La phobie du petit Hans, j’ai montré que c’était ça, où il promenait Freud et son père, mais où depuis les analystes ont peur.
Jacques Lacan « Télévision », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 528.
Que l’apport de Lacan quant à la fonction paternelle soit réduit à la fameuse « métaphore paternelle », tel est le malentendu que Jacques-Alain Miller a tenu à éclaircir et que nous proposons d’étudier ici.
La métaphore paternelle, dans le Séminaire v, Les Formations de l’inconscient, structure de façon inédite le mythe d’Œdipe en articulant, d’une nouvelle façon, la relation entre les signifiants du Désir de la mère et du Nom-du-Père. Lacan y utilise l’apport de la linguistique et du structuralisme, en se référant plus particulièrement à la lecture de Saussure par Jakobson et à Levi Strauss, afin d’élucider la référence freudienne au mythe d’Œdipe. Il ouvre ainsi une voie lui permettant, dans un au-delà de l’Œdipe, d’une part de tenir compte de la mythologie pulsionnelle conduisant la psychanalyse à une orientation vers le réel et, d’autre part, de saisir que l’enjeu est le rapport du sujet à la langue vivante et son pouvoir d’équivocité.
Le chemin de Lacan du Nom-du-Père aux Noms-du-Père
Dans son texte Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose [1], pour Lacan, la construction du champ de la réalité nécessite que le sujet ait à sa disposition le signifiant du Nom-du-Père. Ce signifiant, il va l’utiliser dans sa fonction de métaphore, celle que met en évidence Jakobson qui refusait le modèle statique de la langue, lui préférant l’étude de la langue en tant que langue vivante capable de transformation incluant des phénomènes de créations littéraires. La métaphore du Nom-du-Père substitue ce nom à la place premièrement symbolisée par l’opération de l’absence de la mère. Lacan écrit le mathème de cette opération de la métaphore paternelle. L’intervention du Nom-du-Père vient rayer le signifiant premier du désir de la mère pour faire surgir une nouvelle signification que Lacan appelle la signification phallique.
Il y a au dehors de ce que la mère a offert, du code symbolique auquel elle a introduit son enfant, un autre signifiant qui vient décompléter et trouer le code de l’Autre. Un signifiant, un nom qui n’est pas celui de son enfant, celui qui le désigne dans la langue maternelle et qui rend compte de son désir ailleurs en dehors de lui, ouvrant à une autre réalité, c’est ce qui vient garantir ce que Lacan va appeler le Nom-du-Père. C’est le lieu d’une nomination possible pour l’enfant du hors sens du départ de la mère. Les effets de hors sens, de jouissance que pouvait produire ce départ prennent alors une nouvelle signification. Le pur caprice de l’Autre qui s’en va comme elle le veut, confrontant l’enfant à des trous dans le savoir va prendre le sens sexuel d’une orientation vers le père ; du coup le sexuel va se stabiliser pour l’enfant en dehors de lui.
Ce n’est plus son propre corps qui va répondre, ni son image, mais celui d’un autre, bien vivant, dont il perçoit la présence, le père en l’occasion. Il y en a au moins un autre qui va intervenir dans l’affaire avec sa mère, il y en a un qui démontre à l’enfant que lui, il sait se débrouiller de cela, car il se trouve porteur du signifiant du désir sexuel de l’Autre. Ce n’est plus l’enfant qui va offrir son corps ou son être pour être en totalité l’équivalent phallique qui manque à sa mère. Il n’est plus la métonymie du phallus qui manque à sa mère. Le signifiant du Nom-du-Père vient se substituer au manque que l’enfant rencontre ici dans la langue dans son rapport à l’Autre.
Lacan élucide, d’une façon inédite, la problématique de la castration et la mise en jeu de la signification phallique. Il situe précisément dans l’échec de la métaphore paternelle « le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose. » [2] Cette métaphore a permis de lire d’une nouvelle façon la problématique de la psychose dans le sens où, lors de son déclenchement, surgit au point où est appelé le Nom-du-Père, un pur et simple trou dans l’Autre. Et la carence de l’effet métaphorique instaure, là où prend normalement place la signification phallique, la béance d’un trou. Ceci a permis également de tirer des conséquences cliniques inédites dans la prise en compte de l’enfant et de la psychose
Par cette opération, Lacan, a en effet, dégagé l’importance du désir de la mère dans la subjectivité de l’enfant et a rétabli le père freudien dans sa figure, sa présence et sa fonction. La métaphore paternelle a ainsi permis de situer à leur juste place la relation d’objet de la théorie anglo-saxonne, notamment celle de Mélanie Klein, la déviation pédagogique d’Anna Freud, et la « mère suffisamment bonne » de Winnicott. Dès lors, soit par le cas que la mère fait de la parole du père, soit par la présence de celui-ci, le désir du père fut considéré comme partie prenante de la subjectivité de l’enfant.
Après avoir ainsi accentué et formalisé cette fonction du père, Lacan, dans un temps ultérieur de son enseignement, a fini par passer outre cette fonction singulière du Nom-du-Père, en la pluralisant sous les Noms-du-père qu’il écrivait les « Non-dupes errent ». C’est ce que Jacques-Alain Miller a appelé la « seconde métaphore paternelle » où la fonction du père s’est trouvée réduite à celle de symptôme, ce qui permit d’aborder d’une nouvelle façon la question de l’enfant à partir du réel et de la jouissance. Lacan montrait ainsi, par ce néologisme, comment la nomination elle-même prend en charge la jouissance. Le Nom-du-Père qui apparaissait dans toute sa singularité freudienne était d’abord pluralisé pour ensuite se trouver logé dans l’ensemble des noms de la langue qui prennent en chaîne la garantie ou la nomination de la jouissance. L’Autre de la langue prend en charge la nomination de la jouissance dans son ensemble mais avec un Autre qui est barré, il y aura donc toujours un reste, un résidu, un intraduisible, une jouissance en excès.
