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Le premier mensonge et la défense du sujet – Philippe Lacadée

Nous sommes à ce moment crucial de libération de la parole de celles et ceux qui ont vécu ce que Freud a nommé attentat sexuel. Très tôt, il a eu l’idée que certains symptômes n’étaient pas sans lien à ce qui fait attentat sexuel, aussi bien qu’attraction sexuelle et fantasme. Au-delà de la dimension de la vérité du fait réel il sut situer le mensonge comme processus de défense contre le réel, toujours rencontré de façon contingente, et Lacan fera valoir que la vérité a toujours structure de fiction, voire de fixion dans le sens où elle fixe le réel de la jouissance en jeu.

 

Je vous propose ici quelques remarques sur le cas d’Emma que Freud avait appelé, en 1895, le « premier mensonge hystérique »[1] dans son Esquisse d’une psychologie scientifique. Il éclaire le malentendu qui s’attache aux « traumatismes de l’enfance » en mettant en évidence la réponse du sujet. Emma était une jeune fille venue rencontrer Freud parce qu’elle était taraudée par l’idée de ne pas devoir entrer seule dans une boutique. Elle rapporta, au cours de sa cure, le souvenir d’un traumatisme qui eut, pour Freud, valeur d’« événement source » et dont il fit Cause freudienne.

 

Emma présentait un symptôme phobique simple : la peur d’entrer dans une boutique, symptôme embarrassant pour une jeune fille coquette. Avec ce symptôme, elle déposa au creux de l’interrogation de Freud (qui d’abord ne comprit pas la raison de sa phobie) son idée façonnée comme un fantasme : « On se moque de moi à cause de mes vêtements ». Le signifiant vêtement, d’être ainsi articulé à celui de boutique, donna du sens au traumatisme d’Emma qui devint à son tour signifiant. Par la suite, Emma évoqua un souvenir, datant de ses treize ans, peu après sa puberté. Freud remarqua alors qu’elle « rendait responsable un souvenir ». Cette scène, Freud l’appela la scène I, car elle se présentait logiquement comme la première dans le processus de la cure : « Ayant pénétré dans une boutique pour y acheter quelque chose, elle aperçut les deux vendeurs (elle se souvient de l’un d’eux) qui s’esclaffaient. Prise de panique, elle sortit précipitamment. De là, l’idée que les deux hommes s’étaient moqués de sa toilette et que l’un d’eux avait exercé sur elle une attraction sexuelle[2] ». De ces dires, Freud retint deux éléments : le premier, on s’est moqué de ses vêtements – phrase aux accents de fantasme – et le second élément, isolé, un des deux vendeurs avait exercé sur elle une attraction sexuelle.

 

Cependant, le lien entre l’événement déclenchant, ayant amené Emma à consulter (la peur d’entrer seule dans un magasin), et cette scène restait opaque, car cette jeune femme, alors âgée de vingt ans, ne portait plus les vêtements de ses treize ans. Elle n’avait donc plus aucune raison de penser qu’on allait s’en moquer. Freud remarqua que cette peur d’entrer seule dans un magasin n’était pas une simple question de protection, comme dans l’agoraphobie, car la seule compagnie d’un enfant la rassurait. Il analysa alors ce que signifiait « être seule dans une boutique », et l’élément isolé dans cette scène I : l’un des deux hommes avait plu à Emma qui avait ressenti une attraction sexuelle à son égard. Lacan y ajoutera qu’« Elle s’est même sentie émue d’une façon singulière dans sa puberté naissante[3] ».

 

La poursuite de la cure mit en lumière un autre souvenir oublié, absent au moment de la scène I : « À l’âge de huit ans, elle était entrée deux fois dans la boutique d’un épicier », un Greissler, un vieux barbon, précisera Lacan, « pour y acheter des friandises, et le marchand avait porté la main, à travers l’étoffe de sa robe, sur ses organes génitaux. Malgré ce premier incident, elle était retournée dans la boutique, puis cessa d’y aller. Par la suite, elle se reprocha d’être revenue chez ce marchand, comme si elle avait voulu provoquer un nouvel attentat. Et de fait, la "mauvaise conscience" qui la tourmentait pouvait bien dériver de cet incident[4]. » Avec ce sentiment de mauvaise conscience, de honte, associé à ce retour dans le magasin, Freud tint la preuve que le sujet était bien là impliqué au titre de son symptôme. Pour Lacan, il y est pris au titre de son fantasme – la constitution d’un symptôme étant toujours déterminée par un fantasme dont le sujet a honte. La « honte est un rapport à la jouissance qui touche […] “le plus intime du sujet”, […] en atteignant sa pudeur – terme qui est l’antonyme de la honte », écrit Jacques-Alain Miller.[5]

