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Édito #18 – Dominique Grimbert

Lacan s’expose au Centre Georges Pompidou de Metz, jusqu’au 27 mai 2024, sous le titre : Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse. Il « a fréquenté au plus près l’art et les artistes du xxe siècle et n’a eu de cesse, dans son enseignement, de puiser dans l’art de tous les temps. Le psychanalyste n’a pourtant pas tenu un discours sur l’art, il a regardé les œuvres comme des puissances capables de donner à voir et de penser le monde » [1].

Avant lui, déjà, Freud faisait référence à l’art au fil de son œuvre, notamment à l’art théâtral, allant jusqu’à parler de l’Autre scène, comme de celle où le rêve se meut, « cet autre plateau scénique (Schauplatz), selon l’expression de Fechner, où se joue l’action du rêve et qui est différente de celle de la vie éveillée » [2]. Ce qu’il déchiffre de l’inconscient lui fait donner une place centrale au traumatisme. Troumatisme est le néologisme inventé par Lacan, dans son retour à Freud et au-delà, il crève l’écran. Chaque sujet y a affaire, comme troumatisé du malentendu. Le fantasme vient comme réponse et sert d’écran au réel du trauma inassimilable, impossible à nommer et à représenter. Il constitue ainsi, pour chacun, le cadre de sa fenêtre sur le réel et ce, dès l’enfance.

Philippe Lacadée met en perspective la matrice du fantasme, sous l’éclairage du premier jeu de l’enfant, le célèbre Fort-Da observé par Freud, comme réponse de l’enfant face au trou du réel laissé par l’absence de l’Autre. C’est un montage, l’analogue d’un fantasme, équivalent d’une phrase, l’enfant naissant au langage par la mise en jeu de l’objet. Il n’est pas le seul à jouer sa partie avec le réel de l’absence, chaque sujet s’arrange comme il peut « du désir de l’Autre grâce à un montage et c’est au fond le côté dérisoire d’un fantasme qui passe à l’acte »[3]. Si les rêves des enfants sont leur solution « pour tenter de dire un point de réel, tout en le voilant », comme l’écrit Morgane Léger, ils font bord, en effet, au réel rencontré par les petits rêveurs qui traitent ce réel par le rêve.

L’art fait bord au réel rencontré par l’artiste, qui traite ce réel par la création. Ainsi, la pratique d’une troupe de théâtre devient la mise en scène du désir, Marianne Bourineau lisant Heinz Wismann [4] le met en valeur. Le pari de Joseph Rosseto, quand il exerçait sa fonction de chef d’établissement d’un collège à Bobigny, fut de proposer aux élèves, pris par le réel de la pulsion auquel les confrontait l’adolescence, d’y mettre du corps dans un projet théâtral, dans ce monde qui s’ouvrait pour eux, un monde à découvrir et à construire. En soutenant l’élan, cette pulsation de vie qui est le désir même, il leur a offert que ça ne se fasse pas sans l’Autre.

Si nous sommes émus par une pièce de théâtre, « c’est en raison de la place qu’elle offre d’y loger ce qui est en nous recelé, à savoir notre propre rapport à notre propre désir » [5] disait Lacan. La tragédie met en scène l’homme face à son destin et son désir, et convoque le spectateur à la dimension tragique de son existence en réactualisant la question : « As-tu agi en conformité avec ton désir ? » Une question que soutient Jérôme Péhau dans sa pratique avec de jeunes étrangers dits Mineurs Non Accompagnés, dont les récits font référence au désir d’un autre pour les mettre en chemin vers un Ailleurs supposé mieux. L’Éveil du printemps [6] de Wedekind, tragédie enfantinemettait en scène des adolescents naissant à l’éveil du désir. Du personnage de l’Homme masqué, Alexandre Stevens nous dit que Freud ne s’y trompe pas, dans son commentaire publié en postface du texte, « l’Homme masqué, c’est [...] le démon de la vie, le diable, c’est à dire l’inconscient », autrement dit le discours de l’Autre. Que Wedekind parle de cette pièce comme d’une peinture ensoleillée de la vie [7], et Lacan d’en dire qu’elle est dédiée à l’Homme masqué, nous fera saisir que le masque introduit la valeur du semblant dans sa nécessité et sa dignité [8].

Tragédie et comédie ne sont pas incompatibles, Lacan nous l’enseigne, le tragi-comique existe [9]. La dimension comique n’est pas tant le triomphe de la vie que le fait qu’elle se dérobe, et que l’homme consente à ce que dans son rapport à la parole comme à l’Autre sexe, ça rate. Le comique, c’est le ratage. Leonardo De La Fuente l’a saisi, les éclats de rire des spectateurs de sa pièce Freud et la femme de chambre en attestent. Son écriture met en scène le rêve, celui de Freud, les traumatismes, la mort, la relation entre un homme et une femme, entre un analysant et son analyste, saisissant en quoi le Witz est précieux. Le personnage de Freud est interprété par François Berléand, remarquable, en ce qu’il sait nous transmettre ce qui du silence peut surgir. Témoin d’un reste, de ce qui choit de tout discours [10], chacun d’eux dit à sa façon nous offrir le dévoilement d’une dimension autre, sur une Autre scène, celle du théâtre Monparnasse à Paris. Ils nous ont accordé une interview, à lire : c’est un véritable plaisir.

 


Dominique Grimbert

 

 


[1] Catologue d’exposition : Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse. Co-édité avec les éditions Gallimard, le catalogue accompagnant l’exposition du Centre Pompidou-Metz prolonge les réflexions qui y sont ouvertes. Introduit par un essai de l’historien de l’art Bernard Marcadé et du psychanalyste Gérard Wajcman, l’ouvrage se déploie sous la forme d’un abécédaire, auquel ont contribué cinquante auteurs, permettant de découvrir les concepts et thèmes lacaniens, ainsi que les artistes que Lacan a côtoyés, regardés, ou dont le travail, en retour, fait écho à sa pensée. Le sommaire est complété par une biographie de Jacques Lacan, rédigée par Deborah Gutermann-Jacquet.

[2] Freud S., L’Interprétation des rêves (1900), PUF, 1967, p. 455 ; GW, III, p. 541.

[3] Ibid.

[4] Wismann H., Penser entre les langues, Champs essais, 2014, p. 289-308.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, 2013, p. 325.

[6] Wedekind F., L’Éveil du printemps, Tragédie enfantine, Paris, Gallimard, 2018.

[7] Wedekind F., « Ce que j’en pensais », À propos de L’Éveil du printemps de Wedekind, Christian Bourgois éditeur, Festival d’automne, 1974.

[8] Lebovits-Quenehen A., « L’éveil », La Cause du désir n°100, 2018/3, pp. 101-109.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1986, p. 362.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 28 avril 1965, inédit.




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