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Le paradoxe des amarres de la conversation - Philippe Lacadée


Au cours d’une conversation, deux sujets prennent la parole. Le premier, poète, dit : « Je est un autre. C’est faux de dire je pense. On devrait dire on me pense. » [1] Il relève un mésusage de la pensée, montrant bien que la pensée se situe du côté de l’inconscient et que le sujet est plus pensé qu’il ne pense. Il dit d’ailleurs avoir très tôt quitté l’école, car il s’y ennuyait, tout en précisant que la vraie vie n’était pas ailleurs, comme le disent beaucoup de jeunes en se pensant rimbaldiens. Or, Arthur Rimbaud a dit « La vraie vie est absente. » Le deuxième, psychanalyste, préoccupé par le suicide des collégiens, constate le fait que l’école, si elle ne sait pas y faire avec les erreurs ou les fautes, peut pousser certains élèves au suicide, et il écrit : « L’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus qui ne sont pas encore mûrs et auxquels on ne peut dénier le droit de s’attarder à certains stades de développement, y compris peu réjouissants. Elle ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie ; elle n’a pas le droit de vouloir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie. » [2]

Cette conversation entre Arthur Rimbaud et Sigmund Freud ouvre ainsi mon propos. Si la vraie vie est absente, si le sujet peut se suicider à cause de mauvaises pensées, Rimbaud avec Freud ouvrent la question essentielle qui agite les adolescents, soit celle de trouver un lieu comme point d’appui de la formule d’une langue pour dire ses sensations immédiates, ses pensées noires permettant de jouer à la vie de l’esprit des mots, pas sans la poésie. Voilà d’où s’origine l’art de la conversation, où l’on joue à la vraie vie des mots, celle où plus que de penser, on rompt « les amarres de la conversation » [3], comme disait Lacan, soit les amarres de la relation parlée que sont « la courtoisie, le respect ou l’obéissance à l’autre », juste le temps précis de la conversation pour faire vivre de façon paradoxale le pari de la conversation, celui qui fait vivre le bien-dire selon la possible énonciation de chacun, à partir « des amarres de la parole. » [4] Ce sont ainsi ces amarres qui permettent au sujet de rencontrer une part de lui-même jusqu’ici ignorée, voir ou entendre, non sans surprise, ce qu’avant il donnait à voir ou à entendre sans en saisir l’enjeu, ce qui n’est pas sans conséquence.


L’invention du laboratoire de recherche inter-disciplinaire

Depuis longtemps, je poursuis des conversations inter-disciplinaires avec des partenaires d’autres disciplines qui ont face à eux des sujets, dont les souffrances sont le plus souvent liées à la réalité d’une langue porteuse d’un en-trop, sur le mode de la provocation de la langue ou du refus de la langue de l’Autre, ou d’un en-moins sur le mode de l’ennui, de l’inhibition ou de la dépression. Ces excès ou défauts, non repérés ou non accueillis comme il se doit par l’Autre de l’école, de l’éducation, de la justice ou de la santé, engendrent à partir des prédicats produits, de la ségrégation ou de l’exclusion. C’est de là qu’a surgi l’idée de créer des laboratoires de recherche, pour étudier la place de l’enfant dans les différents discours sur lui. Il y a donc des variations cliniques à repérer dans ce qui vient à embrouiller sa pensée, afin de permettre justement à ce sujet, en prenant point d’appui de sa souffrance, de réinventer sa place dans l’Autre. Car même si les enfants et les adolescents parlent tous la même langue, ils sont tous différents, et il n’y a que la parole pour faire entendre cette différence du un par un. Or ils ne peuvent, face à l’impitoyable de la vie, ni consentir à la langue de l’école, ou celle d’autres lieux, ni faire entendre leur différence.

J’insiste donc sur l’usage de la langue seule capable de mettre à jour, au-delà de la souffrance présentée, les pensées qui souvent empêchent, à la vie psychique elle-même, de se rendre disponible au conseil ou savoir qui viendrait de l’Autre. Ce savoir, on sait qu’il peut produire une valeur de plaisir voire de jouissance. C’est dans ce sens-là que nous pensons que la souffrance ou la faute peut être élevée à la dignité d’un symptôme, signe et substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu.

