. Or, l’institution, ce n’est pas une entreprise de rééducation des sujets qui seraient tordus. C’était un peu la façon qu’on avait de voir les choses auparavant. Moi, j’ai longtemps travaillé en institution et du harcèlement, j’en ai connu tout le temps, surtout en ITEP d’ailleurs.
PL – ITEP, vous savez ce que c’est ?
Ronan – Alors c'est l’Institut Thérapeutique Éducatif Pédagogique. D’ailleurs, il me semble qu’en primaire, on avait même ouvert une classe pour ces élèves qui venaient de l'ITEP et ils avaient un professeur particulier. On essayait de les intégrer au maximum, même si parfois c’était un peu compliqué parce que, forcément, on n’était pas sur la même longueur d’ondes.
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PL – C’est une histoire de longueurs d’ondes, face à des ondes très courtes. Alors Julien, vous dites qu’il ne faudrait pas que ces lieux, même l’école, deviennent une entreprise, qu’à partir du moment où l’on entre dans une logique d’entreprise, tout ce qui ne fonctionne pas dans l’entreprise peut être maltraité. C’est ça ?
JB – Je rebondis sur ce que tu disais Benoît, tu as employé le terme de méthode. Alors, c’est sûr que, si la méthode on la met au service d’une rééducation, à ce moment-là, ça laisse peu de place pour le sujet parce qu’il va être soumis à la méthode, au programme établi à l’avance qui préexiste à sa venue, et donc là, toute la singularité du sujet quand il arrive dans un endroit comme ça, en fait, est mise de côté et c’est là que les frictions, les difficultés, arrivent parce que de toute façon le sujet, c’est celui qui nous échappe. J’ai plusieurs fois rencontré au sein des institutions spécialisées, des jeunes qui ne rentraient pas dans les moules des institutions spécialisées, qui étaient des patates chaudes. Je pense qu’il y en a beaucoup autour de la table qui doivent avoir rencontré ce type de jeunes, on se ne les passe pas, parce qu’en fait, on ne parvient pas à les rééduquer ceux-là.
Sybille Guilhem – Par rapport à ce que vous disiez…
PL – Vous êtes psychiatre ?
SG – Oui. J'ai travaillé en Ditep aussi, un certain temps, et je suis dans une autre structure. Effectivement, ces jeunes qui arrivent en institution, on dit orientés en institution parce qu’ils ne rentraient déjà pas dans le moule avant, moules de différentes composantes, au vu des différents espaces qu’ils vivent dans leur vie de jeunes. Ils ne rentraient déjà pas dans le moule, ils arrivent dans une institution qui veut les faire entrer dans un autre moule, ça ne marche pas. Quand est-ce qu’on va essayer de casser les moules ?
BL – C’est bien ça la problématique, c’est que les institutions spécialisées sont elles-mêmes moulées pour des publics
Julien Borde – On ne peut pas dire ça de tout le monde.
BL – Non, on ne peut pas dire ça de tout le monde, heureusement.
DG – Il y a quand même l’émergence de protocoles un peu partout.
JB – Moi j’ai plutôt tendance à dire qu’ils étaient là avant, dans ce que moi j’ai vécu, des règlements très durs, une volonté de l’équipe éducative de soumettre. J’ai connu ça. Il me semble que ça a un peu bougé de ce côté-là.
DG – Je faisais référence au milieu scolaire, avec les nouveaux guides d’application pour guider le bon professeur dans l’application aux élèves. On en avait parlé dans Le Pari de la conversation, notamment dans le texte Le Banquet de l’école. À quoi ça sert d’apprendre ? de Philippe Lacadée. Des guides pour les professeurs avec des vidéos tout y est complètement désubjectivé. Il y a l’émergence de protocoles comme ça dans le milieu scolaire ces derniers temps.
Participante – Dans chaque collège, il y en a un qui se nomme « Non au harcèlement » avec son équipe de professeurs.
DG – Alors justement, qu’est-ce qu’il propose ?
Participante – J’ai le sentiment que c’est quand même un peu de la poudre aux yeux parce que, dans les faits, il ne repère pas les situations de détresse, comme celles de l’ami de ce jeune homme, par exemple.
DG – Vous faites comment, vous, au quotidien ?
Etienne Germe – À l’échelle des classes, quand même, les élèves viennent parler quand il y a vraiment un souci. D’abord, on le voit dans les classes, c’est comme des couleurs en fait. On voit les élèves qui sont isolés ou qui se ferment. Et après, il y a un échange qui se fait avec les élèves, ils disent, à un moment donné, qu’il y a quelque chose qui se passe, qui ne va pas. Mais, ça peut mettre du temps, c’est-à-dire qu’au moment où ils le disent, on est déjà dans une configuration un peu raide.
Participante – En primaire, j’ai vu appliqué l’an dernier le protocole parce qu’il y avait un cas de harcèlement dans une petite école privée et l’idée, c’est quand même que, dès la première alerte, tout le monde soit au courant et surtout qu’on ne laisse plus rien passer dans cette logique de harcèlement. C’est d'arrêter tout de suite le processus qui est en train de se mettre en place, par exemple, dans le cas du téléphone, le prochain message ce n’est pas possible.
DG – Et alors quelles sont les mesures prises ? Parce que l’exclusion totale ça a sa limite.
Participante – Donc, justement, on ne peut pas aller vers l’exclusion, c’est plus un travail au niveau des familles, avec les parents, avec tout l’éducatif, mais surtout ne plus rien accepter qui va dans le sens du harcèlement.
Philippe Cousty – Sans rien accepter ?
