Marie-Eve Saraïs, psychologue, responsable du laboratoire S’instruire des a-ccompagnés et Céline Souleille, enseignante, du laboratoire Le pari de la conversation ont rencontré pour le journal une partie de l’équipe du Nom lieu, deux de ses co-fondateurs, Violette Aymé, coordinatrice et Gilles Mouillac, responsable de l’orientation et de la formation.
Le Nom lieu est une association loi 1901. Elle a été fondée en février 2016 à Bordeaux. Elle propose un dispositif d’accompagnement en direction de jeunes à la fois en situation de fragilité psychique ou d’exclusion sociale, qui ont un projet ou une appétence particulière en lien avec les pratiques numériques. Le Nom lieu déploie actuellement ses actions au Node à Bordeaux, espace de coworking spécialisé dans le numérique, géré par l’association Aquinum. Ses bureaux sont hébergés au sein de la Pépinière du Rocher de Palmer à Cenon.
Marie-Eve - Bonjour. Merci d’accepter cette interview pour le journal Le Pari de la Conversation… Première question : quel serait le pari du Nom lieu ?
Gilles - Le pari du Nom lieu serait celui de dire oui aux inventions déjà là des sujets qu'on reçoit, dire oui à cet usage du numérique qu'ils ont déjà, en faire une valeur de stabilisation et en même temps un levier d'ouverture vers le lien social. Et pourquoi pas, pour certains, une ouverture vers l'emploi...
Marie-Eve - Le pari du oui ?
Gilles - C'est un pari qui comporte toujours un risque, un pari qui n'est jamais gagné d'avance, qui implique une opacité et qui mise sur le fait même que parier pourra faire advenir du nouveau. C'est aussi un pari qui mise sur l'ouverture du regard, un regard qui postule, qui prête à ces usages quelque chose qui peut aller dans le sens de l'ouverture.
Violette - Dans les institutions qui les accueillent, il y a parfois une sorte de regard qui condamne à l'avance leurs pratiques du numérique, parce qu’elles sont très souvent classées sous le registre de l'addiction, de l'enfermement, de ce qui ferait obstacle aux idéaux d’insertion, de scolarisation.
Marie-Eve - Donc, une ouverture à l’endroit des institutions ?
Gilles - Ouverture à la pratique même. On ne change pas les institutions. On essaie d’offrir un accueil bienveillant et une forme d'écoute et d'invitation à en dire plus à l’égard des jeunes qu’on reçoit. Très souvent, on peut noter des effets assez rapides, parce que certains n'ont pas l'habitude de rencontrer des gens qui s'intéressent à ce qu'ils font avec leurs ordinateurs et aux choses qu’ils mettent en œuvre par ce moyen-là. Il y a une bascule du regard qui est parfois présente dès les premiers entretiens.
Violette - Ceci dit, ça a aussi des effets par ricochets sur les institutions. Quand certains éducateurs viennent, ils se rendent compte que quand on donne la parole aux jeunes sur ces sujets-là, on peut être surpris. Ils nous disent « Mais je ne l’ai jamais entendu parler comme ça ! ». C'est simplement qu'il y a un lieu d’adresse qui reconnaît la valeur d'invention de ces pratiques-là. Ils voient que la parole s’ouvre, que tout à coup ces jeunes qui parlent, témoignent du fait qu'ils retrouvent une certaine valeur à partir de l'idée qu'ils ont quelque chose à amener en ce bas monde, qui est quelque chose de l'invention qu'ils portent en eux.
Gilles - Cet élément de nouveauté, c’est ce dont parlait Freud dans son article sur La psychologie du lycéen. Et ça, parfois, ça a des effets, des effets très rapides.
Céline - Vous disiez Pari du oui mais on entend aussi l’équivoque du non/nom dans Le Nom lieu. Pourquoi ce nom ?
