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Savoir-y-faire et invention - Les mille et Une fictions – Philippe Lacadée

« Qu’est-ce que la vie ? un délire. Qu’est donc la vie ? une illusion, une ombre, une fiction, le plus grand bien et peu de chose, car toute la vie n’est qu’un songe, et les songes rien que des songes. »[1]


Dans la suite logique du Pari de la Conversation numéro 11 « L’empire du père sans ampère », une question qui peut avoir valeur d’hypothèse s’impose : « Sur quoi doit-on faire le pari pour séparer l’enfant de la valeur de jouissance qu’il a pour l’Autre Maternel, une fois saisi qu’il s’agit de miser au-delà du père comme seul principe de séparation ? » En suivant ce que nous enseignent les enfants, notamment le cas princeps du Petit Hans, il s’agit de s’assurer que l’enfant ait délocalisé sa jouissance dans une fiction fantasmatique.


Mais de quoi les analystes ont-ils peur ?

La cure du petit Hans se conclut sur le fantasme du serrurier qui vient dévisser la baignoire, changeant à cette occasion le derrière de Hans, sans qu'on sache finalement ce qui arrive à son pénis. C'est donc à partir des fictions de sa jouissance que le garçon a promené, sur les traces de son cheval, Freud et son père. Si Lacan rappelle que c’est « où depuis les analystes ont peur » [2], promenons-nous donc au gré des allégations du jeune garçon, dont Freud nous avait prévenu que, si lui ne l’avait pas fait, il se serait rendu coupable, non seulement envers Hans, mais aussi envers la science. À l’heure du tout-neuro [3] et de l’application d’un savoir-faire technique valant pour tous, rappelons ainsi aussi la valeur de la parole et appliquons-nous à nous laisser promener par les mille et une fictions des enfants que nous recevons.

La phobie du petit Hans est l’invention d’une fiction chevaleresque l’amenant à se transformer en un autre, celui qui deviendra un “chevalier servant”. Au-delà de son pénis, il y a celui du père, qui reste pour lui énigmatique. Il y a le père mais, au-delà, il y a surtout une référence vide, car, comme nous l’a indiqué Jacques-Alain Miller, la clinique freudienne tourne tout entière autour d'un objet qui n'existe pas : le pénis de la mère. C'est pourquoi Lacan, grâce à l’apport de la linguistique, identifiera ce manque de pénis au trou dans le savoir, au trou du langage, ce qui lui permettra de réordonner toute sa clinique autour de son fameux « il n'y a pas », que ce soit en l'écrivant par le (- j) de la castration maternelle ou en énonçant son fameux « il n’y a pas de rapport sexuel ». Cette référence vide, ce trou dans le savoir, qu’il a aussi appelé S de grand A barré, l’Autre qui n’existe pas ou, comme il le précisera dans La logique du fantasme, « l’Autre c’est le corps » [4] peut prendre consistance au niveau du corps, soit ce qui s’y éprouve comme énigme angoissante et d'une référence logique, ce que le père de Hans écrivant à Freud appelle un résidu : « Le résidu qui est là derrière est celui-ci : Hans se casse la tête pour comprendre ce que le père a à faire avec l'enfant, puisque c'est la mère qui met celui-ci au monde. » [5] Mais c’est surtout en se cassant la tête à partir de l’énigme du jouir de son sexe que tout enfant, ne pariant pas toujours sur le père comme principe de séparation, invente ses jeux et ses fictions.

En élaborant mille et une fictions, un sujet traite l’énigme à laquelle le réel du trou, ou le réel du sexe et de la mort comme trou radical, le confronte. Chaque enfant rencontre une énigme dont il recherche la solution. Pour Jeremy Bentham, le langage est le « lieu, le topos et l’organe privilégié de la création fictive illimitée ».[6] Quand Lacan s’y réfère dans L’éthique de la psychanalyse [7], il indique que Bentham a mis « l’accent sur le terme de réel, opposé chez lui à un terme qui est en anglais celui de fictitious. Fictitious ne veut pas dire illusoire, ni en soi-même trompeur […] L’effort de Bentham s’instaure dans la dialectique du rapport du langage avec le réel pour situer le bien – le plaisir en l’occasion, dont nous verrons qu’il l’articule d’une façon toute différente d’Aristote – du côté du réel. » [8] Nous pouvons dire que, d’une certaine manière, l’effort du petit Hans ressemble à celui de Bentham.

La bascule de l’expérience freudienne se trouve à l’intérieur de cette opposition entre la fiction et la réalité. Lacan le montre, une fois opérée la séparation du fictif et du réel, la caractéristique du plaisir comme dimension de ce qui aliène l’homme se trouve tout entière du côté du fictif.

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La fiction malentendue

Selon la théorie du langage proposée par Jeremy Bentham, en 1813, l’illusion propre au langage réside pour une large part dans la croyance que tout nom correspondrait à un être réel, que tout mot renverrait à une chose.[9] Dans sa « théorie de la proposition » qu’il élabore à l’encontre de la théorie atomistique de la signification, un mot n’a de signification qu’en fonction du contexte dans lequel il se trouve placé, le mot ne représente pas la chose, le mot s’articule au mot, « tout mot pour être rendu intelligible, doit être représenté comme une partie de quelque assertion ou proposition. » [10] Sa thèse est reprise par Lacan en ces termes : le signifiant comme tel ne signifie rien.