Participante – Sans qu’il n’y ait une sanction pour celui qui a recommencé, une sanction de plus en plus importante, la re-convocation des parents par exemple.
PL – Mais ça contredit un peu ce que vous souligniez Céline avec le fameux #PasDeVague.
CS – #PasDeVague, c’était une initiative des professeurs du secondaire qui ont un fonctionnement tout à fait différent qu’en primaire. Là, ce sont deux choses différentes. Pour rebondir sur ce qui vient d’être dit, le truc c’est qu’on mesure à quel point dire non ça ne suffit pas et, quelquefois, ça ne s’arrête pas, en fait.
Participante – Ça ne s’arrête pas, mais en tant qu’enseignants du primaire, ça veut dire qu’on est quand même rivés dessus, à la récréation, on surveille, on est à l’affût de ce qui peut se passer, de ce qui va dans ce sens-là.
Participante – Mais justement est-ce que ça ne se passe pas, le plus souvent, en dehors du regard des enseignants, des personnes ?
Participante – Oui, mais avec des petits, on est quand même censés avoir toujours un regard. Ils ne sont pas dans la nature. Je vois ce que tu veux dire mais l’idée, c’est quand même d’intervenir en équipe, il y a la psychologue scolaire qui est là aussi. L’idée c'est d’intervenir en équipe pour stopper le processus de manière à ce que des adultes soient face à des enfants.
Participante – Il y a vraiment ce qu’on appelle un protocole. Cette année, c’est autre chose, c’est-à-dire qu’il y a un questionnaire-type avec une démarche-type et on sort complètement d’une concertation de l’équipe à la limite, qui est à la proximité de la situation. C’est vraiment par circonscription, quatre ou cinq personnes ont été formées en une demi-journée avec un questionnaire-type pour savoir. En effet, il n’y a plus de place pour le sujet, là, pour le coup, avec des questions-types, et des enfants piochés au hasard à qui on va poser des questions. C’est tout nouveau.
Julien Borde – Tout à l'heure, vous avez dit que le harcèlement, ça isole. Je me souviens de ce que je voulais dire : en Itep, j’ai toujours connu beaucoup de violence et cette violence-là, à la limite, elle ne pouvait se déployer que s’il n’y avait pas d’adulte. Et, dans votre témoignage, moi ce qui me frappe, c'est qu’on n’entend pas les adultes. Ce qui est quand même formidable, assez extraordinaire, avec cette génération c’est qu’on leur a filé des outils numériques entre les mains, et on dit qu’on n’est pas capables d’y être avec eux là-dedans.
Participante – On ne sait même pas ce qui s’y passe.
JB – Le groupe classe, au début, je me disais : « tiens, le prof a mis en place un groupe classe et puis il bazarde les infos. » Non ! Il n’y a pas d’adultes.
Ronan – Oui, c’est ça ?
JB – C’est-à-dire que c’est vraiment le groupe anonyme.
Ronan – Oui, ce ne sont que les adolescents qui font le groupe classe.
JB – La première chose à faire, c’est de remettre des adultes là-dedans, pour faire conversation avec ces jeunes. Il y a toujours eu des histoires entre les jeunes, toujours des histoires de harcèlement, s’il n’y a pas d’adulte qui vient réfréner la jouissance, réguler, appeler à dire quelque chose de ce qui leur arrive, oui, forcément, il se passe des choses comme ça. Ce qui serait intéressant, ça serait que vous, vous expliquiez…
PL – Il a dit réfréner la jouissance. Vous savez ce que ça veut dire ?
Ronan – Et bien, refréner ça veut dire arrêter la jouissance. Quand tu jouis de quelque chose, ça veut dire que tu as un peu quelque chose.
PL – Alors le docteur Lacan, vous connaissez ? C’est un psychanalyste. Il a dit : « Toute formation humaine a pour essence et non pour accident, de réfréner la jouissance ». Ça veut dire quoi ça ? Je vais vous expliquer. La formation humaine, c’est ce qui nous réunit tous, c’est, qu’on le veuille ou non, le langage qui existe bien avant qu'on soit sur cette terre. Et donc, normalement, le langage comme formation humaine permet de refréner la jouissance en trop. Je ne sais pas si vous êtes allés voir Le Règne animal, que pourrait avoir les animaux entre eux, le langage permet de réfréner ça. Mais, il dit bien réfréner parce que c’est aussi un vœu pieux de croire qu’on va arriver à régler tout ça. C’est pour ça qu’il faut aussi raison garder. Delphine Horvilleur a fait un texte très bien dans Le Monde sur ce qui s’est passé entre Caïn et Abel. Vous êtes au courant ? Caïn a tué Abel. Vous savez pourquoi ?
Ronan – Parce qu’il était jaloux ?
PL – Mais surtout parce qu’il n’arrivait pas à dire, ce que vous disiez tout à l’heure, quelque chose qui était indicible. Et, quand on n’arrive pas à dire quelque chose, c’est là où la volonté de détruire l’autre peut prendre la tête et faire passer à l’acte. C’est ce que vous disiez un peu. C’est pour ça que Jacques Lacan dit : « toute formation humaine, toute parole, toute conversation… » Gabriel Attal a bien compris, il s’est inspiré de nous. Qu’est-ce qu’il a fait lundi 16 octobre 2023 ? Il m’a téléphoné et m’a demandé « Est-ce que vous seriez d’accord pour qu’on fasse des conversations de 8h à 10h pour les enseignants ? Ils ont besoin de parler et d’échanger. » Donc vous voyez, on a introduit, parce que c’est notre truc, ça, Le Pari de la conversation, c’est-à-dire qu’on rentre dans le langage, on essaie d’argumenter, de dire et, des fois, ça soulage mais, pas-tout. C’est pour ça qu’il faut aussi se méfier du « on va former les profs sur le harcèlement », « on va faire des cours d’empathie », comme si ça allait tout régler.