Empruntons le chemin, assez méconnu, qui amena Lacan à abattre l'idole qu'on lui imputait d'avoir élevée, chemin qui n’est pas sans s’équivaloir au parcours d’une cure analytique, chemin où il est passé du Nom-du-Père aux Noms-du-père.
Le malentendu de la psychanalyse : L’envers de la psychanalyse ou l’au-delà de l’Œdipe
Dans les années 1968 à 1970, Lacan n’a cessé de mettre en question le père et, par voie de conséquence, le statut de l’enfant dans la psychanalyse et dans le discours analytique. Parallèlement à ce travail conceptuel, il cherchait à saisir, au-delà du père, le désir de Freud pour la psychanalyse, ceci afin de rendre opératoire la question du désir de l’analyste et de son discours.
Grâce aux « quatre discours » élaborés par Lacan dans son séminaire L’Envers de la psychanalyse, nous pouvons saisir comment le sujet s’inscrit dans le lien social. L’assise du discours analytique qui est un de ces quatre discours s’y trouve élucidée de se situer à partir de ce qui en est son pivot : le désir de l’analyste. Le discours de l’analyste y met en position d’agent du discours, non plus le père réel comme agent de la castration, non plus le signifiant maître auquel le sujet s’est identifié mais l’analyste en position de semblant d’objet, comme agent de la cause du désir. Désir de cette cause qui pousse le sujet à prendre la parole, à mettre à ciel ouvert ce qui le divise et, au nom d’une vérité qui lui est particulière, à se faire sujet responsable de son énonciation, ceci afin de produire la chute des signifiants maîtres auxquels il a eu affaire et d’en séparer la valeur de jouissance qui y est incluse.
C’est, là, la psychanalyse au-delà de l'Œdipe : la psychanalyse moins le désir qu’avait Freud de sauver le père, fût-ce au prix de le mythifier avec le mythe d’Œdipe ou celui de la horde primitive de Totem et tabou.[3]
Et pourtant il y a l’Œdipe et il y a les faits œdipiens qui sont le souci quotidien de tout sujet ; il y a la vérité du couple familial auquel le symptôme de l’enfant vient répondre ; il y a ce par quoi le sujet tient à son enfance, c’est-à-dire sa famille, véritable point d’efficace de toute cure dont la visée est la levée de l’amnésie infantile, de la névrose infantile.
Lacan notera dans ces faits et dans cette vérité du signifiant maître, le signifiant ayant servi à nommer quelque chose de sa jouissance. Là où se révèlent la sexualité infantile et les pulsions, il privilégiera le réel de la jouissance dont tentent de rendre compte les mythes pulsionnels révélés par Freud dans ses Trois Essais sur la théorie sexuelle, et dont Lacan a soutenu qu’ils sont nos véritables mythes. Rien de mieux n’a été inventé que le père et la mère pour faire une névrose ; rien de mieux que ceux-ci pour donner chance, de par leur présence et leur parole, à une réponse non-anonyme devant la jouissance et le désir énigmatique qui agitent leur enfant – réponse faisant écho dans son corps au fait qu’il y a du dire en jeu dans ce réel rencontré dans la relation à l’Autre. C’est là où Lacan nous révèlera la capacité de la langue, ce langage hors corps, seul capable de pouvoir traduire la jouissance et la libido hors-corps par la nomination. La signification paternelle, celle qui se déduit de la simple métaphore paternelle, en donne une version phallique. La phobie de Hans apporta à Lacan une contribution clinique inouïe lui permettant de saisir ce que pouvait inventer un enfant, lorsqu’il se trouve en difficulté de ne pouvoir se soutenir que de la seule fonction paternelle.
Suivons le chemin de Lacan, celui où il est passé du Nom-du-Père aux Noms-du-père. L’observation du petit Hans en est le paradigme d’y révéler comment dès la mise à jour de la singularité de la fonction paternelle du Nom-du-Père on peut y saisir la pluralité lacanienne des Noms-du-père. Hans illustre cet enfant à cheval sur le Nom-du-Père.
La phobie de Hans : être à cheval sur le Nom-du-Père
Savait-il, le petit Hans, à quoi il consentait en passant outre le père, outre la défaillance de celui-ci ? Savait-il que, ce père, il allait malgré tout le rencontrer en l’espèce d’un symptôme phobique signant sa névrose – la peur du cheval – un cheval en lieu et place d'un père. En se saisissant du nom d’un animal à la place du Nom-du-Père, le petit Hans s’est trouvé à cheval sur le principe séparateur du père : ce cheval, qui devient son signifiant maître et supporte sa phobie, lui permettant par la nomination de se séparer d’une angoisse plus pétrifiante encore, en la traduisant.
Dans un premier temps, Freud a démontré que le symptôme de Hans, qui à la fois soutient et masque la fonction paternelle, révélait la marque de la défaillance de cette fonction paternelle quant au désir. Il y avait, chez ce petit garçon, un désir de castration qui, malgré un appel incessant au père, échouait à trouver son agent – le père réel – pour la rendre opératoire et efficiente.