Pour Bentham, le mot est à la proposition ce que la lettre est au mot : « C’est au langage, et au langage seul, que les entités fictives doivent leur existence, leur impossible et néanmoins indispensable existence. » [11] Pas de fiction sans langage, pas de langage sans fiction. Pour Lacan, cette théorie converge avec son propre abord de la fiction : « le fictif, en effet, n’est pas par essence ce qui est trompeur, mais, à proprement parler, ce que nous appelons le symbolique. » [12]

Dans le cadre du travail d’un laboratoire de recherche du CIEN [13] intitulé Langage et ségrégation, en demandant à des jeunes du mouvement Hip Hop si ce mouvement n’était pas pour eux une fiction nécessaire pour faire face au malaise de la vie dans des quartiers dits difficiles, j’avais, à mon insu, pris le risque que notre travail de recherche s’interrompe. Car, pour eux, le mot « fiction » pouvait connoter la tromperie et s’opposer à “l’authentique”, terme clé du mouvement dans lequel ils s’inscrivaient – authentique signifiant être en phase, en prise sur la réalité quotidienne, regarder les choses en face, ne pas tomber dans les travers du système, ne pas être dupe, trouver soi-même une solution. Mais ce malentendu, grâce à la conversation et ce qui en a surgi, a permis de souligner la part importante que ces jeunes accordaient au langage pour traiter le réel de la violence et de la ségrégation dans ces quartiers difficiles. [14]


La vie est un songe

En 1636, José Calderon écrivait La vie est un songe, une pièce de théâtre dont le personnage central, Sigismond, représente, avec Don Quichotte et Don Juan, l’une des grandes figures mythiques espagnoles. Calderon interroge le sentiment tragique de la vie, ce que Lacan a appelé « ineffable et stupide existence » [15], la mort, l’au-delà et les fondements de l’être, des questions qui lui sont chères. Son héros réalisant qu’il habite un monde étrange où il lui faut réprimer son naturel sauvage, la furie et l’ambition qui, pourtant, gîtent au cœur de l’homme, et face à ce qui constitue son impasse, décrète que la vie n’est rien d’autre qu’un songe : « l’homme qui vit, songe ce qu’il est, jusqu’à son réveil […] le roi songe qu’il est un roi et, vivant dans cette illusion, il commande, il décrète, il gouverne ». Chacun songerait ce qu’il est, mais nul ne s’en rendrait compte : « Qu’est-ce que la vie ? un délire. Qu’est donc la vie ? une illusion, une ombre, une fiction, le plus grand bien et peu de chose, car toute la vie n’est qu’un songe, et les songes rien que des songes. » [16]

La thèse de Lacan selon laquelle le délire est universel du fait que les hommes parlent, qu’il y a pour eux, et entre eux, le langage et que celui-ci a des effets de néantisation est reprise par Jacques-Alain Miller : « Remarquons, dit-il, que la thèse de l’universel du délire est une thèse freudienne. Pour Freud, rien n’est que rêve, c’est ce que Lacan dit que Freud dit. Or, si rien n’est que rêve tout le monde est fou c’est-à-dire délirant. » [17]

François Weyergans, dans Franz et François [18], tente, par une émouvante fiction littéraire, d’écrire le réel de sa rencontre impossible avec son père, vingt ans après la mort de celui-ci. Au cours de ce récit ponctué par quelques séances d’analyse avec Lacan, il dit : « La fiction, qu’est-ce que c’est ? Après tout, ce n’est que du réel volé. » Voilà une façon élégante de situer la mise en jeu fondamentale du réel que le sujet rencontre, un réel qui le détermine et avec lequel il joue, à son insu, la partie de vie qui lui revient. La psychanalyse offre au sujet ce partenaire qui, tout en se faisant semblant d’objet a, qui cause sa division, consent à mettre en acte la fiction nécessaire permettant que lui soit dérobée cette jouissance incluse dans la fiction de sa parole – cette mise qu’il joue en disant à l’Autre ce à quoi il tient le plus, sans en vouloir rien céder.


La promenade dans le bavardage du petit Hans

En nous invitant à nous promener dans le bavardage du petit Hans, Lacan précise que cette promenade n’est pas de hasard mais de topographie. Orientée par le trou réel, elle est une entité que Lacan a établie comme l’entité fictive de la privation – réalisation fictive d’une chose qui n’existe pas mais autour de laquelle le sujet s’oriente. Pour lui, le trou réel de la privation n’existe pas. Pour faire un trou réel dans le réel, qui, de nature, est plein, il faut y introduire un objet symbolique.

Dans son séminaire La relation d’objet, ila démontré que, face à ce trou réel, l’enfant est progressivement amené à s’apercevoir qu’il doit « se glisser en tiers, s’enfoncer quelque part entre le désir de sa mère, qu’il apprend à expérimenter, et l’objet imaginaire qu’est le phallus. »[19] Il s’invente alors une entité fictive, le phallus imaginaire, et apprend à l’expérimenter avec la complicité de cet Autre auquel manque aussi cet objet fictif. L’enfant en use pour soutenir son existence de sujet désirant.

Sur les traces de Freud, Lacan situe l’enfant comme celui qui, en tant que réel, vient à symboliser pour la mère son besoin imaginaire mais également comme celui qui, en réponse à un réel insymbolisable, en réponse à un reste irréductible, élabore mille et une fictions pour fixer dans la langue une part de ce réel.


Le petit Hans de Gilles Deleuze

En 1993, dans son texte Ce que les enfants disent [20], Gilles Deleuze parle, à propos du petit Hans, de cartographie : « Une conception cartographique est très distincte de la conception archéologique de la psychanalyse. » [21] Il critique la psychanalyse et s’insurge contre Freud pour qui le désir du petit garçon ne serait que le désir de coucher avec sa mère, et le cheval une simple représentation du père. Il ne semble pas avoir entendu l’invitation de Lacan à suivre le petit Hans à partir de la logique d’une topographie, celle-ci permettant de saisir cette observation comme un véritable labyrinthe.