La mission de l’école, par exemple, est d’offrir aux élèves le cadre nécessaire à l’épanouissement de la construction des savoirs. Cela ne peut se faire sans donner sa juste place à la langue vivante, qui est le lieu, voire le champ d’où la parole prend sa fonction. Or, quand l’élève prend la parole, c’est pour participer, répondre, questionner. On se rend compte que, souvent, il est nécessaire aussi de savoir faire don de parole à certains enfants pour qu’eux-mêmes puissent faire entendre là où ils en sont dans leurs pensées. En effet, si l’adulte se pense garant du cadre et du sens institutionnel, il doit se rendre compte que ce cadre n’est de fait qu’un cadre de langage dont il est responsable. Sa responsabilité s’étend au fait que la seule autorité qui vaille, aujourd’hui, est celle de la langue, impliquant le respect d’une certaine façon de parler et de dire, soit ce que Lacan nomme « les amarres de la conversation ». Au-delà d’écouter, l’adulte doit savoir entendre ce que véhicule cette parole.


Le paradoxe de la langue et celui de l’adolescence

Or cette langue chargée d’un en-trop de jouissance, de sensations immédiates, que parlent certains adolescents, infiltre aussi le mode de parler d’une grande partie de nos jeunes. De fait, pour eux, c’est ainsi, ils parlent comme ça car ils se veulent authentiques et entendent jouir de la langue comme ils le veulent [5]. Certains aussi se mettent à l’écart, se réfugiant dans des positions silencieuses tout aussi inquiétantes. Car si la fonction de la parole est d’appareiller la jouissance de l’être [6], permettant ainsi à chacun d’inventer sa propre façon de dire, en même temps, elle lui offre la possibilité de trouver dans les mots une certaine jouissance de la langue. Comment faire valoir ce paradoxe fondamental du langage, qui à la fois permet à un sujet d’identifier une part de son être tout en mortifiant sa jouissance de vivant et en même temps de produire un effet de jouissance ?

À l’adolescence, le sujet vit une crise de l’identité, une crise de la langue articulée à l’Autre. Aujourd’hui nombre de sujets refusent d’en passer par le savoir de l’Autre. L’école devient alors un lieu impossible. Ainsi la question de l’adolescence s’affirme-t-elle politique. Qu’est-ce que le monde pratiqué, vécu et examiné à partir de la différence et de l’erreur et non à partir de l’identité, voire de l’idéal ? Quel est le destin de l’amour et du désir à l’heure de la fragmentation des corps et des histoires ? Sans doute la fabrique des sentiments a-t-elle changé sous le poids d’un éros indécent, marchand et technicisé. Mais ce qui se recueille ici dans sa pratique concerne plutôt ce qui fait limite à cet affolement de jouissance, accentuant que la sexualité pour l’adolescent est ce qui vient faire trou dans le savoir, aucun savoir de l’Autre ne peut dire à un sujet comment y faire avec ce qui de la pulsion sexuelle s’agite en lui, le confrontant à un trou dans le réel, qui le confronte à un défaut de traduction des sensations immédiates, ce qui accentue sa précarité langagière. Dépossédés du bien dire sur les choses du sexe et du sentiment, nos modernes ados attestent certainement de l’impuissance de la parole promue par l’empire de la communication, réduite en miettes, parasite, débris accumulés dans les appareils portables. Ils témoignent surtout de la faille tragique et irréductible que la parole inscrit en nous-mêmes.


Les conséquences du mathème de la modernité : changement de boussole

C’est là où, le mathème de la modernité a > I[7]où l’objet plus-de-jouir est plus fort que l’idéal est équivalent à cette tension entre la passion et la raison, qui se joue dans ce délicat moment de l’adolescence [8]. C’est ce moment dit de crise où se joue, au nom de sensations indicibles, de cet éveil de la sexualité, de cette jouissance intraduisible, le fait toujours contingent que sa langue ne s’articule plus comme avant au signifiant S2 de l’Autre, alors il prend plus appui sur son S1 tout seul.