Le deuxième temps de l’observation est la conséquence logique de la rencontre entre ce désir de castration de Hans et le désir de Freud, c’est-à-dire la construction œdipienne qu'il donna à l’enfant en lui indiquant que l’agent de la castration, pour un parlêtre, c’est le père et non pas un cheval. À ce moment-là, face au pire du réel, celui de la jouissance masturbatoire et pulsionnelle, jouissance étrangère qu’il n’arrive ni à nommer, ni à traduire, Freud paria sur le père du petit garçon pour pacifier son symptôme phobique. Hans, impressionné par le savoir de Freud au point de penser qu’il s’entretenait avec le Bon Dieu, crut, sans tout à fait y croire, ce que ce dernier lui avait raconté à propos du père : à savoir qu’il était celui dont il se devait d’avoir peur. Mais ce père, en dépit des recommandations de Freud, demeura défaillant du côté du désir, il demeura celui qui brillait par son absence, signale Lacan, par son défaut d’incarnation. Il n’a donc jamais été donné à Hans de rencontrer son père comme celui qui transmet la castration.
Au cours de cette première analyse d’enfant, un enjeu fondamental pour la direction de la cure fut posé : celui d’un malentendu sur la fonction du père – le père peut-il pacifier la revendication pulsionnelle de son fils et, si oui, jusqu’à quel point ?
Selon la première indication de Freud, l’analyste est le médiateur qui indique au sujet par où il doit en passer pour reprendre le cours interrompu de son œdipe afin de le mener à son terme. Freud n’a-t-il pas fait savoir à Hans qu’il lui fallait rencontrer son père ? Ou tout au moins Un père, car il pariait que sa névrose se ferait plus tranquillement sous la colère et la jalousie du père que sous la morsure du cheval. Le petit garçon, lui, penchait plutôt pour une psychanalyse au-delà de l’Œdipe, une psychanalyse sans cette construction œdipienne que Freud lui offrit le 30 mars. Il penchait, quant à lui, pour une psychanalyse moins le désir de Freud.
Le malentendu de l’être : une déchirure qui grandira dans le temps
Hans s’interroge non pas sur son père et sa mère mais sur sa propre sexualité, sur sa jouissance masturbatoire, sur son pénis réel, sur son jouir du corps – sur « se jouir » dit Lacan, dont l’étrangeté l’angoisse. Dans « le clivage du Moi », Freud évoque le conflit à propos de la masturbation entre la revendication de la pulsion et l’objection faite par la réalité qui entraîne une « déchirure dans le moi, déchirure qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps. »[4] C’est là le fait de structure fondamental qui concerne l’être du petit Hans. Cette déchirure occasionnée par sa jouissance lui est étrangère et lui fait peur ; elle est au principe de la phobie, déclare Lacan. Comment se situer comme « être garçon » dans le logos ? Hans se tourne vers l’Autre et l’interroge. Il lui demande raison de ce qui soudain lui manque. Pour lui, la question est : Quoi faire de l’organe ?
Devant la défaillance de son père qui ne lui permet pas de se délivrer du réel de la pulsion, Hans va aborder ce réel au-delà du mythe freudien du père œdipien, en y suppléant par une logique de la libido. Lacan a appelé ce travail psychique de Hans ses « mythes pulsionnels ». Le mythe pulsionnel de ce petit garçon raconte, par le biais du cheval, une histoire inédite, une autre histoire que celle du mythe paternel, une histoire symptomatique du père, où s’écrit une nomination originale. Cette histoire révèle très tôt à Freud que le véritable statut du père dans l’inconscient du sujet a valeur de symptôme. Lacan dira beaucoup plus tard que ce symptôme, qu’il écrira sinthome, a pour fonction de nommer d’un Nom-du-Père le point de réel auquel se confronte le sujet, différenciant par-là, la fonction du Nom de celle de la métaphore.
Le mythe pulsionnel du petit Hans
Hans est un théoricien du lieu de l’Autre : il va l’appréhender au travers d’un circuit pulsionnel qui indique comment il s'y prend pour rendre opératoire la migration de sa libido, tout en la traduisant à sa façon. Ce qui l'intrigue, c’est ce jouir du corps auquel il est soumis sans y comprendre rien et dont il tente de se séparer en l’incarnant dans cet objet externe et vivant qu’est le cheval. Il s’intéresse à ce qui bouge, ce qui a l’air de jouir en dehors de la bride du signifiant.
L’effraction de jouissance qu’il rencontre le conduit à interroger cette part de vivant qu’il a perdue en faisant le choix de se situer du côté de la névrose plutôt que de la perversion, en préférant parier sur le signifiant vivant du cheval plutôt que sur le signifiant du Nom-du-Père. C’est là qu’il se trouve à cheval sur un nouveau circuit de parole lui permettant de situer son désir comme prévenu d’un danger.
Ce cheval qui s'arrête, qui repart, qui chute, qui se lève, qui rue, qui piaffe, qu’on charge, qu’on décharge, qui n’en fait qu'à sa tête, illustre bien cette zone pulsionnelle qui n’est pas prise en compte par le signifiant. Ce jouir du corps qui n’en fait, lui aussi, qu’à sa tête et qui s’impose, l’enfant, grâce au signifiant du cheval, y trouve une métonymie lui permettant de prendre en charge dans la langue une partie du réel auquel il est confronté et d’obtenir ainsi une nouvelle signification. Cela lui sert d’une certaine façon à appareiller sa jouissance, en la traduisant selon une nouvelle signification, qui structure son champ de la réalité. Sa jouissance lui est étrangère car elle échappe à toute nomination, à toute représentation signifiante. Elle est parasitaire, il veut s’en séparer, c’est-à-dire la nommer. Il veut en être castré, c’est pourquoi le cheval est aussi celui qui mord. La morsure, c’est sa traduction de la castration.