Au travers d’un ensemble de schémas, Lacan a en effet montré comment Hans, avec ses élucubrations prolixes et luxueuses, est le véritable théoricien du circuit pulsionnel pris dans une logique et une topologie signifiante. Pour lui, la valeur exacte des théories infantiles de la sexualité, ou celle de toute autre activité créatrice ou ludique, se réfère à la notion de mythe. À la fin de son séminaire La relation d’objet, il met en place un mathème pour rendre compte de « l’avenir, dans l’ordre de l’analyse clinique et thérapeutique de l’évolution des cas. » [22] Dès la troisième séance de ce séminaire, il s’appuie sur une topographie pour rendre compte de ce qui fait le fonds de l’existence du signifiant, de sa présence dans le monde qui reflète le dernier mot du signifié c’est-à-dire de la vie : « la mort en tant qu’elle est le support, la base, l’opération du Saint-Esprit par laquelle le signifiant existe. » [23]

Dès 1957, manifestant un vif intérêt pour la théorie du mythe de Claude Lévi-Strauss, il affirme que le mythe se présente comme un récit et que son caractère de fiction est d’une telle stabilité et d’une telle fixité qu’on peut y repérer la notion d’une structure. Le mythe comme fixion du réel vient, par la fiction langagière, fixer pour le sujet une part du réel. Chaque fiction a « un rapport singulier avec quelque chose qui est toujours impliqué derrière elle, et dont elle porte même le message formellement indiqué, à savoir la vérité. » Déjà, dans son Séminaire sur « La lettre volée » il dit avoir mis en évidence la légitimité de la fiction et que dans toute fiction correctement structurée, « on peut toucher du doigt cette structure qui, dans la vérité elle-même, peut être désignée comme la même que celle de la fiction. La nécessité structurale qui est emportée par toute expression de la vérité, c’est justement une structure qui est la même que celle de la fiction. » [24]

Tout au long de son enseignement, le terme de fiction est, pour lui, lié au langage, et il a insisté sur le fait que la vérité a structure de fiction, la fiction qualifiant l’effet de vérité engendré par l’articulation signifiante. Selon les signifiants, la vérité est variable ; selon la façon dont un signifiant s’articule, la signification de ce signifiant change : « Ce qui pour nous est règle d’or, et qui repose sur la notion que nous avons de la structure de l’activité symbolique, les éléments signifiants doivent d’abord être définis par leur articulation avec les autres éléments signifiants. » [25] Il recommandait de ne pas oublier que le signifiant n’est pas là pour représenter la signification mais, plutôt, pour compléter « les béances d’une signification qui ne signifie rien. » [26]


La signification impossible et la référence vide

C’est parce qu’une signification n’est pas stable, qu’elle est perdue ou impossible, c’est-à-dire que sa référence est toujours vide, que l’enfant s’invente mille et une fictions, à l’instar du Petit Poucet qui utilisait les mille cailloux du signifiant pour combler le vide d’une signification. Que la vérité ait structure de fiction induit que la parole a effet de fiction. Jacques-Alain Miller montrait que le « secret de la clinique universelle du délire, c’est que la référence est toujours vide. Si vérité il y a, elle n’est pas adéquation du mot et de la chose, elle est interne au dire, c’est-à-dire à l’articulation. » [27] Jacques Lacan nous a guidés dans la lecture des petits mythes de Hans, relevant les occurrences du signifiant perforé : « Si nous savons chercher ce terme d’une façon conforme à l’analyse de thèmes mythiques, nous le voyons apparaître de mille façons. » [28] C’est d’abord Hans qui est perforé en rêve, puis c’est la poupée, et enfin toute une série de choses. Le mythe donne le « moule » à un certain type de vérité, à une relation du sujet à quelque chose à propos de quoi il recommande prudemment, en 1956, de ne pas répondre tout de suite.


La fiction, réponse du réel

En 1957, Lacan dit que le mythe permet de répondre à des thèmes singuliers mettant en jeu, de façon contingente, la rencontre du sujet avec le réel, que ce soit celui de son sexe, de la mort, l’inexplicable de son existence ou tout simplement la naissance. Le mythe traite l’apparition de ce qui n’existe pas encore, des thèmes liés à l’existence du sujet lui-même, mais aussi des thèmes liés au fait que le sujet est « sujet d’un sexe, de son sexe naturel. » [29]

Il nous invitait à relire le mythe d’Œdipe parce que, de structure, il est impossible au sujet de bien dire sur le sexe – il y a là discordance, malaise, impasse : « L’impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l’impossible dont elle provient. » [30] La diversité des inventions répond à l’absence d’une formule qui serait universelle et admise par tous. Voilà l’articulation difficile entre l’impasse sexuelle et ce que Lacan appelait les fictions, c’est-à-dire les inventions quant au sexe. L’impossible vise le désaccord fondamental entre le sujet et le sexe, l’impossibilité de trouver une formule, toute rationalisation répondant à cet impossible.

Freud désignait, par ce terme de « rationalisation », les tentatives élaborées par le sujet pour rendre compte de ce qui lui arrive dans la vie, couvrant par des raisons conscientes le véritable ressort inconscient de ses conduites. Rationaliser, c’est donner des raisons, rendre raison. Lacan, lui, n’articulait pas la rationalisation à un élément refoulé et inconscient mais à un élément fondamentalement absent, à un vide.

Voilà à quoi s’emploient l’élaboration mythique et les mille et Une fictions de l’enfant. La fiction, dans son effet de signification, répond à un réel en jeu. Le sujet, dans la contingence de ses rencontres, peut donner à cette fiction une valeur d’ancrage, de fixation, mais surtout d’apaisement pour localiser sa jouissance. Cette fiction est de l’ordre de la mise en mots de la singularité du lien qu’il entretient avec cette jouissance.


