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Propos sur l’agressivité, la violence et le passage à l’acte chez les jeunes – Philippe Lacadée

  • Philippe Lacadée
  • 12 nov.
  • 30 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 nov.


Lors de la Journée de l’Institut de l’Enfant « Enfants violents » [1], Jacques-Alain Miller se demandait si la violence chez l’enfant était un symptôme. Freud ayant précisé que « le symptôme serait le signe et le substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu » [2], l’émergence de la violence, n’est-elle pas « le témoignage qu’il n’y a pas eu de substitution de jouissance ? » [3]

 

Refus de jouissance et formation de symptôme

La castration est définie, par Lacan, à partir d’un refus de la jouissance, ce qui introduit une référence à l’initiative du sujet, dans le cadre d’un choix : il accepte ou bien il refuse.

Dans « Subversion du sujet et dialectique du désir » [4], Lacan introduit un raisonnement dialectique : la jouissance doit être refusée pour être atteinte [5]. Elle ne doit pas avoir eu lieu pour advenir.  Si la castration est un déplacement de la jouissance, la jouissance doit être refusée sur un certain plan pour être atteinte au niveau de la Loi. Elle doit être refusée dans le réel pour être atteinte sous l’égide du symbolique. Ce que Lacan appelle la loi du désir, c’est précisément ce refus de la jouissance dans le réel. C’est ce que répercute la métaphore paternelle, qui est la traduction en termes œdipiens du processus du refoulement et qui peut être généralisée si l’on pose que l’opérateur essentiel du refoulement est le langage lui-même, qui opère ce passage dans les dessous de la jouissance au sens où il bloque son avènement.

Le résultat du processus de refoulement, comme dit Freud, est précisément le symptôme. La rançon du refoulement, c’est la formation du symptôme comme signe et substitut d’une jouissance non advenue. Autrement dit, la légalisation de la jouissance se paye de la formation de symptôme. L’être humain comme parlêtre est voué à être symptomatique, sans oublier « le rôle joué par les tendances agressives dans la structure des symptômes et de la personnalité » [6].

Dans son retour à Freud, Lacan précise que l’adversaire d’Éros, de l’amour, n’est pas la haine, c’est la mort, Thanatos. Il faut là différencier la violence et la haine. L’amour comme la haine sont des modes d’expression affective de l’Éros. La haine est du côté d’Éros, un lien à l’autre très fort, un lien social éminent, la violence étant du côté de Thanatos.

 

Retour à « L’agressivité en psychanalyse »

Dans « L’agressivité en psychanalyse » [7], Lacan propose une thèse sur la violence en différenciant l’intention agressive et la tendance à l’agression. Durant ladite délicate transition de l’adolescence, la question du corps indicible et inconnu se met en jeu au niveau du propre corps du sujet ou du corps de l’autre, parfois avec violence sur l’autre, comme l’actualité le révèle, par des coups de couteaux aussi bien retournés contre soi, des mutilations ou scarifications ou encore des tentatives de suicide. Le moment de déclenchement de la violence n’est souvent pas sans lien avec les passions fondamentales de l’être : l’amour, la haine ou l’ignorance.

La violence est plus présente dans la clinique d’aujourd’hui. Est-ce parce que ces adolescents que nous recevons ne sont pas habitués à parler et à dire leurs souffrances ou à expliquer leurs actes, réduits à être des objets devant rentrer dans des cases dites thérapeutiques, sans que soit reconnu leur rapport à la langue et au corps, soit leur position subjective ? Est-ce la conséquence d’être inscrits dans des programmes préétablis valant pour tous ? Ces jeunes se disent souvent eux-mêmes : « TDAH », « HPI », « DYS » ou « autistes » pour se présenter, comme pour s’excuser de ce qu’ils sont. Ils ont alors comme choix forcé de nouvelles modalités de se faire entendre ou de se faire voir de l’Autre qui passent par des phénomènes de jouissance de corps sur le mode de la violence verbale, de la violence sur le corps ou de la violence sur leur être. Je propose d’y saisir le signe de nouveaux symptômes modernes des adolescents, dans le sens de symptômes de rupture et non de compromis, sans sous-estimer comment parfois un diagnostic comme dit prédicat peut les soulager, voire les protéger, en leur prêtant une fausse nomination venue de l’Autre.

 

Intention agressive et tendance à l’agression

Lacan situe l’intention agressive dans la dynamique d’un vouloir dire du sujet qui n’arrive pas à se dire à l’Autre dans une dialectique du sens. Elle suppose un sujet qui se manifeste à l’intention d’un Autre. Lacan va jusqu’à poser la notion de revendication comme le mode fondamental de s’adresser à l’Autre.  Revendiquer, c’est demander quelque chose que l’on croit mériter. Si, selon lui, en 1948, tout discours est demande, il dit aussi que toute parole est agression. La position de neutralisation de l’agressivité qu’offre le discours analytique permet que l’intention de signification, masquée par l’intention agressive, surgisse. L’analyste ne se présente pas comme ce contre quoi se dirige l’agression, mais il permet à l’agression de s’inscrire dans le registre verbal. Pour Lacan, l’intention veut dire que l’agression est déchiffrable comme un acting-out, à lire comme un symptôme, il y a donc une possibilité d’interprétation. Il s’agit juste de trouver un lieu d’adresse pour cette souffrance incluse dans l’intention agressive. Son mécanisme relève plutôt de la dénégation que de la forclusion.

Après la subjectivité de l’intention, Lacan évoque la notion de tendance à l’agression et va ainsi éclairer une clinique de la psychose mais aussi bien des accès de violence chez les jeunes. Comme l’a souligné Jacques-Alain Miller, la tendance est quelque chose de déjà objectivé, quelque chose qui se présente de façon brute, sans aucune dialectique de sens, et quelque chose sur quoi l’interprétation reste sans effet. Dans la tendance à l’agression, le sujet adolescent est pris par une expérience de vie où il n’est plus un effet de sens, mais quelque chose de fixé dans le moi. On peut saisir cette tendance comme relevant du registre de la forclusion du sujet et donc du passage à l’acte.