Hans ne sait pas ce qu’est un père, il n’a pas l’idée de sa fonction dans la procréation, il n’a pas non plus l’idée de sa fonction dans la castration. Il n’entrevoit pas de perte possible à la jouissance qu’il tire de son pénis. Il ignore qu’un père peut intervenir face à l'énigme du sexe et de son existence. C’est à se demander ce qu'il serait devenu si Freud, comme père symbolique, ne lui avait pas signifié qu’il y a « du père en jeu » dans son affaire, c’est-à-dire du côté de son pénis et de son cheval. Freud fait là un travail de nomination sur la version de la traduction de la jouissance, qu’a trouvé Hans tout seul. Freud, non sans prétention, lui laisse entendre qu’il y en a au moins-un, qui sait y faire avec le nouage de la jouissance au lieu du signifiant. Son intervention conjoint à la fois, la nécessité d’en référer à la fonction du père et au lieu de l’Autre. C’est par là où il te faudra passer, lui dit-il.
De la carence de son entourage symbolique à la référence vide
Le cas du petit Hans est un cas paradigmatique parce qu’il illustre que, de structure, le pouvoir du père est limité, que le Nom-du-Père ne peut pas tout régler, et il montre comment Hans a su trouver, à sa façon, une solution chevaleresque face à sa déchirure pulsionnelle.
Lacan insiste sur l’enfant laissé en plan [5], non pas par le manque de soins de sa mère, mais par son entourage symbolique, laissé en plan par une insuffisance du symbole à prendre en compte le réel auquel il est confronté dans son corps. Il ne s’agit pas du comportement de sa mère ou de son père, ou de leur éducation qui seraient à améliorer, mais d’un problème de signifiants : comment, à partir de là, Hans peut-il saisir la façon dont ces signifiants s’ordonnent et dont il pourrait se débrouiller avec eux. Sa solution fut de parier sur le cheval qui s’offre à lui comme un signifiant maître à tout faire – là où, soit le père n’avait pas su offrir cette solution à son fils, soit le fils n’avait pas consenti à en passer par ce que le père lui offrait. Le signifiant cheval est la solution métaphorique de Hans. Cette fonction métaphorique éclaire pour nous comment Lacan a pu passer du signifiant unique du Nom-du-Père à la pluralité des Noms-du-père.
Lacan était en désaccord avec la façon dont le père de Hans et Freud avaient conclu l’analyse. Pour lui restait un malentendu, et dans ce malentendu, l’enjeu réel d’une cure. Il ne suffisait pas de penser que le plombier enlevait le petit pénis pour en mettre un plus grand à Hans. Rien n’indique que le petit Hans ait accompli le chemin nécessaire du complexe de castration. Il s’invente une fiction chevaleresque où c’est plutôt lui qui se transforme en un autre petit Hans, celui qui deviendra un « chevalier servant ».
Au-delà du pénis de l’enfant, il y a celui du père, ce qui reste pour Hans énigmatique. Il y a le père mais, au-delà, il y a surtout une référence vide car n’oublions pas, comme nous l’a indiqué Jacques Alain Miller, que la clinique freudienne tourne tout entière autour d’un objet qui n’existe pas : le pénis de la mère. C’est pourquoi Lacan, grâce à l’apport de la linguistique, identifiera ce manque de pénis au trou dans le savoir, au trou du langage, ce qui va lui permettre de réordonner toute sa clinique autour de son fameux « il n'y a pas » que ce soit en l'écrivant par le (- j) de la castration maternelle, ou en énonçant son fameux « il n’y a pas de rapport sexuel ». Ce il n'y a pas, cette référence vide, ce trou dans le savoir, que Lacan a aussi appelé S de grand A barré, peut prendre consistance au niveau d’une référence logique – ce que le père de Hans, qui l’écrit à Freud, appelle un résidu : « Le résidu qui est là derrière est celui-ci : Hans se casse la tête pour comprendre ce que le père a à faire avec l'enfant puisque c’est la mère qui met celui-ci au monde ».[6]
Le malentendu du père : Qu’est-ce que le père a à faire avec l'enfant ?
Hans nous apprend qu’on peut se passer du Nom-du-Père, mais paradoxalement il démontre aussi que lui, ne peut s’en passer car, tout seul, il ne sait pas comment s’en servir : son père est partout. Il est partout sous la figure du cheval, mais il est partout aussi dans ses provocations à la maison. Il nous démontre ainsi comment le névrosé peut se passer du Nom-du-Père : là où l’autorité de la fonction paternelle est en difficulté, il ouvre la voie à la subversion créatrice. Face à la « déchirure de l’être », d’autres moyens que ceux du Nom-du-Père sont possibles pour ouvrir une solution au sujet : telle est la place qu’occupe pour lui son symptôme phobique. La solution de Hans se fait donc au prix d’un symptôme et d’un travail inédit de traduction de l’en-trop de jouissance auquel il est confronté.
Pour Lacan, se passer du père cela ne veut pas dire, bien au contraire, que le père est mort et que tout est permis car, dit-il, « La psychanalyse de réussir prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir. » [7]
Il nous faut examiner, au cas par cas, comment l'enfant se sert ou non du Nom-du-Père pour se construire sa névrose, et nous avons à le conduire tranquillement, jusqu’au point où il peut s’en passer pour s’en servir. En passant de la fonction paternelle en défaut à la création d’un symptôme, l’analyse du petit Hans mit en cause le père, tout comme l’enseignement de Lacan –qui s’est déployé à la façon d’une cure – s’est attelé à la mise en cause du père : de « l’appel au père » du Séminaire Les Psychoses, à son incarnation de la loi véhiculée par le désir de la « Note sur l’enfant », à la « métaphore paternelle » du Séminaire Les Formations de l’inconscient jusqu’à la version de la jouissance du Séminaire « RSI » de 1975, qu’il met en jeu et dont il sait ou ne sait pas faire modèle.
