« J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout ; […] Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, […] je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait… » [1]En faisant l’éloge des livres, Jean-Paul Sartre y logent Les mots. Le mot « Livre » vient de liber, signifiant « partie vivante de l'écorce » sur laquelle on écrivait autrefois. Le lecteur, selon Michel de Montaigne, peut devenir lui-même la matière de son livre. Les mots lus ou entendus marquent le corps parlant au gré des contingences de leur rencontre. « Mot » dérive du latin muttum (son), qui évolue en « son à peine distinct » puis « murmure » et « parole, discours ». Dans un premier temps, c’est comme matière sonore que l’enfant entend le mot, bien avant qu’il fasse sens ou matière signifiante. Et alors « quelle jubilation, de baptiser l’univers par des noms ou des signes comme au matin du monde » ! dit François Cheng. [2]
Nommer, « s’en payer une tranche de Verbe » [3], ça fait plaisir. Mais c’est aussi quand il « s’incarne [le Verbe] que ça commence à aller vachement mal », c’est le début du drame. Si les mots nomment les choses du monde, ils révèlent par la même occasion qu’il y a de l’indicible, de l’impossible à dire et pire, qu’ils le produisent eux-mêmes. La langue universelle n’existe pas et chaque langue rate en ce que le mot ne recouvre jamais la chose, l’écart entre le signifiant et le signifié est irrémédiable. Pas question de s’en désespérer, la voie de l’impossible ouvre la porte de l’invention, chacun créant sa langue en réponse à l’insupportable du réel rencontré, du nourrisson à l’adulte.
Estelle Planson et Françoise Martin nous présenteront La Baroulette, un lieu qui sait accueillir et entendre le petit enfant dès le « monologue par des bruits de bouche, par le babil» [4] qu’il produit, sa première façon de traiter l’insupportable du réel. « D’où parle-t-on ?» interrogera Amélie Thomas. C’est dans une classe, pour Marie-Ève Saraïs, sous la forme d’une conversation, pour qu’y vivent et entrent les langues. Le goût des mots de Philippe Lacadée n’est pas sans rappeler l’importance que Lacan attachait aux jeux de mots, un autre traitement possible des équivoques... véhiculant l’éloge du mot, son motérialisme. « Cela me paraît la clé de la psychanalyse » [5], disait-il. Vessela Banova, responsable du CIEN Bulgarie, a joué le jeu de nous accorder une interview dans la langue française, et ce n’est pas son dernier mot !
Dominique Grimbert
[1] Sartre J.-P., Les mots, Folio, 1977.
[2] Cheng F., Le dialogue… – Une passion pour la langue française, Paris, Presses artistiques et littéraires de Shangaï, Desclée de Brouwer, 2002, p.9.
[3] Lacan J., Le triomphe de la religion, Seuil, 2004
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 31 janvier 1996, inédit.
[5] Lacan J. Le triomphe de la religion. Précédé de Discours aux Catholiques. Seuil, 2005, p. 96.
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