Lacan indique, dès 1938, dans « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu » [8], le fait que l’homme doit assumer son déchirement originel, par quoi l’on peut dire qu’à chaque instant il constitue son monde par son suicide. Freud a eu l’audace de formuler cette expérience psychique, si paradoxale qu’en soit l’expression en termes biologiques, comme instinct de mort. L’orientation lacanienne face à la violence est donc ici essentielle : il y a un déchirement originel du sujet que Lacan situe plutôt du côté de la paranoïa et qui se réactualise dans le moment d’éveil du printemps. Dans son texte sur l’agressivité, le déchirement du sujet est présenté comme la forme la plus essentielle de la subjectivité humaine, la paranoïa, une relation à l’Autre empreinte de modalité de l’agression.

On peut saisir, dans deux romans, comment les accès de violence se déchaînent pour des sujets adolescents.  Alexis, jeune héros de La Vierge des tueurs [9], illustre cette tendance à l’agression nouée à son corps comme seule issue pour se défendre d’un réel pulsionnel qui le persécute. Il actualise sa violence sur les corps des autres et aussi dans la ville, tout en rendant hommage à la Vierge comme point d’appui essentiel pour lui. Mohamed Razane, dans son roman Dit violent [10], dit être « un enfant de l’humiliation, un enfant du devoir et de l’amertume », et avoir la certitude d’avoir été conçu dans un rapport brutal, dénué de toute tendresse : « ma daronne, ma mère, subissant les pulsions animales du daron comme un devoir amer » [11]. Cet enfant en marge, « exclu dès sa conception du monde de l’amour », dressé à coups de violence paternelle, a eu très tôt « la conviction d’être une erreur dans le cours des sentiments du genre humain ».

 

Là où la parole se démet

« Ne savons-nous pas qu’aux confins où la parole se démet, commence le domaine de la violence, et qu’elle y règne déjà sans qu’on l’y provoque. » [12] Ce domaine de la violence témoigne de phénomènes de corps aberrants comme des accès de violence sur soi ou sur l’autre, ce qui nous pousse à chercher le temps antérieur dans lequel vient s’inscrire ce phénomène aberrant. Quelle est l’articulation signifiante qui produit ainsi ce phénomène de corps ? Car, comme le proposait Jacques-Alain Miller, « lorsqu’on a affaire à ce que nous appelons dans notre vulgate des phénomènes de jouissance, qu’on songe toujours à l’articuler à leur place dans le procès symbolique, parce que cela reste la leçon fondamentale de Lacan. ”Procès” est synonyme de processus. » [13]

Dans son texte « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » [14], Lacan propose une articulation en deux temps. Premier temps, le procès symbolique : il y a une articulation signifiante S1-S2. Second temps, il y a irruption d’une jouissance : le phénomène de corps déborde la dimension symbolique, mais il s’inscrit dans une logique. On ne doit donc jamais omettre de le référer au procès symbolique antérieur. Schreber subit une obligation à penser, et lorsqu’émerge le « penser à rien », c’est alors que se produit le phénomène. S’agissant de l’enfant ou de l’adolescent violent, il s’agit de ne pas s’hypnotiser sur la cause. Il y a une violence sans pourquoi, qui est à elle-même sa propre raison, qui est en elle-même une jouissance. C’est seulement en un second temps que l’on cherchera la cause, le plus-de-jouir qui est la cause de l’activation du désir de détruire.

Y-a-t-il pour un jeune un défaut du processus de refoulement ou, en termes œdipiens, un raté de la métaphore paternelle ? On peut s’interroger sur la défense à l’endroit de la pulsion, qui s’inscrit en-deçà du niveau du refoulement. Il faut distinguer la violence en tant que ratage du processus de refoulement ou en tant que faille dans l’établissement de la défense.

 

Aliénation et séparation, soit articulation entre pulsion et refoulement

Nous partirons de quelques repères théoriques concernant l’opération d’aliénation/séparation telle que Lacan l’a développée dans son Séminaire Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Il y montre le nouage du corps au langage et situe ainsi l’inscription du parlêtre dans le langage. Jacques-Alain Miller, dans « Conversation sur les embrouilles du corps » [15], montre que ce qui correspond à l’aliénation, chez Freud, est le refoulé. Et ce qui correspond à la séparation est la pulsion. Cette double opération concerne donc l’articulation freudienne entre refoulement et pulsion.

Relue par Lacan, l’aliénation au signifiant est la matrice logique de l’inconscient, aliénation du sujet à la chaîne signifiante, alors que la séparation est la séparation du sujet d’avec la chaîne signifiante [16]. La chaîne signifiante, telle que Lacan la définit, est incomplète, elle comporte une perte par quoi Lacan conceptualise le refoulé. Il cerne ce manque en le portant à la dignité d’un signifiant : S(Ⱥ), le signifiant d’un manque dans l’Autre. Faire du manque un signifiant a le grand intérêt de situer ce manque dans le registre du symbolique et d’en faire un élément de langage. La séparation du sujet d’avec la chaîne signifiante surgit chaque fois que celui-ci rencontre ce point de manque. Cette séparation le confronte à l’émergence de la pulsion. En termes de mathème, Lacan a mis en corrélation S(Ⱥ) et a, le manque symbolique et l’objet de la pulsion. Là où le sujet rencontre le signifiant du manque, la jouissance attachée à l’objet de la pulsion émerge. L’angoisse en est le signal.

Il y a donc, chez le parlêtre, une articulation logique permanente entre signifiant et jouissance ou, dit autrement, entre langage et pulsion. Le parlêtre est soumis à cette opération d’aliénation/séparation chaque fois qu’il parle, chaque fois que vient à se boucler le point de capiton qui fait émerger la signification. Le schéma d’aliénation/séparation est fait pour montrer que la pulsion répond au refoulement. Il n’y a pas d’un côté le refoulement avec retour du refoulé, le symbolique et ses phénomènes qui s’appellent les formations de l’inconscient, et de l’autre côté les pulsions, les deux sont corrélatifs. L’émergence de la pulsion répond à la constitution du refoulé. Le temps de l’aliénation, c’est le refoulement. La séparation, c’est l’insertion de la pulsion en réponse au refoulement. L’opération d’aliénation/séparation se rapporte, de façon plus générale, à tout ce qui a trait à la séparation, à la perte, à la rupture, dans la vie du sujet.