Ronan – Oui, je rebondis sur ce que vous avez dit, que les professeurs créent des groupes classe mais, en fait, à quoi ça sert vraiment les groupes classes ? Il faut se poser la question. Normalement l’excuse des élèves, quand les premiers groupes classes ont été fondés, c’était : « Ah ben sur les groupes classes, on va pouvoir apporter les devoirs », sauf qu’en fait, si on regarde le contenu, ce n’est pas du tout apporter des devoirs, bien au contraire, c’est souvent source de problèmes et de conflits.
Julien Borde – Il n’y a pas de modérateur ? Qui est l'administrateur du groupe classe de WhatsApp ?
Ronan – L'administrateur, c'est n’importe quel élève de la classe, par exemple celui qui a fait le groupe WhatsApp de ma classe, je le connais, il a décidé en début d’année de demander à tous les élèves de la classe s’ils voulaient faire partie du groupe, ils ont dit oui, et puis voilà. Moi, je n’y suis pas sur ce groupe-là, parce que ça ne m’intéresse pas.
JB – Visiblement on ne peut pas empêcher qu’il y ait un groupe classe, d’après ce que vous dites, ne pensez-vous pas que ce serait intéressant que ça soit à l’initiative des profs ?
PL – Eh non !
Ronan – Le problème c’est que c’est une certaine indépendance de la part des élèves. Ils se disent : « On fonde un groupe classe, on est indépendants, on n’a pas besoin des professeurs pour former des groupes classe. »
PL – Voilà, c’est la révolution.
JB – Oui, mais on ne l’appellerait pas le groupe classe.
Ronan – Une classe, en fait, ce sont tous les élèves, les professeurs et le professeur principal.
Marie-Bernadette Haïs – En fait, le groupe classe WhatsApp, dont vous parlez, c’est un groupe de conversations, parce qu’en fait les groupes classe, ils sont dans le logiciel de l’école au départ, que ce soit École directe ou Charlemagne. Là, on est dans du professionnel. Vous parliez d’échange de devoirs, ça passe dans les structures internes de l’école, du collège ou du lycée. Mais là, c’est de la conversation WhatsApp, ce n’est pas l’échange de devoirs. À la limite, un outil intéressant peut être un outil comme Discord où il y a des dossiers, sous dossiers, avec des thématiques, par exemple.
Ronan – Oui.
Julien – Je suis d’accord.
PL – C’est mal nommé alors ?
Ronan – Bah non.
Mère de Ronan – C’est l’adresse comme ça. Tous les élèves de la classe sont sur ce groupe.
PL – Mais il n’y a pas d’adultes. Et ça s’appelle vraiment groupe classe ?
Benoît Lagarrigue – Parce que ce sont les jeunes qui l’ont appelé comme ça. Ce n’est pas l’école.
Ronan – C’est d’autant plus impertinent puisque, en fait, ils appellent ça un groupe classe mais, en fait, ça n’appartient pas du tout à l'école.
JB – Ça veut dire, aux vues des questions que l’on entend, qu’il peut très bien y avoir des élèves ou des parents d’élèves qui pensent que c’est le vrai groupe classe.
Ronan – C'est ça.
Philippe Cousty – Ce qui est intéressant dans l’appellation d’une classe, c’est justement que ça fait groupe, ça identifie sur un axe où on est tous les mêmes. J’étais frappé par ce que vous disiez tout à l’heure : moi, quand j’étais jeune, c’étaient les maisons de correction pour corriger les comportements. J’en avais une à côté, j’étais menacé sans arrêt par les parents. On voit que ce qui échappe au même, ce qui est trop différent, devient absolument insupportable. On essaie toujours de raccorder sur le même, sauf que, quand on se raccorde sur le même, on ne sait plus qui est qui, et donc, il y en a un des deux qui doit laisser la place, parce qu’il y a une confusion de territoires. Un groupe, c’est ça que ça crée, c’est aussi ça que ça renforce. Je trouve intéressant ce que vous disiez, qu’il devait y avoir des CPE, même dans les petites classes, c’est à dire que vous faites entendre quand même qu’il faut qu’il y ait un point tiers qui vienne séparer le groupe, de telle sorte que les gens ne soient pas collés les uns aux autres. Le harceleur, il prend l’autre dans sa ligne de mire, un autre qui est pris aussi, comme dans un miroir.
Participante – Mais le courage de ne pas en faire partie aussi.
Ronan – Moi je n’en fais pas partie et je l’assume complètement.
PL – Mais vous, vous n’êtes pas harcelé ?
Ronan – Pas du tout, le premier qui me harcèle, il n’y a pas de souci, je vais le dire aux responsables, la CPE. Si je me faisais harceler, j’essayerais d’abord de régler le problème avec la personne. La personne qui me harcèle, je ne veux pas forcément qu’elle soit punie, je veux juste que le problème se règle, c’est-à-dire que je commence par aller lui parler, et il y a trois solutions : soit on accepte de faire de faire la paix et on en reste là, soit il dit oui et il ne le fait pas ou soit il dit : « non, je ne veux pas te parler. » Pour les deux derniers cas, je vais voir la CPE et normalement le problème s’arrête là.
Benoît Lagarrigue – J’ai une petite question. Ce jeune, cet ami qui se fait harceler sur WhatsApp, il est toujours dans le groupe WhatsApp ?