 

Cette scène II est en fait le souvenir causal, celui d’une agression, d’un « attentat », d’un traumatisme que la petite Emma a subi, à l’âge de huit ans, de la part du vieux barbon. Dans un petit commentaire qu’il fit du proton pseudos dans le Séminaire L'Éthique de la psychanalyse, Jacques Lacan dit qu’à « ce souvenir-ci fait donc écho l’idée de l’attrait sexuel éprouvé dans l’autre [6]. » Le traumatisme sexuel, considéré comme point originel, est en fait un point qui apparaît en second dans la cure, de façon rétroactive. C’est là qu’il nous faut porter notre attention en faisant la part entre le point originel causal et la production rétroactive qui se manifeste au niveau du symptôme phobique du magasin [7].




Le mensonge

L’ensemble de ce complexe se présenta d’abord, dans le conscient d’Emma, par l’idée de la peur d’entrer seule dans un magasin, y succéda celle de la moquerie dont ses vêtements étaient la cible. Nous avons là un phénomène de sens présenté et véhiculé par un élément des plus innocents en apparence.

 

Pour Freud, ce n’est pas l’attentat qui a pénétré le conscient mais un autre élément signifiant – le vêtement [8] – ; c’est en ce point qu’il situa le mensonge, le premier mensonge de l’hystérique. C’est ce déplacement du sens qui signa, pour lui, le symptôme, déplacement qui a toujours à voir avec le sexuel. C’est en réponse au sexuel en jeu que ce premier mensonge hystérique fait solution. Le vêtement était le représentant, le signifiant d’une représentation, sa Vorstellung. Signifiant qui fixe et inscrit dans l’inconscient la représentation d’une expérience de jouissance refoulée – ce que Lacan a appelé l’attrait sexuel éprouvé dans l’Autre.

 

Le symptôme conservait ce qui était attaché au vêtement, à la raillerie sur le vêtement [9], mais sous la couverture, sous la Vorstellung mensongère du vêtement était indiquée la direction de la vérité. Pour Lacan, l’effet de vérité est engendré par l’articulation signifiante ; la fiction se situe là où, de poser un premier signifiant et de l’articuler à un second, on obtient un effet de signifié ; tout en sachant que changer le second signifiant, touche du même coup à cet effet de fiction. C’est ce qui lui a fait dire que la vérité a structure de fiction, et qu’elle est variable selon les signifiants – d’où son néologisme de varité.

 

Sous le mensonge du vêtement, cousu de fil blanc, il y avait l’oubli ; Lacan en déduisit la cause, le réel traumatique en jeu : « Il y a, sous une forme opaque, allusion à ce qui ne s’est pas passé lors du premier souvenir, mais lors du second [10] », (que Freud avait appelé la scène II). « Quelque chose qui n’a pas été appréhendable à l’origine ne l’est qu’après-coup », (dans la scène I de Freud, et par l’intermédiaire de cette transformation mensongère – proton pseudos [11]. » Le vêtement est ici l’habillage signifiant de l’oubli du sujet, le représentant mensonger d’une expérience de jouissance d’où le sujet, comme processus de défense, s’est absenté.

 

La causalité freudienne

Le sujet a oublié, dans cette scène II, le geste que le barbon de son enfance avait eu sous son vêtement, vers ses parties génitales. Il y eut amnésie infantile, trou dans le savoir. L’amnésie, dans l’hystérie, représente pour Freud le moment constitutif du sujet : c’est le moment où le sujet s’absente, où l’effacement d’une première expérience de jouissance traumatique a lieu. Ce fut la thèse de Lacan dans le Séminaire Les Quatre Concepts fondamentaux et dans son texte Remarque sur le rapport de Daniel Lagache [12] dans lequel il définit le sujet comme celui qui est propre à vider les lieux : le sujet comme point d’oubli, comme élision signifiante. Vider les lieux c’est, pour Emma, quitter le magasin en courant, c’est là, au sens propre de l’expérience analytique, la place laissée vide – le sujet de la sensibilité, l’individu en tant que pathique, affecté, quitte les lieux du savoir.