Il ne fait aucun doute, même pour un jeune enfant, que l’analyse met en cause le père, met en cause la fonction signifiante que capitonne la mise en jeu du désir du père. La question du sujet que l’analyse met d’abord au travail est une question sur l’Autre et adressée à l’Autre. Le plus souvent, elle se présente d’entrée sur le mode du grief, du reproche, de la plainte, des déceptions, de l’ennui et de la prière, du constat de l’absence de l’Autre ou de ses interdits. Tout cela adressé au père en tant qu’il est celui qui introduit à la dimension de l’Autre chose, c’est ce que Lacan appréhenda avec la mise en place de la « métaphore paternelle ». Le sujet interpelle donc le père, voire nous interpelle sur le père ou comme père, mais de quel père s’agit-il ? Le père idéal qu’on regrette de ne pas avoir, est un fantasme de névrosé. Le Nom-du-Père est un semblant que l’analyse réduit au signifiant maître S1 dont le sujet, s’il a su situer le père réel, pourra tirer un savoir lui permettant de savoir y faire avec la question du père, avec la question du modèle et de l’exception.
Le père : sa fonction, sa version, son symptôme
Voici les différentes portées de la fonction de père proposées par Lacan.
- fonction d’interdiction et de séparation : la coupure et la marque.
Lacan, reprenant l’Œdipe freudien, affirme que la fonction du père est, dans un premier temps, de signifier la coupure, la séparation entre l’enfant et sa mère, en signifiant à la mère : « Tu ne réintégreras pas ton produit », et à l’enfant : « Tu ne rentreras pas dans ta mère ».
- de substitution et de métaphore : l’amour et le respect
Il s’agit ici de l’introduction de la loi signifiante dans l’échange entre la mère et l’enfant, par la fonction phallique véhiculée par le père. La métaphore paternelle substitue un signifiant – le Nom-du-Père – à quelque chose d'énigmatique – le Désir de la mère – en produisant une signification phallique à laquelle l’enfant cherchera à s’équivaloir.
Si le désir de la mère ne suffit pas à parler d'amour, s’il faut qu'elle en donne une orientation signifiante de par le cas que sa parole fait du père, Lacan nous apprend que cela ne suffit pas : il identifie alors la loi du signifiant et le désir, en faisant du père le lieu de la loi, le lieu où une parole a, pour la mère et l’enfant, du poids. Une telle parole reviendrait à dire au sujet : « Tu n’es pas le phallus de la mère, mais aussi : C’est le père qui est le phallus de la mère. » À partir de là, la fonction d’interdiction et de séparation s’oriente selon la perspective phallique. Le désir de la mère cesse d'être un pur caprice pour consentir à la loi, vectorisé par le père.
Proposons cette fiction, celle d’un Autre qui s’adresserait au sujet en ces termes : « Libre à toi : soit tu aimeras cette parole, tu l’incorporeras et tu la respecteras, tu y croiras sans y croire mais tu accéderas à cette part de vivant perdue qui t’habite. De là, la mise en perspective du manque qui te constitue t’orientera vers l’Autre et tu pourras saisir que ce qui manque à ta mère ce n’est pas toi qui l’as. Cependant, n’oublie pas qu’il te faudra rencontrer un manque plus irréductible encore, là où, contrairement à ce qu’on t’a nécessairement fait croire, rien ne répondra. Tu devras alors faire usage des signifiants que l’on t’a offerts pour t’ouvrir à une autre perspective, celle qui te permettra de trouver ta propre réponse. Mais sache aussi, que si tu ne respectes pas la perspective que l’Autre t’a offerte, si tu en dénonces et en rejettes l’imposture signifiante, tu vas rester en plan, sans voie, avec la seule voix du caprice de l’Autre qui tout en étant en toi, t’apparaîtra comme étrangère et persécutrice car elle ne cessera de te poursuivre de ses assiduités ».
- d’union et de médiation : l’idéal et l’objet
Par la suite, Lacan formula la vraie fonction du père : celle d’unir un désir à la loi. Il précisa, dans sa « Note sur l’enfant adressée à Jenny Aubry », qu’il s’agit d’une fonction de médiation permettant de passer de la métaphore paternelle à la fonction du père comme vecteur de l’incarnation de la loi dans le désir. La façon dont l’enfant sort des prises fantasmatiques dans lesquelles il risque de stagner, voire de s’engouffrer en devenant l’objet du fantasme de la mère, fut un objet d’interrogation pour Lacan. Pour lui, reste une part de l'enfant qui n’est pas prise dans la signification phallique, c’est cette part que Lacan a appelée « la part prise dans le désir de la mère » [9], en précisant que « la distance entre l’identification à l’idéal du moi et la part prise du désir de la mère – distance entre l'idéal et l'objet – si elle n’a pas de médiation, celle qu’assure normalement la fonction du père laisse l’enfant ouvert aux prises fantasmatiques. » [10]
Le père, à ce moment de l’enseignement de Lacan, s’il n’est plus saisi comme simple substitut signifiant, est encore saisi comme médiateur entre l’idéal signifiant et l’objet du désir, entre l’idéal phallique et la valeur de l’enfant comme objet a.
- d’incarnation et de vectorisation : la loi et le désir
Lacan désignait la fonction du père « en tant que son nom est le vecteur d'une incarnation de la loi dans le désir. » [11] Le père non seulement est le lieu de la loi, le lieu de la mise en perspective phallique, comme porteur du phallus mais, de plus, il incarne cette loi, c’est-à-dire qu’il en use. La mère se doit d’accepter le fait que non seulement son enfant ne lui donne pas le phallus mais que ce phallus c’est son homme qui l’a, du fait qu’il a l’organe – organe auquel la castration symbolique a donné signification de phallus dans le désir car, fût-il en érection, il n’est jamais qu’un organe, un morceau de chair. C’est ce sur ce point qu’échoue le petit Hans car, pour lui, la castration symbolique, dont l’agent est le père réel, n’est pas opérante. Il ne lui est pas signifié qu’il n’est pas le phallus, et son père échoue à lui transmettre symboliquement qu’il ne l’a pas parce que c’est lui justement, le père, qui l’a.
