Michèle Elbaz est psychanalyste à Bordeaux, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse. Sa rencontre avec Lacan à Bordeaux en avril 1968 attise sa curiosité. L’abord inédit du savoir de cet homme baroque fera pour elle événement et rencontre avec la psychanalyse. Elle sera de ceux qui ont créé le premier laboratoire du CIEN à Bordeaux Le pari de la conversation, en 1997. Pour ce numéro 1 du journal, Philippe Lacadée l’a rencontrée. Un retour sur Le Pari, qui fut le sien, l’éclairage singulier d’une pratique, des bouts de savoirs nommés pépites en l’occasion, son ouverture vers la cité.
Philippe Lacadée — Je souhaitais reparler avec toi d’une conférence que tu as faite au CAPC, le Centre d’Art Plastique Contemporain, en 2003, et aussi revenir sur le Pari, que tu avais créé et sur ta participation, au début du CIEN, à la création du laboratoire Le Pari de la conversation, en 1997. D’ailleurs, lors des Journées du CIEN à Bordeaux, tu as toujours été à l’origine de l’invitation de nombreux artistes et écrivains.
Michèle Elbaz — En effet, il s’agissait d’une conférence faite lors d’un Séminaire national pour l’anniversaire des services éducatifs dans les musées. Il a eu lieu au CAPC de Bordeaux le 9 janvier 2003. Tous les représentants et directeurs des musées nationaux se réunissaient autour de la question/constat Comment attirer plus significativement les populations d’enfants et de jeunes dits défavorisés et/ou en échec scolaire, dans les musées et particulièrement via leurs services éducatifs ?
Philippe Lacadée — Donc, une question au cœur de tes préoccupations et dont tu as su nous faire partager ce qui fait ta singularité, toujours en l’abordant de façon décalée avec un pas de côté. Tu avais d’ailleurs intitulé ton intervention « La part de l’art dans la création du sujet, une expérience hors-champ ».
Michèle Elbaz — C’est d’une place et peut-être aussi d’une question un peu décalée, comme tu dis, par rapport à l’objet central de ce séminaire que j’ai parlé. J’ai tenté d’éclairer ce qui fait obstacle pour certains publics, enfants, adolescents, jeunes adultes, en difficulté, dite à la fois sociale, scolaire et culturelle, à la bonne intention éducative et culturelle. J’ai dit quelles réponses bricolées dans ma recherche j’ai pu mettre en place, en acte, pendant un certain nombre d’années, soutenues par des fonds européens. Des réponses qui nourrissaient les formations dont je m’occupais. Autant dire que ce sont les obstacles à la transmission qui font enseignement. La question qui nous était commune c’était celle des publics dits dépourvus de repères culturels, de codes de lecture leur permettant de répondre à l’offre que l’école et les institutions culturelles leur adressent.
Philippe Lacadée — Es-tu d’accord pour parler d’une sorte de précarité symbolique ?
Michèle Elbaz — Ces « non-publics », pourtant sollicités par un balisage culturel proliférant, indiquent un paradoxe que nous n’avons pas fini d’arpenter. C’est le constat banal d’une paupérisation culturelle, d’un déficit de demande là où on aimerait la voir surgir, associé à l’accroissement des moyens d’y répondre par les politiques mises en place. S’agit-il pour ces publics, qu’on ne voit jamais, ou dans des contextes qui ont peu d’impact sur eux, d’une difficulté dite d’accès à la culture et de quel ordre est cette difficulté ? Faut-il alors affiner ces moyens d’accès ? Faut-il savamment raréfier l’offre et mieux la cibler ? La difficulté réside-t-elle dans la nature de l’objet culturel proposé, avec son poids d’hermétisme, d’élitisme, d’étrangeté ? S’agit-il simplement de trouver des techniques, pédagogiques ou artistiques, de participation attractives, impliquantes, ludiques, édifiantes ? On peut se demander en effet comment se produit le déclic, la rencontre en l’occurrence entre ces publics et l’art… ou, plus précisément, le processus créatif. Ce que l’on soupçonne immédiatement, c’est qu’à vouloir forcer ce déclic, nous risquons de faire de l’art une obligation supplémentaire. Ce qui pourrait ressembler à un de ces slogans en impasse des années 68, c’est-à-dire un objet de savoir de plus à consommer en y mettant du sien ! La question de la transformation de la passivité, de l’indifférence, parfois de la répulsion, en demande, voire en désir, fait appel à un processus très lent et qui passe par certains préalables.