L’articulation logique entre l’aliénation et la séparation permet que chaque séparation réelle soit métabolisée, symbolisée par la reprise du sujet dans l’aliénation signifiante, ce qui instaure une dialectique permanente. C’est ainsi, par exemple, que fonctionne le travail du deuil qui est une symbolisation de la perte réelle. Le battement logique entre aliénation et séparation permet de traiter cette perte réelle par le symbolique.

 

Alexis et La Vierge des tueurs

Le roman La Vierge des tueurs [17] illustre, avec les deux personnages que sont Alexis, jeune sicaire [18] de dix-sept ans, et Fernando, professeur et écrivain de cinquante ans, ce qui se passe quand les deux opérations d’aliénation et de séparation ne sont plus nouées ensemble. Fernando [19] incarne le sujet grammairien, soit celui qui est pris dans l’aliénation signifiante tout en y logeant de façon refoulé son être d’objet a. Il sait parler et lier le S1 au S2 pour en recevoir en retour une signification. Le jeune Alexis incarne, lui, l’objet a libre, dénoué de la chaîne signifiante, pris par le vide, car directement branché sur la pulsion à l’état brut et son impact sur le corps. Il est ainsi soumis à la persécution de l’objet regard et de l’objet voix qui le poussent à l’acte, pour tenter de s’en séparer.

Jacques-Alain Miller rappelle que la pulsion, chez le névrosé, est une pulsion qui « s’articule gentiment à l’objet a » [20]. L’objet a, en tant qu’objet de la pulsion, vient indiquer la place du réel, mais n’est pas de l’ordre du réel. La pulsion, telle qu’elle est décrite par Lacan dans le Séminaire XI, est une « pulsion gentille », une pulsion civilisée par l’objet a, quadrillée par le langage.

Lors de cette délicate transition qu’est l’adolescence, la sexualité vient faire trou dans le réel, confrontant le sujet à une insécurité langagière, à un moment où, comme pour Alexis, le réel du corps surgit de façon indicible. Il y a là une irruption du corps dans le réel qui se présente sous forme de « chaîne brisée » [21], comme dit Lacan. C’est ce que j’ai aussi nommé une crise de la langue articulée à l’Autre [22]. C’est ainsi que l’on peut saisir des accès de violence contre soi ou contre l’autre, comme signes de tendance à l’agression. Et Lacan dit que les opérations, les concepts, les mathèmes de la névrose sont aussi applicables à la psychose.

 

La pulsion dans le réel du corps chez l’adolescent et le surgissement de l’arme

Dans la transition de l’adolescence, aliénation et séparation ne sont pas nouées, articulées logiquement, comme dans le moment de refoulement de la période de latence. Le refoulement opératoire de l’enfance ne tient plus. Le sujet a affaire à un trou dans le savoir qui l’empêche de s’aliéner comme avant à la chaîne signifiante de l’Autre parental. C’est un trou dans la chaîne signifiante non symbolisable, irreprésentable. À ce trou va aussi répondre la pulsion, mais ce n’est plus la « gentille » pulsion, c’est la pulsion dans le réel du corps, avec son versant irrépressible, forcené, dangereux de pulsion de mort, de pousse à la destruction. Lorsque le sujet adolescent, dans son aliénation au signifiant, bute sur ce trou de la signification, s’opèrent une coupure radicale avec la chaîne signifiante et un envahissement de la jouissance mortifère qui se traduit souvent par un passage à l’acte, mettant en jeu le corps.

C’est ce qu’illustre Alexis : en incarnant « cette vacuité essentielle », il est le vide. « Le vide de la vie d’Alexis, plus insondable que le mien, même un collecteur d’égout ne suffirait pas à le combler. » [23] La seule chose sur laquelle il se branche, c’est la télévision à laquelle il est aliéné. Fernando, le grammairien, illustre cette chaîne signifiante S1-S2 qui veut tenter de séparer Alexis de son rapport au S1 tout seul. Alexis est le trou, pris par la tendance d’agression liée à la pulsion de mort qu’il entend dans les bruits ou les mots de l’Autre. Alexis « comprend seulement le langage universel des coups » [24]. « Ces jeunes n’appartiennent à personnes, ils sont à qui en a besoin. » [25], d’où le point d’appui de La Vierge.

Cela peut être aussi l’irruption de l’hallucination ou le déclenchement d’un délire, si le sujet adolescent présente à bas bruit une structure psychotique, soit une psychose ordinaire. Il n’y a pas, dans la psychose, cette dialectique entre le signifiant et la pulsion que l’on trouve chez le névrosé. Ce n’est pas la pulsion domestiquée par l’objet a, c’est la pulsion, dit Jacques-Alain Miller, « qui vous coupe les jambes, vous fend la tête, vous traverse le corps » [26]. C’est de fait cette pulsion qui arme Alexis dans le réel d’un revolver, là où il aurait pu s’armer dans le symbolique de la grammaire de la langue, peut-être aujourd’hui serait-il armé d’un couteau.

La clinique se doit d’être précise quant à ce qui se déclenche pour ces sujets adolescents, prenant l’allure de troubles du comportement de l’ordre de la violence en lien avec des phénomènes hallucinatoires, ce qui se passe pour Alexis dans la voix de l’Autre ou dans des phénomènes de corps. Ces phénomènes, dans la psychose, marquent une irruption de jouissance en rupture radicale avec le symbolique. Néanmoins, il faut bien repérer que cette rupture vient s’inscrire dans une logique qui est celle du processus symbolique qui lui est antérieur. La souffrance submerge, c’est alors la jouissance hors-sens, hors-traduction possible en mots, qui surgit avec accès à la violence et souvent, de façon paradoxale, la blessure comme tentative de reconstituer un lien.

 

Usage de la langue et exigence du plus-de-jouir

Le fait que beaucoup de jeunes aient un usage de la langue et du signifiant qui ne s’ordonne plus dans le régime du père – celui de l’articulation –, mais plutôt dans le règne de l’objet a dans sa version de plus-de-jouir, s’entend et se montre à travers leurs styles de vies comme prises de position de jouissance.