Ronan – Ah oui.
BL – Qu’est-ce qui fait qu’il ne sorte pas du groupe ?
Participante – S’il sort du groupe, il va avoir la pression des autres. Ils vont lui dire…
Mère de Ronan– Il y a des psychologues dans la pièce. Moi, ce que j’aimerais savoir, c’est que le problème de harcèlement ce n’est pas quelque chose de nouveau, ça existait, vous le disiez, depuis très longtemps, qu’est-ce qui fait qu’aujourd'hui, au xxie siècle, on en parle autant, que ça fasse sujet et débat ? Est-ce que c’est quelque chose de récent que le harcèlement ait des répercussions sur les enfants telles que les tentatives de suicide ou même les suicides ? Les enfants sont-ils plus fragiles ?
DG – L'argument répond en partie, effectivement, il n’y a plus de frontières avec les réseaux sociaux, c’est-à-dire que le harcèlement existe même dans la chambre de l’enfant. Même dans sa chambre, il n’est pas protégé, on peut l’atteindre jusque-là.
PL – Ce qui a changé aussi, c'est un peu ce que vous dites sans forcément le dire, c’est-à-dire qu’on voit bien que les discours qui se tiennent, à l’heure actuelle dans le monde, ont énormément changé, et c’est peut-être au fond un des succès de la psychanalyse, c’est-à-dire que le refoulement n’existe plus. Donc, on peut dire tout ce qu’on veut, au nom d’une autorité authentique, c’est-à-dire qu’on peut dire « les jeunes, c’est des racailles, c’est des voyous, on va vous les débarrasser au karcher », donc ça entraîne. Je ne sais pas si vous avez lu le texte que j’ai fait dans Le Pari de la conversation sur les i-meutes, j’essaie de le démontrer. Au fond, les discours ont changé, il y a un autre type de discours, le discours explicite, c’est-à-dire « c’est comme ça » et « ce n’est pas comme ça », et il manque effectivement l’espace qu’on pouvait trouver avant, l’espace de convivialité. Freud disait très bien que le comportement de l’enfant dépend de ce qui s’est passé dans la chambre de l’enfant. Là, effectivement, si autrefois vos parents vous ont lu des livres, même si vous ne compreniez pas trop, à partir de la parole se construisait un imaginaire. Maintenant, l’imaginaire n’est plus à la même place, il a été remplacé par les images et les réseaux sociaux sont très forts, il n’y a qu’à voir maintenant tout le monde passer une nuit entière sur Twitter…
Ronan – Il y a des messages à 2h du matin comme j’avais dit...
PL – Et ça fait de mal aux yeux, et puis il faut des lunettes. Autrefois quand on se masturbait dans sa chambre, on devenait sourd, maintenant on regarde l’image et on n’y voit plus rien. Le discours politique a changé aussi, il y a une sorte d’« on peut tout dire », qui ne réfréne plus. Et, dans mon texte, j’évoquais un jeune qui m’avait dit : « Tu peux pas savoir ce que c’est que d’avoir un père qui ramène pas le pain à la maison, un père qui pue la défaite, on est humilié par personne interposée ». Ça dit bien que pour certains sujets, les pères ne savent plus démontrer, et ce n'est pas une critique, ça ne veut pas dire que ce soit la faute des pères et des mères, ils font comme ils peuvent. Ce que disait très bien aussi Hannah Arendt, dès 1954, dans La Crise de l'éducation, « les adultes ne sont plus responsables du monde qu’ils offrent à leurs enfants ». C’est pour ça qu’on avait instauré le principe de conversation. La conversation, c’est ce qui permet avec des pairs d’articuler des mots. Un mot tout seul ne veut rien dire, donc on en dit un autre… Le problème c’est que, maintenant, nombreux sont ceux qui pensent qu’un mot tout seul, ça veut tout dire : « Je dis ça » et « je suis ce que je dis ». Daniel Pennac, dans Chagrin d'école, l’avait très bien démontré aussi. Vous, ça va, parce que vous argumentez bien mais, parmi vos camarades, est-ce qu’il y en a qui arrivent à argumenter, à développer des thèses, des idées ? Est-ce qu’on vous apprend ça, par exemple à l’école ? Ou est-ce qu’on vous dit : « Apprend ça » ?
Ronan – On nous apprend surtout à développer. Depuis la sixième, on fait des rédactions, il faut développer nos idées. Il faut justifier.
PL – Donc, ce n’est plus le système binaire « oui ou non », il faut développer, alors que justement ce qu’on reproche à une certaine logique des protocoles, c’est que c’est binaire, c’est « oui » ou « non ». Quand on parle de singularité du sujet, ça veut dire que quelqu’un, tout en étant individu, est un sujet, faire valoir sa singularité, ce qu’il est lui ; peut-être que, dans le monde d’aujourd’hui, on voudrait que tout le monde soit pareil, bien adapté à une norme, alors que le sujet est profondément indiscipliné, dans le sens où il veut faire entendre ce qui le singularise. Il est indiscipliné par rapport aux codes figés dans lesquels on veut le faire rentrer.
Participante – Moi, je me demande si ce qui a changé aujourd’hui, ce n’est pas le fait, et ça colle un peu avec Internet, que les jeunes ont affaire à l’infinitude. C’est infini. Tout est infini. On peut zapper à l’infini, ça ne s’arrête pas, plus.