Philippe Lacadée — Pour l’avoir souvent entendu dans nos conversations, tu dis souvent que raconter une expérience reste un exercice difficile « pour faire apparaître l’arête vive de ce qui est en jeu. » Tu dis que ce qui oriente ton travail, toutes ces expériences, ont comme point d’appui « mes premières expériences d’enseignement de la philosophie et mon expérience de la psychanalyse. »
Michèle Elbaz — Oui, c’est parti de ce nouage-là. L’espace social est un espace de discours où chacun vient porter sa marque et produire des effets, d’abord sur lui-même. Ces marques, l’ensemble des constellations signifiantes, c’est ce qu’on appelle la culture ; on peut considérer qu’être dans la culture c’est faire partie de la conversation. Or, on le sait, tout le monde ne participe pas à la conversation, certains sont l’objet des nôtres ! Il y a des exilés du discours, ceux qui font symptôme social, je dirais l’envers de l’artiste, qui lui, sait mettre son symptôme... à l’œuvre si je puis dire ! Ceux-là donc sont traversés par des discours dont ils se font parfois caisse de résonance ou corps sacrifiés. Qu’est-ce qui caractérise ces populations dites en difficulté, hors du lien social, qui sont un symptôme pour la société, pour ne parler ici que de ceux qui sont un symptôme scolaire, en tant qu’ils subissent un échec, une grande difficulté scolaire, bref qui n’appartiennent pas à l’école, comme le dit si justement Jeanne Benameur [1] ?
Philippe Lacadée — Pourquoi, selon toi, l’offre culturelle en tant que force identifiante ne prend pas comme tu le dis ?
Michèle Elbaz — Je dirais qu’il y manque le préalable de la subjectivation. Il y a des individus pour qui, ce qui leur arrive, les divers modes de ségrégation dont ils participent et dont ils sont l’objet, eh bien, ils ne l’ont pas subjectivé. Ça ne leur arrive pas vraiment, c’est là et ça vient de l’Autre, d’être exclus, livrés, traités, orientés, stigmatisés ; ils n’y sont pas en tant que sujets, c’est-à-dire en tant que produisant une parole singulière, qui les décollectivise et les font sujets de leur histoire. Dans le fait d’être un symptôme plutôt que d’en avoir un, c’est que le sujet et sa parole, s’y effacent.
Si l’offre culturelle, en tant que force identifiante, ne prend pas, ce qui ne veut pas dire du tout anthropologiquement parlant qu’ils sont hors culture bien entendu, c’est qu’il n’y a pas de sujet pour accuser réception. Il y faut peut-être, de façon disjonctive dans le temps, ce préalable de la force subjectivante de l’art ou si vous voulez de la création. Il y faut cette effraction dans le long fleuve tranquille de la culture, la création d’un sujet... C’est-à-dire qu’un sujet soit créé, par, et dans, sa propre production. Godard disait : « La culture c’est la norme, l’art c’est l’exception. » Or ce qui s’excepte c’est toujours le sujet, dans sa singularité énonciative, dans sa manière de prendre langue et par son symptôme.
Ce que nous avons essayé de viser, avec des jeunes en difficultés scolaire, sociale et culturelle dans le contexte d’une ZEP ou Zone d’Éducation Prioritaire, dont l’inspecteur de l’Éducation Nationale nous avait donné carte blanche pour inventer des réponses, c’est cette création du sujet, en faisant ce don de parole à ceux qui n’avaient pas de lieu pour la déposer, et donc la découvrir, y compris dans le creux de leur silence. Non pas que ce soit une opération simple et programmable, mais nous avons essayé de créer les conditions de possibilité de cette émergence, ce préalable, pour qu’une chance soit donnée à ces jeunes désaffiliés du discours, d’entrer à leur manière dans le lien social, dans l’offre de l’école, celle du musée, et toutes les autres insoupçonnées d’eux. Nous avons essayé d’enrayer les prémices d’une pente que nous dirions celle de l‘illettrisme !
