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Que se passe-t-il au joint le plus intime du sentiment de la vie ? – Philippe Lacadée

J’ai vu plusieurs fois l’espérance […] mener au suicide tout simplement [1]

Jacques Lacan

 

Le statut du suicide a évolué au cours des siècles. Admis dans l’Antiquité gréco-romaine, la fatigue de la vie en est un motif acceptable, exception faite pour les esclaves et les condamnés, leur vie ne leur appartenant pas. Il est devenu péché avec Saint Augustin et la période justinienne [2], et interdit religieux, car considéré comme un acte de liberté. Or, si Dieu a créé la vie, comme Dieu est bon, la vie est bonne et il n’y a aucune bonne raison de vouloir la supprimer. Au Moyen Âge, le corps appartient à Dieu.

Émile Durkheim note un accroissement du nombre de suicides à la fin du XIXe siècle, soit au moment où Sigmund Freud introduit la notion de pulsion de mort. Jacques Lacan datera de cette époque le déclin de l’imago paternelle en lien avec une modification du lien social et l’invention de la psychanalyse.

 

Dès 1910, Freud et les premiers psychanalystes se préoccupent de la question des tentatives de suicide, de l’énigme que constitue le suicide dans l’enfance, et du « fait qu’une sorte particulière de causalité est responsable du suicide des enfants » [3]. Dans les Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, la part de l’école est interrogée dans la mesure où elle est « au centre de la vie de l’enfant entre 9 et 15 ans » [4], et la découverte de Freud sur l’importance des premières années de la vie y est prise en compte, notamment sa toujours aussi scandaleuse théorie sur la sexualité infantile, capitale pour « le développement ultérieur » du sujet.

Freud ne cantonne pas la sexualité au sexe mais au fait que l’enfant éprouve dans son corps des pulsions dites partielles liées aux orifices corporels ; il parle des objets oral, anal, mais aussi du regard et de la voix, comme objets du désir si important dans l’enfance et se réactualisant au moment de la métamorphose de la puberté. Il précise comment l’enfant peut aussi se vivre comme un objet pulsionnel pour la mère soit trop investi, soit rejeté, sans qu’il puisse en saisir le sens. Il ne s’agit donc pas de prendre la sexualité dans un sens restreint mais d’y entendre l’idée d’une énergie vitale, sexuelle, la libido, au sens d’investissement du désir dans le monde.

Quel est donc le motif avancé sur le suicide des enfants ? Il ne se produirait pas toujours à une occasion déterminée, avec une soudaineté explosive, mais serait aussi l’effet d’une dépression mélancolique chronique, au cours de laquelle des idées de suicide assaillent constamment la personne. Freud remarque que, déjà, au XVIe siècle, Montaigne, quasiment obsédé et persécuté par l’idée de la mort, en parle comme d’un triste signe des temps [5]. Il se rendit compte qu’elle n’était pas si terrible au moment où il se vécut comme mort lors de sa fameuse chute de cheval et se mit alors à écrire ses Essais. C’est à lui que nous devons le fameux Que suis-je ? ou Que sais-je ? Lacan en fit notre guide éternel [6], pouvant parfois considérer le suicide comme un acte volontaire de liberté.

Au XIXe siècle, on note déjà que : « Aucune information sur les motifs du suicide ne peut être obtenue de données statistiques […] la compréhension réelle de quelques cas est plus valable que mille cas classés dans de tels schémas. » [7] L’augmentation des suicides d’enfants est alors mise en rapport avec la précocité croissante d’une « jeunesse hyper sophistiquée devenue blasée par la jouissance de toutes sortes de plaisirs » [8]. Et les promesses religieuses d’une existence bienheureuse après la mort, prêchées de façon trop pressante qui peuvent inciter à fuir la vie terrestre.