Cette crise de l’identité, cette crise de la langue, où l’adolescent est pris par le pari forcé vers l’aventure de l’exil, comme l’Un tout seul, pressé par l’objet a de sa pulsion le poussant au dehors du pari vers le père, il peut devenir alors sa boussole en ne continuant plus à toujours s’appuyer sur l’Autre parental comme S2 (savoir venant de l’autre parental) qui, jusque-là, était sa boussole. Les boussoles sont multiples mais ce sont des montages signifiants, des discours comme le discours de l’Autre (S1-S2). Ils disent ce qu’il faut faire, comment penser, comment jouir, comment se reproduire. L’adolescent rencontre le fait que le fantasme de chacun demeure irréductible aux idéaux communs, et c’est là au nom de son fantasme ou de sa petite signification personnelle qu’il fait le choix forcé de ne plus s’articuler à l’Autre comme lorsqu’il était enfant.

« Jusqu’à une époque récente, nos boussoles, si diverses qu’elles soient, indiquaient toutes le même nord : le Père. On croyait le patriarcat un invariant anthropologique. Son déclin s’est accéléré avec l’égalité des conditions, la montée en puissance du capitalisme, la domination de la technique. Nous sommes en phase de sortie de l’âge du Père. » [9] Aujourd’hui le déclin de la fonction paternelle et le discrédit accordé à certains discours mettent en péril le maintien d’une autorité autoritaire. Jusque-là, la fonction d’exception du père, en nouant la loi au désir, démontrait comment il se débrouillait de sa propre jouissance, dans sa vie privée, en sachant faire de sa femme, la mère de ses enfants, celle qui cause son désir, ou dans sa vie publique, en offrant des points de repères auxquels arrimer le respect et un certain usage de la langue. Savoir s’arranger de sa jouissance, en l’incarnant dans une manière de vivre et de parler susceptible de soutenir un lieu d’identification possible, donnait droit au respect et à l’amour. La chute de cette fonction du Nom-du-Père provoque la chute des idéaux et précipite le sujet dans un désarroi tel qu’il peut le mener à vouloir sortir de la scène du monde. Voilà ce qui déjà inquiétait Freud à propos du suicide des jeunes. C’est en ce point précis que nous proposons, face au déclin de cette fonction du père, le pari vers la paire articulée S1-S2, la paire signifiante soutien de toute conversation, soit réinventer pour chacun à partir de son S1 les amarres de la conversation. Non pas imposer un S2 porteur d’un savoir préétabli qui vaudrait pour tous et voulant réguler la jouissance, mais un S2 décomplété, troué sachant a-cueillir la position singulière de l’en-trop de jouissance incluse dans son S1 tout seul.


L’innovation de la conversation face à l’impasse de la tradition de la dite-hiérarchie

Et c’est bien là où doit se situer notre action. Ainsi un autre discours est en phase de supplanter l’ancien. « L’innovation à la place de la tradition. Plutôt que la hiérarchie, le réseau. » [10] L’attrait de l’avenir l’emporte sur le poids du passé. Là où était un ordre immuable régulé par l’ordre du père, des flux transformationnels repoussent incessamment toute limite. Les fondements qui avant faisaient autorité, conduisant les adolescents à se séparer de façon douloureuse mais nécessaire de cette autorité parentale, ne sont plus là. Le socle symbolique commun, fondement même de notre existence collective, reste très fragile dans notre monde moderne où le savoir transmis de l’Autre n’est plus à la même place. Le sujet est plus que jamais soumis à l’impératif de sa jouissance, qui le pousse encore plus à l’exil de son territoire de l’enfance, plutôt que de rester sous le pari vers le père, qui de toute façon est là en défaut.