Ces modes de plus-de-jouir sont de plus en plus dictés par le marché, et certains y trouvent un écho à ce qui s’agite en eux des objets pulsionnels comme le regard et la voix : se faire voir et se faire entendre deviennent ce qui les sustente. De façon paradoxale, ils inventent des solutions réparatrices et vitales, parfois en impasse, à partir de ce que nous nommons les Noms-du-pire [27].

Pour Jacques-Alain Miller, ce qui a supplanté le régime du père qui interdit, c’est l’exigence du plus-de-jouir. Or, ce règne de la jouissance ne favorise ni l’engagement dans le symbolique ni la dimension de la filiation et de la transmission mais pousse à la jouissance pulsionnelle de l’Un. La jouissance de l’Un se détache de la dictature du plus-de-jouir, du fait que la civilisation est celle du pas-tout. Chaque Un se branche sur un ou des plus-de-jouir qu’il confond avec des objets de désir mais, qu’il s’en plaigne ou pas, il occulte et son réel et sa vérité. Et c’est la fuite en avant d’un toujours plus.

Pour certains, le père n’est plus celui qui démontre à ses enfants qu’il est digne d’être aimé, voire respecté, il n’est plus celui qui leur donne envie de parler, voire de lui parler en prenant conseil auprès de lui. Il n’est plus celui qui introduit à la routine de la grammaire de la langue, qui apprend comment un signifiant s’articule à un autre signifiant et fait correspondre un signifiant à un signifié.

Alors, beaucoup de ces adolescents se trouvent en marge de l’Autre, du lieu de la parole, du fait d’une certaine précarité par rapport à la langue, que ce soit du côté d’un refus ou d’un défaut de l’animation de l’Autre symbolique parental qui s’occupe d’eux, les condamnant à être en prise directe sur le réel, voire le réel de la langue qui, porteur d’une certaine jouissance, peut les persécuter.

Il s’agit de leur offrir un lieu de conversation possible [28], un lieu où leur langue puisse s’articuler d’une nouvelle façon, à condition bien sûr qu’on leur donne le lieu pour qu’ils se donnent, eux-mêmes, ce petit coup de pouce pour créer cette langue vivante.

 

La mort du Dieu du sens et la coulpabilité du réel

Ce petit coup de pouce pour réactiver la langue en panne, là où le coup de couteau est souvent distribué à l’aveugle, comme seule issue pour se séparer d’un réel trop prégnant, ne surgit pas sans lien avec la coulpabilité de ce réel. Aujourd’hui, « la culpabilité qui nous reste, celle que nous touchons du doigt chez le névrosé, est justement à payer pour ceci que le Dieu du destin est mort » [29]. C’est ainsi que Lacan, en 1961, faisait déjà le diagnostic de notre époque : la mort du sens précipite les sujets vers des vies toujours plus dépourvues de sens car ne se liant plus à l’Autre, le sujet ne se sait fils de l’Autre que par la dette. Là est le paradoxe : si le Dieu du sens, du destin, est mort, il ne reste que le non-sens, qu’une forme d’abandon qui conduit vers l’extension du non-sens comme manière d’être au monde.

Alexis, comme d’autres adolescents de cette banlieue de Medellin, n’a pas de destin. « La mort est à moi, crétins, c’est mon amour qui m’accompagne partout. » [30] Mais alors, « la vie crapuleuse met la mort en déroute et il sort des enfants de partout, de n’importe quel trou ou vagin, comme les rats des égouts quand ils sont trop pleins et qu’ils n’y tiennent plus » [31]. Cela fabrique des enfants produits sans aucune transmission du symbolique, qui illustrent cette dette symbolique qui leur a été ravie. Ce sont des enfants du réel surgis des ventres, mais sans aucune armature symbolique. Faute de recevoir de l’Autre l’arme du symbole les inscrivant dans la Loi Symbolique, ils s’arment d’une arme réelle blanche, comme le couteau, pour faire régner pour eux l’ordre du réel de la pulsion déchaînée [32]. Plus personne n’est coupable, la seule Loi qui compte, c’est la Loi de l’impunité. Là où avant « la Colombie était un pays de grammairiens », sachant faire respecter la loi articulée à l’Autre, elle devient « un pays de voleurs ». La grammaire est importante pour le sujet, par les conséquences subjectives entre le devoir et le droit qu’elle produit.

Le commentaire d’Alexis, après avoir assisté au meurtre d’un jeune conducteur sortant de sa voiture en courant clés en mains, par un voleur de voiture, est éloquent : « Ce pelé devait laisser les clés à l’autre salope ». Fernando lui explique alors que la phrase correcte aurait été de dire « se devait » plutôt que « devait », comme « La loi se doit d’être appliquée » [33].

 

L’acte vital d’une arme pour se séparer, mais de quoi ou de qui ?

Si la disgrâce se signifiait jadis par une dette à payer, voire par un destin, aujourd’hui, il ne reste au sujet que son sacrifice à un dieu obscur, soit à une volonté de jouir. La Vierge vient occuper la place de cet Autre à qui l’on demande : « demander, c’est ce que les pauvres savent souvent faire le mieux à part enfanter » [34]. C’est cet Autre qui les protège et semble organiser pour eux un minimum d’ordre symbolique. C’est « la Vierge auxiliatrice » et « secourable », celle à qui ils doivent quelque chose, c’est-à-dire leurs vies [35].

En demandant ou en prenant la parole, le sujet peut tresser d’une autre façon les hasards de sa vie, et s’en faire un destin. Ainsi, au cours d’un travail qui les engage dans leurs dires, certains sujets font l’expérience qu’ils sont parlés par ce qu’ont voulu les autres, plus particulièrement leur famille qui leur parle [36]. Pour certains, c’est une famille en difficulté, un père incarnant la défaite à s’inscrire dans le symbolique, un qui ne prend même plus la parole, incarnant sa propre défaite, qui présente à son enfant une vie sans destin, ce qui n’est pas sans conséquence sur le fils. Le défaut du père et de sa consistance symbolique ne permet plus l’adresse symbolique, l’adresse au symbole de l’Autre capable de supporter la fonction paternelle. Pas d’adresse symbolique à sa parole et la parole ne peut se situer, se structurer, en utilisant l’articulation langagière, d’un S1 à S2. 

