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Les enfants terribles ou les êtres en souffrance - Philippe Lacadée

Aichhorn, élève de Freud, propose, en 1925, un lieu pour recevoir et traiter les enfants terribles. C’est une version de psychanalyse appliquée ou, pourrait-on dire, un lieu de traduction qui se situe à l’interface des deux traductions du titre de son livre, Verwahrloste Jugend. D’abord traduit Jeunesse à l’abandon puis, plus récemment, Jeunes en souffrance. C’est en effet ici que réside ce lieu, dans le choix de traduction de cet adjectif verwahrlost, qui désigne tout autant un enfant délaissé, qu’un jardin laissé en friche, voire ce qui de l’être reste en souffrance comme une lettre en attente d’être lue. En dehors du titre, Verwahrlostung est traduit par « carence ». Ce qui introduit la question « qu’est-ce qui, de la jeunesse à l’abandon, laisse les jeunes en souffrance, confrontés à une carence ? », la carence, précise le traducteur Marc Géraud [1], « dans ses racines psychiques et sociales, étant un concept fondamental de l’éducation spéciale. » Nous proposons ici de redonner à ce concept sa juste mesure, à partir de ce que Freud appelait la Versagung – dont Lacan rectifia la première traduction qui proposait « frustration » en « rupture de promesse » – ce qui nous permet de situer la carence dans le lien dialectique à l’Autre du signifiant.


Prenons la jeunesse comme ce temps logique où le sujet lui-même se trouve face à un problème pour traduire ce qui de la jouissance de son corps vivant fait l’être en souffrance ; c’est-à-dire ce qui de l’infantile qui fut pris dans le temps de latence reste là comme une lettre en souffrance incarnée « à même son corps ». Telle est l’expression employée par Freud en 1925, dans sa préface du livre d’Aichhorn, pour qualifier l’expérience que peut vivre l’éducateur, s’il consent lui-même à l’expérience analytique, en offrant sa présence, soit son corps, à ce qui du jeune reste en souffrance ou en attente d’être traduit. En effet, l’éducateur qu’Aichhorn convoque doit consentir à s’asseoir en compagnie du jeune pour établir une relation de confiance, faire une offre de traduction à ceux pour qui l’acte ou l’errance apparaissent comme des solutions face à l’impasse de la jouissance, solutions qui ne sont que tentatives pour contrecarrer la fuite du sens, le hors-sens ou l’éjection du sens auxquels ils se confrontent. Il s’agit de faire une offre de nomination et de traduction nouvelle à ce qui est défini par l’Autre comme étant leur déviance, leur errance.


Pour Aichhorn, il y a à consentir à un certain principe d’indétermination, de liberté, pour que le sujet puisse inventer une autre façon de dire non à l’Autre, qu’il puisse s’identifier à sa façon de dire à lui, à une façon de dire lui permettant de prendre en charge le pulsionnel qui l’agite et le pousse à l’acte. C’est la seule issue possible pour que le sujet parvienne à « se faire un nom ». Se faire un nom au lieu de dire non, au lieu du « dire que non » à l’Autre qui le fascine de trop.

Pour certains, il faut qu’une telle entreprise de traduction puisse trouver accueil dans un lieu à l’intérieur duquel le sujet aura à se confronter à sa propre responsabilité ; celle d’avoir à répondre de son effort de production de sa propre langue. Pour Aichhorn, l’important n’est pas la vérité mais le savoir : savoir le réel auquel le jeune a eu affaire, celui qui a déterminé son passage à l’acte, et à partir duquel il s’est trouvé en situation de carence ; tel est ce qui oriente ses entretiens avec les jeunes qu’il reçoit.