Gilles - C’est pour jouer effectivement sur l’équivoque entre non et nom. On part au fond avec des sujets qui sont pour certains dans une errance, un refus de ce qui vient de l'Autre. Il y a une forme de non qui s'actualise. On pourrait revenir sur votre première question, le pari. Le pari, c'est aussi celui de la nomination : passer du non au nom, trouver au fond ce qui peut faire lieu et nomination de la trouvaille singulière du sujet, à partir de quoi une inscription en un lieu, un temps, un lien et un nom est possible. Notre nom lui-même porte la marque du désir qui nous anime et du style qu'on essaye de mettre en œuvre, qui est celui de faire le pari sur un certain surf sur l'équivoque. On essaye de décliner ça de diverses manières dans l'accueil des sujets qu’on reçoit. L’équivoque implique un certain rapport à l'opacité. Elle encadre le fait que quelque chose du signifiant en tant que réel résiste au sens qu'on pourrait lui donner. C'est ça aussi l’essence de notre travail, de tenter de frayer une voie qui va percer cette opacité, mais tout en la respectant en l’encadrant par des résonances, plutôt qu'en essayant de la tirer au clair. Le Nom lieu et l’équivoque autour de ce nom-là portent la trace d'une orientation dans le travail avec les jeunes.
Céline - Vous parlez d’un travail de stabilisation du sujet et en même temps vous cherchez avec lui un levier d'ouverture, c’est à dire un mouvement vers le savoir, vers l’Autre. Est-ce que vous pourriez nous dire quelques mots de cette ambiguïté ?
Gilles - Cette ambiguïté œuvre à plusieurs niveaux. Quand on les reçoit, on leur propose une Convention point de départ pour jouer sur l’équivoque entre le moment où ça commence et le moment où ça finit. On appelle ça départ. Mais on ne sait pas si c'est un départ avec nous ou un départ de chez nous. Cela a été pensé précisément à l’adresse des jeunes. On reçoit certains jeunes qui ont des difficultés à se fixer quelque part, parce qu'ils se sentent enfermés par le signifiant. Dès qu'on leur propose une inscription dans un lieu, la première chose qu'ils font, c'est d’en disparaître. Certains jeunes créent un atelier, proposent que ça existe et à partir du moment où ça existe, ils se retrouvent exclus de ce qu'ils ont eux-mêmes fondé. C’est quelque chose que notre expérience nous a appris au Nom lieu. Nous avons fait l’épreuve de cette phrase de Lacan du Séminaire IX qui est que « le sujet est exclu du signifiant qui le fonde ». Il y a des sujets qui ne peuvent pas faire autrement que d'être constamment en position d'exclusion de leurs propres actes de fondation, ce qui fait qu'ils se retrouvent toujours en position de déchets de leurs propres entreprises. Ça, c'est l'obstacle le plus massif à toutes les politiques d'inclusion. C'est qu'au fond, le sujet s'exclut lui-même de son acte de fondation. C'est un réel de la clinique dont on fait l'expérience quotidienne. La convention de point de départ, c'est quelque chose qui vise à ça au fond, à leur dire que dès qu'ils sont là, on leur dit vous allez partir. Ce qui fait que, pour ces jeunes qui auraient une pente à l'échappée perpétuelle, quelque part, on met en fonction dans les nominations le point lui-même qui peut leur permettre de rester puisqu'ils se disent qu'ils vont partir. L’équivoque joue aussi à un tout autre niveau, qui concerne les identifications entre lieux de soins et lieux professionnels.
Violette - On est dans un espace de coworking au milieu de professionnels du numérique qui ne viennent pas du tout pour nous. Ils viennent parce qu'ils sont là et qu'ils ont des projets. Les jeunes se retrouvent pris dans une ambiance de travail. Il y a une forme de quiproquo. Au fond, ils pourraient être là à la fois parce qu'ils voient dans cet espace un lieu de soin, mais aussi parce qu'ils viennent travailler. On a pu remarquer comment le milieu « normal » entre guillemets, peut être parfois soignant au sens où il y a un effet de désidentification à la personne soignée. D’ailleurs beaucoup de jeunes disent qu’ils viennent « au Node », qui est le nom du lieu où on les accueille, ils ont alors un statut de co-workeur, et chacun met ce qu’il veut derrière le signifiant « travail ». Le lieu est tout aussi important que le nom !