Le sujet ne se représente plus, il se présente souvent de façon brute, comme un S1 tout seul. Ces jeunes « ne conjuguent pas le verbe Tuer, ils n’emploient que des synonymes, ainsi peuvent-ils tuer en toute impunité et sans aucune culpabilité » [37]. L’acte de tuer ne s’inscrit dans aucune aliénation à l’Autre de la chaîne signifiante qui, en retour, pourrait les diviser. Cet acte devient, pour eux, un acte vital comme pour se séparer de ce qui les persécute [38]. Ce sont souvent « des lambeaux de phrases » [39] chargés de haine ou de violence verbale qui ont un point d’impact sur leurs corps, comme des S1 tous seuls qui les poussent à la violence.

 

La vierge des tueurs comme tentative de nouage

La Vierge des tueurs montre ainsi la tentative de nouage singulier de la langue désarticulée d’Alexis à celle de Fernando, le spécialiste de la grammaire qui tente de lui extraire la haine des mots, la charge de haine [40] qui le pousse à l’acte de violence. Couple singulier d’un grammairien et d’un jeune sicaire prêt à prendre son arme pour se défendre du réel au lieu de s’articuler à la langue de l’Autre, celle que soutient son ami. C’est le couple de S1-S2 qui tente de se nouer au S1 tout seul d’Alexis qui le pousse au pire. Fernando, en tant que dernier grammairien de la Colombie, note « les attentats à la langue » [41] commis par la presse écrite ou la radio qui poussent à la violence. Du fait de ce défaut d’articulation dans la langue, c’est le corps du sujet qui vient se nouer à l’objet pulsionnel en jeu dans le regard, d’où l’importance pour les adolescents du se faire voir, mais aussi de la demande de respect. On peut aussi y saisir comme c’est l’objet voix qui peut y être en jeu dans les insultes ou provocations langagières voire, pour Alexis, la radio et la langue de la radio qui ne cesse de faire du bruit, objet voix vécu dans le réel dont il ne peut se séparer sauf à tuer l’autre, chauffeur de taxi, qui met sa radio trop fort.

 

La demande de respect et la fonction du regard

J’avais isolé la demande de respect comme étant l’un des noms des symptômes modernes des adolescents dans Le Malentendu de l’enfant [42]. Demande paradoxale, puisque ceux-là même qui la demandent se montrent eux-mêmes irrespectueux pour que l’Autre les distingue, et portent un regard sur eux, ou plutôt sur leur être d’objet a sans destin, leur être rejeté ou en marge. Raison de plus pour leur offrir, malgré l’inconfort que cela produit en nous, une possibilité d’adresse de leur parole, sur ce qui est avant tout une mise en scène relevant de l’acting-out. Cela permet d’éviter de nombreux passages à l’acte violents, car c’est cette fonction du regard qui est en jeu. Respect vient de respectus, qui veut dire porter un regard sur. C’est là un des enjeux fondamentaux de ces acting-out ou passages à l’actes à l’adolescence.

Freud précise que ce qui pousse le pubère vers l’extérieur, c’est ce que Lacan nommera le regard comme objet de la pulsion. C’est ce qui, pour Freud, cause « la manière dont les zones érogènes s’intègrent à l’ordre nouveau ». « Il leur revient un rôle plus important dans l’induction de l’excitation sexuelle : l’œil, est celle qui dans le cadre de la quête de l’objet se trouve le plus souvent en situation d’être stimulée par cette qualité particulière d’excitation que nous désignons dans la cause de l’objet sexuel par le terme de beauté. » [43] C’est donc un objet du désir à l’Autre qui oriente l’adolescent vers l’extérieur, d’où l’importance du regard et de la mise en scène de son corps sous le mode d’acting-out. Mais ce regard qui me revient de l’Autre me voit objet et non pas sujet, d’où le surgissement de l’angoisse. Certes, « je ne vois que d’un point mais, dans mon existence, je suis regardé de partout » [44].

 

L’objet et l’accès à la violence

Dans « Fonction de la psychanalyse en criminologie », Lacan dissocie la pulsion de l’accès à la violence. Dès le stade du miroir, il note la présence du réel dans l’objet a par lequel tient l’image. L’objet a, son invention est ce qui reste d’inassimilable au processus d’identification, au regard de l’Autre, à la voix de l’Autre : objet plus, toujours plus-de-jouir de l’Autre, chair à livrer, morceau de corps dont un sujet n’est plus jamais solvable. L’immersion dans le langage divise le sujet dans son rapport au corps.

Si les adolescents pouvaient rêver d’amour et d’idéal, le discours capitaliste les pousse davantage aujourd’hui à consommer les objets gadgets ou des rencontres algorithmiques. L’objet du désir est assimilé à un objet gadget jetable figeant le désir dans une demande insatiable.  Il y a aussi ce qui se joue en eux autour de trois versions de l’objet a qu’il se trouvent parfois à incarner : l’objet déchet que le sujet entend réaliser en lui, l’objet a sous son versant agalmatique, cause du désir, et la série des plus-de-jouir en toc qui vient faussement remplir cette fonction pour masquer l’être de rebut. L’adolescent peut dès lors se vivre lui-même comme cet objet jetable tel que l’autre le regarde, cet objet sans destin. C’est sur ces bords que la violence se déchaîne, violence extrême qui réduit le sujet à cet objet gadgétisé de l’Autre pour l’Autre, où le sujet se soustrait à lui-même en se soustrayant à sa parole.

Dans son Séminaire sur l’angoisse, reprenant Hegel, Lacan situe des coordonnées précises en rapport à la violence : « En exigeant d’être reconnu, là où je suis reconnu, je ne suis reconnu que comme objet. J’obtiens ce que je désire, je suis objet, et je ne puis me supporter comme objet, puisque cet objet que je suis est dans son essence une conscience, une Selbst-bewusstein. Je ne puis me supporter dans le mode, le seul mode de reconnaissance que je puisse obtenir. Il faut donc à tout prix qu’on en tranche entre nos deux consciences. Il n’y a plus d’autre médiation que celle de la violence. » [45] C’est bien de se trancher que peut surgir le coup de couteau. Si l’on veut à tout prix obtenir ce que l’on suppose désirer, on en devient l’objet. On ne peut alors plus se supporter de n’être que cet objet. La violence serait cette éclipse du sujet par l’objet.