Cristal signifiant de la phobie, mise en équation signifiante de la solution

Les fictions comportent des structures fonctionnant dans une espèce de « jeu tournant des instruments logiques qui se complètent les uns les autres, et forment une espèce de cercle à travers lequel le petit Hans cherche la solution. » [31] L’usage du signifiant, le jeu fondamental du signifiant, c’est la permutation de toutes les permutations possibles. Lacan considérait que, le jeu dont disposait Hans, admettait les signifiants père, mère, fait-pipi, petite sœur, cheval, grand-mère et amis et qu’il s’agissait pour lui d’envisager toutes les combinaisons possibles de ces signifiants : « à cinq ans laissé en plan par les carences de son entourage symbolique, devant l’énigme soudain actualisée pour lui de son sexe et de son existence, développe, sous la direction de Freud et de son père son disciple, autour du cristal signifiant de sa phobie, sous une forme mythique, toutes les permutations possibles d’un nombre limité de signifiants. Opération où se démontre que même au niveau individuel, la solution de l’impossible est apportée à l’homme par l’exhaustion de toutes les formes possibles d’impossibilités rencontrées dans la mise en équation signifiante de la solution. » [32]

Les créations mythiques du garçon, qui sont autant de productions imaginaires et symboliques, permettent les mises en équation de la solution. Ce n’est pas dans la réalité qu’elles se développent mais au niveau du logos et Hans introduit dans cette topographie une série d’autres signifiants – perforé, enraciné, dévissé – qui lui permettent de trouver une solution. Il met ainsi ces signifiants en rapport avec les signifiants liés à sa situation fictive de départ où il était l’équivalent du phallus imaginaire de l’Autre. Mais à chaque fois, chaque fiction, chaque construction mythique va le conduire à un impossible. L’impossible devient alors solution que Hans va trouver pour sortir de l’impossible du sexe par une logique signifiante.


Une fiction comme solution à l’impasse du sexe

Dans l’histoire de Hans, le pénis réel fait irruption dans le jeu enfant-mère. L’impasse du sexe, c’est-à-dire le réel et la jouissance en jeu, vient perturber le jeu imaginaire, leurrant et phallique avec la mère. Le garçon se trouve alors confronté à cette double question : comment « sortir de la mère » et comment traiter le pénis réel ?

Dans toute cure avec un enfant, chaque sujet a à se confronter au problème éthique majeur posé par la déprise de l’amour. Il faut le secours de fictions pour que le sujet parvienne à s’extraire du pré carré de la jouissance maternelle si l’on pose, avec Lacan, que l’Autre n’existe pas. L’origine du problème pour Hans vient du pénis réel qui le confronte à une angoisse impossible à supporter. L’introduction de cette chose si méprisée par la mère, alors que lui y tient, apparaît pour le sujet comme le risque de perdre le « paradis de leurre », ce monde fictif créé entre elle et lui, d’où l’angoisse. Angoisse, à ce point insupportable, qu’il invente des fictions pour s’en défendre, pour traiter ce réel dont l’angoisse témoignait. Et Lacan démontre que, le pénis réel a finalement trouvé à se loger d’une façon suffisante afin que la vie de l’enfant se poursuive sans angoisse. La solution a été de changer de registre. « Le phallus n’est plus seulement quelque chose avec quoi l’on joue, il est devenu rétif, il a ses fantaisies, ses besoins, ses réclamations, et il met la pagaille partout. Il s’agit de savoir comment cela va s’arranger, c’est-à-dire comment se fixeront les choses dans ce trio originel. » [33]

Pour traiter le réel du sexe en jeu, Lacan remarque que le petit Hans utilise une fiction reposant sur une triade signifiante enraciné/perforé/vis avec, d’abord, le pénis « enraciné », ce qui a déclenché une flambée de la phobie, puis le « perforé », terme dont Lacan dit que « Hans va l’utiliser de 1000 façons », et enfin la « vis » venant en réponse à l’enraciné et au trou du perforé. « Si le pénis n’est pas enraciné, il n’y a plus rien, et c’est pourquoi il faut une médiation qui permette de le mettre, de l’enlever et de le remettre. Bref, il faut qu’il soit amovible. » [34]

Toutes ces fictions, toutes ces inventions sont les tentatives de Hans pour interpréter la manifestation du pénis réel que Lacan appela « l’irruption d’un premier jouir ». Le sujet tente d’intégrer ce réel mais n’y arrive pas car, d’un côté, en cherchant à être le phallus imaginaire de la mère, il rencontre le manque de la mère et se trouve donc confronté à un élément en moins, et de l’autre, du fait de l’irruption de jouissance de son pénis réel, il se trouve confronté à un élément en trop. C’est là qu’intervient la fiction exceptionnelle de la vis et du plombier qui vient, la dévisse et revient pour la revisser. L’introduction de cet élément logique de la vis, construction phallique singulière, amène la véritable résolution du problème de Hans et la sortie du travail avec son père par la fiction du père mythique : « C’est à partir de ce moment-là que l’enfant est sur la pente de trouver un premier répit dans sa recherche frénétique de mythes conciliateurs jamais satisfaisants, et qui nous mèneront à la solution dernière qu’il trouvera ». [35]

Les mille fictions du petit Hans l’amènent donc, sous la conduite de son père et de Freud, à produire, à la sortie de son analyse, une fiction exceptionnelle lui permettant d’éviter de passer par le complexe de castration et de trouver une solution à son impasse. Nous nous proposons d’isoler ici, parmi ces mille fictions, trois fictions essentielles : celle du fantasme des girafes, celle de la baignoire et du perçoir du 11 avril, et enfin celle de l’installateur du 2 mai.


La recommandation de Freud au père de Hans

Début mars 1908, le père va rencontrer Freud qui lui fait deux recommandations : d’une part de dire à son fils que sa peur des chevaux est une bêtise et que s'il a peur qu'un cheval le morde c'est parce qu'il s'occupe trop de son Wiwimacher ; et d’autre part, puisqu’il cherche à voir, à découvrir l'objet caché, le pénis ou le phallus de la mère, de lui dire que « ce phallus désiré n'existe pas. » [36] Le père de Hans explique donc à son fils que le sexe féminin n'est pas le phallus, il le fait le dimanche 15 mars, lors d’une promenade au zoo :

« En chemin je lui explique que sa sœur n’a pas un fait-pipi comme le sien. Les petites filles et les femmes n'ont pas de fait-pipi. Maman n’en a pas, Anna non plus, et ainsi de suite.

