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Les corps à la porte de l’enfer de la drogue

PdC – Bonjour. Pourriez-vous nous parler de votre expérience vécue avec les personnes exerçant les consultations dans la rue, à Belo Horizonte avec l’équipe de Cris Grillo, et de la supervision d’une équipe de consultants dans la rue ?


Philippe Lacadée – Oui. J’avais dit oui, assez enthousiaste de voir comment ils travaillaient et on m’avait donné, juste avant, un texte à commenter. Nous sommes montés dans deux camionnettes très confortables, les sièges étaient situés de telle façon que j’ai cru un instant qu’il s’agissait du lieu de consultation dans la rue. Mais c’était juste le moyen de nous y rendre. Nous sommes arrivés dans un endroit plutôt étrange et nous sommes garés devant un mur d’une rue assez délabrée, près d’un trottoir où se tenaient beaucoup de gens appuyés contre le mur, soit en train de parler, soit isolés. Tous donnaient l’étrange impression d’une errance, d’être assez perdus et seuls, même si, de temps en temps, une ébauche d’échange semblait avoir lieu. Il y avait aussi, au bord de ce trottoir, des tas de détritus, de déchets, sur lesquels parfois certains allaient pour ramasser au milieu un reste d’objet qui semblait les intéresser. Nous étions descendus du camion et commencions à marcher lorsqu’on nous a dit : « Revenez mettre vos sacs dans le camion et nous nous rendrons à pied sur le lieu. » C’était trop dangereux. Pensant que nous allions nous installer dans une pièce pour travailler, j’ai sorti de mon sac le texte à commenter, mon cahier et mon stylo Montblanc.


PdC – Vous ne trouvez pas un peu bizarre, voire provocant, d’aller travailler dans un tel lieu de pauvreté avec un tel signe extérieur de richesse ?


PL – Sans nous prévenir, après avoir monté une petite butte de terre, on nous fit entrer dans la favela. Je me suis dit alors que le lieu devait être dans la favela et devait ressembler un peu à la Favela Marè à Rio, où m’avait invité Marcus André Viera en 2007. J’avais déjà remarqué que les consultantes portaient toutes un sac en toile d’où elles sortaient des préservatifs qu’elles donnaient à des hommes, tout en créant avec eux une sorte de lien assez joyeux. C’étaient des femmes dont le sourire et la prestance m’avaient saisi, dans cet endroit de souffrance. J’ai été alors frappé par ce que j’ai nommé des sortes de cadavres vivants qui semblaient tous en attente vive et très tendue, comme s’il régnait là une atmosphère de tension retenue prête à exploser. Beaucoup de monde se tenait dans cette entrée de rue.


PdC – Vous ne pensiez pas que c’était le lieu où ils attendaient les trafiquants de drogue ? Vous semblez dire qu’il y avait là, pour certains, un enjeu vital et qu’il suffisait d’un rien pour que leurs corps explosent…


PL – Je ne me sentais pas bien du tout, je me disais « dépêchons-nous de nous rendre dans ce lieu » où je pensais m’asseoir tranquille pour enfin commencer la supervision. J’étais en fait plutôt dans la super-vision, dans le fait de voir et de regarder, avec aussi l’étrange sentiment que l’on me regardait. Une certaine paranoïa commençait à envahir mon être. Mais nos consultantes, elles, étaient tout à fait occupées à autre chose, donner des préservatifs et surtout entrer en conversation avec presque chacun, comme si elles étaient en terrain de connaissance.

On a rencontré Fernando, sorte de guetteur qui cria lors de notre passage : « Normal ». Je dois vous avouer que je ne trouvais là, pour ma part, rien de normal. Au contraire, cela n’arrangea pas ma paranoïa. On me présenta à Fernando comme étant Français. Alors il se mit à nous expliquer qu’il ne comprenait pas la discrimination dont ils étaient l’objet : « Pourtant je ne mords pas », comme s’il nous expliquait qu’il n’était pas un chien, mais un être humain. Il a dit ne pas comprendre pourquoi l’État ne faisait rien pour eux, comme s’ils étaient abandonnés et livrés à eux-mêmes, soit obligés de se droguer pour survivre. On m’a expliqué que « Normal » voulait dire que la porte était ouverte.


