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Les adolescents du réel et leurs réseaux sociaux – Philippe Lacadée

S’ils s’inventent, les adolescents invitent aussi chacun – parent, enseignant ou psychanalyste – à se réinventer, particulièrement en cette période exposée aux mutations de l’époque moderne.

Jacques-Alain Miller dit que l’adolescence est une construction [1]. Si, comme il le souligne, à notre époque, tout est construction, et artifice signifiant, l’adolescence est bien un artifice de langage impliquant pour chacun de trouver une langue, sa langue, au moment où il doit se détacher de l’autorité de la langue soi-disant adulte.

Ce qui se passe après l’enfance met en jeu la question de la rencontre avec la sexualité, ce moment complexe de la rencontre avec le corps et avec une jouissance énigmatique dont le sujet est plus ou moins embarrassé. Lacan a écrit : « Que ce que Freud a repéré de ce qu’il appelle la sexualité, fasse trou dans le réel, c’est ce qui se touche de ce que personne ne s’en tirant bien, on ne s’en soucie pas plus » [2]. Et il poursuit : « J’ai indiqué le lien de tout cela au mystère du langage et au fait que ce soit à proposer l’énigme que se trouve le sens du sens. »

Les adolescents du réel corrèlent-ils toujours cette énigme de la rencontre – et les différentes réponses qui y sont apportées – au fantasme, dont Lacan a donné le mathème : [$ ◇ a] (S barré poinçon a) ? Ou les réseaux sociaux, et ce qu’ils véhiculent d’une nouvelle mise en scène du corps, qui n’est pas que virtuelle, en ont-ils changé la structure ? Les réseaux sociaux voileraient-ils ou boucheraient-ils ce qui fait poinçon ? Le sujet se présenterait-il comme sujet non divisé du fait d’avoir un autre rapport à son corps comme objet a ? En d’autres termes, la volonté de jouir de tout dans l’immédiateté ne viendrait-elle pas effacer la marque de la castration et son corrélat, le manque de la division, seule voie ouverte vers le désir ?

 

Ce qui surgit dans le corps

En effet, dans ce moment de passage, de délicate transition, comment dire ce qui fait énigme, ce qui n’est pas dans le code et dans le réseau langagier [3] dit commun de l’enfance ? Comment exprimer les rapports avec son entourage, ce qui surgit dans le corps qui n’a pas de nom et se prête à toutes les fantaisies ? Quel nouage inédit avec la parole, l’Autre du langage et son objet ?

Ne pas savoir quoi faire de soi-même pourrait être une première définition de l’adolescence ; moment logique où le sujet peut se rendre compte et témoigner du mystère douloureux qu’il était pour lui-même [4]. Ce malaise, plus ou moins passager, intense, parfois douloureux, répond à ce moment d’Éveil du printemps [5], décrit par le poète Wedekind, contemporain de Freud, qui met en scène des adolescents dans leur rencontre avec les questions autant existentielles que pulsionnelles. Le dramaturge soulève ainsi des questions freudiennes inédites à l’ère de la rigidité victorienne : le rêve, le symptôme, le fantasme d’enfants à peine pubères, confrontés à cette « levée du voile » [6] sur l’entrée en scène de la sexualité. Faire l’amour, ça se passe d’abord en rêve, et pour chacun, ça rate. C’est dans la préface à L’Éveil du printemps que Lacan dit qu’il n’y a pas de rapport du sens à la jouissance, et que personne ne s’en tire bien. La jouissance est exclue du symbolique et, dans cette mesure, chaque adolescent est un adolescent du réel.

Moritz, l’un des jeunes garçons de la pièce, désespéré, pose la question sérieuse du suicide. Il veut s’exclure des vivants et refuse d’en passer par le fait d’être un garçon qui rencontre une fille. Rejetant l’énigme de la sexualité, « non dupe » dit Lacan, il erre. Il ne se perçoit plus comme objet aimable et s’identifie à l’objet rejeté. L’irruption a fait trou dans l’idéal, le fantasme à ciel ouvert surgit. Lacan s’intéresse à L’homme masqué qui sauve Melchior – autre jeune homme de la pièce – de l’emprise de Moritz. Il est là en tant que Nom-du-Père, incarne un personnage sans nom, mais qui lui tend la main pour le sauver d’entre les morts. S’il n’y a pas de réponse à l’énigme, il peut soutenir la question, représenter la face vivante et désirable du monde, humaniser ce qui est inhumain quand l’enfant s’éloigne de ses parents. Le masque remet le voile sur ce qui s’est dévoilé et, ainsi, met à distance l’angoisse. Il indique aussi bien la place que pourra prendre l’analyste qui est là, dessinée, imagée, que celle du réseau social comme recours, voire secours à un discours où le sujet pense établir sa volonté de jouir.

 

Un réel sans loi 

Ce malaise face à la rencontre de l’Autre sexuel existe depuis la nuit des temps, mais l’époque actuelle, « arraisonnée par la technique » [7], comme l’a théorisé Heidegger, se caractérise par un principe d’exposition particulièrement intense au tout-dire, tout-entendre, tout-voir, instauré par l’envahissement technologique et ses objets. Une explosion en quelque sorte, qui dénude le réel.

La question devient alors celle de savoir si ce qui était autrefois bordé par la fonction symbolique, par l’idéal et le Nom-du-Père, n’est pas devenu aujourd’hui le propre d’un « réel sans loi » [8]. Celui-ci, issu du processus de la civilisation contemporaine, excède le malaise si bien décrit par Freud dans son grand ouvrage Malaise dans la civilisation [9]. Un réel que les jeunes sujets, en quête de repères et de réponses, ne parviennent à supporter qu’au moyen de conduites spécifiques et souvent symptomatiques. Et ce réel sans loi nous ramène à la question freudienne des pulsions et de leurs destins.