À ce propos, Aichhorn donne un conseil, celui de « ne pas admettre tout de suite comme digne de foi, sans examen approfondi, les communications des enfants carencés. Il est habituel que l’on nous mente… Sachant cela, nous ne devons pas nous en offusquer mais nous devons compter avec ce fait et nous orienter en fonction de lui, sans toutefois laisser transparaître quoi que ce soit. Lorsque nous surprenons le déviant en train de mentir, nous ne devons pas lui faire honte » [2]. Une fois ce réel isolé, dans une pratique de conversation franche et directe, « entre quatre yeux », le jeune pourra, grâce au lien de confiance établi avec l’Autre, poursuivre sa propre entreprise de traduction selon sa propre voie, en dehors des idéaux moralisateurs de ses proches et ceux qui viennent à prédiquer sur son être. Se faire un nom devient alors pour lui la solution pour tenter de se nommer pour l’Autre, non plus dans le registre de l’idéal de l’Autre, mais au plus près du réel en jeu dans la pulsion, que seule la langue peut traiter par l’invention de ses propres signifiants.


Seul le langage peut prendre en charge ce qui, de la chose innommable, de l’irreprésentable de la jouissance, conduit le sujet à poser un acte ; à partir d’un détail relevé par l’accueil et le lien éducatif, la lettre en souffrance peut trouver sa traduction dans un signifiant nouveau. Aichhorn entendait ouvrir une voie nouvelle : « la voie aux carences affectives des jeunes envers nous, [afin] de les affermir et de les exploiter ». Selon lui, « la levée de l’état carentiel est en fin de compte un problème libidinal » [3]. La carence dont parle Aichhorn se situe exactement là où Lacan l’a lui-même située : au niveau de l’entourage symbolique. Elle apparaît pour certains sujets lorsque surgit l’énigme actualisée de la question du sexe et de l’existence. C’est ce qui pousse Aichhorn à chercher, dans leurs récits, les éléments qui ont fait « trou du sens » pour eux : un traumatisme, un deuil, une rupture, un échec etc. [4] Là où le sujet névrosé se sert d’une forme mythique – d’une fiction ou d’un fantasme – pour traiter une part de ce réel, certains sujets choisissent le court-circuit de l’Autre du signifiant et s’aventurent dans la dimension de l’acte ou de la rupture. Aichhorn démontre très bien que la carence n’est pas à chercher du côté de l’éducation des enfants ou de l’Autre parental, mais que, de structure, il y a une carence du symbole qui ne prend pas en compte le réel auquel tout sujet est confronté du fait qu’il a un corps vivant : il s’agit de la carence du signifiant lui-même.


Freud a ouvert la voie à Aichhorn d’une présence éducative active, offrant au sujet la possibilité de dire à sa façon, l’irrésolu qui l’a déterminé dans son passage à l’acte ou dans sa fuite : « C’est comme si ces malades n’avaient pas pu régler la situation traumatique, comme si celle-ci se tenait devant eux comme une tâche actuelle irrésolue ». [5] C’est face à cette tâche irrésolue que le sujet reste en plan, abandonné par le signifiant qui, de structure, échoue à lui donner le nom capable de traduire ce à quoi il se confronte et qui est le véritable troumatisme de la langue. Il y a là, comme nous l’a appris Lacan, un trou dans le savoir, un anonymat du signifiant, un irreprésentable, qui pousse certains au franchissement de ce laissé en plan, par le passage à l’acte ou par la quête de ce signifiant au dehors – d’où l’importance pour eux du signifiant « ailleurs ». Aichhorn précise que les phénomènes de carences surviennent après un traumatisme qu’il cherche à isoler au moyen d’une conversation « décalée » au cours de laquelle il n’aborde jamais directement l’événement problématique [6].


L’irreprésentable, qui surgit toujours de façon contingente, prend un empan particulier au moment de la puberté, car il actualise un moment structural de la jeunesse. Pour Freud, c’est ce qui vient faire trou dans les représentations du savoir dont l’enfant se sustentait jusque-là, au moment de la métamorphose de la puberté. Durant le temps de l’enfance, ce qui se jouait au niveau de la pulsion sexuelle tombait encore plus ou moins sous l’autorité des parents : face au nouveau qui surgissait, l’enfant en référait toujours à l’autorité parentale même s’il était tenté d’y contrevenir. C’est ce que Freud appelle « une inclination de l’infantile pour les parents ».