Gilles - Daniel Tammet, le célèbre autiste qui a écrit son livre Je suis né un jour bleu, quand il était étudiant, est parti faire ses études en Europe de l'Est. Il disait que là-bas, il était comme un poisson dans l'eau parce que les gens pensaient que s’il était bizarre, ce n'est pas parce qu’il était autiste, mais parce qu’il était anglais. Il y a un peu de ça aussi chez nous. On peut faire le pari de se risquer à être quelqu'un d'autre, cesser d’être assigné à soi-même parce ce qu'au fond, il y a une ambiguïté qui circule. S'ils ont un point de bizarrerie, ce n'est pas parce qu’ils auraient des troubles, mais c’est parce qu'ils seraient informaticiens ! C’est une ambiguïté sur laquelle on tente de surfer et de ne pas la dissiper, ou chercher à l’éclaircir.
Céline - Inclusion, c'est un mot qu'on entend souvent. Vous entendez quoi par-là ?
Gilles - Quand on me dit inclusion, j'entends Bourbaki. Je raisonne en termes de logique des ensembles et des ensembles clos, fermés, puisque, comme je l'ai dit récemment à une journée autour de l'inclusion, inclusion, exclusion, réclusion, occlusion, forclusion ont tous pour étymologie commune la racine latine claudere qui donne clore en français. Quand on raisonne en termes d'inclusion, on raisonne en termes d'espace clos. On se demande alors comment faire rentrer, ou comment faire sortir, et donc fatalement on raisonne en termes de discours du maître. Au Nom lieu, on essaie plutôt, pas forcément d'opposer, mais d'apposer à ça, de mettre à coté une logique de l'éclosion qui serait au fond quelque chose de la mise en acte du nouveau par une rupture de la clôture. On essaye de répondre à cette logique intérieur/ extérieur par une logique de rupture des membranes et de floutage des lignes plutôt orientées vers le pas-tout que vers les ensembles fermés. On essaye d'aider chaque sujet à sortir des logiques inclusives vis à vis de lui-même. On essaie d'amener chacun vers l'ouverture à sa propre altérité. C'est ça qui a des effets sur le lien social, mais cela arrive de surcroît, si vous voulez. On n’est pas dans l’insertion à tous crins.
Marie-Eve - C'est très joli ça, de répondre à l'inclusion par l'éclosion, le pas-tout … Puisqu’on se parle pour le journal des laboratoires du CIEN à Bordeaux, CIEN ou Centre Inter-disciplinaire sur l'ENfant, est ce que vous diriez que Le Nom lieu est un lieu inter-disciplinaire ?
Gilles - Oh que oui ! C'est écrit dans notre patrimoine génétique ou plutôt dans notre BIOS, qui est le code source des ordinateurs. On a vraiment fait le choix dès le départ de ne pas se retrouver enclavés entre psys. Le Nom lieu est un lieu issu de rencontres entre professionnels qui viennent de divers horizons. Cela fait partie de notre fonctionnement quotidien. Il y a une grande partie des gens qui sont des professionnels du numérique. On a la chance d’être au Node qui est un espace de coworking. On a un vivier de professionnels dans lequel on peut piocher selon les besoins qu'on a. On fait vraiment du sur mesure en fonction des intérêts des jeunes. On fait appel à des professionnels du numérique qui ne parlent pas la même langue que nous, qui sont spécialisés dans une langue, une langue très technique qu’ils partagent avec les jeunes que l’on accueille. Ça permet surtout d'avoir un regard extrêmement neuf, un regard pas forcément de psy qui parfois enferme dans certaines positions. On peut remarquer que dans les institutions classiques, on voit que les enfants ont plus de facilités à aller vers les gens qui ne sont pas là pour s'occuper d’eux, l'agent d'entretien, la dame de cantine, la secrétaire. Il y a parfois cet effet de simplification de l'approche du contact, de la façon d'être qui est permise par les gens qui ne sont pas de notre milieu. Les jeunes pensent qu’ils parlent la même langue qu’eux, soit dans l'usage d'un logiciel, soit dans la pratique du dessin, du doublage.
