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Édito #28 - Dominique Grimbert

  • Dominique Grimbert
  • 13 nov.
  • 3 min de lecture

En 1916, la Grande Guerre a commencé, Freud écrit le texte « Éphémère destinée »[1]. Il y décrit la joie que le Beau lui procure durant une promenade dans un paysage d’été en fleurs. Sa joie n’est pas gâchée par la « fugacité universelle », contrairement à celle du jeune poète qui l’accompagne, Rainer Maria Rilke. Le sentiment douloureux de dégoût du monde qu’il perçoit chez celui-ci et, plus généralement, la révolte contre la chute dans le néant des splendeurs présentes dans la nature et dans l’art, relèvent, selon lui, d’une exigence d’éternité, « produit de notre vie dans l’ordre du désir ». Cette exigence peut altérer notre jouissance du Beau, précise-t-il, comme un avant-goût de la révolte de l’âme contre le deuil que causerait sa disparition, une défense contre le douloureux à venir. « C’est seulement une fois le deuil surmonté que la haute estime dans laquelle nous tenons les biens culturels s’avérera n’avoir pas souffert de l’expérience que nous avons faite de leur fragilité. Nous reconstruirons tout ce que la guerre a détruit, peut-être sur des bases plus solides et de façon plus durable qu’auparavant. » Il nous invite à traverser le deuil et à ne pas céder à la mélancolie.

Freud ne croit pas pour autant aux contes de fées, notamment celui du progrès technique. Chacune des très hautes conquêtes de l’existence se paie en renoncement. Il suffit, disait-il, de regarder les enfants qui, par leurs jeux emplis de joies de soldat et de cruauté occasionnelle, encore dénués d’entrave morale, témoignent clairement d’une tendance à l’agression, qui peut parfois persister dans un certain refus des exigences sociales qu’impose le fait de devenir civilisé. L’homme civilisé lui-même réalise parfois combien la civilisation a un prix : son malaise et ses symptômes en représentent la valeur, transformant parfois un sentiment occasionnel de lassitude en un positionnement tragique vis-à-vis du monde.

Dans Malaise dans la civilisation[2], c’est avec lucidité que Freud éclaire en quoi le bonheur n’est pas au programme de la civilisation. Il ne s’agit pas de pessimisme, il ne prône pas le désespoir, mais s’interroge sur les causes de ce qui cloche dans le monde, et sur la résurgence répétitive et impérative de la violence au cœur même de la civilisation. Pourquoi la guerre ?, Warum Krieg ?, est un opuscule qui rassemble la correspondance épistolaire de 1932 entre Albert Einstein et Sigmund Freud, sur le thème de la guerre, à la demande de la Commission internationale de coopération intellectuelle, un organe de la Société des Nations. Marianne Bourineau nous en offre une lecture.

Comme l’écrit Adriana Campos, psychanalyste, membre de l’ECF, vice-présidente du CIEN, dans son livre Ce que commande le surmoi. Impératifs et sacrifices au XXIe siècle, « malgré l’allègement de la morale traditionnelle, l’humanité n’a pas été libérée du poids des injonctions ». Le surmoi, entre pulsion et contrainte, décèle un fait de structure, à la fois civilisateur et féroce. Et, comme le dit Jacques-Alain Miller : « même si la formule n’apparaît pas ainsi chez Freud, la pulsion de mort, […] c’est la pulsion du Surmoi[3] ». Le surmoi est un destin de la pulsion de mort, son destin civilisé. Finalement, Freud a dévoilé que « lutter contre [l’agressivité peut rendre] tout aussi malheureux que l’agressivité elle-même »[4]. Ce réel crève l’écran de l’actualité quand des jeunes ne trouvent pas d’autre issue que celle de la violence, parfois extrême et irréversible, dans leur rapport aux autres ou à eux-mêmes. Une série d’agressions à l’arme blanche, parfois meurtrières, commises par des adolescents envers d’autres, la hausse des tentatives de suicide et des suicides témoignent de ce qui relève de ce qui peut se nommer une impasse dans la civilisation. Le texte « Propos sur l’agressivité, la violence et le passage à l’acte chez les jeunes » de Philippe Lacadée, et l’intervention d’Adriana Campos, que le laboratoire le pari de l’a-conversation a invitée à la conversation organisée sur le thème « Tendance à l’agression et pulsion de mort », éclairent cette question : comment faire avec cette tendance à l’agression autre nom de l’impératif surmoïque, répétition du trauma, « mouvement vers la mort qui affecterait le vivant en tant que tel » dit Jacques-Alain Miller, pulsion de mort selon Freud, pousse-au-jouir dit Lacan, très actualisé dans notre monde contemporain ?

Pour faciliter la lecture de la conversation à la fois riche et dense, le choix a été fait d’en extraire le texte d’Adriana Campos. Il fut la base de cette conversation au cours de laquelle, selon le principe du pari de nos conversations, c’est surtout l’énonciation qui est mise en avant.

 


Dominique Grimbert




[1] Freud S., « Éphémère destinée », Huit études sur la mémoire et ses troubles, Éditions Gallimard, NRF, 2010, p. 117.

[2] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, PUF, 1971.

[3] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 20.

[4] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 168-170.



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