Freud parlant d’un cas de collégien note que, dans le suicide, la pulsion de vie est vaincue par la libido, qu’il y a un conflit entre la pulsion du moi et les pulsions sexuelles. Il dit qu’il est important de tenir compte de la dualité psychique, et que le désespoir éprouvé à ne pas se sentir aimé est à chaque fois la condition du suicide. Il précise aussi la place de l’école qui, selon lui, doit opérer une transition. Les maîtres devraient maintenir « une supériorité bienveillante à l’égard de leurs élèves » et devraient aussi œuvrer en faveur de la vie. » Dans son texte « Pour introduire une discussion sur le suicide », traduit par Fernand Cambon, publié dans mon livre La vraie vie à l’école [9], Freud écrit : « Messieurs ! Vous avez entendu avec une grande satisfaction le plaidoyer du maître d’école qui ne veut pas abandonner l’institution qui lui est chère sous la pression d’une accusation injustifiée. Mais je sais que, de toute façon, vous n’incliniez pas à tenir facilement pour crédible le grief selon lequel l’école pousserait ses écoliers au suicide. […] Si les suicides d’adolescents ne concernent pas seulement les élèves de l’enseignement secondaire, mais aussi des apprentis et autres, cette circonstance ne suffit pas à elle seule à acquitter les établissements d’enseignement secondaire ; elle requiert peut-être cette interprétation que lesdits établissements produisent pour leurs élèves l’équivalent des traumas que d’autres adolescents trouvent dans leurs autres conditions de vie. Toutefois, l’enseignement secondaire doit faire plus que ne pas pousser les jeunes gens au suicide ; il doit leur donner envie de vivre et leur fournir appuis et repères en une période de la vie où ils sont contraints par les conditions de leur développement à desserrer leurs liens avec leur maison parentale et leur famille. Il me paraît incontestable qu’elle ne le fait pas et qu’en bien des points elle n’est pas à la hauteur de sa tâche qui consisterait à fournir un substitut à la famille et à susciter de l’intérêt pour la vie qui se joue dehors dans le monde. Ce n’est pas ici le lieu de critiquer l’enseignement secondaire dans sa forme actuelle. Mais peut-être suis-je autorisé à faire ressortir un seul facteur. L’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus qui ne sont pas encore mûrs et auxquels on ne peut dénier le droit de s’attarder à certains stades de développement, y compris peu réjouissants. Elle ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie ; elle n’a pas le droit de vouloir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie. » Il poursuit « j’ai l’impression qu’en dépit de tout le précieux matériel qui a été apporté ici, nous ne sommes pas parvenus à une décision quant au problème qui nous intéresse. Nous voulions avant tout savoir comment il devient possible de faire plier la si extraordinairement forte pulsion de vie, si cela ne peut réussir qu’à l’aide de la libido déçue ou s’il y a là une renonciation du moi à son affirmation à partir de motifs qui lui sont propres. Peut-être que nous n’avons pas pu bien réussir à répondre à cette question psychologique pour la raison que nous n’avons pas un bon accès à elle. Je veux dire qu’on ne peut partir ici que de l’état cliniquement connu de la mélancolie et de sa comparaison avec l’affect du deuil. Or, pour l’instant, les processus affectifs à l’œuvre dans la mélancolie, les destins de la libido dans cet état nous sont totalement inconnus, et l’affect du deuil quand il est permanent n’a pas encore été non plus rendu compréhensible d’un point de vue psychanalytique. Différons donc notre jugement jusqu’à ce que l’expérience soit venue à bout de cette tâche. »

 

De nos jours

Depuis vingt ans, le suicide concerne majoritairement les jeunes, il est donc devenu un problème de santé publique que l’on cherche à prévenir. L’outil statistique s’est montré vain autant que les « autopsies psychologiques » [10]. Il est impossible de dépister le marqueur biologique d’une personnalité suicidaire.  La pratique clinique démontre que, dans chaque idée suicidaire ou tentative de suicide, dite TS, il convient au contraire de chercher le lien entre ce qui se passe dans l’intimité de la personne, soit ce qu’elle en dit, et son environnement, soit ce qui l’a amenée à vivre cela.