À la puberté, Freud précise que le sujet est confronté à une tâche, « celle de s’affranchir de l’autorité parentale ». [7] Il y est confronté du fait d’être soumis à un nouveau mode de satisfaction impliquant la dimension de l’acte et le choix d’objet et celle de l’Autre sexe qui mène pour certains au fantasme, c’est-à-dire à une représentation qui ne se réalisera pas. Là est l’expérience la plus douloureuse de l’adolescence, d’autant que le sujet se heurte à quelque chose du sexuel qui fait trou pour lui dans les représentations de l’autorité des parents. Soudain, un savoir manque, et c’est face à ce troumatisme que le sujet se trouve en carence du symbole. Freud l’appelle : « le défaut de traduction en image verbale de l’excédent sexuel ». [8] C’est face à ce défaut de traduction que le sujet doit inventer sa façon d’assumer la part de jouissance insymbolisable.


Un jeune en souffrance, « L’enfant aux cerises »

« Revenons maintenant au jeune garçon en souffrance. Que voyons-nous ? Parmi les phénomènes de carences : vagabondage, abandon de l’apprentissage et manifestation de fugues, actes déviants, etc. » [9] Cette observation d’Aichhorn est illustrée par l’un des jeunes en ces termes : « À la mort de ma mère, je me suis senti si mal, que je suis tombé… » Pour Aichhorn, « le vagabondage peut tenir lieu de névrose, peut-être échappe-t-il aussi de cette manière à une mélancolie ». [10] Le cas de Ferdinand, que nous appellerons « l’enfant aux cerises », va nous démontrer comment le sujet répond au défaut de traduction, dû à un certain lâchage de l’Autre maternel. Devant le trou du symbolique, la sexualité prégénitale mise en jeu au niveau de l’oralité, toujours en attente d’être traduite, remonte sur la scène. Sa mère, qui pense avoir affaire à un garçon méchant et fugueur, veut le placer dans une maison de correction. [11] Aichhorn, au contraire, grâce à une clinique du détail et à un interrogatoire précis, permet à l’adolescent de traduire le sens de son départ. Que soit isolé dans le récit de Ferdinand un noyau de cerise posé dans le cadre de la fenêtre, lui permit d’énoncer ce qui fut là la cause de son départ. Celui-ci n’était ni une errance, ni une fugue, comme le croyait sa mère, mais la décision d’aller lui chercher des cerises, comme pour se réassurer de son amour, sur le plan oral. Son acte, qui lui était venu comme une solution face à un trou du sens, va, grâce à l’isolement du détail de la cerise par Aichhorn, pouvoir se traduire en mots : Ferdinand va pouvoir dire le sens de son acte – vouloir ramener des cerises de l’endroit où son père lui-même partait seul en balade. On observe là, la conjonction d’une logique identificatoire au père – point d’idéal du moi d’où, à son insu, le sujet se voit à nouveau aimable, voire digne d’être aimé par l’Autre – et la mise en jeu dans le réel de la pulsion orale.

Ce « trou du sens », cet impossible à supporter pour Ferdinand, Aichhorn va le déduire d’une pensée survenue dans la tête de l’enfant. Pensée qui s’est imposée à lui avec un en-trop de jouissance dont il lui fallut se séparer. Seule la fuite du milieu familial lui parut en être la solution. Face à un sentiment d’injustice, partir du lieu familier, hors de la maison du signifiant, sortir dans la rue, comme le démontre ce cas, se projeter dans le chien errant qui court sur le trottoir, lui lancer des miettes de pain, indiquent comment la pulsion orale et la soif d’un Autre nouveau à incorporer vient en réponse au sujet laissé en plan. C’est ce que dit très bien la phrase du jeune Ferdinand : « Je ne veux plus avoir affaire avec eux, je m’en vais ». [12] Confronté à un point d’indicible, le sujet peut en faire supporter la cause à l’Autre, celui qui s’occupe de lui. Il rejette alors cet Autre – et c’est la fuite du sens de l’Autre qui parfois le précipite dans une conduite hors-sens.