- de symptôme et de père-version : la jouissance et la nomination
Cette incarnation de la loi dans le désir, Lacan n’a eu de cesse de la développer, notamment dans son Séminaire « RSI » au cours de cette fameuse leçon du 21 janvier 1975 où il précise qu’elle ne tire sa garantie que d’une fonction de symptôme qu’il va appeler père-version.[12]
Pour Lacan, le père se juge en ce qu’il peut humaniser le désir, c’est-à-dire incarner ou pas un mode de traitement effectif de la jouissance. Un père se soutient de la façon dont il sait ou ne sait pas être responsable de sa jouissance auprès de ses enfants et en transmettre sa version – sa père-version. Cette jouissance, il est préférable qu’elle s’oriente d’une femme, de la version d’une femme dont il fait la cause de son désir, car c’est la seule façon pour que la loi s’incarne de façon efficiente. L’incarnation de cette loi dans le désir veut dire ne pas l’incarner dans l’idéal mais dans une femme, et le père, dans la famille, a charge d’y veiller.
« Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si ledit amour, ledit respect est – vous n’allez pas en croire vos oreilles – père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme objet petit a qui cause son désir. Mais ce que cette une femme en a-ccueille, si je puis m'exprimer ainsi, n’a rien à voir dans la question. Ce dont elle s’occupe, c’est d’autres objets petit a qui sont les enfants, auprès de qui le père pourtant intervient – exceptionnellement dans le bon cas – pour maintenir dans la répression, dans le juste mi-dieu, si vous me permettez, la version qui lui est propre de sa perversion, seule garantie de sa fonction de père laquelle est la fonction, la fonction de symptôme telle que je l'ai écrite là comme telle. Pour cela, il y suffit qu’il soit un modèle de la fonction. Voilà ce que doit être le père en tant qu’il ne peut être qu’exception. Il ne peut être que modèle de la fonction qu’à en réaliser le type. Peu importe qu’il ait des symptômes qu’il y ajoute celui de la perversion paternelle, c’est-à-dire que la cause en soit une femme qu’il se soit acquis pour lui faire des enfants et que de ceux-ci qu’il le veuille ou pas il prenne soin paternel. La normalité n’est pas la vertu paternelle par excellence, mais seulement le juste mi-dieu dit à l’instant, soit le juste non-dire, naturellement à condition qu’il ne soit pas cousu de fil blanc ce non-dire, c’est-à-dire qu'on ne voit pas tout de suite de quoi il s’agit dans ce qu’il ne dit pas. C’est rare. C’est rare et ça renouvellera le sujet de dire que c’est rare qu’il réussisse ce juste mi-dieu, ça renouvellera le sujet quand j’aurai le temps de vous le reprendre. Je vous l’ai dit simplement au passage dans un article sur le président Schreber là : rien de pire, rien de pire que le père qui profère la loi sur tout. Pas de père éducateur surtout, mais plutôt en retrait sur tous les magistères. » [13]
Lacan saisissait là le père, non plus à partir de la parole, ni du cas que fait la mère de sa parole, mais à partir de sa présence, de sa cause sexuelle c’est-à-dire de ce qu’il fait de sa jouissance, de la façon dont il la nomme dans le juste mi-dire. Que fait-il de sa déchirure de l’être, de la part de vivant qu’il perd à se situer comme être de parole, sexué et désirant. C'est une position éthique fondamentale car, comme l’a indiqué Éric Laurent : Qui, en dehors de la psychanalyse, du discours analytique, qui, dans les discours qui se tiennent, qui oserait dire que ce qui mérite amour et respect c'est là où il y a la cause sexuelle ? Le père n’a droit au respect et à l’amour que si l’amour est tourné père-versement, c’est-à-dire s’il fait d’« Une femme » sa cause, voire son symptôme. Le trajet de Lacan, au-delà de l'Œdipe, est une destruction systématique du père comme idéal ou universel. Il donne une fonction prévalente non plus au signifiant du Nom-du-Père mais à son désir et à sa puissance, à la « chose paternelle en tant qu'elle existe », à sa nomination, à la façon dont ce père sait se faire un nom auprès de ses enfants, à la façon dont il va, dira Lacan [14], les « é-pater ». Lacan cependant, loin d’abandonner le père, visa à rétablir un registre de l'amour et du lien social qui reconnaisse au père le respect à condition qu’il sache qu’il ne tient sa fonction que du fait qu’il affronte la question de la jouissance d’une femme, et de sa propre jouissance, la façon dont il s’en fait le responsable. Non pas d’une mère, dit Lacan, mais d’« Une femme », et qu’il sache en avoir fait la cause, sa cause, « qu’il sache, comme l’a dit Éric Laurent, en avoir fait sa couleur dans le tournoi amoureux jusqu’au reste. » [15]
- Fonction du Nom et fonction de sinthome : se faire un nom
La théorie de la métaphore paternelle, qui en somme se passait de la père-version, puisque l’opération du Nom-du-Père coïncidait avec le symbolique, faisait que le « nommer à » était une opération implicite à l’opération du symbolique. Or, la métaphore et la nomination, ce n’est pas la même chose. Pour Lacan, le sinthome vient au regard d’un point de ratage de la structure chez tout sujet, rendant explicite la nécessité de la fonction du Nom comme différente de la fonction de la métaphore. Le sinthome serait le mode particulier pour un sujet d’inscrire la fonction du Nom, ou encore le sinthome aurait pour fonction de nommer d’un Nom-du-Père le point de réel où la jouissance de l’Autre est entr’aperçue. Le sinthome, c’est la façon dont le sujet traduit cette jouissance qui le détermine en la nommant. Pour Joyce, c’est la trouvaille de son écriture, de son invention. Pour Hans, c’est le cheval.