Violette - Ces professionnels qui sont extérieurs à notre champ, amènent vraiment un bol d'air et nous apprennent énormément de choses, pas seulement aux jeunes, mais à nous aussi. Ça aide à la décomplétude. Ça amène de l'air aussi pour nous. C'est vraiment inscrit dans notre quotidien. Ce ne sont pas seulement des ateliers numériques, mais c'est aussi un carrefour de rencontres avec des professionnels qui parfois vont aussi avoir un effet énigmatique auprès de certains. Philippe Lacadée en parle souvent : parfois, les jeunes rencontrent un professionnel qui démontre qu'il a un certain savoir-y-faire avec la vie qui fait autorité pour eux. Une connexion se crée ainsi qu’une ouverture. Certains jeunes ont échappé à tous les lieux du soin. Dès qu’un professionnel du soin s’approche trop près, ils s'enfuient en courant. Par contre, des contacts sont possibles avec des gens qui ont un usage de la langue numérique comme celle qui les accroche et qui ne sont là que pour s’occuper de leurs problèmes informatiques. Donc on a quand même pour le côté prévention, on va dire, la possibilité d'approcher, de travailler avec, de faire venir tout un tas de jeunes qui échapperaient aux autres lieux de soins. Ce fameux tiret entre inter et disciplinaire sur lequel insiste Philippe Lacadée, est vraiment un point fondamental pour aérer l'ambiance dans l'institution et faire appel d’air à la nomination.
Marie-Eve - Comment les jeunes arrivent jusqu’au Nom lieu ?
Violette - On a toujours des surprises de ce côté-là. On fait peu de communication officielle, ça se passe par le bouche à oreille des professionnels, psychologues, psychiatres, éducateurs…mais aussi par les familles elles-mêmes, certains enseignants. Nous travaillons aussi avec la Maison des Adolescents et des lieux comme le Pass Mirail ou des services de psychiatrie… Il arrive aussi que des jeunes orientent d’autres jeunes !
Céline - Est-ce que vous proposez un accompagnement des familles ?
Violette - Nous ne rencontrons pas toujours les familles, certains jeunes ont plus de 20 ans…mais pour certains c’est une partie de l’accompagnement qui compte. Récemment nous avons souhaité aller un peu plus loin dans ce travail avec les familles en leur proposant un lieu d’adresse qui leur est destiné, pour séparer un peu les espace. Nous l’avons appelé « Le café d’à côté ».
Gilles - C’est un espace de conversation animé par Philippe Lacadée et Béatrice Danjoux, qui est éducatrice à la Demi-Lune. Les parents peuvent y déposer ce qui les préoccupe : la question de l'avenir, de la vie, de l'après… C’est aussi un lieu où les parents se posent. Ils ont besoin de venir échanger autour de cela.
Marie-Eve - Revenons à présent aux jeunes que vous recevez … Vous avez déjà commencé à y répondre, mais pouvez-vous nous dire quels peuvent être les effets du Nom-lieu ? Est-ce que vous vous souvenez d’une ou deux rencontres entre des jeunes et le Nom lieu qui ont été particulièrement marquantes ?
Gilles - Elles le sont toutes à leur manière. Quoi vous dire ? J'ai du mal à choisir parmi la multiplicité qui vient s'offrir à ma mémoire.
Récemment, on a créé un atelier de dessin parce qu'on a reçu deux jeunes qui ont cette passion du dessin Manga. L'un d’eux a la particularité d'avoir un gros problème visuel. Ça a l'air paradoxal comme ça, mais il fait du dessin. Pour dessiner, il est obligé d'approcher la surface de près et il met son œil contre la page. On a le sentiment qu’il rentre un peu dans la surface, pour pouvoir s'immerger dans son dessin. Donc nous faisons appel à quelqu’un qui fait des bandes dessinées. Ce monsieur apprend des choses aux jeunes, regarde ce qu'ils font, essaie de repérer chez eux le trait de singularité qui va faire que des dessins sont possibles. Cela donne lieu à des conversations, l'air de rien comme ça. Ce matin, ce jeune m'expliquait qu’il a deux passions dans le dessin et dans les histoires de bande dessinée : le cross over et les multivers. Le cross over, c'est le fait que deux univers se rencontrent. Par exemple, l'univers Sonic et l'univers Mario. Et les multivers, c'est l'exploitation de tous les possibles. Vous prenez une histoire et vous imaginez qu'elle aurait pu être différente. Disney exploite beaucoup cela en ce moment. Vous prenez Star Wars et puis vous refaites l'histoire en partant de l'hypothèse que quelque chose serait différent. Pour expliquer les multivers, ce jeune me dit : « Si moi je n'avais pas été handicapé… ». Et donc on voit que ce point de détail qui a l'air tout banal dans la question de ses intérêts, c'est quand même au-delà de ça. Pour lui, la vie n'est pas un parcours fermé et clos. Il y a en germe plusieurs possibles et donc des embranchements. En théorie des jeux, d’ailleurs, ces carrefours on appelle ça des nœuds. On mesure à chaque rendez-vous à quel point ce sont quand même des questions fondamentales qu'il aborde.