Dans son texte « Les complexes familiaux » [11], Lacan parle de la tendance au suicide comme d’un autre nom de la pulsion de mort freudienne. L’historien Georges Minois montre que le suicide est une réaction individuelle face à un drame particulier. Aller vers la mort volontaire est lié à une situation personnelle prise dans un contexte particulier de sa vie propre, quand bien même le contexte culturel peut favoriser cette tendance. Il est vu souvent comme une conduite asociale mais, à l’envisager sous l’angle de la folie ou de la normalité, le risque est de ne pas tenir compte des motivations individuelles essentielles à cet acte. Le suicide des jeunes est devenu un débat d’autant plus important aujourd’hui que beaucoup de jeunes se voient pris dans un avenir sans futur. Il y a une contradiction fondamentale entre un idéal présenté comme une liberté absolue et un « vous êtes libre, vous devez donc être heureux et vous n’avez aucun motif de vous suicider ». En fait, il s’agit d’une fausse liberté, facteur de désarroi, obligation trop pesante, facteur de culpabilisation grandissante. Étant libre, on ne peut accuser que soi-même [12]. Ainsi, face aux exigences nouvelles du progrès, de la personnalité surgit ce que Lacan nomme « L’appétit de la mort. Que la tendance à la mort soit vécue par l’homme comme objet d’un appétit, c’est là une réalité que l’analyse fait apparaître à tous les niveaux du psychisme ». Cette réalité que Freud précisait : « Cette tendance psychique à la mort, sous la forme originelle que lui donne le sevrage, se révèle dans des suicides très spéciaux qui se caractérisent comme « non violents », en même temps qu’y apparaît la forme orale du complexe : grève de la faim de l’anorexie mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par la bouche, régime de famine des névroses gastriques. Dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère ».

 

Le suicidant malentendu

Dénouer l’impasse dans laquelle se trouve le sujet ayant des idées suicidaires n’est pas vouloir trouver du sens selon une doctrine, mais trouver les appuis nécessaires pour que le sujet dit suicidaire ait chance de se ressaisir et de tenir dans une position subjective en essayant de savoir comment il se trouve dans une telle impasse. Le suicide n’est pas à considérer comme acte anti-social, un acte injuste envers l’entourage immédiat et la famille. C’est bien là, le paradoxe dans lequel est pris toute idéologie de la prévention. Chercher à prévenir le suicide, c’est, d’une certaine façon, le considérer répréhensible. Ça rejoint l’objet de ma thèse Le suicidant malentendu, ou le malentendu suicidaire [13], soit essayer de sortir de l’idée que ceux qui sont attirés par ces idées morbides se réunissent sous un trait identificatoire. J’ai accepté de parler aujourd’hui non pas dans le fil de la prévention mais, en évitant de classer les adolescents ou les enfants dans des catégories, essayer de saisir que ce qu’on appelle le suicide d’appel est à prendre au sérieux, y est toujours inclus la revendication d’exercer une liberté. Quand le sujet ne trouve plus sa voie, il s’agit qu’il puisse faire entendre sa voix, son énonciation, pour faire entendre sa propre signification sur l’idée suicidaire. Cette signification est pour chacun toujours liée à la condition de son existence sur terre.

 

S’adresser à un partenaire qui sait-y-faire

Qu’il soit dû à la souffrance, au désarroi, à la détresse, le suicide peut apparaître comme une solution pour le sujet qui en a eu l’idée. Solution en impasse pour se séparer de quelque chose d’en trop ou d’en moins qui vient peser de tout son poids opaque sur l’esprit et le corps. Le choix de cette solution est toujours à prendre au sérieux, il est souvent précédé d’une série de signes qui sont autant de points d’appel à repérer ou savoir entendre. Il est arrivé au poète Arthur Rimbaud, d’écrire qu’il était pris de souffrances bizarres souvent nouées à des sensations inédites et immédiates impossibles à traduire en mots. Sachons donc offrir un lieu pour que cette souffrance trouve à s’adresser à un partenaire sachant y faire avec ce que chacun porte en lui de singulier. Le jeune étant au cœur d’une métamorphose le confrontant à une étrangeté, il ne peut assumer qu’avec difficulté sa façon d’être.