Comment chacun traite-t-il son corps et ses pulsions ? Là où pour « certains la dette symbolique leur a été ravie » [10], on pourra saisir comment les e-meutes de 2023 ont mis en évidence le ravissement de la danse de leurs corps dans la densité brûlante de vidéos insurrectionnelles. Et, dans ce temps électif de séparation d’avec le cercle familial, le couple parental et ses arrangements symptomatiques, comment s’ouvrir à l’Autre de la rencontre amoureuse ? Le changement d’objet d’amour et d’objet d’investissement libidinal peut être vécu sur le mode d’une crise emprunte de culpabilité ou d’angoisse, qui font barrage à la réalisation du désir.

Cette dite crise, j’ai déjà proposé de la situer comme crise de la langue articulée à l’Autre, soit crise du dire, dit ou non/nom dit à l’Autre, plutôt que crise de l’adolescence ou de l’autorité.  

Lacan critiquera la notion de crise de génération et de crise de l’autorité, et il saura mettre en valeur comment c’est l’objet technique qui est venu faire autorité de façon surmoïque, donc celles-ci sont absorbées devant ce qui fait désormais le consumérisme des objets. Plutôt que l’affaiblissement de la morale et ses conséquences sur le comportement social, le Nom-du-Père que propose Lacan est toujours corrélé à un défaut structural, à un manque propre au réseau du langage, ainsi qu’à une jouissance singulière. Cette thèse humaniste réintroduit la question du désir du père corrélé à la loi, plutôt que de le faire incarner une loi sans désir, une autorité vide et inhumaine.

Ainsi, l’adolescent moderne peut-il se faire à lui-même des courts-circuits du dire, en se prenant dans les circuits courts d’un désir opaque, lié au surgissement de l’objet a comme plus-de-jouir. La rencontre avec un psychanalyste peut avoir valeur d’un circuit plus long de réseau langagier, circuit d’un dire, dit à l’Autre, l’orientant vers un réel moins ruineux ou ravageant. La véritable question psychanalytique est celle de savoir comment l’enfant va jouer sa partie face à ce qui manque à sa mère, comment il va se dire à lui-même ce manque. Ce que Freud nomme du terme de castration, Lacan le range sous la rubrique du manque, le manque maternel qui ne fait que voiler le manque radical du trou dans le réel auquel chaque sujet doit se confronter. C’est ici que prend toute sa valeur la mise en jeu d’un objet, comme nous l’apprend l’enfant et son jeu du Fort-Da, soit la mise en jeu de son lien à l’objet bobine comme objet a auquel il se connecte mais pas sans son petit réseau langagier Fort-Da, lié à la présence/absence de l’aire maternelle. Mais nous sommes passés de l’aire maternelle à l’ère du numérique.

 

La défaillance du petit réseau familial face au grand réseau social du discours capitaliste 

La caractéristique principale de notre modernité ironique concerne l’ère du numérique et la connexion illimitée à l’Autre qu’elle permet, via l’objet technique. Cette connexion à l’objet est séparée du rapport à l’idéal qui faisait sans doute contrepoids aux générations précédentes. Jacques-Alain Miller l’a souligné en nous donnant pour boussole le mathème de la modernité où l’objet prend le pas sur l’idéal : petit a plus grand que I [a ˃I] [11]. Cette formule écrit au moyen d’une articulation logique ce qu’annonçait Lacan à propos du « déclin social de l’imago paternelle » [12] et de ses conséquences de crise psychologique, à laquelle il n’hésitait pas à rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même.

Jacques Lacan n’invite pas à s’affliger de ce déclin de la fonction paternelle, qu’il constate dès les années 30. Il parle de subversion créatrice et propose, au moment des événements de mai 68, en France, une autre lecture de la modernité, avec l’invention des « quatre discours » [13]. S’appuyant sur le discours du maître, il donne la formule – le mathème – du discours capitaliste qui, allié au discours de la science, a pour caractéristique essentielle de forclore le sujet de l’inconscient. Dès lors qu’il s’agit du processus de développement des biens de consommation au profit d’un marché devenu le maître réel, la dimension du sujet étant niée au profit de l’objet qui règne sur l’homme. Au déclin social de l’imago paternelle se substitue le triomphe subversif de l’Imago du réseau social. 

C’est donc très tôt au cours de son enseignement que Lacan prédit ce déclin du Nom-du-Père, notamment dans son article de 1936 intitulé « Les complexes familiaux » [14]. Déjà, il imputait ce déclin davantage à des facteurs idéologiques et économiques que purement sociaux et familiaux. Jacques-Alain Miller déduit aussi de ce que Lacan articule déjà dans son Séminaire Le Désir et son interprétation, en 1958-1959 : « Jusqu’à une époque récente, nos boussoles, si diverses qu’elles soient, indiquaient toutes le même nord : le Père. On croyait le patriarcat un invariant anthropologique. Son déclin s’est accéléré avec l’égalité des conditions, la montée en puissance du capitalisme, la domination de la technique. Nous sommes en phase de sortie de l’âge du Père. » [15] Ainsi un autre discours a supplanté l’ancien : « L’innovation à la place de la tradition. Plutôt que la hiérarchie, le réseau. L’attrait de l’avenir l’emporte sur le poids du passé. » [16], dit-il.

Face à cette décadence, Lacan annonce « la montée au zénith social de l’objet » [17], de cet objet qu’il a nommé plus-de-jouir, pour évoquer le déchaînement de jouissance illimitée que ce processus ne manque pas d’entraîner, a > I.