 

Le sujet est l’émigrant-type, celui qui, comme l’a dit Lacan, s’exclut de sa propre origine en revêtant le voile mensonger du signifiant de l’Autre. Le vêtement mentait sur le sujet Emma, il était l'habit qui fait le moine. Le surgissement du souvenir signalait un reste inscrit dans le signifiant. La fixion signifiante du vêtement fixe ce qui, du sujet, face au réel en jeu, n’a pu se traduire que dans ce mensonge du signifiant. Le retour du refoulé dans la succession des trois scènes borde et brode au point d’oubli le trou dans le savoir.

           

L’aversion du sujet face à la jouissance

L'indication est là, de ce qui, chez le sujet, fixe à jamais son rapport traumatique à la Chose, Das Ding [13] comme mauvais, et dont seul le symptôme peut formuler le maléfice. Dans le symptôme d’Emma, coloré de la phobie d’entrer seule dans les magasins, Freud décela l’ambiguïté qui concernait la jouissance en jeu – ce qui est craint est aussi ce qui est le plus désiré, c’est là le propre de la phobie.

 

Lacan mit au cœur de l’hystérie une certaine subjectivité centrée sur l’aversion qui la sustente. Cette aversion présente la jouissance de l’Autre, selon la manœuvre du sujet hystérique, comme sa tentative séductrice (aversion d’Emma pour ce qui se manifestait chez l’Autre, le vieux barbon du magasin, en quête de jouissance sur son corps à elle) ; cette aversion se manifeste aussi envers ce qui, chez l’Autre, a provoqué l’envie en elle, laissant un reste, un excédent de jouissance intraduisible en mots. Dans le cas d’Emma, la jeune femme fut confrontée à la figure d’un Autre jouisseur et à un réel resté énigmatique, jusqu’à ce que l’analyse en fasse saillir le ressort sexuel.

 

La jouissance éprouvée par Emma dans son corps concerne, selon Lacan, quelque chose qui ne peut pas se dire, un reste hors-sens qui échappe à la représentation signifiante et qui pourtant agit sur le mode de la répétition. La jouissance en tant qu’elle concerne l’objet a, partiel en tant que part, est pseudo-sexuelle, et ne s’adresse pas à l’Autre sexe ; elle est ce « réel qui, de ne pouvoir que mentir au partenaire, s’inscrit en névrose, psychose ou perversion [14] ».

 

Freud note que c’est à l’entrée d’Emma dans le magasin qu’on se moque et rit. À cause de la répétition de la scène, on peut se demander si le lien verbal avec le vêtement résorbe complètement ce qui a été le traumatisme. Celui-ci s’y trouve-t-il tout à fait symbolisé ? Pour Lacan, il y a un reste intraduisible, inintégrable, là où tout semblait pouvoir se traduire – c’est ce qui fait troumatisme. Dans le traumatisme qui perdure, qui est l’essence même du trauma, la signification intégrale est impossible, c’est-à-dire ici que l’opération du sens, du vêtement, est inégale à la jouissance, à ce qui insiste dans le rire et le sourire. Le rire, comme grimace du réel, fait signe ; il est la marque de l’attrait sexuel éprouvé dans l’Autre. C’est ce réel qui pousse à la répétition.

 

Entre les deux scènes : le malentendu d’un rire

Freud avait, en effet, noté le rire comme autre lien associatif entre les deux scènes rapportées par Emma. Celui du commis avait rappelé à l’adolescente le sourire grimaçant dont le vieux barbon avait accompagné son geste. Ce sourire, lu comme une grimace sur le visage de l’Autre, évoque cette grimace du réel, cette marque du réel qui se répète. Freud insista sur le fait qu’Emma, dans cette circonstance, s’est trouvée seule, sans pouvoir parler – « la seconde situation a avec la première un autre point commun : la petite n’était pas accompagnée [15] » – ; elle s’est trouvée seule face au réel figuré par le sourire grimaçant, au plus près de la bouche dévoratrice de l’Autre, là où la parole de l’Autre reste lettre morte. Le sourire signe cet en deçà de la parole ; le rire, comme masque, marque le sourire du réel, du réel sexuel.