Conséquences cliniques inédites
L’établissement de cette nouvelle fonction du père par Lacan fut contemporain de sa définition du symptôme comme fonction de jouissance, comme fixion de jouissance. Par ce biais-là, il mit l’accent sur le symptôme propre au père, exemple, exception, non pas en tant que porteur d’un signifiant idéal, d’un signifiant maître qui le ferait Dieu, mais en tant que porteur d’un trait symptomatique qui le maintient comme mi-dieu. C’est de cela que l’enfant porte la marque. Un père, pour tout sujet, est une version de la fonction du symptôme. Un père n’existe comme modèle de symptôme qu’au travers d’Une femme déjà cause de son désir – sa femme dont il fait son symptôme – la mère de ses enfants dont il prend un soin paternel. La fonction du père se définit donc comme devant faire ce que dieu ne peut faire, soit d’une femme une mère, en assumant le produit de la jouissance, soit l’enfant. Dans le discours de la mère, il y a ou non consentement à la place du père et de sa parole. D’autre part, la mère en tant que femme, s’occupe d’autres objets a que sont ses enfants.
Dès lors, le statut de l'enfant dans la psychanalyse s’est déplacé : ce n’est plus celui de l’enfant comme équivalent ou substitut du phallus, mais bien celui de l’enfant comme objet a. Lacan l’exprime de façon très imagée : « L’objet a, c’est ce que vous êtes tous, en tant que rangés là –autant de fausses couches de ce qui a été, pour ceux qui vous ont engendrés, cause du désir. Et c’est là que vous avez à vous y retrouvez, la psychanalyse vous l’apprend. » [16] – c’est-à-dire que « je suis tout aussi bien déchet, part de vivant que j’ai perdue en naissant, reste du désir qui m’a mis au monde ».
C’est là que le père est attendu pour répondre de la façon dont lui-même s’est débrouillé avec cette part de vivant perdue, comment il s’y est affronté pour donner à son enfant sa version de tout cela. En ajoutant à la métaphore du Nom-du-Père, la fonction symptôme du père, Lacan propose de traiter la part de jouissance qui échappe au désir, en en donnant une père-version. Ceci va avoir des conséquences cliniques pour chaque sujet, quant à la question du réel dans sa division subjective, la question de la pulsion, la question de sa part de vivant qu’il perd à être sexué et mortel. Le père est celui à qui il revient de transmettre la castration, il est celui qui peut transmettre le phallus, ce qui oriente la cure du côté d’un examen de la version du phallus transmise par le père ; mais le père est aussi celui qui se définit en donnant une version de l’objet cause, de l’objet a ; il donne une solution, il présente un semblant, il donne une version de ce qu’est cet objet a pour lui.
Ce qui détermine la biographie infantile
Pour mesurer comment tout sujet interroge la fonction paternelle, examinons ce sur quoi nous intervenons en psychanalyse. L’intervention du psychanalyste doit permettre de saisir ce qui détermine la biographie infantile, ce qui détermine la façon dont un sujet se constitue. Lacan a indiqué que la constitution d’un sujet renvoie à l’irréductible d’une transmission, à un résidu que la famille conjugale met en valeur et sur lequel elle se fonde. C’est la famille qui permet d’instaurer un autre ordre que celui de la vie selon les satisfactions des besoins.[17] Cet ordre, c’est celui du désir. La constitution d’un sujet se fait en référence à un désir, en impliquant la « relation à un désir qui ne soit pas anonyme. » [18] Ce désir, impliqué dans la constitution subjective, ne doit pas être sans nom, sans marque. Nous avons à « juger », précisait Lacan, comment la fonction de la mère et la fonction du père se sont mises en place pour le sujet afin d’interroger la façon dont ce désir, chez le père et chez la mère, a déterminé la biographie infantile.
C’est ce qui nous incitera à explorer non seulement l’histoire mais le mode de présence sous lequel chacun des trois termes, le savoir, la jouissance et l’objet a, ont été effectivement offerts au sujet. [19] Voilà ce que Lacan appelle « seconde biographie première » en différenciant bien deux lieux : celui de l’histoire signifiante et celui du mode de présence. Il s’agit donc d’évoquer avec prudence la question du choix de la névrose, ce terme étant, selon Lacan, impropre car le choix s’est fait au niveau de ce qui s’est présenté au sujet en tant qu’il a ou non consenti à la névrose. C’est cela que la cure peut examiner voire rectifier : « Le choix était déjà fait au niveau de ce qui s’est présenté au sujet, mais n’est perceptible, repérable qu’en fonction des trois termes que nous venons ici de dégager, à savoir : le savoir, la jouissance et un certain objet a ».[20] Comment le langage vient à se nouer à la jouissance ? Comment le corps vivant présent, répond à la présence de ses parents ? Comment eux-mêmes rendent compte de leur présence ?
- Le savoir, c’est l’Autre comme lieu de la langue et donc comme lieu de l’inconscient ; ce sont les théories sexuelles infantiles à l’intérieur desquelles Freud installa le mythe d’Œdipe, la vérité du couple familial, le roman familial, le rapport du père à la mère. C’est une élucubration de savoir là où justement il y a un trou du fait qu’il « n’y a pas de rapport sexuel » mais un seul signifiant au regard de ce trou : le phallus. Le savoir, c’est là où le père est impliqué comme signifiant : « C’est impliquer dans le mot de père quelque chose qui est toujours en puissance en fait de création ».[21] Enfin c’est aussi le lieu de la seconde métaphore paternelle, le lieu où le sujet rencontrera les signifiants de l’Autre de la langue susceptibles de prendre en charge le travail de nomination de la jouissance.