 

Réseau social et nouvelle sociabilité, qu’en dit le sociologue ?

Ainsi l’ère du numérique fait valoir, pour les ados du réel, l’importance de l’expression réseau social, comme subversion créatrice. On y entend la dimension de sociabilité et le glissement possible de la sociabilité vers l’amitié. Cela donne l’idée d’une structure de base formée par des relations entre plusieurs individus, plutôt que celle d’un isolement. Des sociologues rectifient ce qu’ils entendent comme préjugé, le thème du « déclin de la sociabilité » [18], selon eux, existait bien avant l’invention d’internet et les discours catastrophistes sur le délitement actuel du lien social négligent les effets politiques, économiques, urbains et technologiques, présents, bien avant l’existence d’internet. Ils datent de la fin du xixᵉ siècle et sont plutôt imputables à la montée d’un capitalisme conquérant, aux dépens de l’homme, à un monde fondé sur le marché, et ses objets. Ainsi, le phénomène internet est-il pris dans un plus vaste ensemble qu’il ne faut pas oublier. Dans son livre Sociologie des réseaux sociaux, Pierre Mercklé, sociologue et maître de conférences à l’École normale supérieure de Lyon, rappelle cette définition du réseau social inventé pour la première fois en 1954, par l’anthropologue britannique John Barnes : « Le réseau social, c’est l’ensemble des relations entre des personnes ou entre des groupes sociaux (si spectaculairement élargi, depuis, grâce à la technologie internet) » [19]. Celui-ci a contribué à forger le titre d’un des grands succès du cinéma mondial en 2010 : The Social Network, qui raconte la création, par Marc Zuckerberg, du site internet aux plus de 500 millions de membres, Facebook. Avec l’avènement de Facebook, les sociologues parlent plutôt de l’explosion d’une nouvelle sociabilité que de son déclin, même si le terme de cauchemar individualiste est parfois utilisé aussi par certains d’entre eux.

Le sociologue relève que, relativement aux rapports difficiles entre les sexes, les potentialités d’échanges qu’offrent aux adolescents l’usage des réseaux (Facebook, Instagram, Snapchat) ainsi que les SMS, les chats, etc., leur permettent, en fait, de s’aventurer dans des expérimentations affectives autrefois réservées aux plus âgés. Le sociologue parle d’un décloisonnement et d’une transparence accrue des échanges, qui permettent aux adolescents de s’affranchir, entre pairs, de certaines normes de groupe. Cela constitue un levier, plus puissant qu’on ne le croit, de l’action collective, par le biais de la médiatisation de ces actions.

C’est comme si ces nouvelles techniques ajoutaient de nouvelles ressources, plus imaginaires que symboliques donc, afin que se négocie la difficile transition entre l’enfance et l’adolescence, là où Freud parlait de la tâche douloureuse mais nécessaire d’avoir à se séparer de l’autorité parentale.

Il s’agirait, selon l’expression de Lacan, de pouvoir « se passer du père à condition de s’en servir » [20], plutôt que de favoriser un isolement. Et c’est une solitude qui est, de toute façon, le propre de chaque Un, car chacun est plus ou moins seul avec sa jouissance, d’une certaine façon toujours autistique. L’objet gadget devient un symptôme.

 

Crise de la langue articulée au défaut structural de l’Autre

Face au risque de vouloir rétablir une autorité dite morale du père, le Nom-du-Père que propose Lacan est juste un signifiant toujours corrélé à un défaut structural, à un manque propre au réseau du langage, ainsi qu’à une jouissance singulière. Il visera ainsi plutôt à réintroduire le sujet à la question du désir connecté à une loi accueillante, plutôt qu’à un désir supposé incarné par une autorité vide ou aveugle.

Ce qui maintiendrait la dimension de l’autorité n’est plus le drame œdipien, mais le dire d’un seul, au Un par Un. C’est la dimension du désir, et non celle de la demande et de ses effets pathogènes, qui est ainsi privilégiée dans le dire. C’est la façon de parler ou de prendre en compte la dimension de la jouissance dans la parole, S1 - S2 comme structure minimale du réseau langagier. Un-tout-seul prend son assise de s’asseoir comme S1 sur sa jouissance, (a), plutôt que de tenter de s’articuler au S2 comme savoir, venant de l’Autre. Là où le sujet ne peut plus s’articuler à la langue de l’Autre, du fait du trou réel qu’il rencontre de structure dans le réseau langagier, il trouve alors la solution de s’articuler aux réseaux sociaux. On le dit connecté mais, de fait, il trouve là le recours voire le secours d’un nouage inédit où son corps vivant se donne l’illusion de se brancher sur le réseau d’une novlangue, où le réel et l’imaginaire errent sur l’ère du numérique. Quel est donc l’ordre du discours ainsi offert et fait-il lien social ?

Tout peut s’y mettre en jeu sans que justement le je y soit impliqué du fait de l’absence réelle d’un Autre qui, en accusant réception, lui en demanderait sa raison, à telle ou telle image ou mot surgi dans ce réseau.  