Et à côté de lui, il y a une jeune femme qui est autiste, qui a eu tout un parcours dans un hôpital de jour quand elle était jeune et qui fait des dessins de manga très beaux, très réalistes. Elle nous explique que les personnages, sont venus comme ça. Puis pendant une conversation, je lui fais la remarque qu’elle ne dessine jamais de paysage. Et elle me répond : « Moi, quand je suis fascinée par un personnage, je ne vois que lui et j'oublie tout autour. Quand j'étais à l'hôpital de jour, j'avais une addiction aux personnages. Quand un personnage me plaisait, je ne pouvais plus le quitter ». Donc le dessinateur, c'est là, le côté interdisciplinaire de l’affaire, avec elle, s'est mis à travailler la question des décors, c'est à dire non plus seulement le personnage, mais l'espace vide qui va abriter la présence du personnage. Ce monsieur m'a appris que dans le dessin, il y a quelque chose qui est extrêmement important. C'est ce qu'on appelle l'espace négatif, c'est à dire le vide entre les personnages qui permet qu’ils se détachent du fond et apparaissent comme des éléments signifiants. Je me souviens que cette jeune femme m'a dit un jour : « Vous savez, au fond les personnages, ce sont des reflets de moi-même ». Donc elle a toute une gamme de personnages qui sont des reflets d'elle-même. Elle dit : « Moi, je préfère ça pour me refléter parce que si je suis face au miroir, j'ai l'impression que le miroir il me singe, il sait à l'avance tout ce que je vais faire, …. Je ne peux pas tromper l'image, tandis que le dessin, c'est un reflet ». Voilà … Cela fait partie des petites choses qui marquent, qui se déposent comme ça, au quotidien.
Marie-Eve - C'est un travail très subtil !
Gilles - C’est aussi parce que ça se je joue vraiment dans des petits bouts de conversation, l'air de rien. Tout à coup, on est face à un petit problème technique, mais on s'aperçoit que c'est beaucoup plus que cela.
Violette - Oui, c’est dans les bug des logiciels et de l’ordinateur que tout se passe au Nom lieu, comme ce jour où je suis allée accompagner ce jeune, très effondré, toujours très fatigué, qui rencontrait à ce moment-là un rejet amoureux, qui le laissait en grande perplexité. Je suis allée l’accompagner réparer son téléphone qui avait un problème : « la prise mâle ne rentrait pas dans la prise femelle » selon ses termes, et donc la batterie ne pouvait pas charger… pour beaucoup l’ordinateur est un bout de corps.
Céline - C’est passionnant ! Savez-vous s'il y a des lieux similaires ailleurs en France ?
Gilles - À ma connaissance, non. Il n'y a pas d'autres lieux qui fonctionnent vraiment sur ce principe du carrefour entre clinique et numérique. C’est la raison pour laquelle des gens nous appellent d'assez loin pour venir. On nous a contactés depuis Nantes, et même depuis le Brésil ! (rires)
Violette - En fait, c’est très innovant ce qu’on propose, un lieu hors les murs, hors des institutions, un Nom lieu, ça n’existe pas ailleurs ! Alors, aussi, on essuie les plâtres on expérimente, on rate… c’est un petit laboratoire !
Céline - Le fait que le numérique redéfinisse la question de l'espace, avec la possibilité de faire lien autrement … par un clic, par la présence physique, est-ce que cela est un outil que vous utilisez pour travailler avec ces jeunes ?
