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Le Banquet de l’école sur À quoi ça sert d’apprendre ? Philippe Lacadée

Nous voici maintenant au début d’une fiction dans le style du Banquet de Platon, où j’invite à ma table ceux qui ont contribué à mon livre La vraie vie à l’école : Fernand Cambon, Professeur agrégé d’allemand et traducteur ; Sigmund Freud ; Jacques Lacan ; Philippe Meirieu, pédagogue ; Michel de Montaigne, philosophe et maire de Bordeaux ; Jean-Luc Nancy, philosophe ; Daniel Pennac, professeur et écrivain ; Marcel Proust ; Arthur Rimbaud ; Joseph Rosseto, Principal de collège à Bobigny ; Albert Camus ; Paul Valéry ; Aussi quelques autres : Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation à l'Université de Paris ; Danièle Sallenave, écrivaine ; Noëlle de Smet, professeur de français, formatrice d’enseignants ; et Stefan Zweig.



Philippe Lacadée – Alors, s’ils posent cette question, « À quoi ça sert d’apprendre ? », s’agit-il d’une histoire de mauvaise volonté des élèves ou le refus des savoirs scolaires proposés ?


Philippe Meirieu – Ce n’est pas, ici, la bonne volonté ni même la volonté bonne des élèves ou des professeurs, qui est en cause, c’est l’écart qui se développe sans cesse entre la réalité concrète de la vie des adolescents et les savoirs scolaires. [1]


Philippe Lacadée – Face à un monde qui n’a pas toujours su se rendre responsable de ce qu’il offrait à ses enfants, qui ne sait plus que leur promettre ni même quel futur leur proposer, les adolescents s’enferment dans leurs questions et dans une langue qui, parfois, les isole du savoir de l’Autre, que trop souvent ils refusent, en croyant afficher ainsi leur liberté.


Joseph Rosseto – Ils sont dans une insécurité langagière.


Philippe Meirieu – Ils se fabriquent une vie mentale qui, quoique douloureuse, leur sert de refuge.


Philippe Lacadée – Ils souffrent de ce qu’ils vivent et ne parviennent plus à vivre qu’en souffrant. Beaucoup se trouvent assignés à une place qui les contraint à se nier eux-mêmes, à ne pas savoir ou vouloir affirmer leurs désirs alors qu’ils sont au moment de la plus délicate des transitions.


Philippe Meirieu – Je me demande si le collège, pour les adolescents, est encore un lieu possible ; et, si oui, comment le concevoir ? [2] Qu’y a-t-il encore de vivant là-dedans qui puisse les concerner ? On voit les progrès qu’il nous reste à faire pour faire de la vie avec de la mort, quand les adolescents croient que l’école ne sait faire que le contraire.


Philippe Lacadée – Justement beaucoup trop pensent, croyant retrouver ainsi sans le savoir la formule d’Arthur Rimbaud, que leur vraie vie est ailleurs, que l’école est mortifère et n’apprend que des choses anciennes qui ne servent à rien.


Arthur Rimbaud, le rebelle, le Prince de l’adolescence, s’énerve et dit en criant – Mais je n’ai jamais dit cela, j’ai dit « La vraie vie est absente » [3] et non pas ailleurs ! Et j’ai parlé plutôt des corps enseignants que du corps enseignant, pour faire entendre que tout dépend de comment ils enseignent avec leurs corps et leurs désirs.


Philippe Lacadée – La Vraie vie est donc bien là, dans les corps, à l’école.


Sigmund Freud, s’énerve lui aussi – J’ai écrit que l’école ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie, elle se doit de vouloir être un lieu où l’on joue à la vie. [4]


Philippe Lacadée – S’agit-il de jouer à la vie de l’esprit ?


Sigmund Freud – Oui, l’enseignement doit donner envie de vivre et savoir offrir points d’appui et repères.


Arthur Rimbaud – C’est cela que l’école doit rendre possible pour chacun : trouver une langue, celle de la vraie vie de l’esprit, pour moi ce fut la poésie objective [5] et je n’ai jamais pu la loger dans le discours établi par l’école, d’où mon énoncé de la fin de ma poésie « Vagabonds », que vous, Philippe Lacadée, répétez sans cesse : « moi pressé de trouver le lieu et la formule ». [6] Eh bien ça, je ne l’ai jamais trouvé à l’école.


Philippe Lacadée – Ah ! Arthur, comme vous y allez vite. D’ailleurs beaucoup d’ados sont toujours comme vous pressés, pris par l’immédiateté de leur être, ils ne savent plus prendre le temps ; mais enfin je retiens en corps votre énoncé et je propose une école comme lieu où chacun pourrait trouver sa formule en vagabondant dans le savoir transmis. Mais encore faut-il consentir à s’asseoir sur les bancs de l’école et non faire comme vous : se mettre au ban de l’école.


Grégoire Borst – C’est bien beau tout cela mais nous sommes à une époque où tout le monde a besoin d’un guide. Alors j’en ai écrit un. Enseigner aux élèves comment apprendre, 55 séances clés en main avec vidéo à l'appui. Le Collège Livre de pédagogie 2022 des Sciences cognitives. Je propose surtout 40 séances pédagogiques pour « apprendre à apprendre ». Car apprendre, ça s'apprend. Les enseignants et les élèves doivent le savoir. Et grâce à mon guide pédagogique pour animer nos classes [7], ils auront un accompagnement guidé et progressif en 40 séances pour « apprendre à apprendre ». Enfin quelque chose de nouveau que l’on a toujours négligé ! Apprendre aux élèves le fonctionnement du cerveau, de l’attention, de nos mémoires, de nos automatismes, mais surtout la compréhension, et la régulation de nos émotions !


Philippe Lacadée – Ayant pris la responsabilité de vous inviter à notre banquet, pourriez-vous préciser ?


Grégoire Borst – Des séances courtes de 15 minutes que chaque enseignant peut programmer librement en début ou en fin de cours. À cela, j’ajoute un parcours de 6 séances de 45 minutes chacune. Des séances dynamiques s'appuyant sur des diaporamas et des vidéos, car les enfants et adolescents ont besoin de choses palpables qui leur parlent et présentées sur les supports auxquels ils sont habitués. Un accompagnement pas à pas, nourri des pratiques des neurosciences et de Cogni'classes… Bref des outils scientifiques déjà testés et validés par des enseignants, tant dans leur faisabilité que leur efficacité. Il nous faut apprendre à communiquer avec nos cerveaux et à les faire fonctionner !!!


Paul Valéry, d’un ton sec – J’ai écrit dans ma conférence Le Bilan de l’intelligence [8] combien je récusais une conception du langage comme simple outil de communication, le réduisant à un code référentiel. Alors face à votre cerveau, que je ne nie pas, ayant souvent des maux de tête, je répète l’importance de la poésie et de la sonorité de la langue, bref la joie ou la vie des mots comme essence de l’esprit, qui ont leur propre volonté, comme le disait le poète Robert Walser.