Mais quel fut, dans ce cas, le point d’indicible ayant causé la fuite ? Aichhorn va le déduire dans le récit, à partir du noyau de cerise remarqué par Ferdinand, juste avant sa fuite de chez lui. Ce noyau devient le noyau réel qui donne l’orientation de sa fuite, à partir du cadre de la fenêtre – ouverture vers un monde nouveau. Dans cette version, le sujet se barre de l’Autre, actualisant, face au trou du sens S (A) – que Jacques Lacan écrit S de grand A barré – l’acte de poser lui-même une barre sur cet Autre, en le barrant de son existence, en fuyant vers un Autre « Ailleurs » supposé plus fiable ou plus complet. Ainsi Ferdinand, dans la confiance du récit qu’il fait à Aichhorn, traduit ce dont il lui a fallu se séparer. Il révèle le moment où il fut confronté à un impossible, lorsque, d’une part sa mère décida de donner de l’argent à sa sœur pour qu’elle s’achète des chaussures alors qu’il en avait, lui-même, le plus grand besoin et que, d’autre part, elle se mit à le soupçonner d’avoir volé des timbres à son ami. Le jeune garçon se trouva alors soumis à cette pensée : « Ce n’est plus possible », phrase qu’il s’entendit se dire à lui-même et dont Aichhorn, fin clinicien, précise que c’est elle qui a orienté Ferdinand vers le départ ; soit vers un acte de déviance après avoir volé l’argent nécessaire à l’achat d’un billet de train.


Psychanalyse appliquée

Les leçons cliniques d’Aichhorn se déduisent de la façon dont il situe la position subjective du jeune carencé [13] à partir de laquelle il établit sa pratique de « l’accueil éducatif » ; c’est cette pratique que je propose d’appeler « pratique de traduction ». Il propose, en 1925, une version innovante de la psychanalyse appliquée : « Si l’état carentiel doit être levé, il ne faut pas se contenter de la répression de ses manifestations, il ne reste plus qu’à aborder en premier lieu les besoins des individus déviants, même s’il se produit au début quelques turbulences et si les gens sensés hochent la tête ». [14] À l’instar d’une analyse, la psychanalyse appliquée qu’il préconise ne tient pas compte de ce que dit l’entourage – le plus souvent effrayé par le jeune ou le rejetant. Elle exige au contraire de ne pas craindre de se faire taxer de dupe ou d’être induit en erreur par les frasques du jeune, mais de savoir utiliser le conflit, voire de le provoquer pour qu’il se traduise d’une façon nouvelle et facilite ainsi l’accès au but éducatif. « Ce qui est typique chez chaque sujet jeune carencé, c’est la faiblesse de l’aptitude à réprimer des motions pulsionnelles et à les dévier de leurs buts primitifs ainsi que l’inefficacité relative des normes morales en vigueur dans la société ; il s’y ajoute chez le plus grand nombre des enfants, un conflit ouvert avec la société, conséquence d’un besoin de tendresse resté insatisfait dans l’enfance. On verra se manifester une soif de plaisir considérablement augmentée, une forme primitive de satisfaction pulsionnelle, une absence d’inhibition et des exigences affectives masquées mais d’autant plus intenses. » [15]