Philippe Lacadée — Pourrais-tu nous préciser cela ? En nous disant ce que vous avez inventé, car cela nous intéresse par rapport à ce que nous avons inventé avec toi, d’ailleurs, avec les laboratoires de recherche du CIEN dont la base opératoire est la conversation inter-disciplinaire.
Michèle Elbaz — Dans un temps tiers, entre l’école et la maison et dans un espace dit « pas comme ailleurs, pas comme d’habitude et pas comme les autres », nous avons tenté de construire des ateliers, en marge du divertissement et de la contrainte avec un public de jeunes non captifs, accompagnés par des jeunes adultes dont quelques-uns étaient de jeunes artistes contemporains. Ce qui était privilégié, ça n’était pas la prévention, sous-jacente à toutes les offres faites dans ces contextes, mais l’invention, pas la sanction mais la scansion.
Philippe Lacadée — J’aime beaucoup ta dernière phrase car je l’avais proposée lors des conversations avec des enseignants, des conversations que nous menions à Bobigny…
Michèle Elbaz — Oui, je le dis en tes termes en effet. Ces jeunes dits ingérables, à entendre « que le corps social ne peut digérer », venaient librement risquer des expériences, des performances, des recherches, des paroles auprès d’adultes qui s’en faisaient lieu d’adresse… et pas seulement. Si je peux me permettre d’en faire une proposition, je dirais que le traitement du champ social ne peut se faire qu’au un par un, visant le sujet pris séparément c’est-à-dire au titre de sa position subjective qu’il doit entrapercevoir.
Philippe Lacadée — On saisit bien là ta place d’analyste même si tu ne la mets pas directement en fonction, serais-tu d’accord pour dire que vous avez offert comme orientation le discours de l’analyste ? Tout en respectant les différents discours, comment alors savoir y faire avec le discours qui vous tient et que vous tenez ?
Michèle Elbaz — Comment faire balance aux discours institutionnels, généralistes ou universalisants, bien-pensants, d’où le sujet est exclu ? Sinon en lui offrant une logique de recours pour rendre modestement possible un réveil, susciter une effraction subversive c’est-à-dire subjective, une trouvaille, une création ? Il y crée quoi ? Il se crée comme sujet !
Certains jeunes ont un désir prévenu, empêché par un savoir offert, inassimilable. Ils se présentent le désir en panne, esclaves du divertissement ou de la violence pulsionnelle, insensibles aux propositions de l’école ou des institutions culturelles. Ce savoir, dont nous essayons de desserrer l’étreinte, est un savoir en trop, plaqué, pour eux. Cependant nous savons qu’il y a toujours un excès de savoir, par rapport à ce savoir transmis, qui déborde l’école et qui nécessite notre vigilance à l’égard de la tendance expansionniste de l’école. On peut se reporter aux travaux de J.C. Milner à ce propos [2]. Cet excès de savoir laisse la possibilité d’un être hors école, l’essentiel étant de faire en sorte que l’échec (à ou de) l’école n’entraîne pas immanquablement l’échec hors école. Cette deuxième figure d’un savoir excédentaire est donc celle d’un savoir qui déborde les savoirs académiques ou scolaires, nécessaires au demeurant. Il s’élabore en contrepoint dans la cité dans la culture rap, tag, verlan, et tous les particularismes culturels communautaires, autrefois ouvriers, populaires… Cependant il parait difficile d’y avoir recours, dans ces rencontres avec les jeunes que je tente de vous situer, difficile d’y avoir recours pour viser l’émergence de la singularité, car j’y verrais plutôt, si nous nous en servions comme on le voit souvent, une façon démagogique de flatter le narcissisme de leurs petites différences, idiomatiques et communautaires.
Philippe Lacadée — Tu sembles dire qu’il s’agirait de faire valoir un discours qui aurait valeur d’établir un recours, où le sujet pourrait trouver le secours d’un discours, où il pourrait s’établir dans un savoir inédit ?