Philippe Lacadée – Vous avez raison… car l’enfant noue son corps vivant à la langue de l’Autre. C’est là où s’établit sa grammaire pulsionnelle, et où son corps vivant devient le lieu de sa jouissance et de ses sensations immédiates, source d’inspiration de sa poésie objective, comme vous le dites si bien, Arthur.


Arthur Rimbaud – Oui, ce sont les sensations inédites : moi je fouaille la langue avec frénésie [9], je m’encrapule le plus possible dans la langue et, pour preuve, je vous ai écrit les plus belles poésies, bien différentes de la mièvrerie de cette poésie subjective dans le style de Musset, toujours à parier sur un Autre idéal supposant Dieu, référent ultime, dont on me gavait à l’école. Une idée me vient là subitement Grégoire, votre cerveau n’est-il pas pour vous à la place de Dieu ?


Paul Valéry [10] – Notre culture pâtit de notre négligence dans l’éducation de la parole. Jamais la substance sonore de la poésie n’est donnée et démontrée aux enfants. On y contrôle l’orthographe, aux dépens de la véritable connaissance, c’est-à-dire de la sensation poétique. Je constate une débauche de mots et d’écritures. Et alors, c’est notre sensibilité verbale qui en est émoussée, dégradée. Pourquoi, Grégoire, niez-vous la substance sonore des mots lui préférant la substance silencieuse des neurones et des neurotransmetteurs !?


Philippe Lacadée – Paul, vous ne vous sentez pas un peu en décalage avec Grégoire ? La parole, c’est un peu démodé, non ? … dans ce qu’il a l’air de dire. Car il n’en dit pas un mot justement ! D’ailleurs, il ne parle pas, lui, de la fonction de point d’appui de la parole ou de la présence de certains professeurs souvent déterminante dans la rencontre avec certains élèves, comme vont nous le dire sûrement Albert Camus et Daniel Pennac. Grégoire, lui, parle d’accompagnement pas à pas nourri des neurosciences !!!


Albert Camus – Oh oui ! Alors, je vous dirai ce que je dois à la rencontre avec Monsieur Germain mon instituteur. J’en ai témoigné lors de mon discours du prix Nobel de littérature.


Daniel Pennac – Et moi, alors ? Avez-vous tous lu Chagrin d’école ?


Philippe Lacadée – Oui, je vous cite dans mon livre, aussi votre « leçon doctorale », leçon d’ignorance, reçu docteur honoris causa en pédagogie de l’université de Bologne. Si vous voulez, nous en parlerons à la fin de notre Banquet, car j’aimerais bien que Grégoire nous en dise un peu plus, dans la mesure où l’Éducation nationale semble séduite, devant ses impasses, par l’apport des neurosciences et des étiquettes prédicatives qu’elle distribue sur nos élèves.


Jacques Lacan – Ah ! J’aimerais pouvoir dire à Paul Valéry, comme j’y retrouve, dans ce qu’il nous a dit, ce que j’enseigne à mes élèves. Soit la substance de la jouissance, le motérialisme et lalangue, comme point d’impact sur le corps dans l’entendu, bien avant d’en en avoir le sens, lalangue comme lieu de jouissance tout aussi bien.


Philippe Lacadée – Le langage s’use en nous, si, comme le disent Paul Valéry et Sigmund Freud, l’école ne devient pas le lieu où, dans une expérience d’éducation, on ne joue pas à la vie de l’esprit qui se véhicule dans la langue articulée à l’Autre du savoir.


Danièle Sallenave [11] – Nous vivons dans la langue, la langue prolonge notre corps dans le temps et dans l’espace, et ce peut être la source de la joie.


Michel de Montaigne [12] – On doit former l’intelligence en la mettant en mouvement, mouvement vers le savoir qui est dans l’Autre et qui est à prendre.


Jacques Lacan – Ah ! voilà notre guide éternel, Montaigne. Et oui ! Le savoir est à prendre et c’est pourquoi il est fait d’apprendre. Si Arthur dit Je est un autre, moi je dis le lieu de l’Autre c’est le corps en tant que surface d’inscription. Oui, c’est bien le corps qui répond par une sensation toujours inédite, comme l’écrit le poète, là où je parle, moi, d’événement de corps. Quant à moi, je préfère le guide de l’auteur des Essais que le guide de notre ami Grégoire !!!


Philippe Lacadée – Marcel Proust, vous écrivez, vous, que le savoir comme jeu de l’esprit, comme vraie vie est dans l’Autre de la littérature comme corps à transmettre, quitte à s’y incorporer.


Marcel Proust – La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie, comme celle des autres – le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre – est une question non de technique mais de vision.


Sigmund Freud – J’ai écrit, dans À propos de la psychologie du lycéen [13], que ce qui trouble le comportement de l’élève et la violence qui s’en déduit dépend de ce qui s’est passé pour lui dans sa chambre, c’est-à-dire avec sa famille, ses parents proches. Mais ce n’est pas pour cela qu’on doit l’excuser. Chaque sujet a une part de responsabilité sur laquelle on peut intervenir, soit sur cette part de jouissance en trop qui le déborde et dont il doit pouvoir rendre compte en son temps et avec ses mots bien à lui.


Philippe Lacadée – Comment faire pour que les élèves se rendent responsables de ce qu’ils agissent ou font à l’école et dont ils se réjouissent de façon nocive, pour arriver à ce qu’ils se réjouissent tout autant de ce qui s’enseigne ? Pour vous, Freud, il s’agit plus de la responsabilité du sujet que de celle de son cerveau !!! Mais, Stefan, je vous sens impatient d’intervenir, comment cela s’est passé l’école pour vous ?


Stefan Zweig – Cela s’est passé ainsi pour moi, je le dis dans Le Monde d’hier[14]. Je suis devenu un fanatique de la littérature, comme disait Arthur Rimbaud, une vraie frénésie, mais j’ai trouvé ce goût pour la poésie en dehors de l’école, dans un bar où on se réunissait entre amis pour écouter Hugo von Hofmannsthal dire à voix haute ses poésies de dix-sept ans, lui aussi, établissant hors lieu de l’école, mais tout près quand même, sa poésie objective.


Philippe Lacadée – Le professeur ne doit pas lâcher, pour son élève, sur la façon de bien dire ce qu’il est et ce qu’il ressent, afin de rompre l’isolement de la souffrance.