Cette description d’Aichhorn renvoie au mathème de la modernité proposé par Jacques-Alain Miller : a > I, qui pourrait être le mathème de la jeunesse. L’adolescence est en effet moderne car elle est ce temps où l’idéal (I), capable de traiter cet objet de jouissance (a) en le maintenant à distance ou en le référant à l’instance parentale, ne fonctionne plus. C’est donc cet objet et la jouissance pulsionnelle qui s’en déduit qui viennent au-devant de la scène, comme une lettre en souffrance. Lorsque ces sujets traversent une crise ébranlant l’identification qui les avait soutenus jusque-là, ressurgit ce qui de l’infantile, restait en attente d’être traduit. Le mathème a > I est actualisé dans ce temps de l’adolescence où, une certaine jouissance entrant en jeu, la pulsion s’avère plus forte que tout pari sur l’idéal. La voie de l’idéal, des idéaux véhiculés par l’Autre, inclut un rapport à une cessation de jouissance immédiate à laquelle le sujet se refuse. Le manque devenant insupportable, la voie pulsionnelle et le choix de l’objet qui s’y rattache, deviennent plus forts, et c’est là qu’Aichhorn invente des solutions de traductions nouvelles. Sa clinique rejoint en trois points une clinique de l’adolescent que nous avons déjà étudiée :

— Clinique de l’Autre sans issue du fait des trous dans les représentations

Le trou dans l’Autorité des parents renvoie le jeune à quelque chose d’impossible, d’innommable. Il s’éprouve soit comme laissé en plan, soit face à un impossible. La solution de la mise en perspective phallique, qui lui permettait de récupérer un semblant de représentation, un jeu de leurre phallique, s’effondre. Le calcul sur l’Autre de la représentation, soutenu par l’Autre parental, se révèle sans issue. Il ne s’agit pas tant de « l’Autre qui n’existe pas » que de l’Autre dans son inconsistance. Du fait de cette inconsistance, le sujet ne parie plus sur lui et va placer sa mise ailleurs, au dehors.

— Clinique de l’acte et de ses effets

Face à l’Autre sans issue, reste l’issue de l’acte par lequel le sujet tente de sauver ce qui fait sa singularité. Aichhorn remarque que les jeunes qu’il reçoit ne se présentent pas au titre d’un symptôme, mais d’un acte, acte qui entre en fonction comme une partie du nom de leur symptôme. Aichhorn démontre alors la nécessité d’ouvrir un lieu où accueillir les effets de cet acte en tant que signature pour le sujet d’un réel qui n’y était pas pris d’évidence. Pour Aichhorn, le sujet ne rencontre l’Autre qu’à partir de son acte, et ce sont des effets de cet acte qu’il l’invite à répondre, ce qui permet au sujet de vérifier qu’il y était. La clinique de l’adolescence apparaît bien ici comme une clinique de l’acte en réponse à l’inconsistance de l’Autre : au sans issue de l’Autre répond l’issue de l’acte.

— Clinique de la hâte

La hâte serait ce moment où, pris entre un présent impossible à saisir et un passé qui se dérobe, l’adolescent, confronté au vide, se précipite vers l’acte dans la hâte. Son issue devient celle de « l’invention à temps » qui n’est plus le temps de l’Autre, mais son temps, celui de l’acte, dans lequel il vérifie qu’il y arrive. Face au trou du savoir dans l’Autre, la vérité de l’Acte lui apparaît comme l’issue où se vérifie pour lui l’authenticité de son être. C’est là qu’il entend être reconnu. C’est ce qu’a très bien saisi Aichhorn lorsqu’il conseille de bien se garder, au cours des conversations avec les jeunes, de leur faire honte.


