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Édito #17 – Philippe Lacadée

L’enfant est-il abusé ou abuse-t-il de sa position ? L’abus est le mauvais usage d’une chose ou un usage excessif, voire injuste. La psychanalyse, avec Freud et Lacan, révèle une nouvelle définition de l’enfant comme pris dans le discours en tant qu’objet réel, mais aussi produit d’un discours. Ce fut le projet du CIEN que la mise en examen de l’enfant pris comme objet pétrifié dans un prédicat, pour le faire surgir comme sujet assujetti au langage. Le discours de la science produit ce que Lacan appelait l’enfant généralisé [1], c’est-à-dire une infantilisation sociale universelle pour obtenir, selon le régime du tous pareils, une uniformisation, voire une négation de la responsabilité de la singularité comme modalité de réponse de chacun face au rapport à l’Autre : ce que le sujet invente, les fictions nécessaires qu’il se crée face au réel insupportable qu’il rencontre, dans sa relation à l’Autre ou dans son corps. Ainsi en témoignent deux des enfants du procès Outreau, reconnus victimes de violences sexuelles, chacun par l’écriture d’un livre qu’a lu Marianne Bourineau.

Ne ferait-on pas un mauvais usage de l’enfant par rapport à son vrai besoin spontané [2], en lui demandant trop tôt de devenir grand, soit en voulant le libérer trop tôt de sa soi-disant condition d’enfant, d’opprimé ou d’immature, sans lui laisser le temps d’être un enfant ? À l’automne 1997, la revue interdisciplinaire L'infini a fait paraître, pour donner suite à l’affaire Dutroux, des témoignages et des résultats d’enquêtes faites auprès de personnalités de ces différentes disciplines. Il s’agissait d’établir un dossier à propos de questions soulevées par la protection de l’enfance et la pédophilie : Qu’appelle-t-on aujourd’hui un enfant ? Qu’appelle-t-on un pédophile ? François Regnault, comme le précise Philippe Cousty, fait remarquer que « le désir d’un enfant, si on doit lui en supposer un, le seul peut-être et qu’on devrait écouter au-delà de sa demande, c’est celui de devenir grand ». Il fait référence à Hegel qui, dans ses Principes de la philosophie du droit, énonce ceci : « La nécessité d’être élevé existe chez les enfants comme le sentiment qui leur est propre de ne pas être satisfaits de ce qu’ils sont. […] En les représentant comme achevés dans l’état d’inachèvement où ils se sentent, en s’efforçant ainsi de les rendre contents, elle [la pédagogie] trouble et altère leur vrai besoin spontané qui est bien meilleur. » [3] Hegel qui fut directeur de lycée nous donne ici sa version de l'enfant généralisé, et montre comment on abuse les enfants. Lacan disait qu’il n’y pas de grande personne, lorsqu’il faisait le constat qu’il y en avait de moins en moins, capables de se responsabiliser face à leur jouissance, face à leur place dans le monde et d’en répondre devant leurs enfants. Les enfants ne demandent que cela, aguichent, séduisent, excitent, provoquent. Ils inventent même au besoin des séductions fictives, comme Freud l’a découvert. Mais c’est justement parce que cela peut entrer dans leurs fantasmes qu’il ne faut pas y consentir et refuser ce que l’on croit être leur demande. C’est ce qui fait l’actualité de la question du consentement, traitée par les livres de Vanessa Springora, Christine Angot et Neige Sinno, comme la lecture de Dominique Grimbert nous l’indiquera. La parole choquante de Lacan constatant que « le corps est quelque chose qui est fait pour jouir, jouir de soi-même » [4] révèlera un changement de la position de l’enfant : son corps est aussi objet de jouissance pour l’autre. « L’enfant deviendra une marchandise fabricable et on s’apercevra qu’il peut être aussi l’objet d’une marchandise sexuelle ou autre, parce qu’il peut aussi devenir réceptacle physique, il peut donner lieu, par exemple à des prélèvements d’organes »[5]. C’est un processus planétaire, avait dit Lacan, tout ce que la technique peut faire, elle le fera, tout en nous invitant à réfléchir aux retombées qui auront lieu dans la représentation que l’on se fait de notre corps et de celui de l’enfant.

Depuis les Trois Essais sur la théorie sexuelle [6], l’enfant n’est plus souverainement le partenaire idéal, pour voiler le manque. Portant en lui la marque de la jouissance, l’enfant peut aussi bien diviser que combler de joie, tourmenter au point de ne plus savoir où est la vérité et sur quelle scène elle entend faire valoir ses droits. Le juge Xavier Martinen nous éclairera sur ces points. S’il n’y a pas de grande personne dans laquelle gîte la question de la vérité, Lacan parlera de vérité menteuse tout en précisant aussi : La vérité sœur de la jouissance [7]. Freud en situa la juste mesure dans son Esquisse d’une psychologie [8] et le cas Emma, comme le texte d’orientation le montrera. Attentat et déliaison sexuelle [9], après-coup, traumatisme, ce qui a lieu, symptôme, vérité et fiction sont, dès 1895, au cœur de la révolution freudienne qui annoncera les Trois Essais sur la théorie sexuelle et sa théorie du fantasme, même si une rencontre sexuelle traumatique existe. Il souligne déjà que ce qui engage le corps confronte le sujet à un impossible à dire.

Respecter un enfant consiste plutôt à penser qu’il doit être instruit, guidé, orienté, qu’il doit sortir de sa sphère et de sa frustration alors que la tyrannie de son surmoi lui réclame en-corps plus de jouissance. Mais que dire de ceux qui, au nom de la liberté à jouir et de leur position de soi-disant grande personne, n’hésitent pas à séduire des enfants pour assouvir leurs pulsions. « En essayant d’instaurer un monde propre aux enfants, l’éducation moderne détruit les conditions nécessaires de leur développement et de leur croissance [...] Les enfants ne peuvent pas rejeter l’autorité des éducateurs comme s’ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d’adultes [...] L’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants » [10]. Hannah Arendt nous donne là sa version d’un il n'y a pas de grande personne en nous montrant la démission des adultes face à leurs responsabilités. Lacan précise que « C’est dans la dialectique de la demande d’amour et l’épreuve du désir que le développement s’ordonne » [11]. C’est bien là que se situe le scandale de soumettre un enfant dans sa position d’« inachevé » (Hegel) à une épreuve de jouissance qui l’achève radicalement, en le condamnant à n’être qu’un pur objet de jouissance indicible.

 


Philippe Lacadée

 

 

[1] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 369.

[2] Hegel cité par François Regnault, « M le Maudit », L’infini, La question pédophile, 1997, n° 59, Gallimard, p. 124.

[3] Ibid., p. 124.

[4] Lacan, J., « La place de la psychanalyse dans la médecine, table ronde », Le Bloc-notes de la psychanalyse, n° 7, Georg Éditeur, 1987.

[5] Sollers Ph., L’infini, n° 59, 1997, Gallimard, p. 133.

[6] Freud S., Trois Essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, p. 76.

[8] Freud S., « Le Proton pseudos hystérique », Esquisse d’une psychologie, trad. S. Hommel, Érès, 2011, pp. 121-131.

[9] Ibid., p. 125.

[10] Arendt H., Crise de la culture, Folio Essais, 1961, pp. 223-252.

[11] Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, Seuil, 1966, p. 693.




 

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