 

Les deux versants du symptôme

Le symptôme, dans le cas Emma, c’est le déplacement de la raillerie sur les vêtements : on rit d’elle à cause de ses vêtements. Il s’agit d’un symptôme comme déplacement métaphorique dans le sens et vers le sens, dont on verra qu’il a tout autant valeur de signe. Lacan, dans « Télévision », a opposé le versant du sens au versant du signe. Dans le cas d’Emma, le proton pseudos – la transformation mensongère hystérique éclaire cette opposition : nous avons le symptôme sur le versant du sens que représente le vêtement, et sur celui du signe qu’indique le rire. Le symptôme apparaît donc d’une part dans son aspect de message (versant sens) avec le vêtement comme métaphore et aussi comme métonymie (la robe métonymie du sexe) ; et d’autre part dans son aspect de chiffrage (versant signe), comme réduction de la jouissance au chiffrage du rire (le sens joui).

 

Lacan a mis en évidence, à l’intérieur du signe, le versant de la lettre ; c’est le signe considéré dans son effet de jouissance d’un point de vue autistique, sans relation à l’Autre. Mais il y a aussi le versant du signifiant, soit le signe considéré dans son effet de sens, dans la relation à l’Autre.

 

La cause

Freud s’est demandé où chercher la cause du processus pathologique en jeu chez Emma en deçà du vêtement, en deçà du point d’oubli, en deçà de la grimace du réel. Il donna, de façon brute, la seule réponse qui lui parut possible : le processus pathologique résulte d’une décharge sexuelle, une déliaison sexuelle [16], dont le conscient avait gardé la trace, depuis le souvenir de l’attentat.

 

Freud avait souligné que, malgré l’incident du vieux barbon portant la main sur elle à travers l’étoffe, Emma « était retournée dans la boutique […] comme si elle avait voulu provoquer un nouvel attentat », ce dont elle gardait honte et mauvaise conscience. Le réel est à situer là, Emma ayant depuis atteint la puberté, dans cet excédent de sexualité qui, précise Freud, « n’eût pas été possible au moment de l’incident (de la scène II) » et dont le « souvenir déclenche (au moment de la scène I) une libération d’énergie sexuelle qui se mue en angoisse [17] ». C’est ce que signait la mauvaise conscience, en tenant lieu de stigmate historique.


La thèse de l’excédent de sexualité quant à ce qui cause le traumatisme, fut celle dont Freud fit part à Fliess dans sa lettre n° 46, thèse réactualisée par Jacques-Alain Miller dans son cours « L’orientation lacanienne » [18]. Cet excédent de sexualité, c’est, pour Freud, la cause ; c’est la cause freudienne. Pour Freud, les « hystériques sont des gens à sexualité trop précocement éveillée », et pour qui un « début précoce de décharge sexuelle ou une décharge précocement trop intense ont évidemment un rôle équivalent. Ce facteur est d’ordre quantitatif ». C’est cet excédent de sexualité ou déliaison sexuelle, qui, dans l’après-coup, fait traumatisme : « un souvenir refoulé ne s’est transformé qu’après coup en traumatisme [19] ». Telle est la Chose freudienne solide qu’a amenée l’expérience clinique : le fait que « la date tardive de la puberté rend possible la production de processus primaires posthumes [20] ». La cause de ce processus pathologique « est la déliaison sexuelle qui est aussi attestée dans la conscience. Celle-ci est nouée au souvenir de l’attentat, mais il est tout à fait remarquable qu’elle n’était pas nouée à l’attentat lorsqu’il a été vécu. » [21] Pas nouée, dans le sens où elle se délie, c’est là où nous pouvons faire résonner l’équivoque des/liaisons sexuelles.

Cela éclaire de façon magistrale le lien entre l’attentat et la déliaison sexuelle dans le sens où il se trouve qu’un souvenir se délie et est refoulé ne devenant un trauma qu’après-coup. 



