Depuis 2001, l’éducation à la sexualité est devenue obligatoire dans les écoles, collèges et lycées, elle s’inscrit dans la loi. L’article L312-16 du Code de l’éducation précise qu’il s’agit entre autres de contribuer à l’apprentissage du respect dû au corps humain et de sensibiliser les enfants aux violences sexistes ou sexuelles. Un Programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars) est en préparation, pour rendre effective son application de l’école maternelle jusqu’au lycée. Si éduquer à la sexualité a à faire avec l’impossible, il s’agit d’accompagner le petit-enfant à connaître son corps et ce qui relève de l’intimité, et l’adolescent à préserver son intimité à l’ère des réseaux sociaux et à accéder ainsi à ladite liberté d’être soi.
Le corps n’est pas une donnée de départ, il se construit. En faisant référence au mythe de Narcisse dans les Métamorphoses d’Ovide, Freud repère ce moment décisif dans la construction du sujet dit narcissisme. Cette jouissance ou jubilation à être aimé pour son corps et à aimer l’image de son corps, Lacan en révèle sa fonction notamment dans sa communication, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous a été révélée dans l’expérience psychanalytique, lors du 16e Congrès International de Psychanalyse à Zürich, en 1949. Un titre qui pourrait résumer l’enjeu/en-je ou la visée du nouveau programme éducatif. Comment accompagner l’enfant face à l’énigme de ce corps qu’il a à se construire, avec lequel il s’embrouille, qui le captive, qu’il croit avoir, alors que non, mais qui est sa seule consistance [1], du moment fondateur du Stade du miroir jusqu’à son dépassement afin qu’il ait accès à une véritable subjectivité singulière ? C’est ce que ce numéro tente d’éclairer à partir de la psychanalyse d’orientation lacanienne.
Dès sa naissance, le petit enfant est porté, touché, son corps tout entier est livré à la jouissance de l’autre comme objet a. La lecture du livre de Toni Morrison, Le Chant de Salomon, que nous offre Sébastien Dauguet, révèle comment le corps est d’abord un corps de jouissance et, dès l’origine, aussi « pétri des signifiants de l’Autre avant même de paraître ». Pour l’enfant, l’image du corps s’introduit par l’image du corps des autres, puis vient le temps du corps imaginaire et le Stade du miroir. Philippe Lacadée en déplie ici avec précision les différentes présentations qu’en donne Lacan au cours de son enseignement, et nous précise bien que le Stade du miroir « met en évidence que l’identification se fait à soi-même comme à un autre. Le processus en jeu dans l’identification concerne une identité altérée », qui est une aliénation délivrant une altérité au sein même de cette supposée mêmeté. Le titre de son texte le met en exergue : Ce qui fait discord, du secret de la jubilation au pas-tout.
Le corps est donc cet objet qui tient en s’articulant à partir d’un vide, celui de la marque laissée par la perte de jouissance, qui constitue l’objet perdu. Peut s’engager pour l’enfant un rapport au monde et aux objets dans lequel il peut consentir à dire Je, selon les modalités de son inscription dans le désir de l’Autre. « Les mots nous disent autant que nous les disons, ils passent par nous, ils nous articulent comme des pantins », écrit Étienne Germe dans son texte qui invite à lire ou relire Les Immémoriaux de Victor Segalen. Y sauver la culture maorie passe par sauver les mots, « qui ne doivent pas mourir », quant aux signes, ils se tatouent, font écriture qui marque le corps, qui devient la marque du corps comme signature.
Le corps n’a « de statut respectable, au sens commun du mot, que [du] nœud [2] ». Son articulation tient au nouage de sa dimension imaginaire, qui fait consistance, de sa dimension symbolique, qui fait point de capiton, et de sa dimension réelle, le corps pulsionnel, autour d’un vide central.
Laetitia Jodeau-Belle montre, à partir de trois personnages féminins, que ce qui se produit dans le corps, au temps des amours adolescentes, pousse vers une zone où le langage échoue à dire, où le signifiant défaille. Que le programme éducatif soit averti, le corps est « le fruit d’une lignée dont une bonne part de “nos” malheurs tient à ce que déjà elle nageait dans le malentendu [3] », il y a sans cesse ratage quant au rapport sexuel. Une part de jouissance excède la pensée et pousse le corps à certains égarements, peut-être d’autant plus dans ce xxie siècle. Chacun a à inventer son rapport singulier à l’amour, à la jouissance et à l’objet a, cause de désir.
Si la révolution numérique et le monde virtuel qu’elle engendre semblent privilégier le narcissisme, voire le narcissisme de masse, et offrir la possibilité de virtualiser sa vie et de la partager en la virtualisant [4], la logique à l’œuvre produit de l’angoisse. Le narcissisme et la jubilation qu’il procure font obstacle à une véritable dimension subjective qui n’advient qu’à consentir à y perdre du côté de la fascination de l’image de soi. Jouir sans entrave est une escroquerie, l’envers de la jouissance étant la pulsion de mort. La jouissance fait du sujet un objet, un objet joué par la jouissance qui n’a pas la liberté d’être soi. Mais il suffit de se pencher sur l’usage que certains font de l’outil numérique, pour vérifier que les écrans peuvent avoir une fonction de support et d’étayage. Quand la séparation d’avec l’Autre du langage que l’aliénation permet de nommer n’est pas intervenue, comme le dit et le développe Fabian Fajnwaks, ces dispositifs numériques qui se glissent au plus près du corps (écrans, écouteurs, interfaces tactiles et visuelles) leur permettent de « trouver un support, une continuité et un espace de branchement avec l’Autre social. »
Dominique Grimbert
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, 2005, p. 66
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Clotilde Leguil, dans son livre Je : Une traversée des identités, Paris, PUF, 2018.
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