L’exilé, auquel s’identifie l’adolescent, éprouve dans sa chair la douleur de tous ceux qui se voient privés de leur langue, celle de leur enfance qui soutenait l’identification constituante de leur être et le sentiment de la vie. En ce sens, si le savoir de l’adulte fonctionne encore pour l’enfance, il apparaît pourtant bien incapable de mobiliser d’une façon identique aujourd’hui des adolescents qui, bien que toujours en attente d’objets d’investissements à fort pouvoir symbolique, les veulent plus immédiats, capables de répondre dans l’instant, non plus à leur quête identitaire, mais à leur volonté de jouissance.

Les connaissances et compétences du socle commun offertes par l’école, qui ne sait pas se réinventer, ne sont plus porteuses comme avant d’une certaine ambition, ni d’une possibilité de voir la vie autrement et ce, notamment lorsqu’on les transmet sans le souci de les orienter d’une façon qui soit attrayante et désirable [11]. Les adolescents d’aujourd’hui ne construisent plus leur identité autour des seuls savoirs scolaires. La plupart d’entre eux les rencontrent, certains les assimilent plus ou moins bien. Ils consentent à les examiner mais, dès qu’ils le peuvent, ils s’absentent mentalement et physiquement de l’école car leur véritable pôle d’identification se joue ailleurs, dans ce qu’ils cherchent de cette vraie vie, plus active, plus branchée. Certains construisent leur univers ailleurs, au sein du clan ou de la bande, par la musique ou autres inventions, dans les jeux électroniques ou les univers virtuels.

Le sujet de la modernité est peut-être, plus qu’autrefois, condamné à déchiffrer lui-même son histoire, sans l’appui symbolique lui permettant de mettre son destin en perspective, et à se trouver ainsi, plus seul qu’avant, face à son destin. Aujourd’hui, dans ce temps de solitude, où l’adolescent ne trouve plus forcément le point d’appui de ce point d’où, il se trouve de plus en plus prêt à se corréler à n’importe quel objet gadget, objet plus-de-jouir pour satisfaire sa volonté de jouissance, fût-ce au prix de s’y addicter.


Trouver le lieu où s’établir dans sa formule

Chaque adolescent invente sa formule dans le lieu de la langue pour nommer ce qu’il éprouve, c’est ce qui aujourd’hui est peut-être rendu plus évident dans cette langue que parlent certains et qui infiltre de plus en plus un mode de parler. C’est là où se joue la crise de la langue articulée à l’Autre (S1-S2), celle qui se fait entendre dans l’espace inventé des conversations établies avec eux où ils trouvent le secours d’un nouveau discours.

Le fameux « trouver une langue » de Rimbaud est au principe de l’énoncé de la jeune fille de L’esquive [12], qui dit parler la langue de la cité, cette langue de l’authenti-cité, chargée de violence et d’insultes, parce qu’elle lui permet de « prendre position ». Prendre position dans la langue, fût-ce de la façon la plus irrespectueuse et incommodante pour l’Autre, est souvent la solution, parfois en impasse, adoptée par certains adolescents. C’est un usage particulier de langue qui ne leur sert plus à user de la langue pour se représenter par un signifiant auprès d’un autre, mais à se présenter de façon brute dans le Verbe, tels qu’ils sont dans leur entièreté. Ainsi le refoulement ou ce qu’ils doivent aux symboles de l’Autre ne sont plus à la même place, beaucoup d’ailleurs n’ont pas le sens des mots qu’ils emploient.

Aujourd’hui le lieu de l’intimité s’est, soit déplacé sur une auto-mise en scène publique où se mettent en valeur les objets voix et regard, soit dissous dans l’objet gadget qui sert à ne plus penser, soit ce lieu d’intimité a infiltré le lieu de la langue articulée sur le mode de la provocation langagière. Souvent, certains élèves utilisent l’école, ou le lieu de l’éducation, comme une scène du monde où il se donnent à voir et se font entendre de façon si particulière qu’on les qualifie d’insupportables, ou ayant des troubles du comportement. Ils font surtout surgir au-delà de leurs comportements, leurs voix, souvent dans un usage de la langue si vif et sans conséquence qu’il leur devient difficile de s’inscrire dans la langue dite du sens commun. Leur langue n’est pas toujours en accord avec celle que l’on serait en droit d’attendre et d’entendre dans le lieu d’éducation. Vivante, mais en souffrance et à court d’argument, elle les pousse à un usage court-circuitant la relation à l’Autre et à utiliser de façon immédiate la voie du corps et de son agitation pour se faire remarquer et distinguer. Ils sont souvent d’ailleurs, de façon paradoxale, irrespectueux tout en réclamant le respect. Comment alors leur répondre ? Une de nos réponses fut celle d’offrir dans les lieux de vie de la parole que sont les salles de classe, et aussi différents lieux de l’éducation, ces espaces de conversations.