Michèle Elbaz — On peut le dire ainsi. C’est une rupture de ton avec ces deux corpus de savoirs, académique et communautaire, en quelque sorte en miroir, que nous avons recherchée. C’est plutôt de rendre possible un troisième savoir, non reconnu par le sujet lui-même, ce savoir non su, qui fait objection aux savoirs distributifs précédents et qui « excède » l’enfant, comme l’adulte.
Ce savoir qu’il s’agit de re-connaître, et que le dispositif mis en place authentifie, c’est celui qui se faufile dans telle énonciation inédite, tel acte inattendu, telle découverte énigmatique que fait le jeune dans son parcours avec nous ; le savoir qu’atteste toute formation de l’inconscient, erreur, oubli, lapsus, rêve, acte manqué, rature, néologisme... Ce savoir est un savoir insu, toujours décalé par rapport à la norme, à l’attendu, il se signifie sous la forme d’un raté, d’une maladresse ou incongruité, d’une production malencontreuse, d’une erreur ou lapsus voire d’un dommage, d’un affect, ou tout simplement d’une offre incasable, insubstituable, insituable, c’est-à-dire d’une proposition singulière, indice d’une position subjective.
Philippe Lacadée — Pourrions-nous préciser la fonction de ces ateliers car nous y pressentons ce qui y fait la logique de notre laboratoire le Pari de la conversation, que cela soit au niveau des conversations directes avec les enfants et adolescents, et aussi des partenaires d’autres disciplines ? Au fond on saisit bien à t’entendre qu’il s’agit bien pour vous d’un Pari au sens de parole, soit une prise de risque. Bref vous doit-on ce signifiant de Pari.
Michèle Elbaz — Eh bien dans ces ateliers dont je parle, nous permettons à cet insu d’avoir lieu par chance. Dans ces ateliers, pas de projet, pas de position de maîtrise des savoirs ou de la bonne forme, par l’adulte, même pas l’indication par le jeune artiste de sa propre démarche ou production ! Juste deux choses, un thème équivoque, énigmatique ou ambigu, dans son énoncé, est proposé pour l’année ; puis une mise au travail de fouille, qui associe, corrèle, invente par tous les moyens et supports possibles, la conversation, l’écriture, les paroles, l’installation, la vidéo, la photo, le livre, le dessin, la performance... avec des matériaux pauvres ou des outils sophistiqués, produisant des objets nouveaux et surprenant dans le monde ; des prises particulières dans le signifiant et la signification. Et une autre chose, une vigilance, celle des adultes attentifs, au rang desquels se trouvent ces jeunes artistes contemporains qui n’amènent pas là leur art mais un mode particulier de présence et d’attention, subvertissant les données, garants de l’indéterminé, traquant la norme, le stéréotype, le convenu, aménageant ce vide qui convient pour permettre le savoir-y-faire de chacun avec sa propre dimension subjective. Ce qui est le propre de l’art contemporain si difficile à comprendre et accepter.
Philippe Lacadée — Pourrais-tu nous donner l’exemple d’un de ces ateliers ? Et nous expliquer ce qui a valeur pour vous de ce Pari ?