PdC – Cela a dû vous rassurer de voir qu’il était normal que la porte de l’enfer soit ouverte pour vous. Mais alors on vous a proposé d’aller les rencontrer ?


PL – Oui, et il me fut même offert d’entrer en conversation avec un adolescent. D’abord timide, ou plutôt réfléchi, il semblait prendre son temps avant de me répondre, comme si, pour lui, les mots étaient à prendre au sérieux. J’ai réussi à bavarder un peu avec lui, lui parlant du fait que la vie n’était pas facile. Il a répondu que lui allait bien, et que de toute façon on choisissait sa vie. Parole qui résonna dans tout mon corps et qui humanisa cette entrée assez traumatique. C’est alors que je vis au plus près de cette porte, dans cette bouche ouverte sur le monstre de la favela, évoluer nos Anges.


PdC – Des Anges ? C’est l’angoisse qui vous a fait voir des anges pour vous apaiser ?


PL – C’est l’expression venue, non pas du ciel, mais du CIEN et de ma pensée embrouillée, qui me fit dire « Mais ces consultantes, ce sont des Anges en blanc ! » Et j’ai continué à regarder mes étranges anges parlant, descendues, non pas du ciel, mais bien du camion avec moi pour entrer dans cet enfer, à la rencontre de toutes ces âmes errantes aux corps fatigués, maigres, tendus, sales, aux gestes assez lents, avec des bouches édentées et des traces de violences assez marquées sur leurs visages ou leurs corps : des zombies, avec toutefois une intensité du regard assez surprenante. Regards qui d’ailleurs s’animaient dès que les anges en blanc leur parlaient.


PdC – Cela ne vous a-t-il pas fait penser à ce que Lacan conseillait à ses élèves, de ne pas reculer devant la psychose ? Comme si, ici, ce qu’appliquait vos fameux anges en blanc était ne pas reculer devant ce qui se présente à elles.


PL – Oui, car cela se passait souvent contre le mur ; prendre appui de ce mur sur lequel ces corps perdus sont le plus souvent appuyés, pour aller parler debout en compagnie de cet autre, qui soudain entre dans une conversation. Je fus frappé d’y entendre une certaine joie à la rencontre toujours inventée. Comme si elles avaient donné là un petit coup de pouce à leur langue pour que celle-ci, de ces corps épuisés et drogués souvent à mort, soit enfin vivante. Car il n’y a pas de préservatif à la langue, voilà ce que m’apprenaient ces anges, si décidées.


PdC – Mais vous aviez toujours avec vous votre cahier à la main, avec votre Montblanc dans l’attente d’aller dans le lieu de consultation ?


PL – Oui, je devais avoir l’air un peu idiot d’autant que j’avais remarqué que contre le mur trois personnes se distinguaient par leur élégance, par la qualité de leurs habits. Elles parlaient entre elles. C’étaient trois travestis auxquels les anges sont allées offrir des préservatifs et parler, puis me les ont présentés. L’une d’elle, Isabelle, se demandait : « Mais pourquoi vous venez vers nous, pourquoi vous intéressez-vous à nous, pour nous c’est un mystère, est-ce de l’amour ? » Soudain je compris mieux la fonction de nos anges en blanc : bien au-delà de l’objet préservatif, elles leur offraient ainsi quelque chose d’essentiel, c’est-à-dire leur présence. Et c’est cela qu’Isabelle appelait l’amour, soit donner à l’autre ce que l’on a pas. Elle avait bien compris que le plus important n’était pas cet objet préservatif mais leur présence, au plus près du mur de la langue, avec eux. Et mes anges étaient sans préservatif de leur être. C’est leur être qu’elles offraient, êtres de parole.


PdC –Elles devaient permettre par leur présence, l’offre d’une rencontre avec chacun de ses naufragés de la ville. La consultation de rue ne consiste-t-elle pas alors à soutenir la possibilité de la chance inventive d’Une rencontre ? Principe de base du CIEN tout de même, non ? Peut-on risquer ici l’amur d’une rencontre au pied du mur de la langue, notamment celui de la ségrégation et de l’exclusion ?