DG – Oui l’illimité. Il y a un rapport à l’autre qui s’est modifié, aussi. Quand je reçois des enfants, très souvent, l’enfant est dit par ses parents harcelé. Il semble que tout soit harcelant. Ça n’a pas la même valeur à chaque fois, et il faut prendre le temps d’en savoir un peu plus. Est-ce qu’être « harcelé » finit par prendre parfois la même valeur que tous les diagnostics d’aujourd'hui, « bipolaire », « TDAH », « HPI ». J’entends un peu ça, parfois et alors j’essaie de le faire un peu déconsister.
Participant – On ne t’amène pas l’enfant ?
DG – Quand tu rencontres les parents, souvent tu entends : « mon enfant est victime de harcèlement ». Il ne s’agit pas toujours de harcèlement. L’autre peut être vécu sur un mode persécutif par l’enfant, et parfois par les parents.
Participant – Quand on parle de harcèlement, on a aussi des collègues qui nous disent « oui, mais moi à l’époque, on n’appelait pas ça comme ça, moi j’étais gros, moi j’étais ci, j’étais ça, j’étais harcelée... » Enfin, il y en a beaucoup aussi qui reviennent là-dessus, parce qu’on ne sait plus trop.
PL – Ce qui a pris quand même une certaine place et c’est vraiment ce sur quoi il faut qu’on fasse attention, c’est que la dimension de la haine n’est plus du tout à la même place. Dans le harcèlement, aujourd’hui, on voit bien que c’est vraiment la haine et une volonté de détruire l’autre, qui était moins présentes autrefois. Une jeune fille que je rencontrais, qui ne se scarifiait plus mais l’avait fait, comme il faisait très chaud en septembre, elle est allée à son lycée en T-shirt, et elle avait oublié que se voyaient ses cicatrices. Et là, elle a entendu : « Voilà la scarifiée, voilà la dépressive » et ça a été très difficile pour elle. Ça rejoint ce que vous disiez, c’est-à-dire qu’on l’épingle par ce qui fait fragilité. C’est la même question que lorsqu’on travaille sur les insultes, ce n'est plus le même niveau. C’est vraiment là cette dimension de haine de l’Autre. Les trois passions fondamentales de l’être, disait Empédocle, c'est l’amour, la haine et l’ignorance.
Participante – Les harceleurs ont un don peut-être pour trouver la faille, la faiblesse de quelqu’un, et jouer dessus. Après, on a beaucoup parlé des harceleurs mais le harcelé, comment peut-on lui apprendre aussi à esquiver cette attaque. Parce que punir le harceleur, c’est aussi priver le harcelé de se défendre tout seul, et d’agir, parce que, des fois, il suffit peut-être de pas grand-chose de sa part, une réaction inattendue ou un mot différent, pour déstabiliser le harceleur.
Ronan – Pas que l’attaquer sur ses défauts. Par exemple, quand on traite les personnes d'intellos…
Philippe Lacadée – Ou de mongols…
Ronan – L’insulte porte sur ta qualité, ce qui est complètement ridicule, et pourtant, ça te blesse quand même un petit peu parce que, du coup, tu te dis « je ne suis que bon à donner les bonnes réponses et puis sinon je ne sers à rien d’autre quoi. »
Catherine Laville – Oui, mais si c’est pour en arriver, comme dans les écoles dans le Nord, en Suède, ou je ne sais plus, j’avais vu un reportage. Là on interdit aux enfants de dire un mot plus haut que l’autre, en classe. Enfin, je trouve que là, c’est excessif, c’est-à-dire qu’il n’y a plus aucune manifestation d’agressivité qui peut s’exprimer, et je trouve qu’il y a une répression, qui va vers la bienveillance et qui est insupportable.
Ronan – Et puis, le harcelé n’a même plus le droit de se défendre. Quand le problème se règle, limite, on va le placer maintenant dans la case du harceleur quand il se défend. Et, c’est pareil quand quelqu’un cherche la bagarre avec toi, quand quelqu’un te met des baffes, par exemple, ça veut dire quoi ? Tu te laisses baffer et tu ne fais rien ? Ben non, il faut se défendre, sauf que le problème c’est qu’on est en fait dans une impasse là ; quand on se défend, la personne qui règle le problème te place dans la case du harceleur parce que tu t’es défendu, mais en même temps, si tu ne te défends pas, la personne qui règle le problème te dit « T'avais qu’à te défendre » – « oui mais comment ? » – « avec les mots ! ». Voilà, sauf que quand quelqu’un te tape, tu ne vas pas lui dire « mais arrête ! », il faut que tu fasses quelque chose, tu ne peux pas te laisser faire.
Participante – C’est là que les adultes doivent intervenir peut-être, pour aider la personne harcelée.
Participante – C’est le CPE qui intervient.
DG – Oui mais en primaire, ce sont les dames de cantine, c’est compliqué.
Ronan – C’est ça, ce sont les dames de cantine qui interviennent donc, comme je l’ai dit, elles ne sont pas payées pour régler les problèmes.
Marie-Bernadette Haïs – En primaire, on est déjà confronté à un problème de structure de direction d’établissement où le problème relève du cumul de fonctions de personnel de direction qui sont à la fois dans la classe, et qui ont quelques décharges horaires pour faire un travail de direction. Ils sont submergés de travail. Donc, déjà, tant que ce problème-là ne sera pas réglé avec des personnes en fonction qui ont vraiment une fonction de soulager côté chefs d’établissement, et que des chefs d’établissement soient des vrais chefs d’établissement et pas à cumuler des fonctions avec une charge de travail énorme, il y a une réelle problématique. C’est un avis personnel. Moi, j’ai une sœur qui a cumulé ces fonctions-là, qui avait un travail énorme et parfois je me dis que c’est une aberration de leur laisser cette charge, qui est croissante en plus, avec les relations avec les parents à gérer, corriger les copies à l’heure du déjeuner, observer ce qui se passe dans la cour, parce qu’en plus de ça, parfois, ils ont des charges de surveillance. Alors, en effet, il y a un dialogue qui s’instaure dans la cantine parce que, parfois, la cantine est le jeu, j’allais dire peut-être d’interactions, d’un jeu peut-être malsain, qui va s’instaurer avec les élèves, l’utilisation de la nourriture qui va être balancée, ou des choses comme ça.