Michèle Elbaz — Voilà par exemple cet atelier dit « 48 heures », où les jeunes et les adultes, jeunes adultes de tous niveaux de savoir et de savoir-faire, et de tous statuts, (étudiants, stagiaires, bénévoles, objecteurs de conscience, artistes), utilisent un stock de chutes de papier rectangulaires qu’un imprimeur nous avait donné, en les collant en ligne discontinue, au milieu de la chaussée, à partir du seuil du local d’atelier, dans le méandre des rues jusqu’à épuisement du stock. Les jeunes ne savent pas pourquoi ils font cela ; la consigne est absurde, une offre sans véritable calcul, ou plutôt sans projet. Sur les papiers ils ont voulu écrire une question, une réflexion, une énigme. Munis d’une caméra, d’un appareil photo et d’un enregistreur, ils sollicitent les passants avec un : « D’après vous que faisons-nous ? » Cette question a une autre portée ou résonance quand on ne cache pas ce que l’on fait, mais qu’on ne le sait vraiment pas ! Il y a tous les âges interrogés, toutes les réponses, toutes les formes de réaction et de convivialité... « Vous créez une nouvelle signalétique », « Vous faites une frontière entre le quartier et le reste de la ville », « Vous faites un jeu télévisé », « Vous faites n’importe quoi », « Vous feriez mieux d’aller travailler ! », « Je ne sais pas ce que vous faites mais c’est super ! » … La journée du lendemain est consacrée à une discussion échevelée et rieuse autour de la démarche réalisée la veille. On problématise la question de la consigne, de la manipulation, de la joie dans l’automatisme du geste, de l’espace public, de la représentation des habitants, de la gêne d’être décalé dans son propre quartier. Puis, d’autres évènements urbains sont évoqués. On ouvre alors, à bas bruit, le champ de la référence culturelle à ces jeunes. On découvre dans des documents la surprenante muraille de voiles de Christo, frontière monumentale inscrite dans le paysage jusqu’à la mer californienne ; on aperçoit la prétendue simplicité des colonnes de l’insondable Buren... Bref, on découvre l’inédit d’un processus. On recueille alors de la part des jeunes un « Mais ils ont fait comme nous alors ces artistes !? ». Et alors quel joyau d’énoncé ! Exactement l’inversion nécessaire pour asseoir la légitimité de chacun et l’inédit de sa production. Du coup, il devient possible peut-être, de se permettre d’aller au musée. Il n’y a pas à y entrer, on y est déjà, légitimé par ce que l’on a inventé sans imiter, sans reproduire. On fait partie de la vaste conversation ! Il y aura bien sûr besoin de faire d’autres bonnes rencontres encore, plus tard, au moment voulu par et pour le jeune. Puis, tout le chantier de matériaux recueillis la veille est sélectionné, les notes et discussions sont mises en forme, un montage est réalisé pour l’exposition. L’exposition est toujours en fin d’année, ne dure qu’un jour, est interface. Exposition qui, avec l’aide des artistes, ne manque pas d’humour, d’intelligence, de liberté de ton où toute la place est faite à la parole imprévue et singulière, parfois grave ou poignante. Cette performance s’est appelée « C’est encore loin ? Tais-toi et colle ! ».
Philippe Lacadée — Tu viens de nous éclairer sur ce Pari et on te remercie d’avoir illustré de façon vivante ce que l’on nomme la conversation, « une discussion échevelée et rieuse autour de la démarche réalisée la veille », pas sans ce que Lacan nomme les amarres de la conversation, dont je parle dans ce numéro. Aurais-tu un autre exemple ?
Michèle Elbaz — Oui je pense à cet atelier très différent autour du thème « à tout lire ». Il fut proposé aux jeunes gens du lycée professionnel, en grande difficulté par rapport à la langue, à l’écrit. La première séance d’atelier avait été incertaine du fait de l’inappétence, voire de l’aversion, de ces jeunes vis-à-vis du thème. Leur ayant demandé d’inscrire ou dire sous forme de liste ce qu’ils avaient lu depuis la veille, histoire de faire connaissance, tout leur rejet se fit entendre de façon intempestive. Puis voilà qu’ils sont amenés à découvrir qu’ils ont lu l’heure, l’étiquette du pot de yaourt, le numéro du bus, l’affiche publicitaire, dans les yeux de leur petit ami, et dans le ciel pour interroger le temps… Alors des paroles se déclinent, dévoilant une position singulière, « Ça prend la tête ! », « On est coincé dedans alors ? », « Mais alors on lit sans s’en apercevoir ? ». Tout cela est vrai, précieux. Il se produit une dimension de surprise devant le vacillement des signifiants impératifs de lecture habituellement venus des autres. Dès lors le passage du « c’est lu » au « c’est à lire » devient pensable ; chacun peut tenter de faire un pas de plus, d’apprivoiser ce qui paraissait intouchable. L’adulte se laissant travailler par la surprise, d’avoir un autre rapport au savoir, découvre que chacun avait son champ de lecture réservé, ses lectures d’élection qui n’avaient pas eu droit de cité, un poème d’enfance, la lettre d’un père, les paroles d’une chanson, un mot d’amour, un journal intime, fonction souvent dévolue à l’agenda scolaire, des recettes de cuisines, voire un roman de gare... Des bribes qui étaient enfouies, sans droit de cité, comme lettres mortes, en l’absence de faire-part. Et nous allions toucher au singulier (objet) de chacun.