Conversation avec les professeurs entre savoir-faire et savoir-y-faire

Lacan est revenu sur les trois professions impossibles [13] selon Freud : gouverner, éduquer, analyser, en y ajoutant « aussi, et, pourquoi pas, faire désirer » [14]. Tenant compte de cet impossible, c’est-à-dire la mise en jeu du réel auquel elles ont à faire, nous avons créé dans les écoles ou les lieux d’éducation, des lieux de conversations, comme leçon de choses de la vie [15], soit leçons sur La vraie vie à l’école.

Ces lieux de conversations révèlent comment certains professeurs ne se résignent pas et nous disent comment ils essayent de contrer cet impossible, en en faisant un point d’appui, un levier pour remettre en mouvement un désir, par l’invention et la prise en compte du réel de ces sujets dans une expérience de parole. Ce désir est le petit détour qui subvertit le discours enseignant, comme le dit Jérôme Ferrari [16]. C’est là où nous pouvons préciser la différence entre le savoir-faire et le savoir-y-faire. Il y a le savoir-faire comme technique qui concerne la chose dont il s’agit et dont on a la pratique. On peut en définir et en maîtriser les règles reproductibles comme savoir universel transmissible pour tous. Dans ce savoir-faire, on a domestiqué la chose par un concept, elle est soumise. Puis il a un savoir-y-faire qui a sa place quand « la chose dont il s’agit échappe, lorsqu’elle conserve toujours quelque chose d’imprévisible » [17]. Elle reste extérieure à toute capture conceptuelle possible, et constitue l’impasse des neurosciences, comme le dit Yves Charles Zarka [18]. Il s’agit ici de savoir amadouer, montrer que l’on sait prendre la chose, mais avec précaution. Il s’agit d’un savoir particulier non transmissible, d’un savoir se débrouiller qui est propre à cet enseignant-là et pas à un autre. C’est là où Rimbaud, au lieu de parler du corps enseignant, préféra parler des corps enseignants indiquant ainsi que l’enseignant ne doit pas oublier que c’est avec son corps qu’il a aussi à se débrouiller, soit rendre vivante sa transmission en y mettant du sien, bref qu’il en-saigne.


L’école comme pas-toute : la vraie vie des mots

L’école, aujourd’hui, dans ce moment de révolution du monde numérique, se trouve face à des enjeux fondamentaux. Du côté des élèves, il s’agit de les rendre plus présents aux professeurs dans ce moment de rencontre avec la transmission du savoir, de les rendre plus responsables aussi dans ce lieu de construction de la vie qu’est l’école. Et du côté des professeurs, il s’agit de les rendre aussi plus présents dans leur désir de transmission et d’inventions. Il y a quelque chose de l’usage de la vie qui ne s’apprend qu’au contact d’un maître, de quelqu’un qui sait-y-faire et qui ne se transmet pas [19].