Lacan, dit que « c’est dans la dialectique de la demande l’amour et de l’épreuve du désir que le développement s’ordonne » [14]. L’adolescent est particulièrement sensible à la question de l’amour, et au sentiment d’abandon. Au moment de cette crise d’identité, il peut lui être ô combien difficile d’assumer ce qui se met en jeu de nouveau dans le désir. Dès sa venue au monde, la question du désir de l’Autre est une épreuve pour chacun. L’adolescence est ce moment de délicate transition comme le dit Victor Hugo, où se réactualise l’épreuve face au désir de l’Autre. Ce qui se met en jeu, c’est l’autre en tant qu’il le désire ou pas, ou ce qui, en lui, advient comme désir nouveau impossible à assumer. Tel événement, une rupture sentimentale, un rejet par des pairs, un échec scolaire, ou un conflit parental, peut déclencher, voire justifier une idée noire, une remise en question de son existence. Il se passe dans le réel du corps quelque chose d’intraduisible en mots pouvant produire une souffrance d’où germera l’idée du suicide comme solution pour se séparer d’un impossible à supporter. Il faut bien saisir l’injonction paradoxale de l’idée du suicide, à la fois désir de séparation radicale et appel à un autre, petit autre imaginaire mais aussi bien Autre absolu capable de solutionner la difficulté de l’existence. D’où l’attrait du religieux comme détenant le sens absolu de l’existence au-delà de la mort. Offrir un lieu où le sujet, dans une expérience de parole, retrouvant le goût des mots, pourra, à travers eux, entendre ce qui l’a mené jusqu’à ses idées de suicide et cela peut être déterminant.

 

Une expérience unique de parole. 

La psychanalyse offre une expérience de parole unique.  Les effets de la parole et du langage noués à la dimension du transfert n’ont rien à voir avec l’endoctrinement ou avec la direction de conscience. Elle est l’envers de la perspective de traitement de masse anonyme qui s’impose toujours davantage sur le marché psy.

Il y a une clinique psychanalytique du suicide. Elle ne prétend pas résoudre tous les cas. Elle ne s’oppose pas à la médication quand elle est prescrite avec précaution et mesure par des psychiatres compétents et informés. Elle vise à traiter au mieux, et dans le plus grand respect, ces sujets de la parole et du langage qui rencontrent, à la croisée de leur destin parfois très jeunes, le suicide en pensée ou dans l’échec de sa réalisation effective. Sans suggérer ni empêcher, elle peut redonner le désir de vivre, de nombreux témoignages recueillis publiquement le font savoir, ceux de Philippe Labro, Françoise Giroud, Hubert-Félix Thiéfaine, Stromae…, ou comme en rend compte la clinique.

 

Le mystère du suicide

Laura, seize ans, a voulu se suicider. C’est une jeune fille chétive qui parle peu. En un an de suivi, elle passe du Je suis dépressive qui la précipite à rejoindre son être de déchet, à un pas toute dépressive qui lui permet de retrouver le « sentiment de la vie [15] ».

D’abord, elle ne parle pas de ce qui l’amène et invite plutôt son psy à lire le compte-rendu des urgences. Ensuite, elle consent à lui parler de sa « crise suicidaire » qui survint dans l’après-coup d’une phrase de son petit ami qui eut, pour elle, un effet de laisser tomber. Laura a entendu un reproche dans le « Bah viens alors » de celui-ci ; Elle dit : « Je n’ai pas reconnu sa façon habituelle de parler ». C’est dans l’énonciation de la voix de son petit ami qu’elle se sent rejetée, abandonnée. Elle éprouve alors une « dissociation » avec son corps et une forte angoisse. S’impose alors à elle l’idée d’avaler des médicaments. La dimension du passage à l’acte est au premier plan. Laura est aussi en proie à des phénomènes élémentaires qui lui rendent la scolarité et les liens sociaux insupportables. Il lui est arrivé de ressentir une dissociation dans certains cours au lycée : « Je ne suis plus là, mon corps est là, mais mon esprit non. Ça fait on/off. » Elle est parasitée par le langage : « J’ai des pensées qui fusent dans tous les sens. » Elle ne supporte pas certains cours, car il y a « trop de bruit » en classe. Et le bruit lui donne « mal à la tête ». En cours, elle est parfois perplexe car le sens des mots lui échappe. Elle est perdue quand elle ne peut pas prendre de notes car cela ne se relie pas avec ce que l’enseignant dit. Le regard de ses parents et des professeurs sur elle lui est insupportable. La foule l’angoisse. Son psy ébauche une solution : le cosplay. C’est une activité qui consiste à fabriquer des costumes de personnages « animés japonais ». Elle porte ces costumes lors de « conventions » qui regroupent d’autres personnes pratiquant le cosplay. Lors de ces conventions, elle supporte la foule. C’est le seul moment où elle peut, comme elle le dit, en « imposer », c’est-à-dire qu’elle peut « supporter d’être au centre des regards ». Cependant, l’angoisse demeure. Lorsqu’elle est costumée, elle ne dit pas qu’elle est à part entière, mais « à part ouvert ». L’image prend ici la forme de l’écran du costume qui vient entre elle et le réel, mais cette image reste trop ouverte. Elle invente ainsi la voie du style et la solution du Look.