Michel de Montaigne – De même il ne s’agit pas, pour l’élève, de lui faire répéter les mots de la leçon, mais qu’il puisse en dire le sens et la substance, le profit qu’il en aura fait non par le témoignage de sa mémoire mais par celui de sa vie. Mettre à profit sa curiosité naturelle [15], telle est la voie du désir qui se met en marche toute seule. Et, à mon avis, si je parle de substance et de sens, il s’agit en suivant mon ami Lacan plutôt de jouis-sens, soit de ce qui se jouit dans l’entendu, bien avant que je puisse justement en avoir le sens. Merci Paul et Arthur d’avoir précisé cela bien après moi !!!


Sigmund Freud – Michel, vous avez, vous, souvent écrit sur La chose du sexe et je vous rejoins volontiers. Au moment du début de l’épanouissement de la vie sexuelle, on voit apparaître les débuts d’activité provoquée par la pulsion de recherche et de savoir.


Grégoire Borst – Ça y est ! Vous revoilà Freud, avec votre sexualité à tout va !!! Vous ne seriez pas un peu obsédé ? Heureusement que l’imagerie cérébrale ne nous a jamais révélé l’image du sexe dans le cerveau !!!


Arthur Rimbaud – Si tu continues ainsi, Grégoire, je quitte ce débat ! Car comment peux-tu ignorer ce je que j’ai écrit !!! « J’ai dû marcher pour distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau ». Alors, cette assemblée qui te laisse aseptiser mon cerveau va me pousser encore à vagabonder afin de trouver mon lieu et ma formule dans la langue aussi bien d’ailleurs !!!


Philippe Lacadée – Arthur je t’en prie, reste avec nous. J’espère que Grégoire saura rendre sensible ses élèves à être curieux de tes poésies, toi, le Prince de l’adolescence. Et d’ailleurs, comme le disait Hegel, le vrai besoin spontané de l’enfant est d’apprendre, car il est curieux.


Sigmund Freud – Oui, merci Hegel. Car, lui au moins, on ne peut pas le taxer d’obsédé sexuel, mais plutôt, pardonnez-moi ce jeu de mot de la vie de l’esprit, d’obsédé du savoir textuel. A mon avis, les éducateurs et les enseignants devraient surtout faire une analyse, et à même leur corps, pour bien saisir comment ils en sont affectés. Et ainsi se rendre disponibles aux élèves, dont ils ont la responsabilité.


Philippe Lacadée – Vous êtes radical Sigmund Freud !


Daniel Pennac[16] – Devenu professeur, j’ai vite compris que ce genre de problème ne se résout ni par l’empathie, ni par la psychologie, ni par la sociologie, ni par la morale, mais que notre meilleure arme est la matière que nous enseignons. Et d’ailleurs, notre matière, ce n’est pas celle du cerveau, même si je n’en nie pas l’importance, mais tout de même…


Philippe Lacadée – Cela implique-t-il de ne pas reculer devant la façon de parler des jeunes ?


Daniel Pennac – Absolument, car on ne parle pas à leurs cerveaux, mais à leur façon de parler, ainsi faut-il analyser avec eux « les pronoms impersonnels « y » ou « en », dans les phrases « je n’y arriverai jamais » ou « je m’en fous », car c’est une bonne façon d’initier un cancre à la grammaire, et surtout de repérer sa position subjective dans la langue.


Philippe Lacadée – Comment peut-on prendre au sérieux tout ce qui vient de l’élève notamment ce qu’il dit, éprouve sans considérer qu’il y a là, à la surface de son dire, la dimension d’un sujet qui s’exprime ? Comment être ce point d’appui lui permettant de lui offrir un discours établissant pour lui la juste mesure nécessaire à la vie de l’esprit, celle ouverte vers le fait d’apprendre ? Comment le professeur doit-il fabriquer sa classe ?


Grégoire Borst – À mon avis, pour cela, il faut tenir compte de ce concept, que j’ai inventé, l’inhibition qui se loge dans la zone frontale du cerveau.


Sigmund Freud (l’interrompt en s’énervant) – Comment ça, vous avez inventé l’inhibition ?!!!


Philippe Lacadée – Calmez-vous Sigmund. Vous savez, comme tout le monde le dit de nos jours, que vous êtes dépassé. Peut-être que Grégoire n’a pas lu votre livre Inhibition, symptôme et angoisse !!!


Grégoire Borst – Je vais vous expliquer ce que j’ai dit sur France Inter, ce vendredi 4 août, à l’émission Sous le soleil de Platon de Charles Pépin. C’est ce qui manque aujourd’hui pour lutter contre l’échec scolaire. Les dispositifs sociaux ne suffisent pas. On éduque encore en 2022 en aveugle, c’est-à-dire en manipulant les entrées (pédagogies en classe) et les sorties (résultats aux évaluations), sans connaître les mécanismes internes du cerveau humain qui apprend.


Paul Valéry – Ah zut ! Il commençait à me plaire ce Grégoire. Et voilà qu’il recommence avec son cerveau. Écoutez Grégoire, si pour vous Freud est obsédé du sexe, vous, vous l’êtes du cerveau !!!


Grégoire Borst – Mais les progrès en la matière sont toutefois très récents. En France, notre équipe a publié́ la toute première recherche d’imagerie cérébrale réalisée avec des jeunes volontaires des écoles maternelles et élémentaires en 2011. Il s’agissait d’explorer ce qui change dans le cerveau des enfants, de 5 à 10 ans, quand ils apprennent le principe de conservation du nombre. Pourtant, tout a commencé́ au XXe siècle, avec la théorie des stades de l’intelligence de Jean Piaget (1896-1980), qui a profondément marqué la psychologie, le monde de l’éducation et le grand public. Nous partons donc de Piaget et des découvertes récentes du concept d’inhibition du cerveau et nous apprenons aux élèves le fonctionnement du cerveau pour leur apprendre à inhiber leurs pensées spontanées et leurs idées pour qu’ils les adaptent en fonction de ce qui se déroule dans leur cerveau. Il s’agit de faire confiance au cerveau et de prendre point d’appui sur lui. Ainsi un enfant qui naît dans un milieu peu favorisé intellectuellement peut s’en sortir comme un autre.


Jacques Lacan – Je vois que vous n’avez pas lu mon Séminaire Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse [17], dans lequel, tout en rendant hommage à Piaget, j’en cerne ses limites, tout comme sa théorie du développement et des fameux stades de Freud. Il a fallu aussi que je précise cela à mon amie Françoise Dolto, grande référence dans les années 70, dans le milieu de l’éducation.


Philippe Lacadée – Oui, Grégoire. Je vous ai entendu nous parler d’apprendre à penser par l'inhibition positive. Comme s’il fallait une capacité centrale pour bien penser, une sorte de stade intérieur de neurones centraux, pour se rendre compte de nos comportements.