 

La violence pour sortir de la docilité, c’est la crainte qui cause la violence

Lacan, dans son Séminaire L’Envers de la psychanalyse [46], donne l’exemple d’une paranoïaque hongroise qui découpait le corps de ses servantes en morceaux. Son chien lui apportait ces morceaux de corps dans le simple espoir d’une petite flatterie. « La parole peut aussi jouer le rôle de charogne » dit-il. La charogne se précise, en ce qu’elle est la réduction du symbolique à l’ordre imaginaire, un bout de réel. La violence ou la barbarie ne survient pas d’une pulsion cruelle mais de la docilité, dans la mesure où la parole soumet. Lacan retourne la causalité de la violence et, sur ce point, rejoint Hobbes : c’est la crainte, la peur, qui causent la violence. Docilité du chien soumis jusqu’à l’indécence, docilité des hommes qui se laissent traiter comme des chiens ou des objets, qui se font maltraiter ou humilier. La soumission par crainte est la pire des violences qu’un sujet puisse se faire à lui-même. Il s’agit donc de se décaler non pas du goût pour la charogne, mais de la limite où la parole vire à la charogne. Ce que montre l’exemple de Lacan. Des personnes, parfois un peuple, peuvent se laisser anesthésier, consentants dociles, par soumission à la langue de l’Autre, se laissant tomber dans le pire abandon, jusqu’à l’insupportable. C’est ce que l’on voit avec Mohamed Razane, dans son roman Dit violent. On peut se demander si, dans certains contextes, plus que d’être le signe de la bête en l’homme, la violence n’est pas le refus de s’y réduire : le refus de s’abandonner à l’Autre, réduit à un maître auquel on s’offrirait en sacrifice, refus de profiler l’homme dans une origine, qu’elle soit scientifique ou technoscientifique.

 

Mohamed Razane et le Dit violent [47],

Mohamed incarne cet être, cet enfant en marge « exclu dès sa conception du monde de l’amour », dressé à coups de violence paternelle. Il a eu très tôt « la conviction d’être une erreur dans le cours des sentiments du genre humain ». Il illustre de façon très précise comment il n’a pas rencontré, dès sa venue au monde, un Autre qui dit oui à son existence, se réduisant alors lui-même à une erreur pointée dans la marge de l’Autre. Il déclare donc sa position par rapport aux mots de l’Autre : « Le monde des mots me dégoûte, j’ai entendu ma mère crier et pleurer parce que mon père la battait et la traitait de pute, j’ai entendu mon père dire “ bientôt je vais vous tuer toi et ta mère ”, tout en me mettant le tranchant de la lame du couteau dans le creux de mon cou. » [48] « J’ai entendu et j’aurais voulu que ce soit un malentendu. » [49]

Ce jeune homme a vécu « sans aucun malentendu » capable de voiler le réel de sa condition, soit d’être l’incarnation d’un pur objet a à jeter à la poubelle comme un chien crevé. Il s’est trouvé privé du lieu de l’inconscient, lieu d’un malentendu possible et se trouve directement exposé dans son corps au réel de sa souffrance, sans aucun nouage à l’imaginaire et au symbolique : « Gamin qui a un corps gavé d’amertume sans réaliser qu’un jour son corps ressentira l’insondable besoin de recracher tout cela à la face du monde. » [50] « Ma tête, dit-il encore, est prise en otage par une armée de nœuds que je n’arrive pas à défaire » [51], jusqu’à ce fameux « coup de sang » qui lui monta à la tête et le poussa à tuer son père. Un jour, son père rentré complètement ivre commença à lui arracher les cheveux car il ne voulait pas lui enlever ses chaussures. C’est alors que la « bestiole » qu’il avait dans la tête s’est excitée : « Je crois que c’est la bestiole nichée dans ma tête qui a pris la machine à boxer qu’est devenu mon corps, plus je frappais plus la bestiole s’excitait. » [52] Ce jour-là, il se trouva en prise directe sur le réel, sans aucun arrimage à l’Autre comme lieu du symbolique qui aurait pu lui permettre un refoulement, d’où le passage à l’acte dans le réel brut.

 

L’énonciation perdue

Si l’on se préoccupe du rapport du sujet à la langue, ce sont ces phénomènes de langue que Freud avait repérés très tôt en montrant que, si les énoncés forment un discours concret, l’énonciation, elle, n’est pas assurée. Il existe aussi du côté de l’institution des énoncés sans énonciation : ça s’appelle la langue désincarnée du maître aveugle.

Prenons pour principe que nous avons des sujets dont l’assise, voire l’assiette subjective, est sans cesse menacée, les faisant rejoindre régulièrement leurs statuts d’objets, voire d’être réduits à des objets diagnostics prédiquant sur leur être. Perdre son énonciation, voire ne pas la trouver, suscite la violence. Certains adolescents – que j’ai nommés adolescents du réel – ne sont pas protégés par la dimension symbolique, chez eux trop précaire. Ils se trouvent en urgence subjective et se vivent souvent comme des êtres humiliés, sans « le secours d’un discours établi » pour leur offrir un point d’où attraper le sentiment d’exister pour l’Autre. L’énoncé venu de l’Autre peut s’entendre dégradant et les précipiter dans l’émission d’insultes ou l’émergence de la violence, pour se défendre du réel menaçant que contient cet énoncé. Ils cherchent à faire surgir de l’Autre leur nom d’insulté pour pouvoir, de façon inversée, dire que c’est l’autre qui l’a cherché, qui l’a traité, et en jouir. Autant donc ne pas les traiter de « racailles » ou de « sauvageons » auxquels ils s’identifieront tout en pensant et en disant qu’on les a provoqués ou insultés. Pour certains, c’est « un trou qui parle, et qui du coup a des effets sur le tout du signifiant » [53]. Comme le dit Lacan, un « trou où le support de la chaîne signifiante manque au sujet, et qui n’a pas besoin […] d’être ineffable pour être panique » [54]. C’est souvent ce sentiment de panique intérieure qui provoque une crainte, une peur, comme pour se défendre de ce réel intérieur qui les persécutent au point de vouloir s’en séparer, par exemple, par un coup de couteau.