Après la lecture décoiffante du Qu’en lira-t-on ? de Daniel Pennac, qui dédramatise et libère radicalement l’acte de lecture, l’atelier se déroule à partir du fil de chacun, la polysémie des lectures, leurs états, leurs irruptions temporelles, les postures saugrenues du corps qui les accompagnent, sous les draps, aux toilettes, au grenier, dans le bus, l’intimité qu’elles touchent et la distance qu’elles installent. Une référence culturelle peut alors être amenée. Le texte de Proust sur la lecture, si paradoxal, est approché, descendu de son piédestal. Enfin, chaque jeune élabore un objet livre, et pas un livre-objet, tout à fait singulier. L’adulte l’aide à dégager sa production du stéréotype, de la généralité, du commun, de l’esthétique de la norme. Il le suit dans son cheminement, respecte ses impasses, les promeut même, d’une certaine façon. Il y a là toute une éthique de l’accompagnement de l’enfant et du jeune qui s’indique, mais cela pourrait faire l’objet d’un développement plus explicite. Donc le livre de l’une était un simple tract jonchant le sol, sur le seuil de l’entrée de l’exposition. Tel autre a voulu disséminer les écritures de son livre au pochoir sur les parois translucides du lieu ; enfin, tel autre conçut un livre clos, hermétique ; d’autres encore furent très baroques difficilement descriptibles. Le travail présenté́ à l’exposition s’est intitulé énigmatiquement « Lire un jour... ».
Philippe Lacadée — Tu sembles faire preuve non pas d’une chercheuse mais d’une trouveuse, je me souviens d’une expression que tu avais su faire valoir dans nos conversations qui d’ailleurs nous enrichissaient « la pépite » de chacun.
Michèle Elbaz — Oui, merci. Je pourrais ainsi multiplier les exemples, souvent passionnants, de productions inédites, uniques et singulières, de création d’un événement, d’une trouvaille, d’une découverte, d’un bougé par rapport aux représentations convenues, de soi-même le plus souvent. Il y eut l’obtention de que j’appelle par ailleurs la pépite de chacun. Et chaque situation d’atelier visait, d’une certaine façon, à rejoindre pour chacun, le « Vous le savez déjà » freudien, qui indique le moment où l’on cesse d’ignorer ce que l’on sait, dans la fulgurance et la fugacité. Une façon enfouie de se disposer et de parler des choses de ce monde, quand elles nous ont touchés, le bout de son nez d’un désir, voire d’une jouissance, qui enfin peut avoir lieu, à isoler sans interprétation ni jugement. Pépites qui prennent rang dans une exposition d’un jour où parents, enseignants, habitants, institutionnels, jeunes gens engagés dans des voies de médiation culturelle ou autres, viennent à la rencontre d’énigmes et d’affects mis en forme logique et s’en trouvent bouleversés.
Sans ce préalable, le train du savoir et des apprentissages peut aller vite dans son offre généraliste mais ne fait monter que ses voyageurs attitrés sans prendre la peine de s’arrêter à la gare de chacun ! Encore deux petits exemples tirés de mon souvenir. Au cours d’un travail intitulé avec équivoque « Je m’affiche de l’école », chaque jeune avait réalisé une seule peinture, au cours de l’année, à partir de relevés et autres opérations de dessins, croquis, écritures et qui avait pour souci de témoigner d’un propos singulier par rapport à l’école et au quartier. Ils n’étaient pas tous logés à la même enseigne ! Ils avaient placardé leur réalisation sur les emplacements d’affichage public, la destinant à la même dégradation que les autres affiches, avec le double intérêt à discuter, pas d’identification, de fixation à ce qui est produit, et un clin d’œil fait au côté déchet de la chose artistique contemporaine.
