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CONFÉRENCE : La violence est-elle une arme ? Hélène Bonnaud

La famille n’est pas Une. Elle est multiple et sans doute, est-elle une réalité tangible des mutations propres à l’évolution des mœurs. Elle a le privilège, en effet, de ne pas consister en une simple doctrine puisque, de fait, ses changements peuvent être décrits, évalués, mis en série, comparés. On la dit multiple, et inventive dans sa manière de se concevoir.  Ce qui me paraît important dans cette évolution, c’est qu’il n’y a pas de remplacement. Il n’y a pas de remplacement de la famille traditionnelle composée de parents hétérosexuels et de leurs enfants, schéma renvoyant à la norme et résistant aux mutations qui traversent notre modernité mais il y a une variation de ses fondements.  De fait, il n'y a pas remplacement de cette famille conforme, et qui se transmet de génération en génération, car il s’agit « d’une transmission constituante pour le sujet »[i], comme le dit Lacan. Au contraire, ce qui est fondamentalement nouveau, c’est qu’en réalité, les changements opèrent à l’intérieur même de cette structure de base, papa-maman et les enfants qui, s’il donne à entendre une certaine preuve du noyau symbolique de la transmission, n’en est pas moins une conséquence du réel de la sexualité qui, elle, ne cesse de prendre des formes nouvelles. Dans les années 70, il y a eu tout un courant qui promouvait la communauté comme principe de vie, les enfants étant pris en charge par les personnes qui y vivaient, indépendamment de leurs attributions parentales. C’était la liberté sexuelle et l’idée de casser le couple conjugal qui était en jeu, pour inventer de nouvelles formes de liens, fondés non sur la symbolique du mariage ou de la conjugalité, mais plutôt sur la liberté sexuelle et le refus de la fidélité considérée comme une entrave à la liberté, un enfermement du couple. Lacan évoque « l’échec des utopies communautaires » dans sa « Note sur l’enfant ». Ces communautés ont voulu, entre autres idéaux, se détacher de la famille en tant qu’elle incarne une aliénation fondamentale, formant un bloc avec la tradition, la religion et la propriété. Ces communautés vont se construire contre l’idée de la cellule familiale réduite au noyau atomique, dans laquelle ont grandi les nouvelles générations. On voit bien qu’en parlant d’échec de ces utopies communautaires, Lacan ne s’est pas trompé. Il y a à cela, des raisons multiples mais en effet, ce fut un échec. La famille conjugale a survécu aux bouleversements de cette époque post-68 pourtant marquée par la volonté de dégager l’idéologie du couple et de la tradition familiale. Cette famille conjugale qui perdure, fonctionne comme un forçage du désir de non- changement, dernier fond de croyance en la réalisation qu’incarne le modèle traditionnel. Certes, chacun sait sa fragilité, sa limite et ses exigences de plus en plus énoncées. Elle a changé dans ses effets, mais la structure n’a pas été bouleversée.  Si changement il y a, il se situe dans la parole libérée. C’est un point important car on est passé de la position de consentement aux symptômes de la conjugalité à une forme de non-consentement à ce que fabrique la relation de couple et la relation aux enfants.  La parole y est cruciale. Ce qui ne va pas, ce qui fait symptôme doit être parlé. D’où le succès des thérapies dites de couple. C’est le premier point. Le deuxième me semble lié aux fonctions père et mère. C’est là qu’il y a changement. C’est là qu’est le point de subversion de l’ordre familial. Les enfants, eux, restent les objets privilégiés qui fondent la famille et il apparaît, là aussi, que c’est la position, la place de l’enfant qui a changé la famille. L’enfant est aujourd’hui, le fondement même de la famille. Il la crée. Il en est la cause. Cela a des conséquences sur l’idéologie familialiste actuelle qui semble avoir succédé à la famille patriarcale. Avoir un enfant, des enfants, instaure des liens de responsabilité et d’amour envers l’enfant. Cela répercute la perte d’au moins un de ces affects concernant le couple. La responsabilité à l’égard de son partenaire n’est plus guère à l’ordre du jour. L’enfant est donc l’objet de tous les attendus concernant la façon d’envisager la famille. C’est lui qui fait d’elle une structure qui maintient l’idéologie familialiste actuelle.