Beaucoup d’adolescents ne vont plus au collège ou au lycée et sont en revanche très branchés. Nous avons donc à la fois un lien social qui se défait – l’augmentation des phobies dites scolaires en témoignent – et un nouveau lien social via internet, sans la présence réelle des corps, que la crise sanitaire mondiale semble avoir encore accentué. Un jeune s’exclamait en séance : « Vivre ensemble, on nous bassine avec ça, mais on le fait, chacun sur ses réseaux, chez soi ! ». Internet devient pour les adolescents le lieu du supposé savoir, en accès immédiat. Un autre adolescent prétend ne pas avoir besoin d’aller au collège car, avec Google Maps, il apprend bien mieux la géographie, il télécharge des films, pour l’histoire, pour l’anglais, il y a des traductions, et le français, il connaît, puisque c’est sa langue maternelle. Internet serait-il alors un nouvel Autre universel et, si oui, comment nommer cet Autre dont ils font désormais usage intensif ? C’est le rêve d’un savoir encyclopédique universel, totalisant, non discriminé, mais ce n’est qu’une connaissance établie, celle du QI. Tout est accessible, rien n’y est véritablement vérifié, il n’y a pas le filtre de la pensée critique. C’est une connaissance instrumentalisée : « J’ai un problème, je vais regarder ! », et ainsi le sujet se corrèle à cet objet sans aucune médiation.   

Il y a une forte opposition, à cette période de l’adolescence, entre désir et volonté de l’Autre. Les ados du réel se présentent sous l’angle du désordre dont ils nous font part, souvent écho d’ailleurs du désordre du monde, ce qui se traduit souvent par de nouvelles nominations empruntées à la langue commune : harcèlement, phobie scolaire, addictions, etc. Ces nouveaux « identifiants » s’accompagnent d’une mutation dans le discours non plus soutenu par la structure du réseau langagier mais celle du réseau social : le trait symptomatique fait désormais la catégorie. Mais il se traduit également par des « comportements » : binge drinking, scarifications, sports extrêmes, banalisation du porno, etc. Il est moins question de symptômes déchiffrables que de phénomènes de jouissance. Ces comportements, parfois extrêmes, ne sont pas toujours considérés comme transgressifs par les jeunes eux-mêmes, ils sont quasi-normés. Lorsque la pulsion est ainsi aux commandes, le problème, pour le clinicien, est souvent de s’introduire dans le circuit et d’arriver à produire un questionnement, permettant une division, voire une ouverture, vers une autre dimension, soit réintroduire la place du rêve ou du fantasme où se joue souvent la mise en jeu d’une rencontre.

 

La rencontre et/est ce qui rate

Jacques Lacan n’a pas hésité à qualifier la rencontre amoureuse d’un terme qui, en son temps, a fait frémir les esprits, portant atteinte au mythe de l’amour : le « non-rapport sexuel » [21]. Dans le Séminaire Encore, il démontre, à partir de l’expérience analytique, que pour chacun, homme ou femme, jeune ou moins jeune, le rapport sexuel est « ce qui ne peut pas s’écrire » [22], c’est-à-dire se réduire à une formule mathématique. La rencontre ne faisant pas rapport, sur le plan de l’inconscient, chacun doit inventer ce qui y supplée, via l’amour. Ce que le sujet opère comme choix, ce qu’il construit comme fantasme, ce qu’il rencontre comme symptôme, ne lui sert qu’à suppléer à cette inexistence, à ce que Lacan appelle aussi le ratage du rapport sexuel. « La fonction du phallus ne s’articule que de faits d’absence. » [23] C’est l’un des secrets de la psychanalyse. Chacun est plus ou moins malade de cette inexistence, de ce réel qui surgit ainsi toujours dans la contingence, cet il n’y a pas, créateur de symptômes, mais aussi, source de sublimation.

L’adolescent, en tant qu’il est confronté à une première fois, s’y heurte plus particulièrement. C’est la transition majeure à laquelle il a à faire, afin d’en faire son affaire. Quelque chose d’inédit surgit en lui dont il ne sait que faire. L’époque des premières fois, des premiers pas, des premières expériences, des premiers mots d’amour, des premières bêtises, est aussi celle des premières décisions, graves ou sages, avec leurs conséquences. Et pour cela, une armature symbolique solide est un atout. Car ce temps de rencontre avec ce qui cause le désir, ce temps de la vie où l’entourage, le parent, l’adulte, ne semble d’aucun recours, est souvent celui où l’adolescent cesse de parler à ses parents, de se fier à eux, où il devient secret ou agressif. Le démon de la pudeur s’empare de lui à la mesure de cette perte de confiance et pourtant, c’est bien elle, la pudeur, qui est mise à mal par l’époque hypermoderne. Le réseau social est là, en ce point précis, une innovation comme solution pour virtualiser son secret, son agressivité, en la déchargeant sur l’autre, ou tout aussi bien transformer sa pudeur en excès paradoxal de l’exposition d’une jouissance débridée.

 

Les adolescents du réel face aux deux axiomes fondamentaux

Situons l’adolescence à partir de deux axiomes lacaniens fondamentaux : les Uns-tous-seuls [24] et la célèbre formule : il n’y a pas de rapport sexuel [25]. Comment, dans cette période si singulière par rapport au réel du temps, ces deux axiomes sont-ils traités ?

Ce moment de solitude intense va trouver, pour certains, à se franchir ou à se supporter – sur le plan identificatoire – grâce aux semblables, aux bandes de copains, aux phénomènes de mode et de contagion sociales, comme le démontre actuellement la dérive des réseaux sociaux. Pour autant, certains sujets peuvent se refermer sur eux-mêmes et s’abriter derrière le mur de l’incompréhension qui les habite et sa solution, le mur de l’écran.

Dans leur rencontre avec l’Autre sexe, ils mettent en jeu le point symptomatique et fantasmatique où ils en sont dans leur existence, et rencontrent le malentendu de structure.