 

Crises de violence dans les lieux de l’école

Ainsi en est-il de la crise de violente colère d’un jeune, déclenchée par un énoncé de son professeur : « on n’est pas chez les sauvages, ici ! » Ayant mal réagi à une réflexion de sa professeure lui reprochant de ne pas avoir songé à préparer son devoir chez lui, il s’était agité en l’insultant, car elle l’avait mis dehors de la classe. Lorsque le Principal du collège le reçoit plus tard dans son bureau et qu’il lui dit qu’il a réagi comme un jeune sauvage furieux, il lui réplique de façon très vive qu’il se sent insulté de nouveau. Sauvage est, en effet, une expression que beaucoup d’adolescents entendent comme une insulte. Sauvage peut désigner ainsi l’enfant violent, soit celui qui casse et qui trouve une satisfaction dans le simple fait de briser, de détruire. Puis ses parents prévenus reprocheront au Principal et la professeure de ne pas avoir pris en compte son diagnostic d’HPI, l’excusant de son débordement.

Il faudra s’interroger, sur la jouissance qui y est impliquée et sur ce que l’on pourrait appeler « le pur désir de destruction ». Jacques-Alain Miller précisait : « Quand on dénonce les casseurs, on dénonce en fin de compte la pure jouissance de casser. On ne dénonce pas la politique des casseurs, on dénonce le plus-de-jouir impliqué dans la violence des casseurs. » [55] C’est donc ce plus-de-jouir qu’il convient d’interroger.

Sur ce point précis, la violence d’un jeune semble être le contraire d’un symptôme : elle n’est pas le résultat du refoulement, mais plutôt la marque que le refoulement n’a pas opéré. Elle ne semble pas être un substitut de la pulsion, mais au contraire la satisfaction de la pulsion de mort sur le mode de la tendance à l’agression, que Lacan différencie de l’intention d’agression.

 

Là où la violence semble être le contraire d’un symptôme

Un jeune, Paul, précise en parlant de son accès de violence contre sa mère, que n’ayant pas eu de mots, à ce moment-là, il ne peut pas les redire : « C’est comme une pulsion, ça part et ça repart. » Il essaie, cependant, prenant appui sur mon déplacement auprès de lui, de fournir un effort de traduction sur ce qui lui semble déclencher cette émergence de violence. Ce sont souvent les mots dits par un proche qui le blessent, surtout lorsque ce proche lui refuse quelque chose. Mais ce sont surtout les remarques de sa mère sur son travail scolaire qu’il ressasse dans sa tête. Elles se transforment en lui comme s’il se disait à lui-même : « Tu fais de la merde, si tu ne travailles pas, tu n’y arriveras pas. » Ce qui met Paul en colère, c’est le fait que les remarques de sa mère lui prennent le corps, comme s’il les avait en lui, alors que, précise-t-il : « ce sont les siennes, et du coup, je me retrouve avec elles ou elle en moi, et ça me fait péter les plombs. » Il ne comprend pas les remarques de sa mère, d’autant plus qu’il lui montre qu’il y arrive. « J’ai de bons résultats, mais c’est vrai que je ne fais pas les révisions chez moi car, pour moi, c’est du temps perdu. Parce que moi, j’écoute en classe, j’ai une mémoire excellente, et ça suffit ; mais elle, elle veut que je sorte de mon écran et que je révise ; alors, le soir, elle me prend mon portable. » Mais surtout, en ce moment, elle lui refuse de voir sa copine Léa et de sortir en ville avec elle. Et, le soir, elle lui prend son portable pour qu’ils ne se téléphonent pas toute la nuit. C’est ce refus précis de sa mère, et surtout sa façon de le lui dire, qui le fait exploser. C’est ce refus qu’il ne peut symboliser. Ici, lui fait défaut l’opérateur du langage lui-même, soit la parole. Alors, c’est l’avènement d’une jouissance hors-sens en lui, et la violence qui s’ensuit pour tenter de s’en séparer. Paul explique bien qu’il ne supporte pas le ton de la voix de sa mère, sa façon de lui faire des remarques. Dans son intonation, il a l’impression qu’elle le traite comme un chien docile qui doit obéir. Il se sent alors « profondément humilié ». Y a-t-il là une trace discrète de paranoïa, persécuté qu’il se sent par cette voix qui semble prédiquer sur son être ? Lorsque sa mère lui parle, ça parle de lui, voire ça parle en lui. Comme l’indique Lacan dans « Position de l’inconscient », le sujet : « Ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende » [56].

 

Là où la violence semble faire symptôme

En fait, Paul va se faire plus précis. Il va s’adresser à elle et lui dire qu’il sent, dans cette voix-là, le fait qu’elle n’est pas heureuse. Elle a dit, un jour, à ses fils qu’elle avait tout sacrifié : sa carrière, sa vie de femme, pour les élever, elle toute seule. Alors, il lui dit qu’il ne comprend pas pourquoi elle n’est pas heureuse, que cela l’insupporte, qu’elle devrait refaire sa vie, avoir un compagnon et surtout tenter à nouveau l’agrégation de lettres, pour mieux gagner sa vie et arrêter de s’en plaindre devant eux. « Je voudrais être fier d’elle, mais elle n’est pas fière d’elle, elle ne s’aime pas, et moi, ça, je ne le supporte pas. Quand elle m’interdit de profiter de la vie, de sortir voir ma copine, de jouer sur mon écran, c’est sa façon de le dire qui me met en colère. J’ai alors cet élan de violence qui me pousse à tout casser et à me taper pour arrêter ce qui se passe en moi. Moi, je n’ai pas envie de faire comme elle : elle ne profite pas de la vie et elle me condamne à être comme elle. » Il précise ensuite qu’il aime sa mère : « mais je sens qu’elle ne s’aime pas, alors je ne veux pas être comme elle ; et du coup, je ne m’aime pas comme ça, et je tape pour arrêter ça. » Avec Paul, on peut faire l’hypothèse que, prise dans une clinique sous transfert, là où la parole permet de trouver un lieu d’adresse, la violence révèle son caractère hystérique. Elle a une valeur de demande d’amour ou de plainte pour le manque-à-être, qui trouve sa place dans le registre de l’Éros. Dans le registre de l’Éros, la violence dite extraordinaire de l’enfant est le substitut de la satisfaction non-advenue de la demande d’amour. Là, en effet, la violence est un symptôme ordinaire, et c’est ce que permet de repérer et de rendre opératoire une clinique analytique.