 

Il était dix heures sur le chemin de l’école lorsque s’imposa à Alice, douze ans, la pensée de se suicider. Elle se rend à l’école « la boule au ventre ». Elle est en difficulté dans toutes les matières « sauf en dessin ». Captive de certains signifiants, ils semblent répandre leur poison dans sa tête. La traitant tel « un animal », la jouissance mauvaise de l’Autre la déshumanise. S’il y a les mots des camarades qui font insulte et la rejettent, elle est aussi étiquetée dyslexique une désignation qu’elle fait sienne, passant de « tu es dys » à « je suis dys ». En guise de présentation, Alice déclare être « une intruse », être « détestée », ayant « peur de tout et honte de tout ». Elle a « la sensation d’être dégoûtée de [sa] vie » depuis ses dix ans. Que s’est-il passé à dix ans ? Une dispute a éclaté à propos des devoirs avec son père qui lui lança qu’elle était « bête et dyslexique » puis cessa de lui parler. Surgit alors une voix proférant qu’elle est « bête ». « C’est comme si quelqu’un s’était installé dans ma tête, une autre fille ». La fille « pleine de vie » a disparu, « tout s’est effondré ». Elle évoque aussi une « double voix » lui ordonnant de se suicider, ce qui n’est pas sans nous évoquer Freud et l’objet voix.

 

Zoé, jeune adolescente de treize ans ayant un an d’avance au collège, disait d’elle : « Je déprime très régulièrement ». Idées noires, envie de mourir elle dit aussi : « j’aurais préféré ne pas naître ». De l’inconvénient d’être né, écrivait Cioran. Elle a le sentiment insupportable d’être exclue. « Je ne m’en remettrai jamais », dit-elle en une parole réelle de vérité venant marquer un vécu traumatique à l’école primaire. Elle s’était retrouvée exclue d’un « trio d’amies », un vécu qui s’est répété, en cinquième, avant qu’elle ne vienne consulter, après avoir changé de collège. Elle précise qu’ils ne la calculent plus et surtout qu’elle « ne se sent plus exister dans leur regard. Je ne vis plus à leurs yeux. » Trois mois de consultations n’ont pas suffi, juste avant les congés d’été, le transfert était ténu, fragile, et le maniement de la parole trop délicat, pour permettre que son angoisse soit moins massive.  Une hospitalisation en urgence est décidée avec l’appui de la psychiatre qui la rencontre régulièrement. La maman, jointe par téléphone, n’avait pas réalisé à quel point sa fille était mal. Début août, Zoé envoie un sms à sa psychologue : « Bonjour, est-ce que vous seriez disponible pour un appel et quand ? Merci beaucoup et j’espère que vous allez bien ! Zoé » Zoé dit alors d’entrée qu’elle reparle à sa copine Andréa, mais surtout qu’elle est confrontée à un insupportable depuis que ses échanges sur internet avec une fille se sont arrêtés. « J’ai besoin de vous voir. » Même si l’entretien téléphonique semble l’apaiser, elle reste dans l’angoisse. Lorsqu’elle revient en septembre elle n’a pas grand-chose à dire de son hospitalisation. Elle ne pense pas que cela l’ait vraiment aidée, peut-être empêchée de sombrer. Elle prend son traitement et précise : « Ça fait bizarre d’aller bien, j’ai un cercle d’amis, un trio ». Elle s’est mise à la guitare électrique : « je peux jouer moi-même et avec l’idée de faire un groupe ». Le prof de math est gentil avec elle : « il ne rabaisse pas. J’ai moins peur de poser des questions ». Puis soudain elle s’arrête : « En fait, ça perd son intérêt si je raconte que du positif ! » « Toute perspective déprimante, parce que précisément déprimante, est vraisemblable. »  Ce à quoi sa psychologue lui répond : « mais moi, ça m’intéresse ! » L’importance de la mise en jeu de l’objet pulsionnel du regard et de l’objet rien se saisit ici : ce rien qui la constitue et sa pacification dans le nouveau trio par la musique qui fait lien.