Grégoire Borst – L'émergence de la pensée est quelque chose d'extrêmement complexe et, ce principe de l'inhibition, c'est, en quelque sorte, faire l'apprentissage de la remise en question de ses propres raisonnements. Il s'agit de cultiver un petit signal stop, dans un certain nombre de contextes, où l’on prend très souvent, sans s'en rendre compte, de mauvaises décisions. C'est un moyen de ne pas se laisser surpasser par nos automatismes de pensée qui, dans un certain nombre de cas, nous amènent à nous tromper de façon systématique. D'où l'idée d'utiliser cette inhibition, ce signal stop auto-réflexif pour résister à la chose qui vient le plus spontanément sans répondre à son opinion, son émotion, son raisonnement, immédiats.


Philippe Lacadée – Vous avez parlé de boîte à outils pour obtenir ce que vous nommez un raisonnement réfléchi.


Grégoire Borst – C'est le prérequis, des conseils à bien avoir dans sa boîte à outils, pour apprendre à résister à des choses premières qui surviennent et qui sont potentiellement fausses. Du moins, il faut en avoir conscience pour comprendre que, dans un certain nombre de situations, il faut faire un pas de côté, engager sa réflexion et penser contre ses propres automatismes de pensée ou biais cognitifs trompeurs pour laisser place à un raisonnement réfléchi.


Philippe Lacadée – Pouvez-vous expliquer à Freud ce que vous nommez la pensée mais aussi surtout votre découverte de l’inhibition ?


Grégoire Borst – Après l'inhibition par rapport à des réflexes de pensée, dont la remise en question peut être salutaire par rapport à des fake news, l'inhibition s'entend aussi par rapport à des émotions. L'inhibition s'inscrit aussi au cœur de notre capacité de régulation émotionnelle. Il faut, pour cela, inhiber son point de vue égocentré sur le monde, parce que pouvoir comprendre ce qui fait que vous êtes triste ou heureux ne s'affranchit pas de l'empathie. Il faut apprendre à se mettre à la place de l'autre, inhiber son obsession du moi, avoir cette capacité de se décentrer de soi-même pour pouvoir prendre la perspective de l'autre.


Philippe Lacadée – Alors, selon vous, comment cultiver l'esprit critique à l'école ?


Grégoire Borst – L'enfant est très souvent autocentré. Transmettre l'inhibition positive à l'école constitue, pour le neuroscientifique, un vrai enjeu, en ce qu'il pourrait être un vrai levier potentiel de réduction des inégalités éducatives. Si l'école, c'est bien le vecteur de réduction des inégalités sociales, on devrait pouvoir se dire qu'avant d'apprendre à l'enfant les apprentissages scolaires fondamentaux, la lecture, les maths… peut-être faudrait-il commencer par une étape préalable qui consisterait à lui transmettre de façon très explicite l'ensemble des compétences du cerveau pour apprendre l'esprit critique.


Philippe Lacadée – Je vous vois venir. Vous allez nous parler de notre plasticité cérébrale, même aux élèves, pour qu’ils parient sur leurs cerveaux, plutôt que sur les professeurs et la transmission des savoirs ?


Grégoire Borst – Et bien, oui ! Saisissons-là cette plasticité ! Notre cerveau a une propriété absolument extraordinaire. Il peut, à tous les âges de la vie, se reconfigurer, créer de nouvelles connexions entre les neurones pour progresser, apprendre de nouvelles choses et acquérir de nouvelles compétences à tous les âges de la vie. Une plasticité qui n'est pas sans être en lien avec cette inhibition positive qui se trouve systématiquement à notre portée pour renouveler sa propre pensée.


Philippe Lacadée – Vous avez parlé de l'attention, fondamentale pour le développement de la pensée.


Arthur Rimbaud – Moi, la pensée, je lui ai réglé son compte, bien avant Lacan d’ailleurs ! Car, comme il le disait avec Freud, l’artiste ou l’écrivain souvent précède le psychanalyste et maintenant l’imagerie cérébrale aussi. C’est après avoir dit que la vraie vie est absente, que j’ai écrit ce qui s’est révélé être une bombe « C’est faux de dire je pense, on devrait dire On me pense. Nous ne sommes pas au monde ». Lacan, lui, précise que l’on est plus pensé que l’on ne pense.


Grégoire Borst – Je vous sens tous un peu contre moi. La plasticité renouvelant notre pensée, c'est notre projecteur, la capacité à retenir l'ensemble des informations les plus pertinentes. Notre capacité à rester concentré, fondamentale pour la compréhension et pour la mémorisation. C'est un préalable pour la réflexion, la disposition psychologique à pouvoir être concentré sur un élément pertinent que j'essaie de traiter.


Philippe Lacadée – Vous avez aussi insisté sur le fait qu’il n’y a pas d'auto-réflexion et de progrès sans erreurs. Ça, on le savait déjà. Mais vous, vous avez un côté naïf qui vous fait découvrir des choses qui deviennent, pour vous, alors des vérités, car prouvées par le côté scientifique de vos neurosciences.


Grégoire Borst – C’est la condition même de l'apprentissage puisqu'à mesure que nous rentrons dans des apprentissages plus scolaires, à un moment donné, le système scolaire est ainsi fait, que l'erreur n'est plus une source positive de l'apprentissage alors qu'elle devrait l'être. On est dans un système dans lequel on passe notre temps à considérer l'erreur comme quelque chose de négatif, alors même qu'elle est la condition même de l'apprentissage. Tout l'enjeu, c'est de savoir comment on convertit l’erreur comme un vecteur et un levier de l’apprentissage pour pouvoir considérer son manque de pensée contre soi-même, son manque d’inhibition.


Philippe Lacadée – Et puis, quand je vous ai entendu dire « Il faut s'exposer face à ses erreurs pour progresser dans son auto-réflexion et ne plus culpabiliser lorsqu'il s'agit de changer de stratégie. La condition même de l'intelligence, c'est de faire des erreurs, d'être en mesure d'apprendre de ses erreurs, pour se dépasser et développer ses compétences. », eh bien là, j’ai cru rêver ! Mais je me suis dit qu’au fond, Grégoire, vous me deveniez sympathique. Et que j’allais attendre, moi aussi, que vous puissiez apprendre de vos erreurs, notamment celles de forclore la dimension de la parole, du dire, soit du langage. Je vais redonner la parole à nos invités notamment Jean-Luc Nancy, puis j’aimerais bien que l’on parle de la fonction et de la place des enseignants comme points d’appui.


Jean-Luc Nancy – Je souligne l’importance de la distinction des lieux et la nécessité d’éclairer ce qu’est un lieu d’instruction. C’est le lieu qui met en place, et en ordre, l’acquisition d’un savoir [18]. Mais un lieu d’instruction ne peut être vraiment instruit que s’il s’ordonne au trait commun du savoir, et s’il sait, par conséquent, qu’il n’y a pas, en toute rigueur, de savoir pour un seul ni de savoir par un seul.