La défense du sujet face au réel

L’excédent de sexualité suscite une défense et un refoulement. C’est la chose freudienne simple que l’excédent, de ne pouvoir se traduire en signifiant, fait traumatisme, et que c’est ce dont le sujet se défend.




Dans son retour à Freud, et à la causalité freudienne, Lacan en est venu à reconnaître que le sujet n’est rien d’autre qu’une défense, qu’il se constitue avant tout comme une défense, comme un certain ne pas, comme une certaine négation, négation poussée jusqu’à l’élision, comme l’illustre le célèbre I prefer not to de Bartleby, le héros du roman de Melville : « Si j’avais placé Bartleby aussi près de moi derrière le paravent, c’était précisément pour user de ses services à de menues occasions. Il était, je crois, depuis trois jours avec moi, et ses propres écritures n’avaient pas encore dû être collationnées lorsque, fort pressé d’expédier une petite affaire en cours, j’appelai tout à coup Bartleby. Dans ma hâte et ma confiance naturelle en son obéissance immédiate, j’étais assis la tête penchée sur l’original, et ma main droite tendant la copie de flanc avec quelque nervosité, afin que Bartleby pût s’en saisir dès l’instant qu’il émergeait de sa retraite et se mît au travail sans le moindre délai. Telle était donc exactement mon attitude lorsque je l’appelai en lui expliquant rapidement ce que j’attendais de lui : à savoir qu’il collationnât avec moi un bref mémoire. Imaginez ma surprise, non, ma consternation lorsque, sans quitter sa sollicitude, Bartleby répondit d’une voix singulièrement douce et ferme : “je préférerais pas” [24]. »

 

Lacan introduit le sujet comme sujet du refoulement à partir de cette défense, de cette négation. Le mathème S barré n’est rien d’autre que cette défense, rien d’autre que le sujet comme défense par rapport à ce a que Freud lui-même désignait comme l’« excédent de sexualité ».

 

La thèse princeps de Lacan est celle du sujet refendu, causé, divisé, scindé par cet objet a dont il se défend. Là est la réponse du sujet : sa défense face à la rencontre dans le traumatisme de cet excédent de sexualité. Ce résidu, c’est ce qui reste de la Chose après qu’elle est passée par l’opération qui lui donne sens – dans le cas d’Emma, par exemple, c’est ce qui reste derrière le vêtement, qui libère un sens métaphorique, et le rire, qui indique le réel en jeu. Ce a est le reste rebelle à l’opération de significantisation, à l’opération du premier mensonge face au réel, le reste du traumatisme qui, pour Freud, est toujours un trauma sexuel, concernant au plus près le fait que, pour un sujet, un corps, cela se jouit.

 

Dans sa lettre à Fliess n° 30, Freud a rapporté que, pour l’obsessionnel, le sexuel a une « volupté sexuelle pré-sexuelle », tandis que pour l’hystérique il emploie le terme d’« effroi sexuel pré-sexuel ». Ce que Lacan désigne par jouissance concerne autant l’effroi que la volupté. La jouissance n’étant pas là synonyme de jouissance sexuelle ; la volupté sexuelle pré-sexuelle désignant le reste ineffaçable de ce qui n’a pu être échangé contre du sens, et qui reste donc hors-sens, mais pas sans une certaine jouis-sens. Freud a pris soin de préciser le caractère quantitatif de cette expérience. Il parle, dans la lettre n° 46 à Fliess, de « scènes sexuelles » pour qualifier ce surgissement d’émotion sexuelle pré-sexuelle [25]. Dans le cas d’Emma, c’est ce qui restait sous le vêtement, c’est-à-dire la mise en jeu du réel du sexe de la petite fille, ou sous le rire du vieux barbon, reflet de la grimace de ce réel.

 

Lacan a fait de cette jouissance excédentaire le tropmatisme engendrant le troumatisme, c’est-à-dire le sujet comme trou, comme point d’oubli. Freud, dans une autre lettre à Fliess [26], fait de cet excédent de sexualité la cause étiologique des névroses, ce résidu devient, de fait, la cause du processus, la cause primaire – la Cause freudienne.