- La jouissance est ce qui est en excès ou exclu du signifiant, jouissance auto-érotique qui dépasse le sujet et qui donc par là même lui devient hétéro, voire étrangère, et qui, pour chacun, laisse libre une zone pulsionnelle, celle, comme l’a démontré Hans qui n’en fait qu’à sa tête, véritable force motrice à partir de laquelle il interroge l’Autre. La jouissance toujours en excès est un lieu qui n’a pas comme tel de nom : le signifiant de ce qui n’a pas de nom est S (Ⱥ), le signifiant du grand Autre barré. Cette force transforme le sujet en chercheur pour récupérer dans le langage sa part de vivant perdue, cette part de son être qu'il perd dans la parole pour répondre de façon signifiante à ce qui le sollicite. Cette force, aussi, est celle qui fait appel à l’Autre, à la nomination de l’Autre, qui le somme de rendre compte de cette déchirure pulsionnelle, qui fait appel au père : Père ne vois-tu pas que je brûle ?
- L'objet a est le véritable enjeu de l’affaire en tant qu’il représente le sujet dans le désir de l’Autre, comme dépendance des désirs de l'Autre, de sa mère, de son père. L’objet a c’est l’être du sujet comme objet, logé dans le désir de l’Autre. Mais c’est aussi ce reste, cet excès de jouissance dont il a à répondre.
Ce qui détermine le rapport du sujet à la langue
C’est la fonction de la mère qui implique son enfant dans un désir qui n’est pas anonyme. La nomination que l’enfant reçoit en retour doit trouver à se capitonner par l’opération de la métaphore. Le Nom-du-Père vient assumer des effets de sens et stabiliser l’effet phallique. La fonction de la mère est établie « en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques ».[22] La mère s’intéresse à son enfant à partir de ce qui lui manque à elle ; ce dernier vient donc occuper la place de l’objet susceptible ou non de la satisfaire, en se substituant ou en saturant son manque à elle. Mais comment l’enfant se situe-t-il par rapport à la « voie de ses propres manques » ?[23] Comment s’inscrit-il dans le manque de la mère ? La marque d’un intérêt particularisé de la mère pour l’enfant n’est pas tant celle de l’amour, que celle de la place que cet enfant vient occuper en tant qu’objet dans son fantasme – et c’est cela dont l’enfant portera la marque.
La fonction du père, nous dit Lacan, s’établit « en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la loi dans le désir » [24], il n’est plus question de métaphore seule, mais de présence humaine et d’incarnation d’une loi dans un désir qui, sans cette incarnation, lui resterait extérieur. Tel est le paradoxe du cheval de Hans : quand bien même ce cheval incarne quelque chose, il reste à l’extérieur du désir car ce cheval, qui sert au petit Hans de signifiant à tout faire, n’est pas un signifiant qui parle, qui oriente la jouissance et s’articule à un autre signifiant énigmatique en créant un intervalle d’où pourrait surgir l’objet qui cause le désir. On ne sait rien du désir du cheval ni d’ailleurs de son symptôme de cheval, c’est-à-dire de la façon dont il s’arrange de la jouissance. Cette incarnation, Lacan va nous montrer en quoi elle passe par le symptôme du père ou par sa père-version. L’Autre de la langue prend en charge la nomination de la jouissance. Le cheval du petit Hans est l’équivalent d’une petite métaphore délirante, c’est ce qui l’amène vers une nomination possible. Cette nomination est en même temps une entreprise de traduction, de ce qui arrive et de ce qui excède la signification.
Philippe Lacadée
[1] Lacan J., « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Éditions du Seuil, 1966, pp. 531-582.
[2] Ibid., p. 575.
[3] Freud S., Totem et tabou, éditions Gallimard, 1993.
[4] Freud S., « Le clivage du moi dans le processus de défense », in Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris 1985, p. 284.
[5] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », in Écrits, op.cit., p. 519.
[6] Freud S., « le petit Hans » in Cinq psychanalyses, PUF, 1954, p. 93.
[7] Lacan J., « Le sinthome, Leçon du 13 avril 1976 », in Ornicar ?, n° 10, p. 10.
[8] Titre emprunté à l’article d’Éric Laurent, « Le névrosé peut-il se passer du père ? », in Au-delà de l’Œdipe, Revue de l’École de la Cause freudienne, 21 Mai 1992.
[9] Lacan J., « Note sur l’enfant », in Autres écrits, op.cit., p. 373.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. » leçon du 21 mai 1975.
[13] Ibid.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre xix, « … ou pire », Paris, Seuil, 2011, leçon du 14 juin 1972, et « Le savoir du psychanalyste » leçon du 1 juin 1972. [15] Laurent É., « Le névrosé peut-il se passer du père ? », in Au-delà de l’Œdipe, Revue de l’École de la Cause freudienne, 21 Mai 1992. [16] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’Envers de la psychanalyse, Éditions du Seuil, Paris, 1991, p. 207.
[17] Lacan J., « Note sur l’enfant », in Autres écrits, op.cit., p. 373.
[18] Ibid.
[19] Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Seuil, 2006.
[20] Ibid.
[21] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, l’Envers de la psychanalyse (1969-1970), op.cit., p. 108.
[22] Lacan J., « Note sur l’enfant », in Autres écrits, op.cit., p. 373.
[23] Ibid., p. 373.
[24] Ibid., p. 373.
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