PL – Oui elles leur donnent ce qu’elles n’ont pas, en étant là, ce quelque chose d’indicible incarné par leur présence, et qui est ce désir de l’Autre, désir de t’offrir à toi, corps perdu contre ce mur, cet objet qui s’appelle la parole. Elles leur offrent, à l’endroit où ils se pensent le plus rejetés contre le mur de la langue, une parole possible. Faire tomber le mur du silence de la ségrégation, dont chacun de son côté se rend complice d’une jouissance indicible, ce dont avait parlé Fernando à l’entrée. On saisit là le fameux « Que me veux-tu ? », Che vuoi, dont parle Lacan, qui permet au sujet de se demander : « Mais que suis-je, là, pour toi ? », soit « Que suis-je donc ? » Et on y entend alors une ouverture vers une subjectivation encore possible du mystère de leur existence, aussi bien pour eux. Ce mystère, qu’elles incarnent pour Isabelle, est le mystère du désir de l’Autre qui, pour un instant, les sépare de leur condition d’objet de jouissance pure. Celle d’être un corps réduit à exiger son complément d’être, soit la drogue. De fait c’est plutôt la drogue qui les consomme. Ils sont réduits à être ces objets offrant la jouissance de leur corps perdu à ce Dieu obscur de jouissance qui se nomme la drogue.


PdC – C’est un peu comme si eux, qui n’ont plus de corps dignes d’être aimables, voire d’être aimés, ont pour seul Autre la drogue qui devient leur partenaire comme figure de la mort.


PL – Oui, c’est bien cela. C’est elle, la drogue comme visage de la mort, qui s’échange à l’entrée comme une bouche dévorante prête à les consommer tous. C’est là que pour faire barrière à cette dévoration des corps par le Dieu drogue, il est important de rencontrer les anges en blanc de la conversation de la rue. Moi j’avais toujours mon cahier et je me demandais « Mais quand allons-nous nous rendre dans le Lieu, dans la pièce pour s’assoir tranquille et parler du cas de supervision ? » C’est alors que l’on me dit qu’on allait rentrer, car la consultation de la rue venait de se faire là devant mes yeux. Mais en leur demandant si elles n’avaient pas une pièce dans une maison de la favela, j’ai compris qu’avec mon cahier et mon stylo Montblanc, j’étais un idiot ! Avant de partir, un jeune est venu s’asseoir dans notre camion et nous a fait une improvisation de langue vivante, une sorte d’incantation de jouissance où il adressa une sorte de prière singulière, dans sa langue à lui, à Dieu.


PdC – Lors de la préparation de cet entretien, vous nous aviez parlé d’une deuxième super-vision, avec un ange de l’ECF, un AE cette année-là, Fabian Fanjwaks, que vous aviez invité à se joindre à vous. Vous aviez été surpris par le dire d’une des consultantes : « La police surveille ce qui se passe ici », en levant son regard vers des caméras protégées, postées sur des poteaux. L’irruption du regard de l’Autre surveillant de l’enfer, vous avez été surpris un moment et très rapidement vous fait comprendre qu’en fait cette zone mal éclairée où errent ces corps presque fantomatiques est, à sa manière, intégrée à la ville.


Fabian Fajnwaks – Soudain, des coups de klaxon ont éclaté du grand boulevard périphérique qu’une des usagères s’est risquée à traverser, une six voies où toutes sortes de véhicules de tailles variées défilaient à toute vitesse, pour nous rejoindre, au risque de se faire écraser. Les voitures ont freiné pour éviter ce petit corps qui serpentait sans sourciller entre les voitures. Elle s’est approchée de nous, à moitié habillée, les pieds nus et presque sans cheveux. Elle a engagé la conversation avec Daniela, une des consultantes, après nous avoir salués. Nous sommes repartis avec elle, car elle demandait à ce qu’on la conduise à notre prochain point d’arrêt. Elle est donc montée avec nous dans la camionnette. Impossible de dire quel âge avait ce corps squelettique dont émanait un sentiment de déréliction : son regard perdu se fixait sur quelques-uns de nous pendant le court trajet. Une des intervenantes nous a expliqué après qu’elle s’arrachait les cheveux car elle délirait sur les poux. Arrivés au bord d’une autre favela, dans une rue mal éclairée, elle est descendue et nous a dit au revoir d’un geste de la main. Là nous avons rencontré Jessie, assise au bord du trottoir. C’est elle qui est venue à notre rencontre. Les préservatifs et gobelets d’eau en préalable, elle est venue serrer la main de chacun d’entre nous, enceinte de trois mois, elle s’est déjà fait retirer ses trois enfants précédents, confiés probablement en adoption, la coupant ainsi de tout contact avec eux. La question de l’avortement, interdit officiellement au Brésil, ne se pose quand même pas à elle, et comme nous le fait remarquer plus tard une des soignantes, le seul lien qui aurait pu la relier à quelque chose d’extérieur au monde du crack de la rue, ses enfants, a été coupé. Nous avons entendu dans ses propos que ce n’est peut-être pas tant la maternité elle-même que le lien à un Autre qui a été dramatiquement coupé pour Jessie, et la possibilité d’utiliser ce lien comme moyen pour la réinscrire dans l’Autre est négligé par les pouvoirs publics. Car ces sujets, nous explique-t-on aussi, sont généralement rejetés par la famille dès qu’ils touchent au crack.