De ce fait, le point important concerne les changements déterminés par les progrès de la science en matière de reproduction. Depuis que la médecine propose de fabriquer des enfants grâce aux manipulations à partir des ovocytes et des spermatozoïdes, le désir d’enfant s’est embrasé, car de nombreux facteurs qui faisaient obstacle à la parentalité, sont aujourd’hui traités. Cette ouverture a permis de sortir du couple hétérosexuel, schéma dit « normal » pour donner libre cours à d’autres façons de faire famille. Dès lors, on a vu advenir des couples d’homosexuels voulant les mêmes droits et les mêmes chances d’avoir des enfants que les hétéros. Aujourd’hui, alors que depuis un an, la loi autorise les femmes seules à avoir un enfant, les demandes explosent. Avoir un enfant est devenu une demande inconditionnelle. C’est la demande qui marque notre époque. L’enfant comme plus-de-jouir est devenu un objet nécessaire à tous. Et le signifiant famille en est renforcé, le modèle couple avec enfants restant une caricature de la norme. On voit bien que les théories freudiennes de l’Œdipe sont totalement dépassées. Plus besoin de père ! Une femme seule peut accéder à la maternité sans en passer par un homme au sens symbolique du terme. N'est-ce pas là une nouvelle façon de réinventer ce couple légendaire, le couple mère-enfant, en se passant du deuxième parent ? Certes, ce couple mère-enfant a toujours existé. Mais d’une part, il n’était pas programmé et obtenu par le biais de la science, d’autre part, quand une femme se retrouvait enceinte hors mariage, elle était mal considérée et mise au ban de la société. L’enfant cristallisait sa faute sexuelle. Lacan disait que le réel du père, c’est le spermatozoïde. « Personne n’a jamais pensé à dire qu’il était le fils de tel spermatozoïde » [ii]. Eh bien, nous y sommes. Ce qui semblait impensable en 1970, est aujourd’hui, tout à fait pensable. Le père-spermatozoïde se multiplie, induisant un père-paillette qui, de fait, est de plus en plus symbolisé puisqu’aujourd’hui, nombre de personnes désirent en faire un père de la marque de fabrique, un père du corps, un père des gènes, et donc un père qui transmet et qui devient, par-là, une puissance symbolique. Tout ce qui semblait de la science-fiction jusqu’au siècle dernier est aujourd’hui devenu la réalité de certains enfants. Dès lors, la famille elle-même en est réactualisée. S’il y a un changement notable dans son évolution, c’est bien celui-ci. Le père-spermatozoïde existe. Il est passé du don anonyme à un don qui peut être désanonymisé dès lors que son hérédité, son patronyme génétique vient s’interposer à l’objet du don. Évidemment, ça se complique pour le géniteur qui pouvait jusque-là s’en tenir à donner son sperme pour aider des couples à enfanter. Un acte en général totalement gratuit. D’où l’idée que le don, en perdant son anonymat, entre dans une symbolisation potentielle de la paternité. La symbolique du don masquait le réel du spermatozoïde. Dès lors, on force le réel du spermatozoïde à se symboliser. Et bien sûr, il fait symptôme. Symptôme d’un autre corps, pourrions-nous même aller jusqu’à formuler, indiquant par-là, que les nouvelles modalités de faire un enfant finissent par arracher au réel de la sexualité un bout de savoir, mais pas tout, comme aujourd’hui, on voudrait le faire croire. La science force le réel, mais elle ne pourra jamais le réduire à un savoir complet. Avec la lecture du génome d’un individu, elle croit pouvoir savoir d’où il vient et ce qu’il est. Mais est-ce que ce savoir répond à la question d’un enfant sur qui est son père ? Bien sûr que non. Aucune science ne pourra le dire. Ce savoir-là n’est pas dans l’ADN. Il peut se lire dans la transmission symbolique d’un père à son enfant. D’où l’importance que la psychanalyse a toujours donné au père symbolique, celui qui s’engage à prendre soin de ses enfants, plutôt qu’au père biologique.