 

L’acte suicidaire est un acte limite qui semble déjouer la raison, être immotivé comme souvent le passage à l’acte criminel. Il concerne l’être humain pris dans la temporalité de son existence, son rapport contingent au monde, à partir duquel il peut imaginer sa mort et, à plus forte raison, vouloir se la donner. Seulement de sa mort, il ne pourra rien dire et s’il en réchappe, il l’aura ratée. C’est pourquoi Lacan pouvait dire dans « Télévision » : « Le suicide est le seul acte qui puisse réussir sans ratage. Si personne n’en sait rien, c’est qu’il procède du parti pris de n’en rien savoir. » [16] Notons que Lacan considère le suicide à partir de ce parti pris, c’est-à-dire d’une décision du sujet, d’une responsabilité qu’il a prise, même sans en connaître les causes.

 

La clinique du suicide est en effet pour la psychanalyse celle d’un humain responsable 

Elle s’oppose à l’idée qui anime la perspective médicale selon laquelle le suicide est le résultat d’un enchaînement fatal, d’un « trouble » de la personnalité héréditaire ou environnemental, ou encore d’une maladie dont l’origine serait biologique ou neuronale. C’était la thèse d’un psychiatre à Bordeaux, au temps de mon internat : un programme à établir pour toutes les jeunes filles qu’il recevait. Adepte de la théorie de l’attachement, il répondait à ce qu’il considérait comme défaut du lien au sein de la mère en leur donnant à manger un bol de riz au lait avec une cuillère en notre présence !

À vouloir resserrer à outrance le maillage de la prévention, on risque, et c’est peut-être ce qu’on voit au Japon, de susciter, pour y échapper, cet acte comme seule forme de liberté dévolue au sujet.  Pour le dire autrement, lorsqu’il a affaire à un sujet qui pense au suicide ou a tenté de se suicider, le parti pris du psychanalyste est de considérer que ce sujet peut en assumer quelque chose, qu’il cherche, en envisageant cet acte ou en le mettant en œuvre, à éviter une zone de savoir qui concerne au plus près son être au monde et sa possibilité de désirer, qu’il se trouve dans l’empêchement de subjectiver. Loin de considérer que le sujet est une victime à sauver, le psychanalyste cherchera au contraire à lui donner les moyens de se réapproprier son acte ou les pensées qui l’y conduisent, à dévoiler la structure de cet acte ou à déchiffrer les pensées obsédantes qui l’envahissent, c’est-à-dire à le subjectiver et à s’en rendre comptable. Il est possible de faire la lumière sur cet acte, mystérieux pour le sujet lui-même, par la mise en œuvre de sa causalité inconsciente et éventuellement d’en tirer parti. C’est pourquoi toute tentative de suicide est du point de vue de la psychanalyse à prendre au sérieux, de même qu’il convient de porter la plus grande attention à l’aveu des pensées suicidaires : il n’y a pas de suicide banal, suicide « d’appel » ou pas. Il ne faut pas croire non plus que la névrose obsessionnelle protège absolument du passage à l’acte. Il y a, dans toute intention de suicide, une mise en jeu de l’être qui, comme telle, est toujours un pari.