Gilles - Ah oui, c'est quelque chose de fondamental. Parce que, comme vous le dites bien, le numérique est d'abord un espace où l’on se retrouve. Très souvent, il est utilisé par les jeunes comme un ailleurs, un Tiers lieu, c'est à dire un lieu où l’on se retrouve pour parler. Comme au skatepark, on ne s'y retrouve pas pour faire du skate mais pour parler. Finalement, pour les jeunes que nous recevons, ce n'est pas tellement le jeu en ligne qui compte, mais l'écart à l'écran, c'est à dire l'espace. On peut déposer une parole et donc les jeunes se retrouvent pour échanger, pour déposer ce qu'ils ont dans la tête, tout simplement. Donc évidemment, on est attentif à ce point-là. Pour revenir sur le pari du Nom lieu, c’est aussi cela que nous essayons de mettre en place. Les conditions qui favorisent une conversation autour de l'écran passent parfois par des choses toutes bêtes. Je pense à un jeune qui joue beaucoup à Minecraft. Julien Borde, cofondateur, lui aussi, et qui intervient au Nom lieu, a trouvé cette invention de faire consister une incarnation matérielle du lieu de l'Autre, de façon très concrète, en posant devant l'écran un micro, en mettant un casque sur les oreilles, et en organisant des émissions en ligne autour du jeu vidéo. Et donc on réintroduit artificiellement le lieu ou l'espace de la parole, à partir de l'espace numérique, en trouvant des objets concrets qui vont incarner cette fonction-là. Ce jeune pouvait ainsi beaucoup plus parler de ce qu'il faisait à travers son jeu, parce qu'il y avait réellement un micro devant lui, parce qu'il avait un casque sur les oreilles.
Mais la chaîne YouTube ou la chaîne Twitch font tout ça. C'est comme une forme de transfert sauvage. C’est une adresse, une bouteille lancée à la mer, une forme d'appel à un lieu de l’Autre.
Violette - On utilise aussi la plateforme en ligne Discord. Cela peut intéresser les institutions classiques qui reçoivent des jeunes, parce que cet espace virtuel permet de traiter la question de la présence et de l'absence à la fois. C’est-à-dire, de remettre un peu d'absence quand les corps sont trop présents, et de remettre un peu de présence quand il y a trop d'absence. Quand les jeunes sont chez eux tout seuls la nuit et que quelque chose les traverse, ils peuvent le déposer à l'heure où ça les prend, dans cet espace virtuel qui fait que le vide est moins présent à ce moment-là.
Marie-Eve - Ce que vous nous dites est très intéressant et nouveau. On entend bien qu’à partir de ce qu'amène chacun des jeunes il y a un maillage qui se fait avec d'autres professionnels, qui favorise cette éclosion dont vous parliez.
Est-ce qu’il y a autre chose que vous souhaiteriez dire aux lecteurs du Pari de la Conversation ?
Gilles - Quand on est dans un espace de coworking, les gens ne sont pas forcément assignés à leur place. Donc ça permet aux jeunes de déposer des choses qui n'auraient pas pu l'être dans un dispositif classique, il me semble.
Céline - Une dernière question, qui n’est pas des moindres : Comment vous est venue l’idée de ce projet … Le Nom lieu ?
Gilles - Ce projet est venu d'un triple trou. À la fois parce que dans les institutions de soins, les outils numériques n'étaient pas forcément pris en compte. Parce que dans les lieux de formation classique, les jeunes qu'on reçoit pouvaient être rapidement exclus. Et enfin parce qu’il y a souvent un vide en termes d’accueil dans les institutions, pour une certaine tranche d’âge. Par rapport à ces trois trous là, nous souhaitions produire une offre !
Violette - Et puis surtout, le projet au départ c’était de créer un lieu ensemble, dans lequel on inventerait des choses ! Le Nom lieu tel qu’il est aujourd’hui s’est construit au fur et à mesure des jeunes que nous avons rencontrés, qui sont venus à nous, il y a des jeunes qui sont là depuis le début, c’est à dire depuis 5/6 ans, c’est aussi avec eux que nous avons construit le Nom lieu !
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