 

L’enfant terrible

Le thème de notre conversation fait entendre le compliqué de la relation entre parents et enfants. Les travaux des boussoles de la Journée de l’Institut de l’Enfant indiquent tous qu’il y a un gap entre les uns et les autres, la logique causale qui dirait qu’il y a un Rapport entre parents exaspérés et enfants terribles ne peut pas s’écrire. Il y a malentendu, comme l’a bien pointé Philippe Lacadée, malentendu de structure, malentendu du désir, malentendu du sexe et de la jouissance qui opacifie les relations entre parents et enfants du fait que nous sommes tous des êtres parlants. Mais comment faire avec les manifestations symptomatiques qui étiquettent les enfants terribles ? Disons d’abord que ce signifiant terrible n’est pas celui de l’époque, qui préfère parler d’enfants atteints de troubles TDAH, troubles neurodéveloppementaux de l’attention avec ou sans hyperactivité, mettant en valeur deux symptômes différents, les problèmes de concentration liés aux troubles de l’attention et l’agitation. Le terme de terrible ne met l’accent sur aucun de ces deux symptômes. L’enfant terrible est né au XIXe siècle, quand on a constaté que certains enfants étaient désobéissants et effrontés. Aujourd’hui, ils ne se contentent pas d’être désobéissants et effrontés, les enfants terribles apparaissent surtout comme incontrôlables. Les parents d’aujourd’hui disent qu’ils sont ingérables. C’est du moins ainsi qu’ils sont décrits par leurs parents. Ils sont pris dans une spirale qui les met hors circuit de la parole. Ils n’écoutent pas et semblent vouloir franchir toutes les limites imposées par les adultes, qu’il s’agisse des parents, des enseignants, des frères et sœurs, etc. L’enfant terrible est un enfant déchaîné. En disant déchaîné, je pense immédiatement à chaîne. Il est hors chaîne, hors chaîne signifiante. Jacques-Alain Miller dit, dans son cours Donc, que « le sujet dit non à la chaîne signifiante »[iii]. C’est ce que Lacan nommera l’opération de la séparation et que Jacques-Alain Miller reprend là, en disant que le sujet est capable de disparaître avec ce non, capable de se soustraire à ce qui l’enchaîne, y compris la chaîne signifiante. Il dit que ce refus radical de tout consentement qu’exprime la séparation, eh bien on peut dire que c’est ce non qu’on trouve sans doute présent au cœur même du rapport subjectif à la jouissance. Il dira aussi que pouvoir aller en-deçà de la chaîne signifiante, seule une analyse permet d’y accéder. Je trouve ce point très intéressant à développer pour d’autres occasions de travail. Mais revenons à l’enfant terrible, celui qui n’écoute pas, celui qui se fiche de ce qu’on lui demande. Eh bien, je soutiendrai l’idée, certes un peu excessive, qu’il n’écoute pas parce qu’il ne comprend pas, qu’il n’entend pas, au sens premier du terme latin intendere, qui signifie tendre vers, comprendre. Il n’entend pas le sens de ce qu’on lui dit. Certes, il entend qu’on lui parle, qu’on s’adresse à lui, mais il ne le comprend pas au sens de subjectiver ce qui lui est dit à lui, il l’entend comme dans un bruit de fond, comme dans un monde désactivé de sens. Il est même, d’une certaine façon, le reliquat, la cicatrice de ce que le sens, lui non plus, n’est pas une donnée de fait, qu’il y a, pour que l’opération symbolique du sens soit efficiente, un nouage qui puisse se faire entre Imaginaire, Symbolique et Réel. Quand les signifiants ne sont pas symbolisés ou partiellement symbolisés, ils frappent, c’est ce que Lacan a appelé « la percussion du signifiant sur le corps ». L’enfant terrible peut avoir été percuté par un signifiant qui vient s’insérer dans la pulsion, autre formule de Lacan, tel « l’écho d’un dire sur le corps »[iv], désignant la façon dont un signifiant particulier, qui est resté un S1 tout seul, séparé de la chaîne signifiante, vient se dire. D’être désarrimé de la chaîne signifiante lui donne un impact qui est, de fait, marqué par le hors sens. Ni le sujet, ni personne, ne peut savoir comment ce signifiant agit. L’écho, c’est quelque chose comme ça. La voix se répercute et on ne sait plus d’où elle vient. Le sens ne s’entend plus. Seul le son, rencontrant l’obstacle par exemple d’un tunnel, d’une montagne, vient vibrer et résonner. Eh bien, cet écho, sa résonance ne peut s’apercevoir que dans le travail analytique. Ainsi, la question de la façon dont un signifiant a percuté le corps d’un sujet, reste le plus souvent une énigme. Mais faire cette hypothèse permet de saisir que, derrière la violence d’un comportement, il y a un signifiant qui agit, qu’il soit refoulé ou forclos, et vient perturber les conditions de signification propres à la langue.

