Édito #27 - Malaise dans la langue - Dominique Grimbert
- Dominique Grimbert
- 17 juin
- 3 min de lecture
Dans sa correspondance avec Albert Einstein « Pourquoi la guerre ? »[1], Sigmund Freud écrivait : « ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre ». Comment travailler au développement de la culture dans « le bordel dans lequel nous vivons », pour reprendre les termes qu’emploie Lacan en évoquant la société en 1958 ?
En posant sa question : « Comment prendre langue avec le jeune étranger ? », Jérôme Péhau offre une piste en avançant que « la culture est avant tout une langue ». Si un sujet peut trouver un refuge sécurisant dans sa langue, l’amenant à ne rien vouloir en céder, il suffit parfois d’un « petit coup de pouce »[2], et ce « petit coup de pouce, qui force un mot à signifier un peu autre chose que d’habitude, parce qu’il rend la langue vivante, est bel et bien réel. »[3]
La langue vivante, incarnée dans un désir et une autorité authentique, n’est pas le langage, en lui-même assez inconsistant. À l’école, le maître a la lourde tâche de faire parler aux êtres parlants une langue autre que la leur, de « dématernaliser la langue »[4] dit Jacques-Alain Miller. Il ne s’agit pas d’appliquer de « bonnes pratiques » universalisantes et désincarnées mais d’inventer à partir de l’impossible qu’est celui de contraindre un élève à apprendre la langue de l’Autre. Apprendre relève d’un désir de savoir, rappelle Céline Souleille, qui, pour provoquer la curiosité de ses élèves, mise sur leur langue à eux afin qu’ils puissent à leur tour consentir à engager leur mise libidinale dans la rencontre avec la langue de l’Autre.
Arthur Rimbaud a quitté l’école à quatorze ans, Philippe Lacadée retrace la trajectoire de l’adolescent poète qui voulait « inventer une langue ». S’il a bousculé la grammaire en trafiquant la langue dans l’inconnu, il a payé le prix de cette liberté. Bien que brève, son œuvre poétique fait de lui une des figures majeures de la littérature française.
Mais trafiquer la langue n’est pas toujours « travailler au développement de la culture ». Les livres Traduire Hitler[5] et Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue[6] écrits par Olivier Mannoni le démontrent. Marianne Bourineau nous en offre une lecture précise. Rappelons-nous Lacan introduisant son « Propos sur la causalité psychique »[7], il disait s’être éloigné pendant plusieurs années de tout propos de s’exprimer, l’humiliation « sous les ennemis du genre humain » l’en ayant détourné. En 1946, se réjouissant des « formes courtoises d’un tournoi de la parole » lors des Journées psychiatriques à Bonneval, il traite la question de la folie qu’il articule au langage, « cet instrument du mensonge pour l’homme », et à la question de vérité. C’est dans le langage « que se justifient et se dénoncent les attitudes de l’être ». Aussi, propose-t-il d’étudier les significations de la folie dans les modes originaux du langage, « tout ce par quoi l’aliéné, par la parole ou par la plume se communiquent à nous », le sujet fou ne reconnaissant pas « qu’il concourt lui-même au désordre contre lequel il s’insurge ». L’actualité politique ne cesse de nous le confirmer, comme Olivier Mannoni, traducteur d’allemand, notamment de Freud, journaliste, essayiste et biographe français, nommé chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en 2023, ne manquera pas de le souligner dans le précieux entretien qu’il a accordé au Pari de la Conversation.
Dominique Grimbert
[1] Einstein A., Freud S., Pourquoi la guerre ?, Paris, Payot & Rivages poche, 2005.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 133.
[3] Laurent É., « Écriture ◊ Jouissance », Quarto, n°128, p.102. Miller J.-A., « “De l’inconscient au réel” : une interprétation », Quarto, n°91, p. 64.
[4] Miller J.-A., Théorie de lalangue, Navarin éditeur, 2021, p. 86.
Le terme « dématernalisation » a été utilisé par Jacques Lacan : « Moi cependant vu à qui je parle, j’ai à ôter de ces têtes ce qu’elles croient tenir de l’heure de l’école, dite sans doute maternelle de ce qu’on y possède à la dématernalisation: soit qu’on apprenne à lire en s’alphabêtissant.
Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1973, p. 252.
[5] Mannoni O.,Traduire Hitler, Héloïse d’Ormesson, 2022.
[6] Mannoni O., Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, Héloïse d’Ormesson, 2024.
[7] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Seuil, 1966, p. 151-192.
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