La clinique des effets de l’acte et la pratique de traduction :

Un certain laisser-aller pour ne pas hésiter à « re-créer le conflit » paraît pour Aichhorn la juste façon de faire. Créer un conflit intense, pour mieux l’exploiter, c’est-à-dire pour le traduire en mots, c’est ce qu’Aichhorn propose. Forger une action de l’ordre d’une véritable mise en scène dont le jeune viendra occuper le centre : faire de l’enfant lui-même le héros d’un drame. [16] La pratique d’Aichhorn s’appuie sur un style de conversation avec les adolescents : il la conduit « entre quatre yeux » ; seul avec le jeune, il n’hésite pas à susciter sa joie, veille à ne pas luifaire honte, puis, attend le moment le plus propice : « Il fallait que le nouveau se soit intégré au milieu pour que nous envisagions des mesures éducatives particulières pour lui. » [17]


Trois petites vignettes cliniques illustrent « la pratique de traduction » d’Aichhorn.

— Un jeune homme de seize ans, issu d’un milieu bourgeois, lui est confié à cause de vols domestiques qu’il commet continuellement. Son placement dans des établissements disciplinaires successifs échoue. Ce gamin indocile, intraitable et irritable, se sentant persécuté et rejeté, n’hésite pas à agresser violemment camarades et éducateurs. Aichhorn note alors un détail qui aura toute son importance : offensé par le directeur de l’institution où il était précédemment placé, ce jeune s’était vengé en déféquant devant sa porte. Il déclare aussi qu’il veut devenir le roi des cambrioleurs, le chef d’un gang qu’il veut dominer. Telle est la façon dont il se présente d’entrée, jusqu’à ce qu’Aichhorn lui confie la responsabilité du jardin du potager, et en particulier de retourner le fumier. Son affectation au jardinage se révéla le meilleur choix professionnel. Cette réponse d’Aichhorn opère – à partir de ce qui était en jeu pour ce jeune au niveau de la jouissance pulsionnelle anale – une traduction en lui offrant le « jardinage au potager, retourner le fumier ». [18]

— Un autre jeune homme de dix-sept ans fut affecté à l’atelier du tailleur car Aichhorn avait fait l’hypothèse que c’était là la meilleure façon « pour sublimer ses tendances homosexuelles ». [19] Là encore Aichhorn précise bien que la traduction qu’il propose ne vaut que pour ce cas particulier : « Nous espérions que par le travail de l’atelier du tailleur, sa libido perverse serait abréagie et utilisée de façon utile, au lieu de le mettre en conflit avec la police. » [20] Le jeune homme apprit le métier avec une vitesse surprenante : en cinq mois au lieu de trois ans, puis, il travailla en ville dans l’atelier d’un grand tailleur et n’eut plus aucun ennui avec la police.

Aichhorn précise que ce jeune, qui avait d’abord été affecté à cet atelier contre son gré, lui dira par la suite : « C’est quand même une bonne chose de ne pas toujours laisser sa volonté à quelqu’un ». [21]