La nomination de l’enfance qui ne leur convient plus, qui les laisse en exil selon la formule L’éveil et l’exil, peut trouver à se réinventer par la grâce du verbe. La parole et l’échange font partie de leur monde, ils savent s’en servir pour résister à l’appel de la pulsion ruineuse et nocive souvent véhiculée par les réseaux sociaux. D’autres adolescents, cependant, branchés sur leurs objets technologiques ou autres, se passent bien volontiers de cette confrontation à la présence de l’Autre incarné et satisfont une jouissance qui les dépasse et les isole.

 

Événement ou symptôme, quelle boussole face à l’errance ?

Jacques-Alain Miller, dans « Une fantaisie » [26], se demandait qui était le plus déboussolé aujourd’hui. Si certains s’accrochent en-corps à la tradition tout en rejetant le réel de la mutation en cours, d’autres se présentent dans le monde comme déboussolés par ce que j’ai nommé l’erre du numérique, en l’errance qu’elle produit.

Le manque, « le grand secret de la psychanalyse » [27], Lacan l’a situé dans le réseau du langage lui-même, dans l’Autre (qu’il écrit avec une barre : Ⱥ), lieu où repose l’ensemble du système signifiant et qui contient aussi un trou. C’est à la fois le lieu où l’on apprend à parler et celui à qui l’on parle. L’adolescence est une période de discontinuité, de passage, et l’adolescent arrive rarement avec un symptôme déjà constitué à proposer à l’analyste, même s’il arrive avec une souffrance subjective.

Alice, au pays des merveilles des réseaux, scolarisée en fin de troisième, arrive avec un phénomène d’angoisse massive après un épisode marquant, une mauvaise rencontre amoureuse, lors de vacances chez son père. Elle est arrivée non pas avec quelque chose de l’ordre d’un symptôme, mais plutôt avec un événement traumatique. Elle n’a pas compris ce qui lui était arrivé. Cela avait bien valeur de symptôme mais elle le présentait comme surgi de nulle part. Malgré sa présence très active sur les réseaux, elle venait, un peu en impasse quand même, tenter d’éclairer les prémisses d’une mise en forme d’un symptôme. Les adolescents arrivent souvent avec des événements, tels qu’une rupture amoureuse, ou une catastrophe scolaire, un déménagement mal venu, une crise d’angoisse, plus qu’avec quelque chose de véritablement constitué comme symptôme, hystérique ou obsessionnel. Parfois, ils sont amenés par quelqu’un qui l’épingle chez eux : « Ça ne va pas du tout à l’école, il [ou elle] est addict aux réseaux », mais eux n’en font pas un symptôme. Ils demandent plus facilement de l’aide à partir d’un événement qu’à partir d’un symptôme, qui leur apparaît sous une forme dite sociale : « ça ne se fait pas de faire ça, mais je le fais quand même. » Ce qui caractérise cette période, c’est la rencontre avec quelque chose dont ils pressentent que ça va être de l’ordre d’une discontinuité, d’un acte. C’est souvent d’ailleurs pour voiler cette discontinuité qu’ils se branchent en continu sur les réseaux.

 

L’impasse sexuelle du réseau langagier et la nécessaire illusion du réseau social

Pour qu’un symptôme puisse s’articuler, se subjectiver, se dire, ne faut-il pas qu’il y ait eu, en amont, la rencontre traumatique avec le sexuel dans l’enfance, comme nous l’apprend Freud avec le cas Emma et ce qu’il nomme le premier mensonge hystérique [28]. L’adolescence n’est pas, en effet, la première rencontre avec le sexuel, cependant, pèse sur l’adolescent et son corps jouissant, par tous les canaux imaginables de la langue, de la parole et du discours, l’exigence d’avoir à se situer dans la normalisation des positions sexuelles. Dans une société traditionnelle, se suivait en toute évidence la « grand-route » [29] avec comme seuls panneaux Homme ou Femme. On était une femme ou un homme, et c’était comme ça. Il n’y a plus aujourd’hui d’évidence à suivre cette grand-route, les adolescents se questionnent presque méthodiquement : « Je vais essayer les deux, les hommes, les femmes… ». C’est désormais de l’ordre d’une expérience : « Je ne pourrai savoir, au fond, que lorsque j’aurai essayé. » On doit s’auto-déterminer gay, lesbienne, ou neutre. Il n’y a pas que la grand-route traditionnelle, il y a une variété de réseaux sociaux qui semblent ouvrir une voie plus subversive que celle offerte par la norme, des voies faisant croire au sujet que la singularité de sa propre voix peut enfin se faire entendre. Pourtant transgenre, travesti, neutre, asexuel, bisexuel, multi-sexuel sont encore des catégorisations.

 

L’impact de l’image virtuelle du réseau face à la fragilité de l’image

Les corps des adolescents s’appareillent aujourd’hui à de nombreux objets hors-corps venant les compléter, ou deviennent le lieu de pratiques contemporaines de marquage : maquillages, tatouages, piercings divers et variés. Le corps vivant et bien réel serait-il le dernier partenaire du sujet ?

Les marquages corporels ont toujours existé, dans toutes les sociétés et à toutes les époques. Depuis une vingtaine d’années, grâce aux réseaux, c’est quelque chose qui revient en force. Il y a toujours nécessité à marquer symboliquement le corps, à subsumer l’image, sous les signifiants. Dans ce marquage corporel, il y a du nouveau car, actuellement, c’est un choix qui se veut individuel et non plus collectif. Le tatouage n’est pas décidé par quelqu’un d’autre, le sujet choisit lui-même son tatouage, tandis que dans les scarifications rituelles, c’était envisagé comme le signe d’appartenance à la communauté.  Le personnage Samuelle Berger dans la série La Fièvre le pointe. On a la même variable du Un-tout-seul mais, dans la modernité, c’est l’image sur l’image, comme si l’image du corps n’était pas suffisante et qu’il fallait la redoubler dans le réel d’une autre image virtuelle, se l’approprier. Si le choix se fait seul, il se fait grâce au support de l’image du corps sur l’écran, donc sans la médiation de la parole de l’Autre.  L’inconnu qui surgit dans ce corps qui change à l’insu du sujet, est un réel qui prend possession de l’image et la rend éminemment fragile. Si les ados passent leur temps devant le miroir, c’est bien parce qu’ils ne se reconnaissent pas, d’où la nécessité de se faire des marques de reconnaissance. Une jeune fille disait que son piercing lui avait donné le sentiment de posséder son corps, de maîtriser un peu son image.