Participante – C’est plus dévoilé dans l’espace de cantine.
Céline Souleille – Oui, et tous les adultes présents dans une école ont aussi leur mot à dire. Là, par exemple, je ne vous rejoins pas tout à fait. Je pense qu’il peut y avoir aussi, entre des élèves et des dames de cantine, un lien qu’il n’y a pas avec les professeurs. Je ne dis pas que c’est systématique, mais ça peut être le cas. Et puis, c'est l’affaire de tous les adultes dans une école d’intervenir quand il y a un problème. C’est autant l’affaire de la dame de cantine que du professeur ou de la directrice. Et, sur votre proposition aussi qu’il y ait un CPE dans une école primaire, je trouve que ce serait dommage, parce que la question de l’autorité, la question de la discipline, je trouve que c’est intéressant que ça soit l’affaire aussi de la personne qui vous enseigne, qui est avec vous toute la journée, qui vous transmet. Donner cette fonction-là à une autre personne, je trouve que ça peut être intéressant quand on est un peu plus grand, quand c'est l’établissement est plus gros, qu’il est plus important parce qu’il y a beaucoup plus d’élèves. Mais je trouve que, pour avoir travaillé aussi dans un collège, c’est dommage par exemple que des professeurs dans le collège se dessaisissent d’une parole qu’ils pourraient adresser à leurs élèves quand ceux-ci ne se conduisent pas très bien par exemple, ou qu’il y a quelque chose qui ne passe pas entre les professeurs et les élèves à ce niveau-là parce que c’est le rôle de la CPE.
Ronan – En fait, pas forcément rajouter des CPE dans les écoles primaires, ou alors former les dames de cantine à ce type de problèmes parce qu’en fait, le problème, c’est que les dames de cantine ne sont absolument pas armées. Il y en a par exemple, je me rappelle dans mon école primaire, il y en avait trois dans la cantine et deux qui surveillaient la cour et, quand il y avait un problème, elles n’étaient pas du tout armées pour répondre aux besoins des élèves. On en revient toujours au même problème, peut-être que je vais être hors-sujet mais, on est en gros manque de personnels et de professeurs, je suis arrivé en début d’année et on n’avait pas de professeur de sciences-physiques ; ma sœur est arrivée en début d'année, elle n’avait pas de prof et de techno et de français ; alors, heureusement, des remplaçants ont été vite trouvés, mais ce n’est pas normal qu’au début de l'année, on n’ait ni professeur de techno, ni de physique et ni de français.
Benoît Lagarrigue – Et ils sont où les pions, parce qu’ils sont bien placés ?
Ronan – En fait, si vous voulez, ce n’est pas le problème du collège. Pour moi, le collège est assez armé pour régler ce genre de problème.
PL – Il ne faut pas dire armé en ce moment, si vous dites « le collège est armé » …
Ronan – Ah oui. Enfin, il y a assez de personnes pour gérer ces problèmes au collège mais, en école primaire, je trouve que ça mériterait un peu plus d’approfondissement parce que, pour revenir à ce qu’avait dit Madame, la directrice de notre école enseignait également aux classes de CM2 et, en fait, elle avait énormément de boulot.
Julien Borde – Un petit mot. Vous avez parlé de mongol tout à l’heure.
Ronan – Ah non ! C'est M. Lacadée qui avait parlé de ce mot.
JB – Alors je suis éducateur spécialisé, il y a des instituteurs ici, et j’entends le mot surveiller. Moi, dans mon travail, quand il y a des récréations, c’est assez rare qu’on surveille, on est plutôt avec les enfants, les jeunes. Je me souviens, un jour, il y avait un jeune qui était embêté par plusieurs de ses camarades, il se faisait traiter de mongol, donc on a fait du foot. Puis on a tourné la place des goals… (rires) « Toi, là-bas, tu seras mon goal/mongol ? Oui je serai ton goal ». Alors, on faisait les goals comme ça, et je dis ça parce que c’est un peu rigolo et pour rebondir sur ce que vous disiez tout à l’heure, parfois, les mots, ils agressent certains enfants qui sont très démunis pour les recevoir. Le fait de jouer un peu comme ça avec les mots, ça les rend un peu plus supportables. Et du coup, après, l’insulte mongol, elle passait un peu mieux.
PL – Vous aussi vous jouez avec les mots ?
Ronan – Et bien, maintenant, on n’a même plus la philosophie de jouer avec les mots. L’humour, ça s’est transformé, ce n’est même plus drôle. Par exemple, il y avait un mot en début d’année, c’est quelqu’un encore sur Internet, sur les réseaux sociaux, qui l’avait inventé. On te posait une question, on te disait quelque chose d’incompréhensible, et l’autre répondait « quoi » ensuite « coubeh ». En fait, c’est drôle, mais c’est drôle deux minutes et ça s’est répété toute l'année de cinquiième. Toute l'année de cinquième, j'entendais des quoicoubeh, il y en avait même qui s’amusaient à répondre ça aux profs.