PL – Si, géographiquement, cela pourrait être discuté, aux marges ou pas de la ville, comme en extension de celle-ci, la raison qui concentre les usagers dans cette zone, la drogue, dessine en fait une topologie très particulière qui semble aussi intégrer ces corps d’une manière particulière à l’économie de la ville, comme en miroir à celle-ci. Nous avons discuté, après la consultation, avec Rosie et les consultantes de ces raisons économiques, véritable discours qui non seulement traverse ces corps morts vivants des usagers et soutient le marché de la drogue.


PdC – Jacques Lacan parlait de se coltiner la misère du monde dans Télévision…


PL – Oui, et ces corps trop réels, squelettiques, au bord de la déréliction, rendent toute question ou propos qui pourrait leur être adressés presqu’impertinents. D’où, peut-être, quelque chose qui m’avait surpris au premier moment, mais qui trouve sa logique dans l’après-coup : l’aisance avec laquelle les consultantes accueillent les usagers. Les rencontres sont courtes et efficaces, presque calibrées. Elles soignent les blessures de quelques-uns, discutent brièvement avec d’autres et les rencontrent presque dans la joie, comme si leurs corps devaient s’ajuster à l’état où se trouvent les corps des usagers, à défaut de pouvoir donner lieu à une parole plus soutenue dans ces rencontres.

« Se coltiner la misère du monde », implique peut-être cette légèreté que leurs corps semblent exprimer. Mais se coltinent-elles cette misère, ou protestent-elles ?

PdC – Peut-on considérer que, par leur présence, elles décomplètent plutôt cet excès de jouissance lié au produit drogue qui circule dans ces territoires ?

FF – Philippe se demande si elles se coltinent cette misère, protestent ou collaborent avec le discours qui conditionne cette souffrance, comme le signalait le vieux sage à la Télévision, en évoquant le discours du Maître. Mais rien n’est moins sûr : le discours qui conditionne nos soignantes n’est plus celui du Maître mais sa variante contemporaine, le discours du Capitaliste, formalisé par Lacan aussi. Pourquoi ne pas considérer qu’elles décomplètent, oui, plutôt, par leur présence, cet excès de jouissance lié au produit drogue qui circule dans ces territoires ? Qu’elles décharitent la jouissance ? Que les gouvernants, impuissants face à ce phénomène, depuis que la crack a gagné ces populations apparemment en marge de la société, mais qui ont bizarrement recréé une économie parallèle qui a ses règles, à la manière et en miroir presque de la société marchande qui semble les exclure, les payent probablement pour maintenir la paix sociale, mais que dans un malentendu, elles détournent ce contrat tacite en cherchant à alléger ces corps de la jouissance du produit dont ils sont l’objet ?

PdC – Alors, cher Fabian, pouvez-vous nous dire un mot sur ce que vous en avez conclu de cette expérience ?

FF –Nous avons discuté après la consultation avec Rosie et les consultantes de ces raisons économiques, véritable discours qui traverse ces corps morts-vivants des usagers et qui soutient le marché de la drogue : des véritables raisons des pouvoirs publics pour ne pas dépénaliser, de l’expérience uruguayenne, où c’est le gouvernement qui participe à ce marché, et des trente et quelques états américains à avoir dépénalisé et privatisé le marché de la drogue… Nous nous éloignons alors un peu, à la faveur de la discussion, de ces corps qui nous ont tant frappés, mais nous avons l’impression alors de véritablement inscrire l’horreur de ces corps dans le discours qui le conditionne, et nos consultantes comme œuvrant à leur manière, contre ce discours.