Hans – Et toi, as-tu un fait-pipi ?

Moi – Naturellement, qu'as-tu donc cru ? » [37]

Hans produit alors deux fictions structurées comme des fantasmes : celui de la mère nue et en chemise, et ensuite, dans la nuit du 27 au 28 mars, le fantasme des deux girafes.


Le fantasme de la mère nue et en chemise

Le matin du 18 mars, Hans se lève très tôt. Lorsqu’on lui demande ce qui se passe, il raconte : « J'ai mis le doigt à mon fait-pipi, mais très peu. Alors, j'ai vu maman toute nue en chemise et elle m'a laissé voir son fait-pipi. J'ai montré à Grete, à ma Grete, ce que faisait maman, et je lui ai montré mon fait-pipi. Alors j'ai vite retiré la main de mon fait-pipi. » [38] Sitôt après avoir reçu de son père l’explication selon laquelle le pénis est absent du côté des femmes, il raconte, par un fantasme, qu'il a vu sa mère toute nue et en chemise, lui montrer son fait-pipi. C'est une réaction à ce que son père lui a dit, trois jours après leur conversation.

Hans a saisi ce que le père n'a pas compris, souligne Lacan. Il a saisi que, ce qu'il s'agit de voir, c'est quelque chose en tant que ce quelque chose est caché. Il nous dit que ce qui aimante et attire Hans, c'est le phallus, et s'il est désiré c'est parce qu'il manque en tant qu'il est voilé. Ce qui intéresse Hans dans l'acte de voir, c'est le voilement, c’est de voir ce qui est voilé en tant que voilé. La mère est à la fois nue et en chemise. C’est cette équivoque de départ qui aiguise le désir. Face à l’objection du père de Hans qui rétorque « ce ne peut être qu’en chemise ou toute nue », Lacan marque son désaccord : « Là-dessus, le père du petit Hans qui ne se distingue pas par un mode excessivement futé d'appréhension des choses, lui dit — Mais il faut qu'elle soit ou l'un ou l'autre, ou nue ou en chemise. [Alors que si elle n’a pas de pénis elle est pourtant phallique dans sa fonction de mère.]

Or, c'est là tout le problème — pour Hans, elle est à la fois nue et en chemise, exactement comme pour vous tous qui êtes ici. » [39] Pour Lacan, c'est la preuve que l'intervention de Freud auprès du père a été autoritaire et arbitraire. Freud a pris la position d'un maître incarné et imaginaire, comparable à celle de Dieu.


Le fantasme des deux girafes (Lui = Hans, Moi = son père)

« Lui – Il y avait dans la chambre une grande girafe et une girafe chiffonnée, et la grande a crié que je lui avais enlevé la chiffonnée. Alors elle a cessé de crier, et alors je me suis assis sur la girafe chiffonnée.

Moi (intrigué) – Quoi ? Une girafe chiffonnée ? Qu'est-ce que c'était ?

Lui – Oui. (Il va vite chercher un morceau de papier, il le chiffonne et dit) : « Elle était chiffonnée comme ça.

« Moi – Et tu t'es assis sur la girafe chiffonnée ? Comment ?

Il me le montre à nouveau, en s'asseyant par terre.

[…]

Moi – Qu'est-ce que cela veut dire : une girafe chiffonnée ? Tu sais pourtant bien qu'on ne peut pas écrabouiller une girafe dans la main comme un morceau de papier.

Lui – Je le sais, je l'ai pensé seulement. Il n'en existe sûrement pas vraiment. La chiffonnée était toute couchée par terre et je l'ai emportée, prise avec mes mains.

Moi – Quoi ! Peut-on prendre une aussi grande girafe que ça avec les mains ?

Lui – La chiffonnée, je l'ai prise avec ma main.

Moi – Où était la grande pendant ce temps-là ?

Lui – Eh bien, la grande se tenait un peu plus loin.

Moi – Qu'as-tu fait de la chiffonnée ?

Lui – Je l'ai tenue un petit peu dans ma main, jusqu'à ce que la grande ait fini de crier, et quand la grande a eu fini de crier, je me suis assis dessus.

Moi – Pourquoi la grande a-t-elle crié ?

Lui – Parce que je lui avais enlevé la petite. » [40]


La fiction comme réponse à l’impuissance du père à se mettre en colère !

Freud nous dit que, le jour même, le père de Hans trouve la solution du fantasme. Cela ne fait pas de doute pour lui : c’est lui, la grande girafe et la mère de Hans la petite. C’est lui, la grande girafe, c'est-à-dire le pénis, le long cou ; tandis que sa femme, ou plutôt son organe génital, est la petite girafe chiffonnée. D'ailleurs, le père de Hans raconte une scène qui se déroule tous les matins : la mère prend son fils dans son lit, tandis que le père lui répète de ne pas le faire. « La grande girafe qui a crié, c'est moi » explique le père, « c’est moi quand je dis que je ne veux pas, que je ne suis pas d'accord pour que sa mère le prenne dans son lit. »

Le père rapporte à Freud que sa femme, en cette occasion lui a répondu : « Mais c'est un non-sens ! Enfin ! Pour une minute qu'est-ce que ça peut faire qu'il vienne comme ça tous les matins dans mon lit ! » Lacan précise que le Wolh Gereitz utilisé par le père pour décrire sa femme à cette occasion ne veut pas dire « tout irritée », comme on le trouve traduit en français, car Reitz en allemand signifie « excitée – tout excitée ». La mère répond, tout excitée, que c'est un non-sens. Hans reste d'ailleurs un moment dans le lit de sa mère, ce qui correspond très bien à cette scène dans le fantasme où la grande girafe s'est arrêtée de crier, lorsque la petite girafe lui a répondu : Ça va comme ça, ce n’est pas si grave – « et alors, conclut Hans, je me suis assis sur la girafe chiffonnée. » [41]