PL – Il y a une revue qui s'appelle Horizons, qui va sortir bientôt et justement quelqu’un va parler de cette langue quoicoubeh. Mais est-ce que vous ne pensez pas, qu’il est possible de prendre appui sur la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury et Aida Vasquez. Dans la classe, il y aurait ce qu’on appelle le Conseil, c’est un peu comme ce que vous faites aujourd’hui, Ronan c’est-à-dire que c’est vous qui présidez et nous, les adultes, on est là en train de vous écouter. C’était comme ça, une fois par semaine, il y avait une réunion qui s'appelait le Conseil pouvait se traiter tous les problèmes. Dans l’hôpital de jour où j’ai travaillé pendant trente-cinq ans, on avait un peu remplacé la réunion institutionnelle où tout le monde se réunissait pour dire ce que tout le monde savait déjà, par le Conseil. J’avais créé ce Conseil qui avait lieu le mardi et le vendredi, trois quarts d’heure, et là il y avait un cahier de bord dans l’institution, et quand il y avait quelque chose qui n’allait pas, ou une invention, un adolescent ou un adulte pouvait le marquer. Après, on en parlait à la réunion. Et toutes les semaines, il y avait une réunion qui reprenait appui sur le cahier de bord, par exemple, si c’était Paul qui avait tapé Pierre, Pierre écrivait : « j’en ai marre parce que Paul n’arrête pas de taper ». Alors le jour de la réunion, je disais : « mais enfin Pierre, t’as fini ! », je renversais le truc. Alors il disait : « Mais il est fou, il n’a rien compris » et du coup, ça déplaçait tout avec un peu d’humour.
Ronan – Vous venez de me rappeler qu’en CE2, on faisait pareil sauf qu’on se passait un ballon et notre maîtresse traitait les problèmes de la classe comme ça.
PL – Comment ça ? Vous vous passiez un ballon ?
Ronan – Oui, on se passait un ballon, c’est comme la parole.
Participante – Le bâton de parole.
PL – Et n’est-ce pas important ?
Participante – Ah, je trouve ça très bien. C’est ce qui se passe dans certaines classes.
Marie- Bernadette Haïs – Le principe des heures de vie de classe, c’était aussi cette utilité. Quand je faisais les emplois du temps du lycée, elle était posée et certains profs la géraient et la faisaient toutes les semaines, d’autres non. Il y avait la parole qui circulait et les projets qui émergeaient, mais ce n’était pas que pour les grosses problématiques. Et c’était l'intérêt.
Benoît Lagarrigue – Tout est dans la manière de traiter les choses parce que, le cadre, il est intéressant, on le retrouve partout je crois. Dans toutes les institutions, il y a ce genre de Conseil, après, c’est comment traiter les sujets ?
Participante – Tout dépend si le prof a vraiment une réelle volonté.
PL – Un désir, tout dépend du désir d’une personne.
MBH – Oui, je me souviens d’un prof qui le faisait régulièrement, et la classe était gérée d’une autre façon.
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PL – Mais est-ce que ça permettait de traiter un peu les problèmes ? On les parlait au moins, ça créait une solidarité ?
Étienne Germe – J’ai vu une classe où c’était eux qui décidaient, ils ont droit, dans le lycée, de demander une vie de classe sans l'enseignant. Donc c’était eux qui demandaient la vie de classe et ils disaient « est-ce que vous pourriez venir ? ». Ils m’invitaient en fait, donc ils avaient pris en main cette structure-là.
PL – Et ça permettait de parler.
EG – D’échanger, oui.
MBH – Par contre, ce que vous disiez, que l’enseignant était payé, le professeur principal a son indemnité de professeur principal, mais certains arguaient le fait que c’était une heure qui n’était pas payée et donc, certains n’avaient pas envie de la faire parce que le boulot d’un prof principal est déjà tellement énorme quand il doit gérer les stages etc. Ce n’était pas possible, certains ne le faisaient pas.
Marie-Ève Saraïs – Juste une remarque. Vous avez très bien parlé de comment une insulte réduit quelqu’un à un mot. Et effectivement, comment faire ? Comment y faire réponse pour continuer à être un sujet avec son monde ?
Ronan – Le harcelé ne doit pas laisser passer ça, mais être indifférent. Par exemple, si quelqu’un t’appelle en déformant ton nom tous les jours, ce n’est pas super grave, même si ce n’est pas sympa. Il faut, dans ces cas, rester indifférent. Si chaque jour, tu prends les remarques d’une personne hyper gravement, au premier degré, et bien tu vas te sentir hyper mal toute la journée. Parfois, il faut laisser couler. Alors, évidemment, quand c’est trop grave, il ne faut pas laisser passer ça, mais si quelqu’un te fait une remarque pas très sympa sur ton écriture, soit tu réponds, soit tu laisses couler, tu restes indifférent.
Céline Souleille – C’est intéressant ce que vous dites parce que, du coup, on ne répond pas à la logique que vous exposiez tout à l’heure du harceleur, celle qui est d’exister à travers l’agression, en ne répondant pas.
Ronan – Mais c’est ça, et du coup on fait échouer les plans du harceleur, parce que, comme on reste indifférent, en fait, ça n’a pas marché ce qu’il a fait. Donc, ça, c’’est la meilleure solution à adopter pour des cas de harcèlement pas trop graves. Après si, par exemple, il te menace de mort, là il faut absolument aller le dire, il ne faut pas rester indifférent non plus. Il faut trouver un juste milieu. Moi, par exemple, quand quelqu’un me fait une petite remarque pas très sympa.
