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Édito #16 - Dominique Grimbert et Philippe Lacadée

« J’ai vu moi aussi, vu de mes yeux, dessillés par la divination maternelle, l’enfant, traumatisé de ce que je parte en dépit de son appel précocement ébauché de la voix, et désormais plus renouvelé pour des mois entiers – je l’ai vu, bien longtemps après encore, quand je le prenais, cet enfant, dans les bras – je l’ai vu laisser aller sa tête sur mon épaule pour tomber dans le sommeil, le sommeil seul capable de lui rendre l’accès au signifiant vivant que j’étais depuis la date du trauma [1] ». Si l’enfant trouve auprès de l’Autre la paix du symbolique, le signifiant n’est pas seulement symbolique ou pacificateur, il est vivant. L’Autre en partant le laisse tomber, ne répondant pas à son appel, porteur du signifiant.

Quelque chose insiste au cœur de l’être, dont Lacan affirma l’existence comme nécessité première, ce quelque chose met chaque être à la merci d’être laissé tomber par celui qui symboliquement le soutient dans son expérience de nomination. Et si, pour Lacan, l’enfant n’est pas innocent de la jouissance qu’il retire en usant du signifiant, il ne l’est pas non plus à se laisser aller à son masochisme primordial. L’enfant lacanien ne connaît pas l’insouciance. Du fait du langage, il n’y a pas, pour lui, de symbiose possible avec l’auteur de ses jours, mais toujours la discordance du malentendu. Séparé de ce monde dans lequel la naissance l’a projeté, qui était déjà là avant qu’il n’arrive, il est un immigré au pays de la parole, au pays où l’appel peut ne pas trouver de réponse.

Un enfant est né, un arrachement s’est produit, une faille s’est ouverte, une distance demeure irréductible. Il y a eu coupure, séparation. L’enfant jamais ne dévoilera le mystère de son origine et, l’amnésie infantile témoigne de l’impossibilité pour tout sujet de répondre à cette question, il introduit par la voie du malentendu à la dimension du réel. Quelque chose échappe au sujet, quelque chose dont il est toujours séparé ; ce réel non symbolisable peut faire retour, il peut surgir au détour de chaque histoire. À la question Qui est-il, cet enfant-là ?, nous pourrions proposer de répondre que l’enfant, d’être un enfant, est fondamentalement traumatisé.

« De traumatisme, il n’y en a pas d’autre : L’homme naît malentendu [2] ». Pour redonner vigueur et rigueur au terme de trauma, Lacan a forgé le néologisme de troumatisme [3]. Comment mieux dire que ce qui fait trauma chez l’enfant, c’est la rencontre d’un trou dans sa compréhension des choses ou des mots qu’il reçoit de l’Autre. Il y a un trou dans le savoir, il ne peut mettre en mots ce qu’il vit, ce qu’il ressent, ce qu’il rencontre. Il en éprouve une expérience hors-sens, une expérience de jouissance dans le sens d’une rencontre avec un réel qu’il ne peut assimiler. L’enfant lacanien est donc un enfant troumatisé car exposé à des moments traumatiques, où tout au fond de son être, parfois il décèlera, comme Freud en fit l’expérience à la mort de sa fille, « le sentiment d’une offense narcissique irréparable » [4].

 

Chacun des textes abordera ce qui du réel traumatique ne peut être que singulier, par les personnages du film Tori et Lokita, comme nous le propose Marie-Ève Saraïs ; par sa rencontre avec Ali à Calais, comme en témoigne Léa Janvier. En lisant Elias Canetti, Vessela Banova interrogera la valeur traumatique de la passion des lettres, et Marianne Bourineau relira L’Instant de ma mort de Maurice Blanchot. Dominique Grimbert nous transmet le témoignage de Jean-Claude Grumberg, savoir-y-faire avec « ça », pour lui, passe par l’écriture, l’œuvre de toute une vie. Et nous découvrirons que c’est à une chute de cheval, alors qu’il crut mourir, que nous devons l’écriture des Essais à Michel Eyquem de Montaigne, comme nous l’enseignera Philippe Lacadée. La rubrique « Ouverture sur la Cité » de ce numéro 1 sur le traumatisme donne la parole à Guy Briole, dont l’expérience et la clarté de sa transmission nous est précieuse. Il nous a fait l’amitié d’accepter cet entretien.

Guy Briole est psychiatre, psychanalyste exerçant à Paris et à Barcelone. Professeur de psychiatrie, il fut pendant vingt ans médecin chef du service de psychiatrie de l’Hôpital du Val-de-Grâce à Paris. Il est membre de l’École de la Cause freudienne (ECF), de la Escuela lacaniana de psicoanálisis (ELP) et de l’Association mondiale de psychanalyse (AMP). Il est l’actuel président de l’Eurofédération de psychanalyse. Auteur de très nombreux articles sur le traumatisme, en particulier de guerre, il continue à s’impliquer dans des actions où s’exerce la violence avec les collègues de différents pays, dont l’Amérique latine, l’Espagne lors des attentats de la gare d’Atocha à Madrid et au Moyen-Orient.

 


Dominique Grimbert et Philippe Lacadée

 

 

 

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1973, p. 61. [2] Lacan J., « Le malentendu » (1980), Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, coll. La Divina, Navarin, 2021, p. 74.[3] Inédit : Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes-errent », leçon du 19 février 1974, inédit.

[4] Freud S., Correspondances, Gallimard, 1966, p. 358. (À Ferenczi, 4 février, C. 358)




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