Un des axes de l'observation est que ce n'est pas pour rien si l’enfant est dans le lit de sa mère. La petite girafe, dont Hans s'empare pour s'asseoir dessus, provoquant les cris de la grande, « est une réaction au phallus maternel, et renvoie à la nostalgie [qu’a l’enfant] de la mère et à son manque. Cela est tout de suite nommé, perçu, reconnu, repéré par le père comme la signification de la petite girafe, ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs, sans que cela ne lui paraisse contradictoire, de faire également du couple des girafes le couple père-mère. » [42]

De faire de cette opposition grande girafe/petite girafe, une équivalence avec la signification phallique grand pénis/petit pénis, n’empêche pas le père de Hans d’interpréter avec Freud le couple des girafes comme une équivalence du couple père-mère. Pour Lacan, la question essentielle n'est pas de savoir si la grande girafe est le père, et la petite girafe la mère ; il s'agit plutôt pour l'enfant de reprendre possession de sa mère pour la plus grande irritation, voire la colère du père. Or, cette colère du père n’advient jamais dans le réel. Le père de Hans ne se laisse jamais aller à la colère. Hans, d'ailleurs, le dit, le demande même à son père : « Tu dois être en colère, tu dois être jaloux. Il lui explique en somme l'Œdipe. Malheureusement le père n'est jamais là pour faire le dieu Tonnerre. » [43]

Freud dit que « s'asseoir dessus, est sans doute la représentation de la prise de possession » – crie tant que tu veux ! Maman me prendra dans son lit, et maman m'appartient, semble dire Hans. Hans a réalisé, à cause de son pénis réel, qu'il ne dispose pas de ce qu'il faut pour satisfaire sa mère, c'est pour cela qu’il insiste pour aller dans son lit. Il s'agit, pour lui, de disputer sa mère à son père, et cela afin de provoquer la colère de ce père. La question posée par le cas de Hans est de savoir si le père est un père au sens d'un père réel. Nous savons que l'agent de la castration est le père réel. Il faut que le père ait pris cette place d'agent de la castration en tant que père réel et non pas en tant que père symbolique. Pour Lacan, le père réel, c’est la colère de Dieu, le coup de tonnerre dans un ciel bleu. C’est là le véritable drame de la question en impasse de Hans : « Es-tu un père qui peut se mettre en colère ? » C'est à cette question que vient répondre le fantasme des deux girafes. Il s’agit d’un fantasme de défi. La petite girafe, Hans la roule en boule et s'assoit dessus.


La responsabilité de trouver une issue par une fiction éminente

Lacan a montré comment Hans a trouvé une voie d’accès au symbolique à travers le fantasme, comment il a pu passer de l'imaginaire au symbolique. Au lieu de suivre l'issue qu’aurait représentée le père réel en montrant qu’il a le phallus symbolique, Hans a traité lui-même, par le symbolique, son propre imaginaire. Avant, il jouait avec le phallus imaginaire désiré par la mère, il fallait qu'il en passe par là pour la captiver ; ensuite, grâce à la petite girafe roulée en boule, il a pu réduire ce phallus imaginaire à un élément symbolique. Le phallus imaginaire de la mère peut devenir un semblant de phallus symbolique, c'est-à-dire un symbole, comme une simple feuille roulée en boule.

Lacan nous invite donc à considérer la grande girafe et la petite girafe de la même façon, l’une comme le double de l'autre. Il y a d’un côté la grande et de l’autre la petite, mais il s’agit toujours de girafe. Pour lui, il n'y a pas de rapport univoque entre le signifiant et le signifié puisque ce qui définit le signifiant c'est l’équivoque c’est-à-dire la différence absolue. C'est parce qu'il y a une différence entre la grande girafe et la petite girafe qu'une signification énigmatique en résulte. Lacan considère cela comme une fiction éminente : « Du seul fait que, la petite girafe – malgré les cris de la grande girafe qui est incontestablement la mère –, le petit Hans la chiffonne avec les doigts et s'assoit dessus, – n'est-ce pas assez clair ? » [44] Cette création marque un franchissement, elle témoigne que l’enfant accède à la symbolisation.


L’invention du signifiant séparé du signifié, là où il s’agit de se promener

La boule de papier du fantasme de Hans est le signifiant métonymique du phallus de la mère. Cette boule représente ce qui fait défaut à la mère en tant qu'elle est considérée comme une femme. C’est en reprenant pas à pas l’observation du petit Hans, que Lacan va énoncer la règle d'or de l'interprétation analytique : « Les éléments signifiants doivent d'abord être définis par leur articulation avec les autres éléments signifiants. » [45] Le signifiant n'est pas là pour représenter la signification, mais pour compléter les béances d'une signification qui ne signifie rien. Il est donc là le signifiant, pour consentir à se promener avec lui et sur lui, et c’est bien « où, depuis Freud, les psychanalystes ont peur » ! Là où la signification paternelle ne signifie rien et le leurre face à une béance, Hans va, grâce au signifiant « girafe », traiter cette béance. Il va, par son acte, réduire le phallus imaginaire à un symbole.