Philippe Lacadée – Bien sûr que le lieu d’instruction n’est pas un lieu de vie au sens courant qu’on donne à cette expression.


Jean-Luc Nancy – Bien qu’au contraire, on ait tout fait pour qu’il soit séparé de la vie.


Philippe Lacadée – L’idée de mon livre est de mettre en évidence que, si le fait que la vie pénètre en ces lieux est contradictoire avec l’enseignement, il importe de faire entendre que la classe est pourtant le lieu où doit se jouer, voire se théâtraliser un jeu de la vie de l’esprit.

Jean-Luc Nancy – Il s’agit de l’instruction mais aussi de l’éducation. Educere, c’est conduire au-dehors, soit faire sortir d’un état pour ouvrir « la voie d’une sortie indéfinie ». Être éduqué, c’est ne pas cesser de l’être à nouveau, de sortir de ce qui a pu s’établir comme acquis. Cela se passe d’emblée et sans cesse, non dans le lieu, mais dans la distinction des lieux.


Philippe Lacadée – C’est ce qui oriente aussi mon livre, soit d’un lieu en distinguer, ou en discerner, un autre vers lequel quitter le premier afin que le mouvement de la vie trouve son chemin. C’est là le lieu de l’exercice d’un amour de savoir où le désir constitue lui-même le savoir.


Jean-Luc Nancy – Ne serait-ce pas là en soi une pédagogie, une interminable conduite de l’enfance hors d’elle-même ? [19]


Philippe Lacadée – L’éducation ne doit-elle pas s’éduquer elle-même au savoir, de ce que ce savoir lui-même est la voie de la vie, son propre désir, soit une école de la vraie vie du désir d’apprendre ?


Fernand Cambon – Je me souviens de mon ennui dans un lycée prestigieux de Paris, cela me mortifiait d’y enseigner, l’angoisse des élèves et des parents, plus soucieux de la réussite aux examens que de la vie de l’esprit, me pétrifiait et m’empêchait d’enseigner ce que j’aimais et à ma façon.


Philippe Lacadée – Alors, qu’avez-vous fait ?


Fernand Cambon – Je n’ai pas hésité à faire le pas pour ouvrir l’école à la vraie vie, celle ouverte vers l’Autre, celle de la langue plus d’évocation que de communication, mais cela n’a pas plu aux autorités. Alors, je décidai un jour de quitter mon poste et de le troquer contre une nomination dans un lycée secondaire, en banlieue. Certes, il y eut là comme une quasi-dimension de passage à l’acte. Mais je l’assumai. J’ai trouvé dans ce lycée mon compte, quelques satisfactions. Je me souviens alors de mes fantaisies d’enseignant. Je fabriquais des exercices vivants autour de textes réputés difficiles. Ainsi les élèves vivaient là, pour la plupart, une vraie expérience de transmission. [20]


Joseph Rosseto – Je suis Principal du Collège Pierre Sémard à Bobigny et j’ai créé, avec Philippe Lacadée, un lieu de conversation inter-disciplinaire [21], Le Conseil des enseignants, où les professeurs ont pu, pendant dix ans, venir témoigner des points d’impasses qu’ils rencontraient et être ainsi en mouvement vers une école fondée sur l’expérience. Ensuite, avec Philippe Troyon, on a inventé un lieu numérique, un site où chacun peut y déposer, voire trouver sa formule. [22]


Philippe Lacadée – Oui, ils nous ont appris comment ils savent y faire avec leurs inventions ou leurs bricolages, et comment ils font l’expérience d’apprendre ce que nous ne supportons plus, la durée et le temps, comme vous le disiez si bien, Paul Valéry. Mais il me semble que savoir inventer une place entre la loi de l’école, transmettre un savoir, et la loi du détour impératif que chaque sujet, dans l’enfant, impose à l’enseignant, serait l’une des voies possibles dans l’impossible d’éduquer. Cela ne nécessite-t-il pas quelques conditions, impliquant la présence vivante de l’enseignant afin qu’il consente à faire ce pas de côté ou en avant, pour sortir l’élève de son point d’impasse rendant impossible sa fonction ?


Noëlle de Smet – C’est là l’enjeu du thème de mon livre Au front des classes, dans lequel je parle du lieu où se construit, pour chaque enseignant, sa présence active, ce qui ne va pas sans la mise en jeu de son désir au-delà de sa simple pratique enseignante. Pari risqué car on a vu qu’il impliquait de subvertir la loi du simple pédagogique « Je dois absolument transmettre tel savoir » par la loi du désir, la loi de la dimension du sujet. [23]


Philippe Lacadée – Comment faire pour que se rencontrent la dimension désirante de l’enseignant et la dimension subjective du sujet ? [24] C’est aussi, d’une autre façon, par un certain usage de la pratique de la conversation, où se met en jeu le désir des élèves, ce dont témoignent les enseignants et les élèves dans le livre Comment se faire entendre à l’école ? [25]

Si, pour Freud, il y a trois professions impossibles [26] gouverner, éduquer, analyser – Lacan y est souvent revenu et l’on peut ajouter avec lui celle de « faire désirer ». [27]


Noëlle de Smet – Même si enseigner est impossible, ces enseignants ne cèdent jamais. Sans relâche, ils contrent cet impossible par l’invention, par la prise en compte des sujets, en faisant de l’impasse un levier pour remettre en mouvement un désir. Ils œuvrent dans leur pratique inédite et souvent subversive pour que le « maître » plus qu’un maître-savoir soit avant tout, un « maître-désir ». [28] Ce désir, c’est le petit détour qui subvertit le discours enseignant.


Philippe Lacadée – C’est tout le sens de ce travail que nous faisons dans nos laboratoires de recherche du CIEN « Avec des effets d’élèves inventifs, enthousiastes et qui se relancent dans la course de la vie… Au front, les mains vides, pleines de […] désir. Impossible, pourquoi ? Parce que l’enseignant, qu’il le veuille ou non, opère aussi à partir de comment il se débrouille pour « être homme », « être père », « être mère », comment il se débrouille avec la question d’« être femme » ! Ces enseignants font la preuve qu’il est possible de tracer et ouvrir, chaque fois, pour la première fois, un nouveau sentier, une nouvelle voie qui ne va pas sans la mise en action de la voix de l’enseignant dans la forêt de l’impossible d’enseigner. » [29]


Albert Camus – Dans mon roman Le premier homme, j’évoque de façon décisive la passion du métier de mon professeur, Monsieur Germain, grâce auquel j’ai trouvé le point d’appui nécessaire pour s’ouvrir à un autre monde que je n’avais jamais vu, voie de l’exotisme même. Je vous lis ce que j’écrivais alors.