Ce qui soutient le savoir-y-faire de certains enseignants est bien la mise en usage de la langue comme moment d’ouverture de la parole vers l’expérience de l’Autre et de sa différence, mais aussi vers le manque de l’Autre, dans le sens où pas-tout peut se dire ou s’enseigner. Il y a un trou dans le savoir, et un savoir du non-savoir. L’école doit savoir qu’elle inclut, en elle, cette place du pas-tout. « Elle ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie. » Pas tout peut s’enseigner ou se dire, précise fort justement Ernesto de Marguerite Duras, ce qui évite des prises de position surmoïques. Cette expérience est bien celle de l’Autre porteur d’un manque, d’un trou d’où l’attention particulière portée à l’invention et à la singularité de chacun, mais aussi bien à son symptôme, son erreur ou son échec. Et si Rimbaud écrit Je est un autre, il s’agit d’amener chacun à s’ouvrir à cet Autre étrange et étranger qui est au cœur de chaque être, le poussant à ouvrir la porte de sa langue, pour prendre, voire apprendre, de la parole. C’est là l’ouverture à La vraie vie à l’école, comme lieu où l’on apprend à jouir d’un savoir nouveau dans un jeu de la vraie vie de l’esprit des mots, voire du Verbe. Pour cela, celui qui est en position d'enseigner, ne doit rien céder sur son désir de transmettre les savoirs, jusqu'à inventer, souvent au cas par cas, la stratégie la plus efficace pour extraire le sujet de l'impasse de son solipsisme. Le fil de la transmission nécessaire du savoir à l’autre s’oriente de ce que Montaigne dans son texte Sur l’éducation des enfants [20] nomma un guide pour acheminer chacun aux choses les meilleures. Le guide de Montaigne indique ici la place de ce savoir-y-faire avec ce chemin-là, rejoignant le savoir-y-faire de l’instituteur d’Ernesto. Montaigne indiquait pour lui aussi l’importance que la leçon se fasse par conversation. Le principe de la conversation, que ce soit dans une classe avec des élèves, ou entre professeurs, parie sur le fait d’offrir à chacun la possibilité de se rendre plus présent dans sa parole, dans son énonciation et de ne pas se réfugier dans des énoncés stéréotypés. C’est le chemin par lequel on conduit l’enfant en faisant le pas en avant.


Le pari de la conversation avec les élèves ou les jeunes

La pédagogie est l’art d’enseigner, exactement, le chemin où l’on veut conduire les enfants. La pratique pédagogique de la formation comporte une maîtrise de la jouissance par le savoir, soumettre la jouissance au savoir. Cela suppose que le savoir est déjà construit à l’avance [21]. Le pari de la conversation est une pratique de pédagogie où l’on suppose que le savoir n’est pas déjà construit. Il y a un savoir dans le réel de l’impasse qui est à faire surgir dans ce lieu et ce lien du temps de la conversation. Il faut que l’animateur veille à ce que chaque sujet de la classe y mette du sien, puisse révéler à son insu comment il sait y faire ou pas avec la chose mise en jeu à l’école, d’où l’invention du pari de la conversation, voire de la conversation du pari sur un lieu de classe où l’on joue à la vie des mots. C’est ce point d’où qu’il nous revient de savoir installer sous le mode de conversation avec les adolescents, car c’est à partir de là, en parlant avec eux directement et d’eux, que chaque sujet peut retrouver « le goût des mots », mais surtout le point d’impact des mots sur son corps, bien en deçà de toute image.

Faire ce pari avec eux est donc une façon de mettre à distance ce qui vient pour chacun faire tache noire dans son existence, que ce soit la honte ou la haine qui peut le conduire parfois au ravage de son être. C’est en prenant juste point d’appui sur ce point d’où qu’il se doit d’inventer sa solution, sa singularité. C’est dans sa façon de dire comment il se débrouille de sa jouissance, fût-ce au prix d’un symptôme, qu’il trouvera ce qui l’identifie comme être sexué responsable de sa jouissance.