PdC – Cette horreur des corps dont parle Fabian me fait penser à ce que vous aviez écrit suite la lecture d’un livre que vous aviez lu avant de vous rendre au Brésil afin de mieux saisir cette violence de la solution paradoxale de la drogue… C’est ce que vous aviez dit ?


PL Dans Inferno [1], le roman de Patricia Melo, grâce au personnage principal Reinzinho, qui a onze ans, surnom qui signifie Petit Roi, on suit le parcours de la violence à partir de la marque traumatique des coups reçus de sa mère, à son issue possible comme violence dans La favela. Il vit avec sa mère et sa sœur. Il ne connaît pas son père, que la mère a mis dehors à cause de son alcoolisme et de sa violence. Son surnom reflète ici la carence du père et sa quête de ce père qu’il n’a de cesse de vouloir rencontrer, ce que refuse sa mère. Son jeu préféré consistait à enfoncer une clé dans le canapé vert de sa mère, de simuler l’allumage et de transporter d’élégants voyageurs dans son taxi imaginaire. Il s’imaginait qu’un jour, ainsi, il transporterait son père comme client. Son père était blanc dans son rêve, et pas noir. Mais, ce qu’il aimait le mieux, c’était d’imaginer son père l’attendant devant chez lui pour l’amener au restaurant. Son père imaginaire lui avait appris à se servir d’un balai comme micro pour chanter. Sa mère aimait le taper. Lui disant sans cesse « si tu fricotes avec Big Milton, le chef du trafic de drogue de La favela, je te tue pour de bon ». Et c’est cela qui lui avait donné l’idée, après une violente raclée de sa mère, de proposer ce jour-là, ses services à Big Milton au lieu d’aller à l’école.

PdC – Peut-on risquer cette interprétation être un regard sous l’autorité du chef de la favela, car en lisant ce roman on saisit que Petit roi passait ses journées sur la butte pour regarder l’entrée de La favela, sans que sa mère n’en sache rien. Son travail, au lieu d’aller à l’école, était de regarder, pour Big Milton, qui lui ordonnait de ne pas toucher à la drogue.


PL – Tout à fait. Il lui disait « Si tu veux être un vrai trafiquant, garde tes distances avec le crack. » Il était donc devenu observateur professionnel pour Big Milton, celui qui l’avait accueilli tout en lui donnant un conseil. Il était là pris par tous les détails de la laideur qui captaient son regard. Il faut dire que, bien avant ce travail, il était déjà fasciné par le regard au point que sa sœur aînée ne cessait de lui dire d’arrêter de regarder, « Tu vas te faire taper dessus. » Ainsi, avec son travail, il trouva une fonction plus ou moins sociale à son regard. Mais un jour sur sa butte au lieu de regarder, il s’imagine jouant à la bataille navale avec son père, et tenant les deux rôles des joueurs, il en oublie de regarder ce qui se passe à l’entrée de La favela. C’est alors que la police entra sans que Big Milton soit prévenu, ce qui déclencha une violente bataille. Après l’incident du jeu de la bataille navale, Big Milton le convoque et lui tire une balle dans la main pour marquer son esprit. Il continue cependant à travailler pour lui.


PdC – Pensez-vous que c’est en réponse à la violence de la mère ? Leur survie se joue dans l’issue de la vie dans la rue de La favela ?