L’adolescence est le moment où ce genre de pratiques apparaît, comme traitement du réel qui surgit dans l’image et la fait exploser en quelque sorte. L’écran s’est substitué au miroir, et les points d’impacts des images du corps surgissant dans les vidéos des influenceurs font croire aux jeunes qu’ils sont les points d’appuis qui leur faisaient défaut. La crise de la langue articulée à l’Autre est aussi bien la crise des semblants qui se répercute sur la catégorie du sujet que celle de l’objet : la façon de se nommer ou se présenter correspond à la catégorie du sujet, et ce qu’on appelle les conduites de désordre se situent davantage du côté de l’objet.  

 

Se présenter ou s’auto-nommer comme Un-tout-seul (S1) 

Une auto-nomination, c’est faire usage d’un mot sur son être. Ce n’est pas se faire représenter dans le discours par un signifiant, mais se présenter tel quel, voire se nommer tout seul « phobie scolaire », par exemple. Pour Lacan, « le sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant » [30], un S1 pour un S2. Dans la clinique moderne du discours dit commun, popularisé par les médias, comme d’ailleurs dans la psychologisation en masse de l’appareil éducatif, des mots-types présentent le sujet aujourd’hui. Le mot phobie s’étend bien au-delà de la phobie scolaire, c’est aussi la phobie sociale, la claustrophobie, l’agoraphobie, la phobie des microbes, etc… La phobie est ainsi devenue une catégorie clinique extensive du discours du maître, ayant comme pendant celle de l’addiction. En effet, nous avons le trop de l’addiction d’un côté, et le moins de la phobie de l’autre. Ce sont des changements de paradigmes, véhiculés par des termes du langage courant sur les réseaux. Le terme phobie est d’ailleurs utilisé de façon plutôt confuse, pour caractériser toute une palette de phénomènes : le refus, le rejet, l’inhibition, l’angoisse, la rébellion, l’impuissance, l’impossible, etc. Elle n’est pas définie, ici, suivant les coordonnées précises qu’en a données la psychanalyse – avec Lacan ou Freud – à savoir sa connexion avec la fonction du Nom-du-Père. La phobie est corrélée chez Freud au complexe d’Œdipe et, chez Lacan, au Nom-du-Père – qui en est la traduction [31]. L’objet phobique est avant tout un signifiant [32] qui vient servir de limite, comme S1 tout seul, quand celle de la loi, soit S1-S2, ne fonctionne pas pour un sujet. La clinique a à faire à de nouveaux prédicats qui sont pris comme des identifiants s’inscrivant dans la logique de l’effacement progressif de la puissance du Nom-du-Père comme S2, comme véhicule d’un Savoir, dans la mise en ordre actuel du discours du maître.  « Je suis phobique scolaire », « Je suis victime de harcèlement » sont des nominations qui se rencontrent souvent. Si elles font obstacle à l’échange de paroles, à la conversation, elles font surtout obstacle au sujet lui-même. On sait qu’il n’y a de sujet que défini par rapport au signifiant et à son manque-à-être. L’être du sujet erre de structure d’un signifiant – qui le représente – à un autre signifiant – qui le représente – et ainsi de suite, c’est bien ainsi le réseau signifiant mis en évidence par Lacan, dès 1955. Ne parvenant pas, pour autant, à dire cet être, le résultat en est le manque-à-être. En revanche ces noms, ces étiquettes, ces diagnostics de la psychopathologie du sens commun, servent d’opacité au manque-à-être, bouchent sa division subjective et sa question. Il s’agit d’une connaissance exposée, dont il va chercher la définition dans Wikipédia. Il s’agit dès lors de faire réapparaître quelque chose comme la faille de la division subjective pour qu’émerge au-delà de ce pseudo savoir d’une connaissance erronée, un savoir singulier l’énigme d’un savoir inconscient, autrement dit sa question à lui. L’auto-nomination, à l’époque des réseaux, se généralise.

Comment traiter ces prédicats d’auto-nomination ?

C’est souvent une auto-nomination certes empruntée à l’Autre, mais qui n’est pas un « Tu es » mais un « Je suis ». Évidemment, il n’y a pas de je puisque je est un shifter [33]. On peut alors parler de nomination en termes d’ego. C’est une tentative de nouer quelque chose qui était en train de se défaire – du moins tel que c’était organisé avant, au temps de l’enfance. Il y a parfois la division subjective mais, quand elle fait défaut, il peut s’agir de donner toute sa dignité à une auto-nomination au titre de se faire un nom, un symptôme inventé, même s’il est trouvé sur les réseaux sociaux, en écoutant une émission de radio, ou autres. Il peut s’agir d’une invention qui peut être élevée à la dignité d’un symptôme. Il y a d’ailleurs, dans le lien social, toute une pratique clinique associative qui s’appuie sur cette question de la nomination : ce sont les « addicts anonymes », les « alcooliques anonymes », « les associations de schizophrènes », « les entendeurs de voix ». C’est le simple constat qu’il y a du nouveau qui surgit ainsi qu’il nous faut prendre en compte. Cela est lié au fait que l’organisation traditionnelle autour de l’axe du Nom-du-Père ne fonctionne plus. C’est une manière de s’identifier à des Uns-tout-seuls [34]. Ces identifications n’ont cependant rien à voir avec des identifications subjectives, ce sont des identifications moïques, egotiques. Elles viennent à la place de l’idéal du moi qui est toujours hétéro-nommé. Ainsi les réseaux sociaux ont-ils permis aux jeunes qui se disent bisexuels, ou non genrés, de trouver un lieu pour faire entendre leur errance sexuelle. Le sujet se fait entendre ou se fait voir comme si la pulsion y trouvait enfin son circuit en croyant y trouver son but. Cela peut s’accompagner d’une grande agressivité mais, ce dont il s’agit, c’est que la personne dit, elle-même, ce qu’elle est.

