À l’entendre à la moindre occasion, l’insulte semble dans l’air du temps. Elle se généralise, se banalise au point de faire son entrée à l’Assemblée nationale, cœur de notre démocratie, par la bouche de députés, élus pour représenter la Nation tout entière et le peuple français. Portée ainsi par leur voix, en serait-elle sur la voie d’une légitimation ? Ou le voile du semblant se réduirait-il ici aussi, lieu hautement symbolique, comme une peau de chagrin ?
L’insulte est le produit de la rencontre avec du réel. Le texte d’orientation, que nous propose Philippe Lacadée, différenciera celle qui relève de l’intention agressive, c’est-à-dire d’une tentative de dire de celui qui la profère, de celle qui relève de la « tendance à l’agression » [1] en lien à la pulsion de mort, voire pulsion de mort elle-même. Ce point essentiel oriente l’accueil qu’on peut lui faire. Le travail de laboratoire de Julien Borde l’illustrera. Il s’agit en effet, d’entendre la juste valeur des insultes des enfants et des adolescents, une valeur singulière à chacun, afin d’opérer l’écart nécessaire au rétablissement du dialogue. Ce que l’appel au grand Autre Twitter, de certains professeurs excédés, ne produit pas, comme Céline Souleille le démontrera. Cet appel révèle cependant l’insupportable en jeu quand l’insulte s’entend du côté de l’impuissance.
« Pourquoi viens-tu m’outrager lorsque le jour m’éclaire encore ? » [2] demande Antigone quand elle se sent moquée par Le Coryphée, dans la tragédie de Sophocle. Parole ou acte qui fait outrage, l’insulte outre-passe en effet, parfois, les limites du supportable pour ceux qui l’entendent du côté « victime terriblement volontaire » [3] ou pas. L’outrage portant « en lui la structure du passage de je ne sais quelle invisible ligne » [4], apparaît comme effraction, intrusion dans le corps de celui qui l’éprouve, entendue du point d’où elle vient révéler ce quelque chose qui « se présentifie à ce moment-là, … qui est toujours sur le registre d’une pulsion destructive » [5] chez celui qui le produit. L’entendre du point d’un irrémédiable malentendu a sa valeur en ce qu’il puisse ne pas être mortel. Ce n’est pas toujours le cas. L’actualité nous le démontre.
Comme Freud nous l’indiquait, l'homme « qui le premier jeta une injure à son ennemi au lieu d'une lance fut le fondateur de la civilisation. » [6], ce à quoi Lacan ajoute qu’elle peut être aussi « dernier mot du dialogue ».[7] Le verbe, « il faut bien le dire, les fait jouir… ils jubilent ».[8] Quand il ravage, le style ironique est une réponse et se fait provocation langagière, parfois jusqu’à l'insulte. À chacun d’accompagner, dans la fonction qui est la sienne, les enfants et les adolescents, pour qu’ils puissent trouver les mots pour bien-dire ce qui, du réel qui leur est propre les a poussés à provoquer la langue sous le mode de l’insulte. Il ne s’agit pas de leur demander de Bien parler, au sens de l’éthique du Bien, ni même de bien parler l’humain, au sens où la véritable nature humaine serait étrangère à toute forme d’agressivité ou de destruction, comme l’actualité littéraire nous y invite avec le livre Quand la parole détruit [9] de Monique Atlan et de Roger-Pol Droit. L’ouverture vers la Cité sera l’occasion de rappeler la valeur du réel en jeu.
Dominique Grimbert
[1] Freud S., Malaise dans la civilisation, PUF.
[2] Cf. Sophocle, Antigone, acte V, scène I.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 290.
[4] Ibid., p. 279.
[5] Ibid., p. 280.
[6] Lacadée Ph., Dans le langage, un équivalent de l’acte, Intervention au premier colloque du CIEN, en novembre 98 à Curitiba, Brésil, publiée dans La Lettre mensuelle de l’ECF-ACF, CIEN Planche contact, Mai 99, n° 178, citant Catherine Millot Freud anti-pédagogue, La Bibliothèque d’Ornicar ?, p. 17.
[7] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 487.
[8] Lacan J., Le Triomphe de la religion, Seuil, 2004, p. 90.
[9] Atlan M. et R.-P. Droit, Quand la parole détruit, 2023, Éditions de L'Observatoire, Guide (broché).
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