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Édito #19 - Dominique Grimbert et Philippe Lacadée

L’actualité nous montre une tendance à l’agression débridée dans des passages à l’acte violents aux conséquences parfois irréversibles. Si la civilisation a un prix, certains ne le paient plus en renoncement à leur pulsion. Quelle responsabilité les réseaux sociaux ont-ils dans cette dynamique de violence ? Ils sont montrés du doigt comme ayant participé aux faits divers de l’actualité ayant mené au pire. Le lien social est parfois mis à mal au point que des enfants et des adultes craignent d’aller dans leurs établissements scolaires ou autres lieux sociaux, et d’y risquer leur vie.

L’outil numérique est une invention qui peut aussi bien se mettre au service de la pulsion de vie que de la pulsion de mort. La question étant de savoir la jouissance qui s’y loge. L’homme civilisé n’a pas attendu le portable pour rencontrer son malaise. Zweig qui fait encore l’actualité littéraire avec Mélancolie de l’Europe, est aussi à l’honneur dans la série audiovisuelle La Fièvre. Éric Benzekri, son créateur, montre comment, à l’heure des réseaux sociaux, cette fièvre dont Zweig témoignait, semble d’autant plus contagieuse que la résonance médiatique est surpuissante, Dominique Grimbert le développe. Il ne s’agit donc pas de faire porter au monde numérique et ses réseaux sociaux toute la responsabilité de ce qui est à l’œuvre aujourd’hui, mais d’y percevoir comme une caisse de résonance du meilleur comme du pire. Clémence et Ronan, deux adolescents, ont accepté de témoigner lors d’une Conversation aux Douves de l’usage qu’ils font, eux, de leur portable. Leur famille a toujours pris le sujet au sérieux pour qu’ils puissent à la fois en faire usage, mais qui ne soit pas en mode illimité. La clinique, disait Lacan, « c’est ce qui se dit dans une psychanalyse [1] ». Comme Ariane Chottin le pointait déjà dans une conférence en 2013, le réseau social participe aussi à tisser du lien. C’est aussi ce que les jeunes nous disent. Si notre pratique nous amène à inventer, c’est que l’invention des réseaux sociaux a apporté du nouveau, et l’occasion de subversions créatrices. Si les jeunes parient sur les réseaux sociaux, c’est que le réseau langagier comporte en lui-même une carence, voire un trou, que la logique du moment adolescent révèle. Cela participe-t-il à les rendre plus vulnérables ? Sans doute, quand ils y cherchent un moyen de le boucher. Quelle est envie devant laquelle ils peuvent pâlir, quand nous leur renvoyons l’image d’une complétude qui se referme de ceci que le portable, le a, offre pour l’adulte la possession dont il se satisfait [2]. Loin d’être naïfs, ce sont parfois eux qui montrent aux adultes, en demande, les rouages du monde numérique, ses limites et ses dangers. 

Il peut être utile de questionner ce que les réseaux sociaux sont aussi venus eux-mêmes réfréner, voire réguler, d’une jouissance en trop, là où un défaut structural du réseau langagier ouvrait la porte à un réel sans loi. Il s’agit de trouver une formule qui puisse préserver la curiosité que les jeunes y engagent, et de s’en faire partenaire, curieux de ce qu’ils sont, afin qu’ils puissent aussi trouver un lieu d’adresse pour parler de leurs usages quand ils se trouvent en difficulté. Curieux vient du latin curiosus qui signifie prendre soin. La cure analytique est le lieu inventé par Freud pour prendre soin des mots de chacun, à partir de ce qui fait maux, ainsi de se montrer curieux de ce qui se souffre en chacun. Soigner, c’est aussi se montrer curieux, d’eux, de leurs jeux, savoir inventer une conversation nouant, de façon inédite, le réseau social au réseau langagier et, ainsi, restaurer un lien subversif porteur de création, absent des discours dits-courants.

Si certains s’accrochent en-corps à la tradition tout en rejetant le réel de la mutation en cours, d’autres se présentent dans le monde comme déboussolés par ce que Philippe Lacadée a nommé l’erre du numérique, en l’errance qu’elle produit. Les corps des adolescents s’appareillent aujourd’hui à de nombreux objets hors-corps venant les compléter. Les objets pulsionnels, que sont l’objet regard et l’objet voix, sont les véritables écrans sur lesquels se projettent, non pas la vraie vie, mais la vie en tant qu’elle est absente. Avec le portable, l’objet regard est dans la poche, mais aussi dans la main, le corps errant ne pouvant plus s’en séparer comme Philippe Cousty s’en est fait témoin lors d’un récent voyage au Japon. Une nouvelle clinique du regard réel surgit, l’écran ne faisant plus écran car non séparé du corps imaginaire. C’est la clinique des adolescents du réel. C’est le pari d’Angélique Gozlan, dont la thèse fut la première, en France, sur ce sujet : créer du lien par la création d’une application mobile Together et son équipe mobile, avec des jeunes en grandes difficultés, qu’il aurait été impossible de rencontrer autrement.

 


Dominique Grimbert et Philippe Lacadée


 

[1] Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », Ornicar ?, n°9, 5 janvier 1977, Paris, Lyse, p. 7.

[2] Réf. Invidia, Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 106.




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