 

La place et la dépendance à l’objet connecté

Certains adolescents sont adressés par des parents ou des professionnels, pour des passages à l’acte sérieux, sans qu’il y ait pour autant, de leur part, subjectivation de leurs actes.  Les comas éthyliques sont souvent des passages à l’acte collectifs. La nuit, sur les places publiques, les jeunes boivent beaucoup jusqu’au petit matin.  Cela repose sur le fait « qu’il n’y a pas d’être », il n’y a que du manque-à-être et sa saturation, cette fois, par l’objet. Que l’on prenne les overdoses comme toutes les formes d’addictions, l’effet visé est l’évanouissement de la division subjective. L’objet vient prendre la place, colmater ce qui divise. Du côté des identifiants, il s’agit de mobiliser les ressources du langage dans l’Autre, et du côté de l’objet, de mobiliser plutôt les différents moyens de faire disparaître la souffrance subjective liée au statut même de sujet. Dans les deux cas, c’est un traitement du manque-à-être des corps parlants [35]. Et cela a pris une autre allure dans le sens où le réseau a permis que cela soit diffusé sur des vidéos.

 

Le discrédit de la parole et la modification de la place du fantasme

Nous sommes des sujets barrés du fait d’être des sujets parlants, et chacun a sa façon de faire avec ça. La caractéristique particulière de la clinique moderne n’est pas que le fantasme n’occupe plus la même place organisatrice qu’avant. Mais il y a quelque chose du lien entre S barré [$] et [a], qui disparaît. Le poinçon de la formule du fantasme [36] [$ ◇ a] s’efface. Dans l’addiction, il n’y a plus de poinçon : le sujet efface sa division en faisant corps avec l’objet. Le sujet dénie ainsi ce qui fait sa marque soit son manque. Il y a des gens qui témoignent de l’insupportable du manque, du manque d’amour, de sexe, parfois du manque de manque, mais aussi de tout ce qui implique la gêne, la difficulté. Et ils trouvent dans ces objets – qu’il n’est plus difficile de se procurer via les réseaux – une solution à ce manque.

Ainsi le coma éthylique, l’effet des drogues, ou une certaine déchéance, ont-ils pris de l’ampleur, un côté trompe-la-mort, versant de l’image brute et virtuelle qui devient de fait réelle car écrasant tout imaginaire. Être celui ou celle qui a trompé la mort, n’est parfois pas sans un certain bénéfice social narcissisant, qu’on expose volontiers sur les réseaux. Et ces phénomènes peuvent s’entendre comme venant à la place de rites d’initiation [37] qui pouvaient être certes douloureux, parfois extrêmes, mais marquaient une séparation un passage. Maintenant, ces franchissements se cherchent dans le réel et peuvent parfois prêter à de graves conséquences, désarrimés qu’ils sont de tout nouage au symbolique.

 

La mise à nu de la crudité du réel sans la médiation du fantasme pousse à l’acte

Lacan disait qu’il n’y a jamais eu de nouveau fantasme car fondamentalement, le fantasme est masochiste dans sa structure. Dans mon livre Vie éprise de parole, j’ai parlé des insultes et de la crudité du langage des adolescents en termes de sexualité. C’est en partie un phénomène d’âge et de génération, mais c’est aussi un changement notable.

Une jeune fille, dite bien comme il faut, parlant d’une de ses copines de classe, la désignait sur les réseaux comme celle « qui fume et qui suce ». Ainsi y trouve-t-elle un espace où elle se croit jouir sans entraves même aux dépens de ses copines, cela signe aussi bien l’absence de tout refoulement que le langage articulé ne réfrène plus la jouissance. On y saisit la brutalité et la crudité de la chose sexuelle mise à nue dans le but de jouir sans freins. Aussi, lors d’une conversation dans un collège, les participants parlaient de trois adolescents, deux garçons et une fille, qui s’étaient enfermés dans les toilettes : la fille ayant fait une fellation au premier pendant que le deuxième filmait, mettant ensuite la vidéo sur Facebook et TikTok.  Enfin, Marion, une jeune fille de treize ans, s’était suicidée après avoir été traitée de pute sur les réseaux. Ces adolescents s’avancent directement dans le registre des passages à l’acte. Le rapport à l’activité sexuelle ne semble plus médié par le fantasme à la place de l’acte.

Le fantasme, vous le mobilisez, à l’occasion, dans l’acte sexuel, pour jouir, comme le dit Freud, dans son texte « Un enfant est battu » [38]. Mais, la scène inconsciente du fantasme fondamental n’est pas ce qui donne la satisfaction. Freud affirme même l’inverse, que ça vous fait horreur. Lacan dit que le catalogue des perversions a pu être dressé dans la névrose parce que la pulsion se laisse attraper par le fantasme. C’est moins le cas aujourd’hui, elle va plus directement du côté de l’acte. Les vidéos de violence et les assassinats en direct des adolescents aujourd’hui en témoignent de façon dramatique.