 

La double cause

Jacques-Alain Miller dans son enseignement « Cause et consentement », nous indique que la cause freudienne contient toujours une double cause, le symptôme étant rejeté à la troisième place. Le concept de l’après-coup permit à Freud de situer le statut du fantasme, entre symptôme et impressions infantiles : « Entre les symptômes et les impressions infantiles s’inscrivent maintenant les fantasmes des malades, la plupart du temps produits dans les années de puberté, qui d’un côté s’édifiaient à partir et au sujet de souvenirs d’enfance, et qui d’un autre côté se convertissaient sans médiation dans les symptômes [27]. »

 

Dans le déroulement de l’expérience analytique d’Emma, on peut saisir, selon Freud, le schéma du sens : scène I / les commis, treize ans ; scène II / le vieux barbon, huit ans ; scène III / la phobie d’entrer seule dans les magasins, vingt ans ; trauma. Tandis que le schéma du hors-sens, de ce qui ne se traduit pas, se saisit au niveau de la causalité freudienne : cause I / le vieux barbon, huit ans ; cause II / réveil, treize ans ; symptôme = retour du refoulé. C’est donc ici la scène II de Freud qui se trouve en place de cause I – la cause primaire [28].

 

La cause primaire supporte la signification du trauma sexuel qui a déterminé une fixation sur le mode d’une fiction mensongère signifiante : le vêtement. La cause secondaire a provoqué le réveil du souvenir traumatique et déterminé le refoulement. Le symptôme devient alors le retour du refoulé, le « souvenir éveille alors ce qu’à l’époque il ne pouvait certainement pas éveiller, une déliaison sexuelle qui se transpose en angoisse » [29], puis en symptôme phobique. Nous retrouvons, là, la recherche de la causalité freudienne sexuelle. Freud y rencontra l’hystérique et son invention de l’inconscient : c’est-à-dire la notion d’un souvenir qui, à l’insu du sujet, est actif. Il s’agit d’un principe fondamental de la théorie freudienne : celui la double cause [30].

Ce qui est fondamental dans l’étiologie freudienne, c’est cette double cause : il y a deux causes pour un effet, la cause passée et la cause oubliée. L’oubli lui-même devient la cause, c’est à partir de là que Freud a inventé le refoulement. Le refoulement, c’est ce qui vient perturber le rapport de la cause à l’effet, comme l’a éclairé l’étude qu’il fit des traumatismes de l’enfance. Freud a conservé le refoulement dans la théorie de la cause et lui a donné, à lui aussi, un statut de cause. Mais l’essentiel, pour lui, restait la cause primaire. Pour que l’effet se produise, une insuffisance étiologique primaire peut être compensée par une étiologie secondaire. Mais si l’étiologie secondaire peut faire défaut, l’étiologie primaire est indispensable.

Le fait de sexualité en tant qu’il est la racine sexuelle de la névrose était lié, selon Freud, à un incident traumatique sexuel – la séduction par exemple – et faisait résurgence dans le simple constat que le sujet s’était trouvé affecté, touché là où il ne fallait pas, quand il ne fallait pas, et par qui il ne fallait pas. Freud découvrit cela à partir du dire du sujet dans l’expérience analytique.

 

Le statut du trauma ou la naissance du malentendu de la psychanalyse

Si un courant psychanalytique, qui se croit orthodoxe, recherche toujours une blessure ancienne, le trauma y étant abordé dans la diachronie, dans l’ordre de ce qui est arrivé à l’individu, de ce qui ouvre sur l’enquête diachronique et sur la remémoration, Lacan, a plutôt considéré le traumatisme dans la synchronie, à partir de son néologisme troumatisme. Le troumatisme, c’est l’autre nom de « il n’y a pas de rapport sexuel ». Cela signifie que, pour tout sujet, il n’existe pas de rapport à la sexualité mais des relations et, pour le sujet, il s’agira toujours d’une mauvaise rencontre, car, même s’il en est parfois exalté, s’y rencontre un point traumatique. Il y a toujours une disproportion dans le lien de cause à effet. Dans la relation de causalité, il y a toujours un manque de proportion entre cette cause et son effet, c’est ce à quoi nous avons affaire dans l’expérience analytique.