L’enfant terrible ne signifie pas pour autant enfant psychotique. Il peut se produire des moments dans la vie de l’enfant où il passe par des phases de refus qui ne sont, en réalité, que des appuis pour se dégager d’une trop forte dépendance à ses parents, par exemple. On a l’habitude de saisir les enjeux de l’adolescence comme une crise permettant justement de s’affirmer en se révoltant contre ses parents. Moins admis, mais tout aussi classique, est la crise des deux ans, moment où l’enfant dit non à tout. Il découvre qu’en disant non, il détient un certain pouvoir sur ses parents. En réalité, il découvre par la même occasion les pouvoirs de la parole. Cette jouissance nouvelle lui permet d’explorer le champ de ce qui est permis ou interdit, le champ de ses demandes et de la frustration, etc. Son monde s’agrandit, il fait l’expérience de l’altérité car le non renvoie à la réponse de l’autre, en tant qu’alter ego, et pas seulement de l’Autre de la demande adressée à la mère ou au père. Certains parents ne supportent pas ce changement de comportement de l’enfant. Ils y répondent en miroir, ou en faisant acte d’autorité pour juguler ce qu’ils vivent comme un affront à leur position parentale. Ils sont alors exaspérés au sens où leur enfant ne les séduit plus, ne les charme plus mais met en jeu une certaine jouissance à s’opposer, à contredire, à se situer contre la demande parentale. C’est souvent le début du désamour entre parents et enfants. L’exaspération témoigne d’une forme de colère, d’irritation à supporter les manifestations de l’enfant. L’insupportable apparaît quand l’enfant est éprouvé comme mauvais objet qui vient gâcher la vie des parents. Quand on rencontre de telles situations dans nos consultations, nous savons d’emblée qu’il s’agit de respecter la position des uns et des autres. L’enfant comme objet persécuteur est alors celui qu’on écoutera dans sa position d’enfant mal-aimé ou mal compris. D’être à cette place d’objet a rejeté, est une grande difficulté dans notre clinique, qu’elle soit infantile ou adulte.

 

Je vous propose deux modes d’approche de cette question des enfants terribles, le premier c’est la question du narcissisme et d’autre part, la différence entre agressivité et violence.

 

Le narcissisme, une affaire d’image du corps

L’image de soi renvoie au narcissisme, cette instance que Freud a isolée en 1912, dans son article « Pour introduire le narcissisme » et dont il définit deux phases. La première, le narcissisme primaire, est celle de l’enfant qui se prend lui-même comme objet d’amour avant d’investir les objets extérieurs. Il définit ensuite le narcissisme secondaire, en 1914. Celui-ci désigne une structure permanente du sujet, qui relève du moi constitué, et défini à partir des identifications à l’image d’autrui. On passe de l’investissement de soi-même à l’investissement de soi, mais pas sans les autres, desquels on puise les identifications primordiales.