 

Les limites de la liberté humaine  

Le suicide, comme la folie, marque les limites de la liberté humaine. Pierre-Gilles Guéguen précise dans son texte que, par deux fois dans ses Écrits, Lacan évoque le célèbre suicide d’Empédocle rapporté par Diogène Laërce : Une fois, pour signaler que cet acte symbolique de son « être-pour-la-mort » l’a rendu présent dans la mémoire des hommes du fait que la liberté humaine est à la fois menace pour l’autre, sacrifice « qui donne à la vie sa mesure » et renoncement qui abandonne le maître à son inhumaine solitude. Signalant ainsi que l’acte suicidaire concentre en un raptus l’essence de ce qui donne son cadre à la liberté : il touche à l’autre mais aussi donne une ponctuation, un sens à la vie et exige pour le sujet une perte de jouissance. Une seconde fois, pour indiquer que l’acte d’Empédocle, qui symbolise à nos yeux l’œuvre de la pulsion de mort, « manifeste qu’il s’agit là d’un vouloir » dans une séparation radicale de l’Autre. L’acte suicide n’est pas relatif à la morale, il est une conclusion, un vouloir du sujet qui mérite le respect. Pierre-Gilles Guéguen précise que quand l’acte suicidaire « réussit, il témoigne de la liberté humaine et aussi de ce que cette liberté peut avoir pour l’autre et pour soi-même d’inhumain. Dès lors la question se pose de comment être là pour accompagner un sujet afin de l’aider à élucider ce qu’il ne peut ou ne veut pas savoir ? »

Lacan, en 1973, indiquait donc que l’acte de l’analyste consiste à donner au sujet, autant que faire se peut, le désir de surmonter la passion d’ignorance qui l’a amené à penser à se suicider ou à attenter à ses jours pour éviter un savoir le concernant. La voie de la psychanalyse consiste alors, dans l’expérience de parole qu’est une cure, à produire un gain de savoir concernant au plus près le réel du sujet que celui-ci cherche, par son acte, à court-circuiter. Ce savoir est celui qu’il dénie soit celui sur la castration et le consentement aux limites qu’elle impose.

 

Clinique du continu ou clinique de l’impasse

Pierre Gilles Gueguen nous indique bien qu’il y a deux façons de se rapporter au suicide. Elles reflètent deux conceptions opposées des pouvoirs de la parole. L’une suppose que l’acte du suicidant s’inscrit dans un continuum qui va de la dépression au suicide : c’est la voie des troubles de l’humeur et de la promotion irraisonnée de ce que les classifications statistiques des maladies mentales appellent troubles dépressifs. Le suicide apparaît alors comme l’issue fatale lorsqu’une dépression majeure ne peut pas être enrayée par le médicament.

L’autre voie est une clinique de l’acte face à des moments de l’existence mettant souvent en jeu deux questions essentielles, le sexe et la mort. Le suicidaire n’est pas une bête curieuse et, comme tel, il n’existe pas, donc il est difficile à repérer. L’objectiver risque d’avoir un effet pygmalion et d’induire chez lui une attitude d’irresponsabilité au regard des exigences vitales. La clinique psychanalytique fait plutôt valoir la clinique de l’acte en différenciant l’acting-out et le passage à l’acte, de même que la structure sous-jacente (névrose ou psychose). L’approche comportementaliste a pour effet d’infantiliser une population à risque alors qu’il s’agirait, face au suicide, de cultiver chez les adolescents la responsabilité. Le point commun des attitudes destructrices, ce n’est pas la sérotonine mais davantage l’idée d’une autre vie.