En cherchant à saisir le traumatisme à partir du sens, on le saisit comme un fait d’histoire, un fait qui n’est pas brut, qui s’articule à un certain vécu. Pour Lacan, le fait d’histoire s’oppose à la biologie, au développement : c’est ce qui est fixé. Le traumatisme devient alors le traumatisme d’un sens. Le terme de trauma désignant là, inscrit dans le temps, le point où quelque chose s’est fixé. La fixation est le stigmate historique englobant les blessures, les marques, les traces. Lacan a utilisé le terme de stigmate pour désigner ces marques dont le sens a été déterminant et causal dans l’histoire du sujet.

Le sujet se trouve impliqué dans la relation de causalité à partir du vécu comme, véritable point d’orgue du malentendu autour du traumatisme. Celui-ci, en effet, n’est historique que dans la mesure où y est inclus un en trop de jouissance, d’où s’origine ce qui fait troumatisme, soit la façon dont le sujet rencontre le réel, soit un trou dans la langue dont il se défend par le symptôme qui portera la marque du mensonge face au réel. C’est en ce point qu’il aura la chance, grâce à la psychanalyse, de mieux savoir-y-faire avec la réponse du symptôme qu’il s’est déjà trouvé. Ceci est un fait d’hystoire, comme l’écrira Lacan. C’est ce qui, pour chaque sujet, fait une chance inventive dans une expérience de parole sous transfert pouvant trouver la solution de bien-dire ce qui a eu valeur pour lui de trou-matisme, là où se jouait, sur la scène de sa vie quotidienne, un en trop-matisme. C’est bien ici la limite de ce que pourra saisir n’importe quelle expertise.



Philippe Lacadée


 

[1] Freud S., « Esquisse d’une psychologie scientifique », La Naissance de la psychanalyse, PUF, 1956, pp. 364-367.

[2] Freud S., « Esquisse d’une psychologie scientifique », op. cit., p. 364.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 90.

[4] Freud S., « Esquisse d’une psychologie scientifique », op. cit., p. 365.

[5] Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, n° 54, juin 2003, p. 8.[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 90.

[7] Voir schémas I & II.

[8] Freud S., « Esquisse d’une psychologie scientifique », op. cit., p. 366.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 90.

[10] Ibid.

[11] Ibid.[12] Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Seuil, 1966, p. 647.[13] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 90.

[14] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 509.

[15] Freud S., « Esquisse d’une psychologie scientifique », op. cit., p. 365.

[16] Ibid., p. 127.  

[17] Ibid., p. 366.[18] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 16 décembre 1987 et du 13 janvier 1988, inédit.

[19] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », op. cit.

[20] Freud S., « Esquisse pour une psychologie scientifique », op. cit., p. 369.

[21] Ibid., p. 127.  [22] Ces schémas sont repris du cours de Jacques-Alain Miller « Cause et consentement », op. cit.[23] Freud S., Lettres à Wilhelm Fliess n° 46, « Ce qui reste “intraduit” [en images verbales] appartient à l’époque I a, de telle sorte que le réveil d’une scène sexuelle I a ne comporte pas de conséquences psychiques, mais aboutit à des réalisations [d’ordre physique], à une conversion. L’excédent sexuel empêche la traduction [en images verbales]. L’excédent sexuel ne peut produire à lui tout seul un refoulement. Il doit s’y ajouter une défense ; toutefois, s’il n’y a pas d’excédent sexuel, la défense n’engendre pas de névrose. »

[24] Melville H., Bartleby le scribe, Folio Gallimard, 1995, p. 26.

[25] Freud S., « Lettres à Wilhelm Fliess » n°30, La Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 113.

[26] Freud S., « Lettres à Wilhelm Fliess » n°45, ibid., p. 145.[27] Freud S., Esquisse d’une psychologie, trad. S. Hommel, Érès, 2011, p. 125. Cité aussi par Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », op. cit., cours du 16 décembre 1987, inédit. (Il traduit par libération d’énergie sexuelle et dans la version de La Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 365, c’est traduit par une poussée sexuelle)   

[28] Lacadée Ph., Schémas IV et I.

[29] Freud S., cité par Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Cause et consentement », op. cit.[30] Lacadée Ph., schéma II.




 

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