« […] Ensuite c'était la classe. Avec M. Bernard [M. Germain], cette classe était constamment intéressante pour la simple raison qu'il aimait passionnément son métier. Au-dehors, le soleil pouvait hurler sur les murs fauves pendant que la chaleur crépitait dans la salle elle-même pourtant plongée dans l'ombre des stores à grosses rayures jaunes et blanches. La pluie pouvait aussi bien tomber comme elle le fait en Algérie, en cataractes interminables, faisant de la rue un puits sombre et humide, la classe était à peine distraite. Seules les mouches par temps d'orage détournaient parfois l'attention des enfants. Elles étaient capturées et atterrissaient dans les encriers, où elles commençaient une mort hideuse, noyées dans les boues violettes qui emplissaient les petits encriers de porcelaine à tronc conique qu’on fichait dans les trous de la table. Mais la méthode de M. Bernard, qui consistait à ne rien céder sur la conduite et à rendre au contraire vivant et amusant son enseignement, triomphait même des mouches. Il savait toujours tirer au bon moment de son armoire aux trésors la collection de minéraux, l’herbier, les papillons et les insectes naturalisés, les cartes, qui réveillaient l'intérêt fléchissant de ses élèves. Il était le seul dans l'école à avoir obtenu une lanterne magique et, deux fois par mois, il faisait des projections sur des sujets d'histoire naturelle ou de géographie. En arithmétique, il avait institué un concours de calcul mental qui forçait l’élève à la rapidité d’esprit. Il lançait à la classe, où tous devaient avoir les bras croisés, les termes d'une division, d'une multiplication ou parfois d'une addition un peu compliquée. Combien font 1267 + 691. Le premier qui donnait le résultat juste était crédité d'un bon point à valoir sur le classement mensuel. Pour le reste, il utilisait les manuels avec compétence et précision. [...] Les manuels étaient toujours ceux qui étaient en usage dans la métropole. Et ces enfants qui ne connaissaient que le sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages et la mer en flammes sous le soleil, lisaient avec application, faisant sonner les virgules et les points, des récits pour eux mythiques où des enfants à bonnet et cache-nez de laine, les pieds chaussés de sabots, rentraient chez eux dans le froid glacé en traînant des fagots sur des chemins couverts de neige, jusqu'à ce qu'ils aperçoivent le toit enneigé de la maison où la cheminée qui fumait leur faisait savoir que la soupe aux pois cuisait dans l'âtre. Pour Jacques, ces récits étaient l’exotisme même. Il en rêvait, peuplait ses rédactions de descriptions d’un monde qu’il n'avait jamais vu, et ne cessait de questionner sa grand-mère sur une chute de neige qui avait eu lieu pendant une heure, vingt ans auparavant sur la région d'Alger. » [30]

Mais ne suis-je pas trop long ?


Philippe Lacadée – Non Albert, il nous plaît d’entendre parler un prix Nobel, mais avez-vous trouvé dans cela de quoi vous séparer de votre « destin de malheur » là où la dette symbolique, du fait du décès de votre père et de la pauvreté de votre mère, vous avait été ravie ?


Albert Camus – Exactement. D’ailleurs, j’ai écrit « Seule l'école donnait à Jacques et à Pierre ces joies. Et sans doute ce qu’ils aimaient si passionnément en elle, c’est ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, comme refermée sur elle-même ; la misère est une forteresse sans pont-levis ». [31]


Philippe Lacadée – Vous y découvriez aussi de quoi satisfaire votre désir d’apprendre en se nourrissant des savoirs scolaires offerts de façon exigeante par Monsieur Germain qui, se montrant responsable du monde qu’il offrait à ses élèves, vous donna alors le sentiment d’exister, lui qui n’hésitait pas à vous épater en vous démontrant comment lui-même se débrouillait à être un homme dans ce monde difficile. Voilà une boite à outils différente de celle proposée par Grégoire et elle nous évoque le savoir-y-faire de Lacan.


Albert Camus – Je vous lis encore un passage de mon livre, c’est ma façon à moi de projeter des vidéos, soit la vie des hauts de l’esprit créateur. « Non, l'école ne leur fournissait pas seulement une évasion à la vie de famille. Dans la classe de M. Bernard du moins, elle nourrissait en eux une faim plus essentielle encore à l'enfant qu'à l'homme, qui est la faim de la découverte. Dans les autres classes, on leur apprenait sans doute beaucoup de choses, mais un peu comme on gave les oies. On leur présentait une nourriture toute faite en les priant de vouloir bien l’avaler. Dans la classe de M. Germain, pour la première fois ils sentaient qu’ils existaient et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde. Et même leur maître ne se vouait pas seulement à leur apprendre ce qu’il était payé pour leur enseigner, il les accueillait avec simplicité dans sa vie personnelle, il la vivait avec eux, leur racontant son enfance et l'histoire d’enfants qu’il avait connus, leur exposait ses points de vue, non point ses idées, car il était par exemple anticlérical comme beaucoup de ses confrères et n’avait jamais en classe un seul mot contre la religion, ni contre rien de ce qui pouvait être l’objet d’un choix ou d’une conviction, mais il n’en condamnait qu’avec plus de force ce qui ne souffrait pas de discussion : le vol, la délation, l’indélicatesse, la malpropreté. » [32]


Philippe Lacadée – C’est aussi, Daniel Pennac, ce que vous narrez très bien, dans votre roman Chagrin d’école, à propos de votre enfance dans le lieu de l’école. Seuls trois professeurs [33], mais il suffit parfois d’un seul, vous ont sauvé de vous-même, et vous ont fait oublier tous les autres. Surtout ce fameux Monsieur Bal [34], qui était pétri de sa matière et de ses élèves.


Daniel Pennac – En effet, « il avait quelque chose du ravi de la crèche mathématique, une effarante innocence […], son bonheur d’enseigner était convaincant. » [35]


Philippe Lacadée – Le maître ne doit-il pas se mettre, mètre après mètre, à prendre la mesure de son élève ? Monsieur Bal, tel que vous le décrivez, Daniel, occupa son « année à nous remonter du gouffre de notre ignorance ». [36] En s’émerveillant de ce que les élèves savent malgré tout, le maître parie sur un possible point d’appui singulier, toujours à situer au-delà des mesures préétablies. C’est là où doit se faire entendre le savoir insu que l’élève a en lui et sur lequel se fertilisera au mieux le savoir transmis du maître. Les trois professeurs avaient le point commun de ne jamais lâcher prise. [37]


Daniel Pennac – En leur présence, en leur matière, je naissais à moi-même : mais un moi mathématicien, si je puis dire, un moi historien, un moi philosophe, un moi qui, l’espace d’une heure, m’oubliait un peu, me flanquait entre parenthèses, me débarrassait du moi qui, jusqu’à la rencontre de ces maîtres, m’avait empêché de me sentir vraiment là.