Dès la création du CIEN en 1996, j’ai proposé des conversations inter-disciplinaires menées dans différents lieux d’instruction de l’éducation nationale ou de celle dite « spécialisée ». Elles ont, pour partie, fait l’objet de mes livres, Le Malentendu de l’enfant, L’Éveil et l’exil, Vie éprise de parole et La vraie vie à l’école [22]. Nous avons eu un exemple de cette pratique du langage au cours d’une conversation dans une classe de quatrième dans un collège où nous avions été invités à intervenir pour régler un problème de refus scolaire lié aux nombreuses erreurs de ces ados, qui dès lors, refusaient tout et usaient de violences verbales à l’égard des professeurs [23]. Nous avions alors proposé une conversation avec l’ensemble des élèves et les professeurs concernés. En fait, cette classe regroupait tous les élèves à problèmes scolaires, et la principale reconnaissait là son erreur. Nous avons accordé la plus grande attention à ce que chacun, épinglé par son erreur, le conduisant dans cette classe à problèmes, et se vivant vis-à-vis des autres comme mongols, puisse prendre point d'appui de l'erreur pour réinventer, grâce à sa parole, sa place dans l'Autre. Cette conversation a montré un style qui désuppose l'Autre comme lieu du principe et du pouvoir de la réponse. Le ton a souvent été grave mais jamais pathétique, un ton que l’on peut situer entre la poésie et l'étude, qui fait ce style de « petites personnes » appliquées au sérieux et à la peur du ridicule. À la fin de notre rencontre, une élève s’est demandé ainsi à voix haute comment la conversation avait pu passer de la question du respect et de l’autorité à celle de la sexualité et de la masturbation. Quel avait été l’événement imprévisible surgissant dans la conversation qui avait permis de sortir de la répétition du même ? Comment était-on passé du registre de l’idéal à celui de l’objet, juste enjeu du pari de la conversation ? Un événement écrit nulle part, hors-programme et qui pourtant est venu infléchir la conversation. La liberté de la parole est le nom de cette imprévisible nouveauté, ce qui est venu échapper à tout déterminisme, survenu soudainement et a existé chez ces adolescents trop pressés. À la fin de sa poésie « Vagabonds », Rimbaud livrait la formule paradigmatique de l’adolescent, « moi, pressé de trouver le lieu et la formule ». C’est par la mise en place d’un lieu et d’un type de discours particulier, visant à libérer la parole, que se mobilise la réalité de l’inconscient inhérente à la structure du langage. Cette réalité de l’inconscient étant sexuelle, il y a donc là, dans ce lieu ainsi offert, une mise en jeu de la pulsion et du sexuel qui les pressait trop, voire les poussait à l’erreur. C’est ce que ces sujets ont révélé avec leurs mots en créant leurs formules. « Ça nous travaille », ont dit des garçons, « c’est leur perturbation essentielle », ont ajouté des filles [24] et le Witz saisissant de Jérémy « Nous voulons du physique à la place de la physique » [25], ou encore, ce dire de Camille pour caractériser les garçons et leur sexualité « Eux, il sont directement branchés sur la chose ». Ces dires, c’est ce qui a permis de mettre fin au problème de violence scolaire à l’égard des professeurs dans cette classe.


Leçons de chose ou mise en question de la passion du sens

Cette ironie donne la raison d’une aliénation qui caractérise notre époque, la passion du sens. Il y a sa face sombre qui conduit à l’impasse comme version de l’erreur produite par le discours du dit sens commun. Il y a sa face éclairée, là où se dégage la place de ce qui reste irréductible à un discours, l’insubstituable, ce qui peut faire erreur pour un sujet, voire le conduire à l’errance. Ce qui se dit dans ces conversations tombe davantage sous le coup de l’exception que du phénomène qui, lui, intéresse les sciences humaines. Le lycée ou le collège est dénoncé comme ce qui « ne laisse pas sa place à la vie ». Pour Augustin, « la vie elle se passe dehors, ailleurs que dans les exercices ». Au long du texte des conversations, la vraie vie est « ailleurs », « ailleurs qu’au lycée » mais cet « à côté du lycée », c’est aussi bien la voie de l’erreur, version « je reste chez moi et je m’ennuie ». En définitive, cet ailleurs n’est pas un autre lieu, une autre société, une autre vie, une autre ville, il est plutôt hors toutes références concrètes, l'Autre du monde, de la société, de la ville. C'est une place vide, aveugle, qui délimite en creux l'Autre de la vie.