PL – Par exemple ?
Ronan – Je ne sais pas… À un moment, j'ai fait un brouillon et certains critiquaient mon écriture, mais c’était parce que c’était un brouillon.
PL – Des élèves alors ?
Ronan – Oui, il y en a un qui m’a interpellé sur mon écriture et, du coup, je ne lui ai pas répondu, j’ai fait comme si je ne l’avais pas entendu. Et il m’a répondu : « T’es sourd ou quoi ? ». Je n’ai toujours pas répondu et, du coup, il a dit : « vas-y ! » et il est reparti. Ben oui, parce que son plan a échoué. J’écris très bien quand c’est une rédaction, mais là, comme c’était un brouillon… Mais ce n’est que moi qui lis et, en plus, je n’avais plus que dix minutes pour le faire, alors forcément…
PL – Un brouillon, ça sert à ça.
Ronan – Exactement, parce que tout ne peut pas rentrer dans notre tête, alors on écrit sur des feuilles de papier.
PL – Et ChatGPT alors ? Est-ce que vous vous aidez pour faire une rédaction de ChatGPT ?
Ronan – Franchement, je vais avoir beaucoup de choses à rechercher… C’est quoi ChatGPT ?
Dominique Grimbert – L'intelligence artificielle.
Ronan – Ah d’accord.
PL – Par exemple, je dois aller parler le mercredi aux Douves sur le harcèlement mais je n'ai aucune idée, et bien avec ChatGPT, vous dites « harcèlement en trois points »…
DG – Sauf qu’il faut faire attention parce que l’inventeur de ChatGPT a reconnu que son système pouvait délirer, c’est-à-dire répondre de fausses informations à l’échelle planétaire.
Ronan – C’est pareil quand tu copies-colles Wikipédia, la plupart du temps, ça se voit quand il y a des mots trop savants ou des mots qui ne sont pas maîtrisés par les élèves, les profs s’en rendent compte.
Participante – Ça dépend de l’élève, parce qu’il y a des élèves qui ont un tel registre de langage… Il faut bien connaître l’élève dans ces cas-là.
Etienne Germe – Sur la question de la réponse, il y a une référence qui me vient, c’est Aimé Césaire. Quand il arrive en France, il se fait injurier, on lui envoie « sale nègre » et il est stupéfait de recevoir ce mot de nègre qu’il n’a jamais reçu. Et il va transformer ce mot, parce qu’il a cette puissance de transformation, en mouvement d’idées qui s’appelle la Négritude, et il en fait quelque chose. Il redonne à ce mot une espèce de dignité, et là, il y a une puissance de métamorphose, une puissance de transformation qui est aussi une réponse possible.
Participant – On ne se réduit jamais à un seul mot, quoi.
PL – Est-ce que vous connaissez la clinique présidentielle du salon de l’agriculture ?
Ronan – Chaque année, il montre Macron qui a caressé les vaches parce qu’il adore la nature.
PL – Alors une année, il y avait Jacques Chirac. Vous connaissez Jacques Chirac ? Il aimait beaucoup les vaches, et quelqu’un lui dit « connard ». Jacques Chirac dit : « enchanté, moi c’est Jacques Chirac. » Vous voyez, il part du principe que si quelqu’un dit « connard », c’est qu’il se présente. Donc « si tu es Connard, moi je suis Jacques Chirac, enchanté ». C’est ce que vous disiez, il faut se déplacer. Le docteur Lacan, il appelait ça le schéma Z. Un schéma qui présente le rapport imaginaire à l’autre selon un axe a-a’, dans lequel se met en jeu la réciprocité imaginaire, source de rivalité, d’agressivité, voire de destruction de l’autre. Un autre président, plus petit, y va aussi et quand un autre lui dit « connard », que répond-il ? « Casse-toi, pauvre con ! »
Ronan – Nicolas Sarkozy ! Ce qui est marrant, c’est que tu vois, t’as Jacques Chirac qui répond avec humour et t’as Nicolas Sarkozy qui répond…
PL – Sur l’axe a-a’. Le docteur Lacan, il appelait ça, c'est le schéma Z où le schéma L.
Ici, c’est le lieu de la conversation, le lieu de la parole. L’autre, il dit « connard », Jacques Chirac, il se déplace, du lieu de l’Autre, pour couper l’axe imaginaire a-a’ et lui dit du lieu de l’Autre, lieu de la parole : « Si toi tu t’appelles Connard, eh bien moi je m’appelle Jacques Chirac. Et du coup, c’est pour ça qu’on aime Chirac. Il faut aller voir le film Bernadette, moi, j’ai acheté le livre de son chauffeur de taxi, 25 ans avec Jacques Chirac, c’était un drôle de bonhomme.
Ronan – C’était le président aussi qui allait à la rencontre des Français ? Il allait même dîner chez les Français ?
PL – Non, c’était Giscard d'Estaing.
Ronan – On voit la différence entre Chirac et les présidents actuels. On voit une certaine différence.
PL – C’est-à-dire ?
Ronan – C’est-à-dire que je trouve que les présidents du xxe siècle se préoccupaient un peu plus des Français que maintenant. Macron, par exemple, jamais il n’ira dîner chez des Français. Je prends l’exemple de Macron, mais Hollande c’est pareil, Sarkozy c’est pareil, tous les présidents du xxie siècle, c’est pareil. Et ceux qui veulent devenir président…
PL – Alors, est-ce que, vous, ça vous intéresse de devenir président ?
Ronan – Bah oui, c’est même mon rêve.
PL – Non mais je rêve. Il veut devenir président.
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