Philippe Lacadée – Vous nous précisez qu’ils avaient tous les trois un style. « Ils étaient artistes en la transmission de leur matière. En enseignant ils créaient l’événement. » Là encore, vous nous montrez que la solution n’est pas seulement le savoir que les professeurs partagent avec leurs élèves. L’issue, pour que la rencontre du savoir à recevoir de l’Autre ait lieu, est que ce savoir fasse événement de s’enraciner au désir même du savoir, inhérent au désir d’apprendre de tout enfant, comme le disait si justement Hegel tout à l’heure. [38] Le plus important n’est pas la transmission de savoir(s), mais du savoir et surtout, comme l’ont dit si bien Daniel et Noëlle, ainsi que les professeurs du livre Comment se faire entendre à l’école ?, transmettre le désir même du savoir. Ce désir c’est le petit détour qui subvertit le discours enseignant [39] et qui n’est pas compris dans le programme officiel de l’année. Il ne s’apprenait pas à l’IUFM, pas plus à l’ESPE aujourd’hui, ni dans les diverses réformes de l’Éducation nationale qui, justement, permettent de moins en moins que ce désir trouve à se loger dans ce que l’enseignant doit inventer. Voilà, Grégoire, ce que vous semblez ignorer soit la rencontre avec les corps enseignants, comme le disait Arthur, préférant que les élèves rencontrent par des vidéos leurs cerveaux !!!


Daniel Pennac – C’est le goût de sa transmission que l’enseignant communique. Je ne dis pas que nous nous sentions aimés par eux, mais considérés, à coup sûr respectés, considérations qui se manifestaient jusque dans la correction de nos copies, où leurs annotations ne s’adressaient qu’à chacun de nous en particulier. Ils ne réduisaient pas leurs élèves à une masse commune et sans consistance, « cette classe dont ils ne parlaient qu’au superlatif d’infériorité. Sauf aux yeux de ces trois-là, nous étions la plus mauvaise quatrième, troisième, seconde... »


Philippe Lacadée – Vous soulignez, Daniel, comme Albert et Noëlle, l’importance du traitement au Un par Un de ces enfants qui sont élèves en classe, mais où seul le Un par Un les introduit à la dimension subjective et leur permet de prendre appui sur au-moins-Un professeur aux yeux duquel ils ont le sentiment d’exister, non seulement à partir du point d’où ils se sentent vus et pris en considération, mais surtout à partir du point d’appui de leurs symptômes. Pour faire naître un « oui » au savoir, une réelle adhésion du sujet qui apprend, l’enseignant ne peut que tenter d’entrer dans la langue des élèves, celle qui se dit en mots mais aussi en gestes, en passages à l’acte. Il prend donc au sérieux tout ce qui vient.


Noëlle De Smet – Prendre au sérieux ce n’est pas se contenter de traduire la chose en mots mais c’est d’aller vers le sujet qui s’exprime, d’en prendre la mesure, d’en établir les coordonnées vivantes et de s’en imprimer.


Philippe Lacadée – Dire « oui » à cette dimension du sujet tout en disant non à ce qui le déborde et auquel l’enfant est soumis à son insu, comme le disait Heidegger. [40] Il semble que, au-delà du savoir que possèdent certains enseignants, au-delà d’un savoir-faire transmissible, universel, qui vaut pour tous, certains témoignent par leurs actions, par leurs pratiques, par leurs écrits, d’un autre savoir, ce que Jacques Lacan appelle un savoir-y-faire avec son symptôme ou sa vie. Savoir-y-faire avec cet élève qui, débordé par son symptôme, arrive à l’incarner dans la classe et auprès du professeur. Il s’agit d’un savoir particulier, non transmissible, d’un savoir se débrouiller qui est propre à ces enseignants dont certains témoignent par leurs récits [41], et pour d’autres dans les conversations que nous avons créées pour eux et avec eux. Vous voyez, Grégoire, comme on est loin de votre boîte à outils. Le fil rouge qui traverse un tel témoignage, celui de Noëlle de Smet ou d’autres encore, permet alors peut-être d’extraire la logique propre à chacun, et, pour chacun de nous, de se mettre au travail, inventer à notre tour. Savoir, si on le veut, parier sur les impasses, sur l’inclusion, dans l’acte d’enseigner, de la dimension subjective, de la dimension pulsionnelle, c'est-à-dire de satisfaction, de jouissance ; aller droit au but par les détours et les circuits ; apprendre à être attentivement distrait. « Croire fermement, avec l’enseignant qui écrit ici, qu’on peut élever les impasses, les – non, les barricades de l’élève à la dignité d’une parole… » [42] Je vous vois, Albert, en train de vous agiter, dites-nous ?!


Albert Camus – J’ai dit la difficulté que j’ai rencontrée pour faire entendre la singularité de ma famille en tant qu’enfant qui n’est rien par lui-même. « Ce sont ses parents qui le représentent. C’est par eux qu’il se définit, qu’il est défini aux yeux du monde. C’est à travers eux qu’il se sent jugé sans pouvoir faire appel, et c’est ce jugement du monde que Jacques venait de découvrir, et avec lui, son propre jugement sur le mauvais cœur qui était le sien. » [43] L’enfant ne peut alors traduire ce qu’il ressent, même s’il a « triomphé de l’invincible pudeur qui lui fermait la bouche sur ce sujet. » [44] C’est au lycée que j’ai connu la honte, mais surtout la honte d’avoir eu honte. Et c’est pourquoi j’ai dit aussi que « Le bonheur est la plus grande des conquêtes, celle qu’on fait contre le destin qui nous est imposé » ! Cela rejoint l’expérience analytique lacanienne.


Philippe Lacadée – Albert, vous nous dites là, l’importance, pour vous, d’avoir pu « s’appuyer » [45] sur des professeurs. Ceci plus particulièrement au lycée où il y a plusieurs professeurs parmi lesquels on a le droit de choisir en fonction du fait que certains, plus que d’autres, donnent à réfléchir et savent aussi y faire avec leurs vies. Certains élèves s’attardent dans un moment « peu réjouissant » de leur développement, comme vous l’avez si bien dit, Freud. Inventer, donc, dans l’école un lieu où certains puissent inscrire leur être dans la lune dans une dette symbolique, où l’Un qu’il est sera ce qu’il doit à l’Autre qui a su dire oui à la façon dont il dessine sa vie, là, il y trouvera un autre destin. De même, dans le roman de Juli Zeh [46], on assiste à un basculement, où l’adulte, l’enseignant avec ses valeurs et ses livres inutiles, devient la proie pour des enfants désormais « au pouvoir d’une nation de pédagogues ». Cette détresse d’une certaine jeunesse sans qualités, et tragiquement sans mémoire, nous renvoie à des propos de Jacques Lacan en 1961 [47] dans lesquels il nous disait que la dette symbolique peut ne plus être à la charge de certains sujets, du coup ils ne se sentent plus coupables. « Bref, c’est la dette elle-même où nous avions notre place qui peut nous être ravie, et c’est là que nous pouvons nous sentir à nous-mêmes totalement aliénés. Sans doute, l’Atè antique nous rendait-elle coupables par la dette, mais à y renoncer […] nous sommes chargés d’un malheur plus grand encore, de ce que ce destin ne soit plus rien. » [48]