Par la pratique de la conversation avec quelques-uns, le psychanalyste peut mettre son expérience au service d’une communauté réduite. Dans l’expérience analytique, le pouvoir de la parole suppose qu’il en soit fait un autre usage : certes il s’agit de privilégier, par rapport au court-circuit du passage à l’acte, une voie longue qui passe par l’utilisation du langage et la recherche de sens, mais il s’agit aussi et surtout de saisir quelle jouissance a pu pousser le sujet à se nuire à lui-même, à rompre avec l’Autre et d’incider sur ce point. Pierre-Gilles Guéguen précise que « La psychanalyse appliquée à la thérapeutique dispose pour cela d’outils puissants : le transfert et l’inconscient. Le transfert suppose la durée, il suppose aussi, comme Freud l’a aperçu, que les transferts des fantasmes de l’analysant se déposent sur la personne de l’analyste, si celui-ci sait accueillir la parole comme il convient, à la mesure de sa propre formation analytique qui passe par l’analyse personnelle. C’est pourquoi, dans la direction de la cure lacanienne, l’analyste doit savoir se faire le partenaire fantasmatique des symptômes du sujet. Il doit se laisser utiliser avec prudence car « l’interprétation, s’il la donne, va être reçue comme venant de la personne que le transfert lui impute d’être [17] ». D’où le pouvoir de la parole qui intervient au cœur de la jouissance du sujet pour l’encadrer, voire la modifier d’un dire »

La psychanalyse ne parie pas sur la rectification de la réalité du sujet mais sur l’impossible à dire que le sujet a rencontré l’amenant au passage à l’acte autodestructeur.

 

Le diagnostic de structure nécessite toute la finesse du savoir-y-faire du clinicien, savoir entendre la logique des signifiants pouvant pousser un sujet à bout sans voir une issue possible à ce qui ouvre à son insu en lui. Mettre à ciel ouvert cet insupportable pouvant le conduire au pire. Comme le dit Pierre Gilles Gueguen « L’usage de la statistique a transformé l’entretien subjectif en une batterie de questionnaires dans lesquels le patient est sommé d’énumérer des comportements, plutôt que de s’appliquer à la recherche du bien-dire concernant le plus particulier de son cas. »

L’éthique du bien-dire met en jeu l’inconscient en faisant valoir une parole interprétative dégageant une part du réel mortifère incluse dans le symptôme.

En conclusion, la direction de la cure ne peut être du même ordre dans la psychose que pour la névrose. Pierre-Gilles Guéguen nous offre alors les possibilités pour mettre en œuvre une pratique pragmatique témoignant d’un savoir-y-faire à ce qui, du suicide, vient faire symptôme pour un sujet. « S’il s’agit de parier sur l’invention du sujet pour s’appareiller de nouveau à la dimension de la parole et du langage qui permet le lien social, il s’agit aussi de savoir le maintenir dans les entours du trou et de lui éviter, y compris dans le dispositif analytique, de se retrouver face à la conjoncture signifiante qui a présidé à son passage à l’acte. »

 

 

Conférence de Philippe Lacadée

« Une tentative désespérée de vivre à prendre au sérieux »

Au colloque « Mobilisation collective pour la jeunesse face au risque suicidaire »

18 novembre 2022

 

 

 

[1] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 542.

[2] Minois G. Histoire du suicide, la société occidentale face à la mort volontaire, Fayard Paris, 1995.

[3] Freud S., Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, tome II, 1908-1910, Éditions Gallimard, 1978, p. 469.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 472.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 203.

[7] Freud S., Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, op. cit, p. 473.

[8] Ibid., p. 474.

[9] Lacadée Ph., « Pour une introduction sur le suicide », traduction Fernand Cambon, in La vraie vie à l’école, Éditions Michèle, 2013.

[10] « Suicide : autopsie psychologique, outil de recherche en prévention », Collectif, Edp Sciences, Expertise Collective Inserm, 2005, p. 102. Et « Table ronde », Mental, n°17, avril 2006, NLS, p. 66. C’est la mise en œuvre par le biais de l’autopsie d’arriver à comprendre et prévenir le comportement suicidaire.

[11] Lacan J., « Les complexes familiaux », Autres écrits, op. cit., pp. 23-84.

[12] Ibid., p. 35.

[13] Lacadée Ph., « Le suicidant malentendu ou le malentendu suicidaire », Thèse pour le Doctorat d’État de Médecine, n° 296, le 4 juillet 1977, Université de Bordeaux II.

[14] Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, Éditions du Seuil, 1966, p. 693.

[15] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 558.

[16] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 542.

[17] Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, op. cit., p. 591.




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