N'oublions pas que l'enfant est pris dans le désir phallique de la mère comme une métonymie – il est, lui-même, dans sa totalité, le phallus. Au moment où il va s'agir de restituer à la mère son phallus, l'enfant va phalliciser la mère tout entière sous la forme d'un double. Il montre ce qu'est une mère symbolique en position d'être une métonymie du phallus. La girafe c'est la métonymie phallique de la mère, telle fut la thèse de Lacan : « Littéralement, le petit Hans nous montre ici, tel le prestidigitateur, l'image doublée de la mère, sa métonymie, n'être qu'un morceau de papier, une girafe chiffonnée sur laquelle il s'assoit […] Si j'avais voulu inventer une métaphore du passage de l'imaginaire au symbolique, je n'aurais jamais pu inventer l'histoire des deux girafes, telle que l'a fantasmée le petit Hans, et telle qu'il l'articule dans tous ses éléments. Il s'agit de la transformation d'une image dessinée en une boule de papier, qui est entièrement symbole, élément mobilisable comme tel. Et il s'assoit sur sa mère enfin réduite au symbole, à ce chiffon de papier, dont on s'empare, et on s’exclame – Ah, le bon billet qu’a le petit Hans. Bien sûr, cela ne suffit pas, sinon il serait guéri, mais il nous montre par cet acte de quoi il retourne. Comment méconnaître ici que les actes spontanés d'un enfant sont quelque chose de beaucoup plus direct et plus vif que les conceptions mentales d'un être adulte après les longues années de crétinisation amplificatoire que constitue le commun de ce que l'on appelle l'éducation. » [46] Hans explique très bien que cette petite girafe est devenue un simple symbole lorsqu’il dit que ce n’est plus qu’un dessin sur une feuille de papier que l’on peut chiffonner.


Le fantasme de la baignoire et du perçoir du 11 avril

Le fantasme suivant : Hans est dans la baignoire, support maternel selon Lacan. Quelqu’un entre, le tiers tant attendu, dit-il. C’est un serrurier qui dévisse la baignoire et qui, de son perçoir (Freud introduit au passage, l’équivoque entre le terme allemand Bohrer qui signifie « perçoir » et celui de Geboren qui veut dire « être né ») perce le ventre du petit Hans.

Dans cette fiction, le petit Hans assure en fin de compte, personnellement, le trou de la mère, « à savoir l’abîme, le point crucial, le point dernier qui est en question, la chose pas regardable, celle qui flotte sous la forme du noir à jamais insaisissable devant la figure du cheval, et précisément au niveau où il mord, la chose dans laquelle il ne fallait pas regarder. » [47] Lacan montre comment, avec la fiction de la baignoire, le petit Hans a transformé la morsure en dévissage. Les fictions mettent ici en évidence les nombreuses permutations et transformations d’éléments signifiants. Nous assistons à la conversion de la morsure en démontage de la baignoire, qui se fait en un tournemain, incarnant aussi le passage de l’imaginaire au symbolique.

« Ce n’est pas autre chose que nous retrouverons lors de la transformation qui s’avèrera décisive, celle de la morsure en dévissage de la baignoire. D’ici à là, le rapport des personnages change du tout au tout. Ce n’est pas pareil, que de mordre goulûment la mère, appréhension de sa signification naturelle, voire de craindre en retour cette fameuse morsure qu’incarne le cheval – ou de dévisser la mère, de la déboulonner, de la mobiliser dans cette affaire, de faire qu’elle entre elle aussi dans l’ensemble du système, et, pour la première fois, comme un élément mobile et, du même coup, équivalent aux autres. Le système se présente alors comme un vaste jeu de boules à partir de quoi l’enfant essayera de reconstituer une situation tenable, voire d’introduire les nouveaux éléments qui lui permettront de recristalliser la situation. » [48] Hans ici fait de sa mère un objet comme un autre qu’il peut manipuler. La phobie représente le déclin de la mère, la maîtrise que le sujet en prend progressivement. La baignoire lui donne un lieu à lui, un lieu conforme à ses vœux, où son devenir pourra s’encastrer exactement.


Une fiction, celle de l’installateur du 2 mai et du dévissage

C’est la fiction par laquelle le petit Hans termine son exploration fictive. L’installateur, c’est-à-dire non plus le serrurier mais le plombier, vient avec sa pince. C’est une pince pour enlever une vis. Et ce que l’on dévisse c’est le derrière du petit Hans pour lui en mettre un autre. Lacan a bien précisé que l’installateur lui dit « retourne-toi de l’autre côté et montre ton Wiwi. »

Tout le monde interprète en disant que l’installateur le lui dévisse pour lui en donner un meilleur, puisque le sien n’avait pas réussi à séduire sa mère. Or, ce n’est pas le texte. Lacan, grâce à son commentaire précis et rigoureux de l’observation, met ainsi en évidence un malentendu. Rien n’indique, dit-il, qu’en fin de compte le petit Hans ait accompli complètement le parcours signifiant du complexe de castration. Si le complexe de castration est quelque chose, c’est que quelque part, il n’y a pas de pénis mais que le père est capable d’en donner un autre. Il faut toujours le biais du passage par le symbolique. Il faut toujours jusqu’à un certain point, que le pénis ait été enlevé, puis rendu. La fiction de l’installateur qui lui change le derrière, conduit Hans à Une fiction, à celle qui lui permet de se transformer lui-même en un autre petit Hans – ce qui lui permet de résoudre, à sa façon, la castration.

Faute de trouver la fiction phallique par la voie du père, Hans invente sa fiction – en conséquence la fiction de l’installateur porte sur le derrière et non pas sur l’organe mâle. Avec l’invention de cette fiction du dévissé, Hans tient la solution qui lui permet d’ordonner tout ce à quoi il a été confronté depuis l’irruption de son pénis réel. Le dévissé est un élément signifiant pris entre l’élément bien enraciné du pénis réel et l’élément perforé du trou dans l’Autre. Le dévissé lui offre la solution : où il y a un trou, on peut visser quelque chose même si cela est un autre derrière ; où il y a de l’enraciné, ce petit bout de queue qui le parasitait, on peut dévisser et mettre autre chose. Le dévissé, pour Lacan, est aussi une façon d’illustrer le signifiant phallique qui rend compte à la fois de l’élément réel, le pénis réel, et de l’élément imaginaire du phallus imaginaire qui donnait auparavant son assiette subjective à Hans. Hans reçoit là une nouvelle assiette, un nouveau derrière qui donnera à sa vie une assise particulière.