PL – Oui, et, dans ce roman, nous avons une vraie leçon clinique. C’est pour cela que durant mon séjour à Belo, on l’a lu ensemble avec les consultantes de la rue. Car ayant caché l’argent sous l’oreiller, sa mère le trouve. Quand il lui dit « C’est pour toi, j’ai trouvé du travail », cela déclenche la violence folle de sa mère qui ne le croit pas et réalise qu’il travaille pour Big Milton. De rage elle le tape très violemment, lui marquant son visage profondément en lui disant « J’ai envie de te tuer ». Lui, passif, se laisse faire comme un objet ne se plaignant pas sous la violence des coups. Sa sœur, effrayée devant les blessures au visage de son frère, lui a dit qu’il fallait qu’il apprenne à y faire avec sa mère, elle lui dit d’inventer « des bobards à maman » et lui demande « Pourquoi tu ne t’en vas pas ? » Le problème, c’était que ses jambes refusaient purement et simplement de courir. Il ne pouvait pas partir, pendant la raclée il se sentait paralysé. Quand elle lui demande : « C’est vrai que tu travailles avec Big Milton ? », il lui répond « Je veux connaître mon père ». Il veut savoir où est son père et dit « Je veux vivre avec lui. » Ce à quoi elle répond « Décampe, disparais ». Et alors il s’en va, seul dans la rue, puis va vivre chez sa grand mère.


PdC – Ce sont donc bien les marques des coups violents de la mère qui le précipitent dehors dans la vie dure de La favela.


PL – Absolument et d’ailleurs il dira à Big Milton qu’il veut une arme et travailler avec lui. La réponse est négative, car la mère est venue supplier Big Milton de ne pas prendre son fils. Devant ce refus, Petit Roi sent une sensation désagréable, la haine, une blessure qui explosait et creusait des trous dans son corps. Il réclame son argent et il part. Seul, ce fut alors la rencontre avec la drogue comme solution à ses angoisses. Si les raclées de sa mère lui faisaient comme un trou dans la poitrine, avec le crak et la drogue ses angoisses disparaissaient. Le crak pour lui était comme la clé dans la serrure du canapé de sa mère, soit la bonne clé pour un autre monde.


PdC – C’est vrai qu’alors on saisit bien l’escalade de la drogue jusqu’à la cocaïne, et devant ses problèmes d’argent, il commence à entrer dans les agressions violentes en ville, avec tessons de bouteille, puis vol de la grand-mère. Cela rejoint ce que vous aviez déjà écrit lors de votre travail en Colombie, c’est la crainte et la soumission qui engendrent la violence.


PL – Il rencontre alors un autre adolescent, Lecteur, qui lit des livres et a une certaine culture. Devant les dégats de son visage, Lecteur se fait curieux, pense que c’est son père et réalise en fait que c’est la mère. Il lui dit « Tu sais on s’habitue à prendre des coups, la douleur on la sent pas ou plus », puis « Quelqu’un qui tape sur un gosse, qui que ce soit, c’est un con. C’est une merde. C’est eux qui sont de la merde, pas nous. Tu sais ce qu’ils font de nous ? Ils nous enlèvent notre amour. Ils tuent notre amour. Et ça, c’est au moment où tu voudras aimer quelqu’un pour de vrai que tu le comprendras. Aimer une femme. Rien à faire. Tu seras incapable d’aimer quoi que ce soit. Même pas un animal. Tu vas te sentir inférieur, toujours. Une bête. Inadapté, toujours en trop. Tu vas être sec comme un bout de charbon. Et ça fait mal. C’est une douleur de l’âme. » Il prend alors conscience de sa condition d’objet voué à la violence de sa mère en lien avec la déchéance du père. Il lui apprend que la soumission par crainte est la pire des violences qu’un sujet puisse se faire à lui-même. Il s’agit donc pour lui de se décaler de la limite où la parole, celle de sa mère, devient charogne, comme dit Lacan, dans L’Envers de la psychanalyse.[2]


PdC – Oui, c’est bien le passage où Lacan donne l’exemple d’une paranoïaque hongroise qui découpait le corps de ses servantes en morceaux. Son chien lui apportait ces morceaux de corps dans le simple espoir d’une petite flatterie. Lacan remarquait que « La parole peut aussi jouer le rôle de charogne. » La charogne alors se précise, c’est la réduction du symbolique à l’ordre imaginaire, un bout de réel, la parole rapporte, quémande, obéit, soumet. Lacan retourne alors la causalité de la violence. La violence ou la barbarie ne survient-t-elle pas alors d’une pulsion cruelle mais aussi de la docilité dans la mesure où la parole rapporte, quémande et obéit, soumet ?