 

Pour Jacques Lacan, la question du narcissisme est traitée dans son texte sur le stade du miroir en ne séparant pas la construction du moi de celle de l’image corporelle. De ce fait, le narcissisme est d’abord ce qui donne son unité corporelle au sujet. « Ce qui est primordial, c’est que pour l’être humain, l’autre a une valeur captivante, de par l’anticipation que représente l’image unitaire telle qu’elle est perçue soit dans le miroir, soit dans toute réalité du semblable »[v].  Puis, « le narcissisme secondaire passe par l’identification à l’autre qui permet à l’homme de situer avec précision son rapport imaginaire et libidinal au monde en général. C’est là ce qui lui permet de voir à sa place, et de structurer, en fonction de cette place et de son monde, son être. »[vi] Mais, avant même la mise en jeu des pulsions et de leur destin, il a surtout insisté sur l’image du corps comme pouvant se répercuter sur la pensée. C’est du moins ce qu’il nous dit dans sa conférence sur le symptôme à Genève, en 1975. « L’homme est capté par l’image de son corps, dit-il. Ce point explique beaucoup de choses, et d’abord le privilège qu’a pour lui cette image. »[vii] Et cette image, dit Lacan, fait poids. C’est un poids du corps d’où s’aliène l’image de soi comme corps parlant puisque cette image est aussi, dit-il encore, celle d’où s’enracine la pensée. Dès lors, chacun voit son monde à la lorgnette de son image propre. C’est son Umwelt, à chacun le sien.

Je trouve très éclairant cette idée que l’image du corps conditionne la pensée, et non l’inverse. Car on aurait tendance à croire que la pensée est indépendante du corps, qu’elle en est totalement détachée. Lacan pose l’inverse. Il dit que la pensée est dépendante de l’image du corps et cette dépendance de la pensée à l’endroit de l’image du corps, indique le nouage entre l’image et la pensée. Il y a une porosité entre l’image du corps et la pensée. Lacan le précise encore davantage lorsqu’il indique « l’engluement de la pensée », comme conséquence de la captation de l’image du corps par le sujet. Il y a donc une inertie de l’imaginaire liée à la façon dont chacun capte son image du corps. Cela peut éclairer la lecture de certains symptômes, la difficulté, chez certains patients, à verbaliser, à construire une histoire, à se déterminer en tant que sujets, comme s’ils étaient englués dans quelque chose que nous qualifions d’inertie, et qui indique une certaine inhibition de la pensée, qui semble figée, peu réactive, comme si elle était contrainte ou adhérait à une vision du monde plate, sans relief, dont ils ne peuvent pas s’extraire. La pensée est dépendante de l’image que nous avons de notre corps, c’est une notion que l’on vérifie souvent dans la parole analysante. Quelque chose s’insère dans le discours qui concerne le corps, que celui-ci soit éprouvé comme une énigme ou comme une charge, qu’il soit nié comme corps jouissant, ou comme corps objet de désir, qu’il soit éprouvé comme un déchet ou comme un trophée, etc. C’est dans sa conférence à Nice du 30 novembre 1974 que Lacan l’explique de façon encore plus claire : « L’homme aime son image comme ce qui lui est le plus prochain, c’est-à-dire son corps. Simplement son corps il n’en a strictement aucune idée, il croit que c’est moi, chacun croit que c’est soi, mais c’est un trou et puis au-dehors il y a l’image et avec cette image il fait le monde »[viii]. Lacan extrait ce qui est de l’ordre du recouvrement imaginaire dans le moi pour concevoir, à la place, le phénomène du trou qui ex-siste. Il s’agit en définitive, de ce qui relève dans le moi, du réel, du non-représentable.