Cette Une fiction met en jeu la singularité du petit Hans et son style de vie. Les mille tours et détours du signifiant se sont révélés salutaires et ont progressivement dissipé sa phobie, en rendant superflu le signifiant du cheval, non pas que « le petit Hans a oublié, mais qu’il s’est oublié. » [49] Dans cette fiction, le petit Hans s’est oublié. Hans trouve sa solution à travers la procréation, comme une solution féminine imaginaire à une sorte d’envie du pénis.


Nous pouvons prendre cette promenade du petit Hans comme se situant dans une clinique sous transfert très particulière de se situer au moment de l’invention de la psychanalyse. Elle reste toujours une leçon d’éthique pour deux raisons : prendre en compte le bien-dire d’un enfant face au réel auquel il est confronté et, comme nous y invite Lacan, prendre la main de cet enfant pour l’orienter au mieux dans l’élaboration de ses fictions, tout en les respectant. C’est à son père qu’Hans adresse un appel, une prière qui le distingue d’être un père carent. A-t-il été un père pour lui ? Lui a-t-il appris quelque chose ? Une des réponses que nous pourrions faire valoir est ce que dit Lacan à propos de Joyce : « Le complexe d’Œdipe est un symptôme et c’est en tant que le Nom du Père est le Père du Nom que tout se soutient. » [50] Alors, Lacan, prenant la main de Joyce, se promène et nous promène aussi dans la lecture de l’écriture de Joyce, un voyage dans la langue qui trouve ses échos avec les circuits qu’empreinte le petit Hans dans la ville de Vienne. Voilà ce dont nous ne pouvons pas faire l’économie sauf à y entendre l’écho-nomie soit ce qu’Hans invente avec sa nomination. Ne devient-il pas ainsi, à cinq ans, le Père du Nom de la psychanalyse avec les enfants ? De nos jours la langue 2.0 se fait économe de ne plus valoriser le pouvoir évocateur de la langue et ses résonances. Cependant, l’ère du numérique donne un autre air aux erres du circuit dans la ville de Vienne d’Hans, si elle peut conduire parfois à de nouvelles errances voire parfois à des impasses, elle engendre aussi des nouvelles fictions permettant aux sujets de notre modernité d’inventer leurs propres fictions et de les échanger en réseaux. Cela implique de savoir-y-faire avec une nouvelle tolérance propre à la singularité de chacun.


Philippe Lacadée



[1] Calderon P., La vie est un songe, Garnier Flammarion, 1996, p. 111.

[2] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op.cit., p. 528.

[3] Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Navarin, 2022.

[4] Lacan J., Le séminaire, livre XIV, La logique du fantasme, Paris, Seuil, 2023, p. 311.

[5] Freud S., « le petit Hans », Cinq psychanalyses, PUF, p. 164.

[6] Bentham J., De l’ontologie, Points Seuil, 1997.

[7] Lacan J., L’éthique de la psychanalyse, op.cit., pp. 21-22.

[8] Ibid.

[9] Bentham J., op. cit.

[10] Ibid., p. 243.

[11] Ibid., p. 85.

[12] Lacan J., L’éthique de la psychanalyse, op.cit., p. 22.

[13] Le CIEN (Centre Inter-disciplinaire sur l'ENfant) travaille à partir d'un organe de base : le laboratoire de recherche. Il s’agit d’une pratique inter-disciplinaire à plusieurs réunissant des spécialistes de différents champs professionnels travaillant avec des enfants. Le CIEN fait partie de l’ensemble plus vaste de l’Institut du Champ freudien.

[14] Lacadée Ph., Le malentendu de l’enfant. Que nous disent les enfants et les adolescents d’aujourd’hui ?, Seconde édition revue et augmentée, 2010, Éditions Michèle, p. 345.

[15] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 549.

[16] Calderon, La vie est un songe, op.cit., p. 111.

[17] Miller J.-A., « Clinique ironique », ouverture de la ve Rencontre Internationale du Champ freudien, Buenos Aires, 1988, La Cause freudienne n°23, février 1993, pp. 7-13.

[18] Weyergans F., Franz et François, Grasset, 1997.

[19] Lacan J., Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1998, p. 250.

[20] Deleuze G. « Ce que disent les enfants », Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, pp. 81-89.

[21] Ibid., p. 83.

[22] Lacan J., La relation d’objet, op.cit., p. 402.

[23] Ibid., p. 48.

[24] Ibid. p. 253.

[25] Ibid., p. 289.

[26] Ibid., p. 330.

[27] Miller J.-A., « Clinique ironique », op.cit.

[28] Lacan J., La relation d’objet, op.cit., p. 265.

[29] Ibid., p. 254.

[30] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op.cit., p. 532.

[31] Lacan J., La relation d’objet, op.cit., p. 265.

[32] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », op.cit., p. 520.

[33] Lacan J., La relation d’objet, op.cit., p. 265.

[34] Ibid., p. 266.

[35] Ibid.

[36] Ibid., p. 280.

[37] Freud, S., Cinq psychanalyses, op.cit., p. 112.

[38] Ibid., p. 113.

[39] Lacan J., La relation d’objet, op.cit., p. 280.

[40] Freud S., Cinq psychanalyses, op.cit., pp.116-117.

[41] Ibid.

[42] Lacan J., La relation d'objet, op.cit. p. 263.

[43] Ibid.

[44] Ibid.., p. 195.

[45] Ibid., p. 289.

[46] Ibid., p. 274.

[47] Ibid.., p. 332.

[48] Ibid., p. 405.

[49] Ibid., p. 408

[50] Lacan J., Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 22.




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