PL – En effet, Lacan retourne alors la causalité et sur ce point, il rejoint Hobbes. C’est la crainte, la peur qui causent la violence. Docilité des hommes soumis juqu’à l’indécence qui, souvent, sont traités comme des chiens. Ils se font maltraiter ou humilier. La soumission par crainte est la pire des violences qu’un sujet puisse se faire. Il s’agit donc de se décaler non pas du goût pour la charogne, mais de la limite où la parole vire à la charogne, point d’impact sur le corps qui laisse des traces. Ce que montre l’exemple de Lacan. Des personnes, parfois un peuple, peuvent se laisser anesthésier, consentant, dociles, par soumission à la langue de l’Autre, Autre pour lequel on se laisse tomber dans le pire abandon, juqu’à l’insupportable, cause alors d’un accès de violence ou de révolte.


PdC – Votre thèse, alors, serait-elle qu’ainsi Petit Roi se réduit lui-même à être complètement anesthésié, consentant docile par soumission à la langue violente de sa mère ?


PL – On peut se demander si, dans certains contextes, plus que d’être le signe de la bête en l’homme, la violence n’est pas le refus de s’y réduire. Le refus de s’abandonner à l’Autre, réduit à un maître auquel on s’offrirait en sacrifice.


PdC – Pouvez vous nous parler de ce à quoi le pousse cette dérive, ne serait-elle pas soutenue par sa quête éperdue, sa recherche du père ?


PL – Un jour, en plein dérive, Petit Roi rencontre sa sœur dans la rue. Elle l’invite à venir chez leur mère pour son anniversaire car elle a une surprise. Lui pensait que la surprise serait de rencontrer son père, le jour de son anniversaire, mais pas du tout. La surprise, c’est un job que sa mère lui a trouvé. Cela le met en colère car il n’a pas envie de faire un travail dans un bureau pour gagner si peu. Il refuse, sa mère veut le taper mais, pour la premièe fois, il se rebelle, pensant à ce que lui a dit Lecteur. Alors il menace sa mère d’un caillou. Celle-ci, excédée, l’emmène alors voir son père. Petit Roi, suite au geste envers sa mère, sent un vide à l’intérieur de lui, dans son corps, un espace creux comme si ça fuyait en lui, qu’il était sans corps limité. Quand ils arrivent devant son père, sa mère lui dit : « Tu vois cet homme, là, empaqueté dans une couverture ? Cet homme sale, imbibé d’alcool ? Tu le vois ? Il nous regarde. Voilà ton père. » En fait il est sous le regard du père, mais celui-ci ne les voit pas, car il est dans un autre monde, devenu une loque, un déchet allongé sur un trottoir comme un cadavre ivre. Petit Roi sent alors ses pieds qui s’enfoncent dans le sol, il n’arrive à prendre aucune initiative. Cet homme réduit à moins que rien, jamais de la vie c’était son père, c’était un étranger pas un père, sale, moins que rien. Sa mère lui avait dit « Cette chose-là, cette poubelle, cette crotte ambulante, un bout de merde qui sert à que dalle. C’est ton père. Il a foutu ma vie en l’air, ce mec ». Alors il accepte à regret d’aller travailler, mais il continue à se droguer. Il commence à voler son employeur, jusqu’au jour où, trouvant une grosse somme d’argent, sans s’en rendre compte il la prend et s’en va en errance totale retrouver la rue. Sa mère, avertie par son patron, excédée, le fout dehors et là c’est l’escalade.


PdC – Vous semblez dire que, dans ce parcours organisé par la corrélation avec l’objet drogue, ce soit leur valeur de se réaliser comme l’objet déchet qui soit l’enjeu ?


