top of page

Édito #22 - Dominique Grimbert

Quand l’amour cesse de ne pas s’écrire, le drame, c’est que nous voulions qu’il ne cesse pas de s’écrire. Nous ne sommes, en effet « jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais plus irrémédiablement malheureux que si nous avons perdu la personne aimée ou son amour. » [1] Le rapport intime de chacun à l’amour se construit dès les premières expériences de la vie. De l’expérience de la jouissance de l’Autre maternel à l’amour du père, Philippe Lacadée propose une dialectique de la demande d’amour. Freud disait ne pas « trouver un autre besoin d’origine infantile aussi fort que celui de protection par le père ».

Psychanalyste et anthropologue, membre du Samu Social International, Olivier Douville témoigne De l’adolescence errante [2] à partir de ses rencontres avec des enfants qui ont été rejetés ou des adolescents sans abris qui n’ont pas été investis comme objet d’amour, qui ont manqué de gestes ou de paroles d’amour. Ils actent les conséquences de cet amour en défaut par une demande d’amour qui ne peut s’adresser.

L’amour reçu et éprouvé est une des conditions du nouage solide qui fait tenir dans l’existence, le rapport à l’Autre en porte aussi la marque. L’amour ouvre ainsi, de la trace qu’il dessine, la voie vers l’expérience amoureuse, parce que, « que ça communique, que ça flue, que ça fuse, c’est l’amour, quoi » [3], dit Lacan. Pourtant, il attire notre attention sur le fait que, même quand la mère veut le bien pour son enfant, le rapport qu’elle a avec la castration, « ça compte pour un bout » [4], et il utilise, dans ce cas, l’écriture « (a)mur ».

Dans le monde d’aujourd’hui où le lien social, que produit le discours capitaliste, se définit par le rejet du symbolique et de la castration, quelles en sont les conséquences ? Est-ce La Fin de l’amour, comme le titre l’étude sociologique à laquelle Philippe De Georges faisait référence dans le numéro précédent ? Marianne Bourineau a lu l’enquête d’Eva Illouz, qui parle d’un désarroi contemporain et décrit l’ensemble des façons qu’ont les relations d’avorter à peine commencées et de se dissoudre faute d’engagement. En un mot, le non-amour. Ce que nous dit Bruno de Halleux, psychanalyste, est précieux. Sa rencontre avec un jeune homme lui enseigne que ces pratiques peuvent traduire l’angoisse devant l’amour, comme devant sa possible perte. Mais, de la contingence d’une rencontre, certains font en-corps le pari de consentir à ce qu’elle fasse événement dans leur vie, changent de discours et inventent Le nouvel amour. La négation du cesse de ne pas s’écrire se déplace jusqu’à ce que ça ne cesse pas de s’écrire. De la contingence d’une rencontre à la nécessité, c’est en effet là le point de suspension à quoi s’attache tout amour. [5]

En 1957, Lacan disait laisser à Françoise Sagan le soin de dépeindre et de définir ce que pouvait être l’évolution du rapport entre les sexes [6]. Il invitait les psychanalystes à lire ses livres, leur précisant que cela pouvait avoir l’avantage de les faire entrer dans un bain d’actualité, « avec pour effet l’activation de la perspective sur ce que vous faites, et sur ce que vous devez être prêts à entendre quelquefois de vos patients. […] nous devons tenir compte des profonds changements des rapports entre l’homme et la femme. [7] » L’extinction du manque, la résorption des différences, le chemin de l’homogène, en étaient l’interprétation que Jacques-Alain Miller livrait dans son texte « Bonjour sagesse » à partir du commentaire de Kojève lisant Sagan. Nous avons laissé le soin à des jeunes, à l’occasion d’une Conversation, de nous dépeindre ce qu’il en est de l’amour en 2024. Des nouvelles modalités de rencontre qu’offre le monde d’aujourd’hui aux nouvelles relations dites exclusives, non-exclusives, poly-amoureuses…, autant de nouveaux mots traduisant de nouveaux codes pour tenter de dire ou de cerner d’un peu plus près ce qui de l’amour n’en reste pas moins insaisissable.

 

 

 

 

 

[1] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1989, p. 28.

[2] Douville O., De l’adolescence errante. Variation sur les non-lieux de nos modernités, Éditions des Alentours, 2016.

[3] Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 103.

[4] Ibid., p. 104.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 132.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1994, p. 417.

[7] Ibid., p. 418.




Comments


Commenting has been turned off.
bottom of page