Lacan, en particulier dans ses cinq premiers Séminaires, renvoie plutôt la logique du fantasme à la marque signifiante. Il en fait un effet du signifiant, mais la place qu’il donnera à la jouissance au fil de son enseignement nous éclaire. Dans son fantasme, le sujet occupe toutes les places.  Il est à la fois celui qui est battu, celui qui bat, et celui qui se rince l’œil. C’est ce qui fait que le fantasme est une machine à jouir.

Circuler à toutes les places, c’est au fond, le même principe que les profils des réseaux sociaux ainsi que ceux des sites de rencontre. « Dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es ! ». Le sujet, envahi par son objet plus-de-jouir, auquel il s’est branché directement, va se mettre en ligne direct sur les réseaux. Certains adolescents n’hésitent pas ainsi à s’y afficher envahis qu’ils sont par l’objet regard et l’objet voix qui les pousse à se donner à voir, ou en se faire entendre, sans en mesurer aucune conséquence, honte ou pudeur. La question, dès lors, est de les amener à ce que cela fasse symptôme pour eux.

 

Vie éprise de réseaux

La psychanalyse, comme envers du discours du maître moderne qui se soutient des réseaux sociaux et comme puissance subversive, répond à cette forme nouvelle d’addiction, artificiellement créée par un usage nocif et ruineux des réseaux sociaux, en proposant au sujet de s’en distancier, en le convoquant au bien-dire. Reprendre la parole c’est, en effet, retrouver cette dignité de sujet, liée au réseau du langage articulé là où il retrouve, comme « fils de la parole », son corps vivant. C’est lui donner la chance de dire ce qui se tait en lui, dans cette Vie éprise de réseaux, là où l’évaluation, les normes pseudo-scientifiques prônées par les techniques comportementalistes, le déshumanisent tout comme la quête effrénée des likes qui lui font croire qu’il est aimé.  Avec le discours de l’analyste, « le désir est de retour », celui qui tel le furet court sous le réseau des signifiants. La psychanalyse d’orientation lacanienne propose à celui qui s’adresse à elle un art, l’art du déchiffrage de ce qui fait énigme pour lui seul. Aussi, face à ces mutations de la civilisation et pour ne pas s’inscrire du côté des solutions ready made, elle se réinvente, accueille la trouvaille, l’inédit, le nouveau. Avoir pour programme ce qui ne se calcule pas du réel est un pari risqué, mais un pari valable, pour qu’advienne le sujet et son obscur objet de désir. Le réel de la psychanalyse serait celui qui accueille la différence absolue de l’inconscient, toujours singulier, et qui humanise la pulsion.

 

Philippe Lacadée

 

 

Texte établi par Dominique Grimbert.

[1] Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant, Paris, Navarin, 2015, p. 191-204.

[2] Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 562.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, 1978, pp. 339-354. Et Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Seuil, 1981, p. 329.

[4] Miller J.-A. « Préface », Un début dans la vie, Le promeneur , Éditions Gallimard, 2002, p. vii. 

[5] Wedekind F., L’Éveil du printemps, tragédie enfantine, préface de Jacques Lacan, Paris, NRF, Gallimard, 1974.

[6] Jodeau-Belle L. & Page C., Le Non-rapport sexuel à l’adolescence, Théâtre et cinéma, PUR, 2015, p. 9.

[7] Heidegger M., « La question de la technique », Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1958, p. 26 & sq.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 138.

[9] Freud S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre VII,  Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 2001. Et Lacadée Ph., « De la révolte à la brûlure de l’e-meute », Le Pari de la conversation, numéro spécial du 8 août 2023. 

[11] Miller J.-A. et Laurent É., « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », Silhouettes du déprimé, La Cause freudienne, n°  35, février 1997, Paris, Navarin, p. 7-20.

[12] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu», Autres écrits, op. cit., p. 23.

[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1991, p. 43.

[14] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu», Autres écrits, op. cit., p. 23.

[15] Miller J.-A., « Quatrième de couverture » de Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation (1958-1959), texte établi par Jacques-Alain Miller, Éditions de la Martinière, Le Champ freudien, 2013.

[16] Ibid.

[17] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 414.

[18] Ibid., pp. 83-87.

[19] Mercklé P., Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères », nouvelle édition, 2011, p. 12.

[20] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Seuil, Paris, 2005, p. 136.

[21] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 413.

[22] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975. (Et Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 146.)

[23] Ibid., p. 40.

[24] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris VIII,  inédit, leçon du 16 mars 2011. 

[25] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 455.

[26] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n°15, février 2005, p. 9.

[27] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, le Désir et son interprétation, Martinière/Champ freudien, 2013, p. 353. 

[28] Freud, « Psychopathologie de l'hystérie », La Naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1956, 5e éd. 1985, p. 364-367. 

[29] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 327.

[30] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819.

[31] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », ibid., p. 557.               

[32] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, Seuil, Paris, 1994, p. 395.

[33] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Les Formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 2013, p. 45.

[34] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011.

[35] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant. Présentation du thème du XIe congrès de l’AMP à Rio en 2016 », Scilicet. Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, ECF, coll. Rue Huysmans, 2015, p. 21-34.

[36] Lacan J. « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, op. cit., p. 816.

[37] Cf. Lévi-Strauss C., Tristes tropiques, Plon, coll. Terre humaine poche, Paris, 1955, p. 38.

[38] Freud S., « Un enfant est battu », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 219.

 



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