 Ce que Lacan mettra en évidence dans son dernier enseignement en parlant de la percussion du signifiant sur le corps, inverse la proposition première. Là où l’image du corps a une incidence sur la pensée, là, c’est l’écho du dire qui a une incidence sur le corps.  Les deux conceptions semblent inversées, mais si on y regarde de plus près, on voit que dans la première formulation, c’est l’image du corps, à savoir le fait d’avoir construit une image du corps qui agit sur la pensée, alors que dans la percussion, il s’agit du corps lui-même, pas de son image. En fait, ces deux propositions sont toutes les deux importantes. L’une rend compte de la valeur du stade du miroir pour se faire une image du corps qui se noue à la pensée. Cela se joue dans la toute petite enfance. Alors que la percussion peut renvoyer à un événement qui se produit avant même le moment de la construction de l’image. Disons que ce sont deux moments de la découverte du nouage entre le corps et la parole.

 

La question de la violence trouve ses racines dans le narcissisme. On est d’autant plus violent qu’on a une image de soi négative, une image de soi qui s’est construite dans un sentiment que l’on n’a pas été aimé ou que l’autre, le frère ou la sœur, a pris ma place auprès de la mère, ou, autre exemple souvent rencontré, que la mère et le père n’auraient pas dû avoir d’enfants, autre version de la pulsion de mort à l’œuvre. Une dame d’un certain âge vient me rencontrer. Elle n’est pas en paix avec elle-même. Elle a adopté deux enfants avant de pouvoir enfanter elle-même. Son premier enfant a aujourd’hui une quarantaine d’années. Il est psychotique, me dit-elle. Il a construit sa vie autour du fait qu’il a été abandonné. Pour lui, sa naissance non désirée fait trauma. Il ne peut ni apercevoir qu’il a été aimé et choyé toute sa vie dans une famille qui l’a accueilli. C’est comme si cela n’existait pas. Sa mère adoptive s’occupe beaucoup de lui. Elle le voit tous les week-ends. Mais il considère toujours qu’il est l’objet déchet de l’Autre et il lui reproche tout ce qu’il n’a pas réalisé. Elle porte la faute de son histoire. Le sujet ne peut pas accepter d’être l’enfant de cette mère aimante. Il refuse de se laisser adopter. Il place son refus dans un Autre maternel primordial, car l’image qu’il a de lui, en effet, c’est d’être un objet rejeté. En cela, on peut dire que sans doute il a été marqué par un S1 d’abandon, peut-être avant même sa naissance, et dont il ne peut pas s’extraire. Il hait le monde qui l’entoure et vit seul, enfermé dans son monde persécuté. La haine s’origine de ce point où, « d’où je vois l’autre, c’est moi que je vois ». La haine de l’autre recouvre la haine de soi. Elle est, en cela, tout à fait lisible par les psychanalystes mais, d’une certaine façon, comment défaire ce lien où tel que je suis, je le projette sur l’autre ? Cela paraît d’autant plus compliqué que celui qui hait l’autre, n’a pas du tout le sentiment qu’il se hait. Il hait non pas l’image de lui-même mais l’objet qu’il est dans l’Autre. Cet objet, Lacan le qualifie d’objet a. Dans la phrase du Séminaire xi « j’aime en toi quelque chose plus que toi, l’objet a, je te mutile »[ix] , nous avons une préfiguration de ce que l’amour, comme la haine, renvoie à l’objet a que je suis pour l’autre. Si on substitue la haine à l’amour, on voit que la phrase reste tout à fait correcte, donnant alors une version de la haine où, ce qui est atteint dans la haine, c’est cet objet a, je te mutile », c’est-à-dire je te le prends, je te l’arrache, cet objet dont toi-même tu ignores qu’il est en toi. Aussi pouvons-nous méditer cette saisissante remarque de Jacques-Alain Miller : « La haine est la plus intense des passions. L'amour se prend aux apparences, tandis que la haine est radicale : elle vise l'être. Il arrive qu'elle agrafe tout l'univers mental d'un sujet, suppléant ainsi au trou béant de la psychose. »[x]