Comment ne pas conclure sur la lettre que vous avez envoyée, Albert, à votre instituteur, le 19 novembre 1957, lendemain de la remise de votre prix Nobel, qui montre que de la rencontre peut s’écrire du nouveau, permettant alors d’écrire de dont vous avez su faire votre propre destin. Même si la rencontre avec M. Germain fut un hasard pour vous, vous avez pris appui sur elle pour en tresser votre destin d’écrivain parce que vous parlez et que vous en avez fait votre trame. Lacan le précise « il y a une trame – nous appelons ça notre destin. » [49] Je comprends mieux pour quoi cette lettre, m’avez-vous dit, ne vous quitte plus. Et c’est bien cette trame qui échappe à l’homme neuronal dont a parlé Changeux et, ce jour, notre ami Borst.


Albert Camus – Je vous la lis, car je l’ai toujours dans ma poche, car voyez-vous, pour moi, elle est comme un objet extime échappant à mon corps, à mon cerveau, et pourtant elle fait partie de mon corps comme un objet étranger. Et oui le voilà L’étranger !!!!

Cher Monsieur Germain.

J'ai laissé s'éteindre un peu le bruit qui m'a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n'ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j'en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d'honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l'âge, n'a pas cessé d'être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse de toutes mes forces. Albert Camus



Philippe Lacadée




[1] Meirieu Ph., « L’adolescent au collège, est-ce possible ? », in Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, Éditions Michèle, 2013.

[2] Ibid., p. 82.

[3] Rimbaud A., « Une saison en enfer », « Délires », « Vierge Folle », Œuvre-vie, Arléa, 1991, p. 422.

[4] Freud S., « Pour introduire la discussion sur le suicide », traduction Fernand Cambon, in La vraie vie à l’école, op. cit., p. 211.

[5] Rimbaud A., « Lettres à Georges Izambard du 13 et 15 mai 1871 », Œuvre-vie, Arléa, p. 183.

[6] Rimbaud A., « Vagabonds », op cit., p. 349.

[7] Borst G., Enseigner aux élèves comment apprendre - 55 séances clés en main avec vidéo à l'appui - Collège Livre de pédagogie 2022 - Sciences cognitives, Nathan ; Illustred edition, 2022.

[8] Valéry P., Le Bilan de l’intelligence (1936), Éditions Allia, 2011.

[9] Rimbaud A., « Lettre à Ernest Delahaye », op, cit., p. 458.

[10] Valéry P., op cit., p. 51-55.

[11] Sallenave D., in Écrire c’est vivre, Éditions Michéle, 2016.

[12] Montaigne M., « Sur l’éducation des enfants », Essais, livre I, Honoré Champion Traductions, Paris, 1989, p. 172.

[13] Freud S., « Psychologie du lycéen », cf. traduction de Cambon F. dans le livre La vraie vie à l’école, op. cit., p. 206-210.

[14] Zweig S., « L’école au siècle passé », Le Monde d’hier, Les belles lettres, 2013.

[15] Montaigne M. de, op cit., p. 170.

[16] Pennac D., Chagrin d’école, Gallimard, 2007.

[17] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973.

[18] Nancy J.-L., « Distinction des lieux », in La vraie vie à l’école, op, cit., p. 69.

[19] Ibid., p. 72.

[20] Cambon F., « De l’évaluation de l’enseignement », in Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, op. cit., p. 86

[21] Il s’agit de l’expérience du laboratoire de recherche inter-disciplinaire du Collège Pierre Sémard à Bobigny : Le Conseil des enseignants, qui s’est déroulé pendant cinq ans, sous la responsabilité de Joseph Rossetto, Principal du Collège et de Philippe Lacadée, avec Ariane Chottin (psychologue clinicienne et écrivain) et Valérie Guidoux (écrivain qui à chacune des réunions de ce laboratoire a établi des comptes rendus, sans lesquels ce travail n’aurait pu se faire). C’est de cette expérience que le cinéaste Philippe Troyon a fait un film : Quelle classe, ma classe !, diffusé sur TV5 le 9 Janvier 2007.

[22] « Une école de l’expérience », voir site Imaginen.

[23] De Smet N., Au Front des classes, Postface de Baio V., p. 150.

[24] C’est ce dont témoignent aussi les professeurs et les élèves dans le livre Comment se faire entendre à l’école ? 2008

[25] Collectif C.I.E.N., Comment se faire entendre à l’école ? SCEREN-CRDP d'Aquitaine, 2008.

[26] Freud S., Préface in Aichhorn A., Jeunesse à l’abandon (1925), Toulouse, Privat, 1973. Réédition : Jeunes en souffrance, Les éditions du Champ social, Lecques, 2000. Cf. traduction de F. Cambon dans le livre.

[27] Comme le propose V. Baio en reprenant ce que dit J. Lacan, Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1991, pp. 193-194.

[28] De Smet, op.cit., p. 153.

[29] Baio V., Au front de classes, Postface, op. cit., p. 153.

[30] Camus A., Le premier homme, Paris, Gallimard, p. 135.

[31] Camus A., Le premier homme, op. cit., p. 137.

[32] Ibid., p. 138.

[33] Pennac D., Chagrin d'école, Paris, Gallimard, 2007, p. 265.

[34] Ibid., p. 262.

[35] Ibid., p. 263.

[36] Ibid., p. 264.

[37] Pennac D., Chagrin d'école, op. cit., p. 266.

[38] Hegel G., « La réalité morale, première section : la famille, l'éducation des enfants et la dissolution de la famille », in Principe de la philosophie du droit, principe 175, GF Flammarion, Paris 1999, p. 241.

[39] Baio V., in De Smet N., Au front des classes, op. cit., p. 153.

[40] Heidegger M., « Sérénité », Questions III, op. cit.

[41] Au CIEN, dans nos laboratoires, nous pensons qu’il est important d’en parler.

[42] De Smet N., Postface de Baio V., op. cit., p. 153.

[43] Camus A., op. cit., p. 188.

[44] Ibid., p. 186.

[45] Ibid., p. 204.

[46] Zeh J., Une fille sans qualités, Éditions actes sud, 2011.

[47] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, Paris, Le Seuil, 1991, p. 354.

[48] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, op.cit., p. 35.

[49] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Le Seuil, mars 2005, p. 163.





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