Le jour de cet affichage, on ne pouvait pas ne pas penser à cette phrase d’Artaud « La société se croit toute seule et il y a quelqu’un ! ». Dans ces ateliers vous le voyez, on tire parti de tout inutilement, comme dit Marcel Duchamp, hors de l’utile et aussi hors de l’attendu.
Les procédures orientées, proposées par les adultes, les mettent eux-mêmes au travail de fouille et de production. L’insoupçonnable, l’accidentel, l’énigmatique obtenu, c’est toujours un écart ou plutôt la façon dont chacun constitue un écart ; on pourrait dire que ce qui est produit quelle qu’en soit l’allure c’est le nom de l’écart de (qu’est) chacun. Nous ne nous empêchons pas de le dire à qui veut, petits ou grands, prendre langue avec nous. Dans ces ateliers qui sont le lieu d’un lien, on cherche des traverses dans la dichotomie entre des repères sociaux et des repères intellectuels et culturels, on construit une forme d’extraterritorialité au cœur même de la zone produisant des rencontres différentes, dont les jeunes rendent compte différemment, car sortir de l’enclos ne relève pas du géographique. Beaucoup d’autres manifestations et ateliers furent mémorables par leur surgissement d’événements qui venaient dans l’envers de l’événementiel. Le rire qui libère, l’étonnement qui satisfait, étaient de la partie.
Philippe Lacadée — Alors que se passe-t-il pour ces sujets, ces jeunes ?
Michèle Elbaz — On peut faire l’hypothèse qu’en aménageant un vide, un espace sans savoir et savoir-faire préalables aux commandes, dans un transfert d’élan et de pure intention, ils amènent leur position, celle de l’imprésentable qu’ils étaient pour les autres et d’un irreprésentable subjectif pour eux-mêmes. Il y a ce jeune qui choisit, dans l’atelier intitulé « Langage-toi », de commenter et illustrer la première page du Coran en écrivant dessous la phrase improbable « Pour respecter l’avis » ; on a pris ça sous l’angle de la précieuse faute d’orthographe ! Le mérite que découvre cette démarche, où l’on n’est pas embêté par le mauvais résultat, c’est celui de défiger les mots, les identifications, d’introduire une dé-supposition de savoir de l’adulte, de permettre l’improbable qui abrite l’altérité. Le sujet qui n’avait pas sa place, qui était mis de côté, vient plutôt répondre à côté, dans un travail qui le surprend et vient suspendre le sens obligatoire pour favoriser l’étonnement, la découverte et attester que rien de ce qui nous passe par la tête n’échappe à la signification. Que la seule bêtise également partagée est celle du signifiant, tant qu’il n’a pas rencontré sa butée de réel, la pépite.
Devant la mise à la marge manifeste de certains de ces sujets, nous tentons de dégager une marge où un certain usage de l’attention a lieu ; pas celle requise nécessairement et à juste titre chez le maître par l’exercice scolaire, mais l’attention comme pure attente, celle de la surprise qui dérange tout maître. Dès lors, l’acte créateur, une poésie involontaire, une bribe de la question du sujet, produisent des situations de paroles et d’actes qui font rupture, énigme, allègement ; on ouvre un droit au poétique, on donne un statut à l’intime. On est à l’école du sujet.
Philippe Lacadée — Dans ce que tu viens de nous dire, on saisit bien ce qui soutient notre démarche inter-disciplinaire en mettant en évidence ce trait entre inter et disciplinaire, soit un trait incarnant cette place vide garantie par la présence de l’analyste et du discours analytique permettant que surgisse la surprise d’une énonciation, d’une invention. Ne serait-ce pas, en suivant ce que tu viens de dire, de faire un usage de la tension pour ne pas cesser de s’ouvrir à l’attention, soit la pure attente ?
Michèle Elbaz — Disons que la différence entre ce que la société attend de ces jeunes à éduquer, acculturer, et ce que ces jeunes produisent, est habituellement déclinée comme variante du « handicap ». Cette différence, ce reste qui chute de la rencontre ratée entre le jeune et le savoir du maitre, on pourrait l’appeler aussi le « coefficient d’handicap social ». À cette différence, pourquoi ne pas opposer ou substituer une autre, celle que Marcel Duchamp nomme : « le coefficient d’art personnel » ? C’est ce que nous tentons. C’est notre Pari.