PL – En effet. Il tombe alors dans la plus grande déchéance. Il se sent menacé par quelque chose qui entre dans son corps et le remplit de frayeur, comme une invasion de bêtes microscopiques. Il se sent soumis à une invasion qui lui fait perdre la mémoire et il ne sait plus ce qu’il fait, ni qui il est. Il devient comme un déchet, il sent un vide dans son corps comme un creux sans fond. Souvent il va s’asseoir en face de son père qu’il regarde comme un déchet, qu’il est lui-même devenu. Ils sont là assis face à face sans se parler, son père ignorant que c’était là son fils. On a là, la présence du père réel réduit à un déchet. Cela illustre la carence du père symbolique, celui qui nomme, il n’a reçu de lui aucun symbole sur lequel prendre appui. Du coup, pour le fils « la dette symbolique lui a été ravie », et cela le fait être chargé « d’un malheur plus grand encore, de ce que ce destin ne soit plus rien ».[3] C’est cette carence qui fait de ces enfants une proie facile du trafic de drogue. Il ne peut plus rien adresser à son père et c’est juste alors le regard qui surgit, quêtant de son père juste un regard. On saisit mieux ainsi pour ces enfants l’importance du regard et de la demande de respect. L’escalade dans la déchéance de la drogue se poursuit jusqu’au speedball et son arrêt par la police. Il est mis en institution pendant huit jours avec sevrage total et là, touchant le fond de l’angoisse, il veut mourir. C’est alors Suzana, la petite amie de Big Milton, qui réussit à convaincre la mère d’aller voir elle-même Big Milton pour qu’il reprenne son fils, car après il contrôle tout ses mômes et eux le respectent. La rencontre a lieu, et là, pour la première fois, Petit Roi lui fait la promesse d’arrêter la came pour lui, et pour pouvoir travailler avec lui.


PdC – Il est allé très loin dans sa recherche du père, allant même jusquà se réduire comme lui à un objet déchet.


PL – Et c’est, de ce point-là, de ce refus de consentir à être l’objet soumis de l’Autre, à sa volonté comme objet violenté, qu’il va consentir comme seule solution à sa violence destructrice interne ou celle de sa mère, à se mettre sous l’aile du Maître absolu de la favela. Être maître, c’est être dono da boca , rei da boca (propiétaire de la bouche et roi de la bouche). Il est le maître réel de la vie et de la mort et il règne sur ses soldats qui sont ses esclaves. Il passe ainsi de la violence anarchique de sa mère à une violence choisie dans un choix forcé, celle établie dans la ville et qui est, d’une façon paradoxale, organisée, car c’est celle qui dans La favela fait lien social. Son baptême consiste à tuer d’un coup de revolver un jeune qui vient de les trahir.


PdC – C’est la crainte qui le pousse à tuer pour la première fois, dans ce choix forcé. Est-ce là que se réalise sa porte d’entrée dans la violence, dans la ville. Comme le dit MV Bill, un rappeur brésilien, après la disparition d’une vingtaine de jeunes : « On est dans la vie du crime pour cela, tuer ou mourir. Ce qui fait point commun dans toutes ces histoires de ces jeunes, c’était l’absence du père. Nous avions l’impression que l’espèce paternelle est en voie de disparition. »


PL – Tout à fait. Au lieu du nom, recevoir une arme, une fonction dans la hiérarchie du trafic de drogue. Au lieu d’un père, réduit à un corps déchet au milieu des cartons, quêter le respect du chef du gang de la favela, se faire distinguer par lui. Il exige de se faire traiter comme un sujet, là où sa mère a échoué et où son père, réduit à un déchet, ne l’a jamais vu. C’est ce qui fait qu’il est sous le regard, devenant lui-même objet regard jusqu’à aller quêter sa reconnaissance comme objet regardé. Il va se faire voir dans les articles de journaux, le présentant comme le nouveau caïd de la drogue à Rio.


PdC – Donc, c’est la question de la visibilité qui est en jeu, la possibilité d’être vu, d’être regardé ?


PL – C’est tout a fait ce qui était en jeu lors des les consultations dans la rue, dans les favelas et c’est pour cela que j’avais lu sans le savoir d’ailleurs le roman Inferno. Comme Petit Roi, ils viennent occuper la place d’un objet corvéable, crevable, jetable et remplaçable. En tant qu’objets ils ne peuvent pas figurer sur la scène du monde, ils ne peuvent être vus, d’où l’importance pour eux de l’objet regard qui peut aller jusqu’à se déchaîner dans le réel. Pour certains, cette quête du nom et de la reconnaissance aboutit de façon plus douce à la marque de son nom comme tatouage sur le corps. La violence réelle et non plus symbolique, semble être pour certains le seul recours.


PdC – Merci à vous deux.

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[1] Melo Patricia, Inferno, Companhia das Letras, Sao Paulo, 2000, Éditions Actes Sud. 2001.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 194.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre viii, Le Transfert, Seuil, Paris,1991, p. 354-355.





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