— Enfin un autre jeune homme de dix-huit ans, commettant des vols répétitifs, avait été exclu de l’école des cadets. Après quelques mois de séjour, Aichhorn décide de lui confier délibérément la cagnotte à tabac. Le montant global de cette cagnotte comptait entre sept centset huit cents couronnes, somme élevée pour l’époque. Aichhorn demande au caissier de l’établissement d’observer le jeune homme. Au bout de quatre semaines, le caissier remarque la disparition de quatre cent cinquante couronnes. Aichhorn, sans avoir la moindre idée de la façon dont il allait procéder, demande au caissier de lui envoyer le jeune, à la bibliothèque, sans rien dire. Le jeune homme se présente et Aichhorn le prie de l’aider à dépoussiérer ses livres, ayant dans l’idée de forger une action dont le jeune deviendrait le centre, et qui devait durer assez pour que l’angoisse déclenchée, s’intensifie jusqu’à l’intolérable. Aichhorn mène la discussion en abordant les thèmes les plus variés pour la faire durer le plus longtemps possible : « L’excitation provoquée par ce contraste d’affect devait amener ou introduire la guérison. » [22] Il le questionne sur son état de santé, sur tel et tel sujet, et enfin, au bout d’un très long moment passé avec lui, aborde la question de la cagnotte à tabac : « Combien d’argent reçois-tu chaque semaine ? – sept cents à huit cents couronnes. » Aichhorn poursuit avec lui son rangement, comme si de rien n’était ; puis, au bout d’un long moment, il demande : « Est-ce que ta caisse est toujours juste ? » Un oui hésitant se fait entendre, dont Aichhorn semble ne pas tenir compte, tout occupé à ranger les livres. Il lui demande alors, à quel moment il a le plus de monde : « Le matin », dit le jeune toujours très hésitant. Aichhorn lui dit alors : « Il faut quand même que je vois ta caisse. » Il sent le jeune devenir très inquiet mais fait celui qui ne s’en aperçoit pas et continue à travailler avec lui, sans le lâcher, en reparlant sans cesse de la cagnotte. Lorsque Aichhorn sent enfin que le malaise atteint son point d’acmé il met le jeune face à sa décision : « Quand nous aurons fini, nous irons voir ta caisse. » Tout cela, précise-t-il, a pris plus d’une heure et demie. Le jeune homme, qui se tient devant les cartons de livres et qui lui tourne le dos, prend alors un livre pour le ranger et le laisse tomber. Aichhorn voit sa grande perturbation et lui demande ce qu’il a : « Rien », répond le jeune. Alors Aichhorn lui traduit son embarras : « Qu’est-ce qu’il manque dans ta caisse ? » Le visage distordu par l’angoisse, le jeune homme lui répond : « Quatre cent cinquante couronnes ». Alors Aichhorn, sans ajouter mot, lui donne la somme correspondante. Le jeune le regarde de « façon indescriptible » et veut dire quelque chose. Mais Aichhorn décide de ne pas le laisser parler car il a le sentiment que c’est son acte qui doit agir sur lui, et il le renvoie en inclinant amicalement la tête.

Dix minutes plus tard le jeune revient poser les quatre cent cinquante couronnes sur la table en lui disant : « Faites-moi enfermer, je ne mérite pas que vous m’aidiez, je vais encore voler ! » Puis il éclate en sanglots. Aichhorn le fait asseoir et discute avec lui, sans faire aucun sermon. Le jeune confie alors le récit de sa vie à cet homme si surprenant qui avait été pour lui le traducteur de ses tourments. À la fin de cette remarquable conversation Aichhorn lui redonne les quatre cent cinquante couronnes, estimant « qu’il vaut bien pour lui ce prix-là », lui dit qu’il pense qu’il ne volera plus et lui demande de rembourser cette somme petit à petit. Deux mois plus tard Aichhorn avait regagné ses couronnes et à ce jour, notre admiration pour cette version si éclairée de la psychanalyse appliquée aux jeunes en souffrance.



Philippe Lacadée




[1] Aichhorn A., Jeunes en souffrance ,1925, Les éditions Champ social, 2000.

[2] Jeunes en souffrance, op. cit., p 27.

[3] Ibid., p. 137.

[4] Ibid., p. 19.

[5] Ibid., p. 48.

[6] Jeunes en souffrance, op. cit., p 48.

[7] Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, p 171.

[8] Freud S., « Lettres à Fliess du 6 et du 20 décembre 1896 », in Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF,

p. 147, 155 et 156.

[9] Ibid.

[10] Jeunes en souffrance, op. cit., p 49.

[11] Jeunes en souffrance, op. cit., p 20.

[12] Ibid., p 207.

[13] Ibid., p. 133.

[14] Ibid., p. 134.

[15] Jeunes en souffrance, op. cit., p. 134.

[16] Jeunes en souffrance, op. cit., p 144.

[17] Ibid., p 136.

[18] Ibid., p 140.

[19] Ibid., p 140.

[20] Ibid.

[21] Jeunes en souffrance, op. cit., p. 141.

[22] Ibid., p. 143.





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