 

Conclusion

Nous avons vu qu’il y a lieu de distinguer la violence comme émergence d’une puissance dans le réel et la violence symbolique inhérente au signifiant qui tient dans l’imposition d’un signifiant-maître. « Quand cette imposition d’un signifiant-maître manque, le sujet peut en trouver un ersatz en se marquant lui-même – scarification, tatouage, piercing, différentes façons de se couper, de se torturer, de faire violence à son corps. » [57] La généralisation de ces pratiques tend à la réduire davantage à une mode : c’est un phénomène de civilisation, c’est superficiel, mais je dirai que c’est le symptôme de la perturbation que connaît l’ordre symbolique hérité de la tradition. Cela dit, il restera toujours à entendre ce qui fait la singularité de chaque violence portée au corps.

C’est là où la prise en charge qui se limite au seul « comportement » violent risque de produire encore plus de violence, comme j’ai pu le vérifier à la fin de ma pratique en institution. Et c’est là qu’il importe, comme le propose Jacques-Alain Miller, de se référer au dernier enseignement de Lacan et d’envisager aussi la violence chez l’enfant comme un sinthome, c’est-à-dire faire sa place à « une violence infantile comme mode de jouir, même quand c’est un message, ce qui veut dire ne pas s’y attaquer de front » [58].

Ne pas s’y attaquer de front implique de savoir répondre à côté, de se déplacer en proposant des modalités de réponses variées et de savoir-y-faire avec une certaine agressivité nécessaire, qui, comme le disait Lacan au début de son enseignement, est la voie pour prendre appui sur une identification à l’autre comme semblable. Un espace de conversation permet de desserrer les identifications trop pétrifiantes menant souvent au pire.



Philippe Lacadée

 

 


[1] Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, 2017, p. 195-207.

[2] Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, puf, 1951/1978, p. 7.

[3] Ibid., p. 196.

[4] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Seuil, 1966, p. 793-827.

[5] Ibid., p. 827.

[6] ]Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Seuil, 1966, p. 118.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Le Seuil, 2001, p. 23-84.

[9] Vallejo F., La Vierge des tueurs, Belfond, 1997.

[10] Razane M., Dit violent, Gallimard, 2006.

[11] Ibid., p. 21.

[12] Lacan J., « Introduction au commentaire de Jean Hyppolite », Écrits, Seuil, 1966, p. 375.

[13] Miller J.-A., « Conversation sur les embrouilles du corps », Ornicar ?, n° 50, 2002, p. 227.

[14] Lacan J., « D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op.cit., p. 531-583.

[15] Miller J.-A. « Conversation sur les embrouilles du corps », op. cit.

[16] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme, et retour », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 9 mars 1983, inédit.

[17] Vallejo F., La Vierge des tueurs, op.cit.

[18] Les Sicarios (sicaires) sont des jeunes tueurs des favelas de Medellin, qui ont comme protecteur la Vierge qu’ils prient souvent.

[19] Fernando est l’auteur du roman, professeur, écrivain, cinéaste. Dans cette autofiction, il noue une amitié particulière avec Alexis qui a un contrat sur lui, et il décide de le sauver de cette violence.

[20] Miller, J.-A., « Conversation sur les embrouilles du corps », op.cit., p. 240.

[21] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Seuil, 1966, p. 535.

[22] Lacadée Ph., Vie éprise de parole, Éditions Michèle, 2013.

[23] Vallejo F., La Vierge des tueurs, op.cit., p. 33.

[24] Ibid.

[25] Ibid., p. 15.

[26] Miller J.-A., « Conversation sur les embrouilles du corps », op.cit., p. 240.

[27] Lacadée Ph., « La modernité ironique et la cité de Dieu », La Cause freudienne, n° 64, 2006, Navarin, p. 37-46.

[28] Conversations des laboratoires du CIEN organisées dans différents lieux, à Bordeaux, dans un quartier difficile, à la suite du meurtre d’un jeune de douze coups de couteau pour une histoire de drogue et de rivalité de bandes de quartiers.

[29] Lacan J., Le Séminaire, livre viii, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, 2001, p. 355.

[30] Vallejo F., La Vierge des tueurs, op.cit., p. 110.

[31] Ibid., p. 111.

[32] Ibid., p. 28-29.

[33] Ibid., p 29.

[34] Ibid., p. 12.

[35] Ibid., p. 21.

[36] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 2005, p. 162-163.

[37] Vallejo F., La Vierge des tueurs, op.cit., p. 113

[38] Ibid., p. 28-30.

[39] Ibid., p. 100

[40] Ibid., p. 64.

[41] Ibid., p. 76.

[42] Lacadée Ph., Le Malentendu de l’enfant, Éditions Michèle, 2010.

[43] Freud S., « Métamorphose de la puberté », Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1905 / 1987, p. 147.

[44] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 69.

[45] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Éditions du Seuil, 2004, p. 34.

[46] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1991, p. 194.

[47] Razane M., Dit violent, Paris, Gallimard, 2006.

[48] Ibid., p. 24.

[49] Ibid., p. 93.

[50] Ibid., p. 18.

[51] Ibid., p. 20.

[52] Ibid., p. 26.

[53] Miller J., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », dans le cadre du l’université Paris 8, cours du 13 décembre 1989, inédit.

[54] Lacan J., « D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op.cit., p. 564.

[55] Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, op.cit., p. 201.

[56] Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, op.cit., p. 835.

[57] Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, op.cit., p. 205.

[58] Ibid., p. 207.



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