Philippe Lacadée — Le voilà ce que tu nommes Le Pari, et peux-tu alors nous faire entendre ce qui te caractérise, ce qui serait peut-être, si tu me le permets, être une partie du nom de ton symptôme, la question du savoir que tu as d’ailleurs tiré du côté du voir ça à la fin de ton analyse ? Est-ce cela que tu leur offres, faire ce don de parole dans ce qui est le risque de ton Pari ?
Michèle Elbaz — Oui mais je préciserai cela plus loin. Je voudrais juste ajouter ceci, qu’un travail comme celui-ci puisse se faire, dans l’envers de l’école comme dans l’envers du musée, permet peut-être que ces jeunes soient disposés de façon différente par rapport à ces deux institutions, je dirais de façon neuve ou renouvelée. L’illégitimité fantasmée, ou pas, du sujet et le rejet avec lequel il répond donc à toute offre, est à faire vaciller, par un rebroussement de la question comme j’ai essayé de le déplier. Avec ces sujets, plus que d’autres, plongés dans le monde de l’utile, du consommable et de la vacuité, nous réussissons peut-être à les mettre sur les traces d’un savoir et d’un art de la culture. C’est d’ailleurs l’expérience que nous en avons eu, en ce qui concerne certains d’entre eux. Pour d’autres, c’est le temps et d’autres bonnes rencontres qui feront leur œuvre, mais notre éthique se situe là et n’a échappé à aucun d’eux.
On saisit souvent dans de nombreuses interventions qu’il y a du pain sur la planche pour arriver à mobiliser certains publics jusque dans les musées ; je voudrais dire qu’il y a aussi une planche sous le pain ! Celle dont nous sommes responsables et que nous avons à inventer là où nous nous trouvons, débarrassés des identifications stigmatisantes et d’un surmoi féroce, dans la joie qui fait notre travail, car ce sont des sujets singuliers que nous accompagnons, pas des pions à placer sur un échiquier social en activant le consumérisme culturel souvent vain.
Philippe Lacadée — Pour conclure notre entretien, serais-tu d’accord pour nous dire donc ce que ta nomination d’AE et l’enseignement que tu as effectué pendant trois ans a pu produire de nouveau ? Comment y as-tu fait le Pari de mettre en jeu, soit en Je, d’une nouvelle façon, ce qui faisait ton symptôme ?
Michèle Elbaz — Bon tu fais allusion, je suppose, à ce moment qui se saisit comme l’événement de la réduction du symptôme en sinthome, à sa lettre, et signe en même temps la conclusion de l’analyse. En effet, si je me retourne en sortant pour voir la fonction qu’avait eu pour moi la création de ce PARI (c’était le nom du dispositif), je pourrais dire trop brièvement et au débotté ceci : ce symptôme d’insuffisance quant à un savoir in-appropriable ou illégitime et dont je me plaignais, (que je déroule très précisément dans mon premier témoignage de passe) [3], eh bien je le mettais en jeu, au travail … mais par les voies de la sublimation que constituait cette expérience qui faisait œuvre de vérité et de traitement inabouti pour moi. Tandis que pour ces jeunes il s’agissait de produire le premier mot, les prémices d’une subjectivité accueillie, qui d’une certaine façon leur ouvrait le chapitre de l’inconscient, il s’agissait pour moi et dans le cours de l’analyse d’atteindre à l’extinction de ce chapitre, si j’ose dire, en serrant le réel inéliminable couvert par cet inconscient. Au-delà de ces formes de savoirs traversées que j’ai exposées, c’est sur un savoir qu’il n’y a pas que l’on tombe en fin de cure. Et cela constitue le plus léger savoir qu’il y a de mieux à savoir !
[1] Benameur J., Les Demeurées, Denoël, 2000.
[2] Milner J.-C., De l’école, Éditions Verdier, 2009.
[3] Elbaz M., « Pas achevée », in La Cause du Désir, 2014, n°88, p. 148-152.
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