Lacan isole le rapport à l’Autre chose comme le fondement même de la vie des masses, désir d'Autre chose présent dans l'expérience subjective. L'ennui et la révolte sont présents dans le texte des conversations comme autant d’affects qui témoignent de cette dimension, dont Lacan fait le principe permanent des organisations collectives. La vie du sujet n’est pas situable en dehors d’une extraction de jouissance, d’où l’appel à l’Autre qui laisse le sujet séparé de sa jouissance toujours déjà perdue. Ces sujets se disent « sur la défensive », « On est trop près, trop semblables ». Il y a un appel constant et nécessaire à un point d’altérité. Là est le fil de la conversation. Filer le malentendu jusqu’à ce que le lien avec l’inconscient apparaisse et qu’en émerge bien au-delà de l’erreur, un savoir nouveau, comme si les sujets eux-mêmes étaient les produits de cette conversation inédite dans un tel lieu. L’école peut alors revendiquer la responsabilité d’avoir introduit du « jeu de vie » ; elle peut ainsi ne pas oublier que les élèves, auxquels elle a la charge de transmettre un savoir, sont avant tout des êtres vivants et sexués, ayant droit à l’erreur peu réjouissante qu’est leur symptôme et accompagner chacun dans sa tâche à se faire responsable de jouissance. À cette fin, l’école se doit de prendre appui sur la présence des enseignants sensibles à l’erreur, qui ont là fonction d’exception et de modèle pour la transmission de l’amour du savoir qui mette l’erreur à sa juste place.




Philippe Lacadée





[1] Rimbaud, A., « Lettres à Georges Izambard du 13 et 15 mai 1871 », in Arthur Rimbaud, Œuvre-vie, 1991, Arléa, p. 183. [2] Freud S., « Pour introduire la discussion sur le suicide », nouvelle traduction de Fernand Cambon, in Lacadée Ph, La vraie vie à l’école, Éditions Michèle, 2O13.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 197.

[4] Ibid, p. 205.

[5] Lacadée Ph., L’éveil et l’exil, Paris, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2007, p. 103-114.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 52.

[7] Mathème de J.-A. Miller qui s’applique très bien à l’adolescence comme moment où la pulsion est plus forte que les idéaux de la raison : a > I in Miller J.-A, Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 1996-1997, inédit.

[8] Lacadée Ph., « L’adolescent entre passion et raison » in Le Malentendu de l’enfant., Paris, Éditions Michèle, 2010.

[9] 4ème de couverture de J.-A. Miller in Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le Désir et son interprétation, Paris, Éd. La Martinière, 2013.

[10] Ibid.

[11] Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, op, cit.,

[12] Film d’Abdelatif Quechiche dont je parle dans L’Éveil et l’exil, op. cit.

[13] Freud S., Préface au livre d’August Aichhorn, Jeunes en souffrance ; Psychanalyse et éducation spécialisée, cf. traduction de Cambon F. dans le livre La vraie vie à l’école, op, cit.

[14] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’Envers de la psychanalyse, Seuil, p. 201, repris par Baio V. in De Smet N., Au front des classes, Coll. L’école au quotidien, p. 153.

[15] Bourineau M., Henri C., Baliki C., De Smet N., et bien d’autres que nous avons rencontrés dans les conversations du CIEN, ou dont nous avons lu les livres.

[16] Ferrari J., Journal Le Monde du 13-02-2018, « Il faut enseigner la philosophie avant la terminale ».

[17] Miller J.-A., « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », in Quarto, no 77, Juillet 2002.

[18] Zarka Y.-C., Journal Le Monde du 7-02-2018, dans lequel il critique l’idéologie des neurosciences promue par le ministre actuel de l’éducation.

[19] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, le 8 décembre 1999.

[20] Montaigne M. De, Sur l’éducation des enfants, Chapitre xxvi in Essais I, Éditions Champollion, p. 168.

[21] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, le 13 décembre 2000.

[22] Mon expérience durant treize ans, de vice-président du CIEN, Centre Inter-disciplinaire sur l’ENfant qui appartient au Champ freudien in Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, op. cit.

[23] Lacadée Ph., Le malentendu de l’enfant, nouvelle version, Paris, Éditions Michèle, 2010, p. 413-425.

[24] Ibid.

[25] Ibid.







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