 

Différence entre agressivité et violence

Cette différence permet de toucher en quoi ces deux modes ne relèvent pas du même registre. Voici ce que Lacan nous dit : « Ce qui peut se produire dans une relation interhumaine, c’est la violence ou la parole. Si la violence se distingue dans son essence de la parole, la question peut se poser de savoir dans quelle mesure la violence comme telle - pour la distinguer de l’usage que nous faisons du terme d’agressivité - peut être refoulée, puisque nous avons posé comme principe que ne saurait être en principe refoulé que ce qui se révèle avoir accédé à la structure de la parole, c’est-à-dire à une articulation signifiante. »[xi] Dans ce paragraphe, Lacan différencie en effet l’agressivité de la violence. Il indique que l’agressivité est ordonnée, qu’elle est prise dans le Symbolique et peut donc être analysée, interprétée. La violence, en revanche, relèverait de quelque chose qui ne peut être symbolisé et qui s’oppose à la parole en tant qu’elle ne peut accéder à l’ordre symbolique.

La violence est donc le résultat de ce qui n’a pu être refoulé.  Elle n’entre pas dans le circuit complexe de la parole et du langage. Elle est purement pulsionnelle et nous dirions avec le Lacan du dernier enseignement, qu’elle est réelle. Cela répond bien à la définition qu’en a donnée Jacques-Alain Miller dans son texte « Enfants violents ». Il dit : « La violence est la satisfaction de la pulsion de mort, soit le pur désir de détruire. »[xii] Ainsi, la violence, si on prend cette définition, relève bien de ce qui ne passe pas par l’Autre du langage mais vise le corps comme objet réel. Celui-ci n’a pas de sens, il est l’objet contre quoi le sujet va obtenir une jouissance immédiate dans l’acte ou le passage à l’acte, contre soi ou contre l’autre. Dans certaines formes de mutilation, les sujets récupèrent un certain apaisement une fois le corps atteint dans des actions de coupure, de brûlure, voire de déchirement. Il faut introduire dans le corps une douleur vive, de façon à l’atteindre comme objet réel. Une fois éprouvé dans sa dimension de corps douloureux, il prend une consistance qui permet une certaine forme de présence, de perception permettant de sentir qu’on a un corps. La violence contre soi est un des noms de cette irruption du réel dans le corps, coupé de l’Autre. La douleur est alors un des ressorts permettant de nouer symbolique et réel dans la dimension du corps parlant. C’est un des moyens pour faire du corps des jeunes sujets qui se mutilent, l’enjeu de la rencontre avec l’analyste. Le corps n’est pas maltraité mais il est traité par la douleur, devenant alors un objet qui s’éprouve. À partir de là, il entre dans une dimension d’appartenance et peut être envisagé comme un objet dont il faut prendre soin. Traiter la mutilation comme une faute, ou comme une agressivité dirigée contre soi-même ne fait pas réponse au sujet. Il s’agit au contraire de considérer l’automutilation comme une solution pour nouer le corps à la parole, la douleur en étant le medium.

Prenons l’exemple d’une adolescente qui se scarifie les poignets, et qui en parle en se plaignant que les médecins et les psys consultés jusque-là, n’y ont pas porté attention. Sans doute l’a-t-on prise pour une hystérique qui met en scène sa volonté qu’on s’intéresse à elle. Alors qu’il ne s’agit nullement de cela. Elle-même précise qu’elle ne sait pas si elle veut vivre ou pas, la scarification lui permet de s’approprier le sentiment qu’elle a un corps vivant, la vue du sang étant finalement un moyen pour s’assurer de son corps en tant qu’on peut le blesser, lui faire mal. Ça la soulage, dit-elle. Ce soulagement indique que le corps que l’on a, ne s’éprouve pas toujours sur le mode de l’avoir, d’avoir un corps pour en jouir, pour jouir de son image et de ce qu’il recèle de vie, mais qu’on peut l’éprouver, ce corps, comme une chose plus ou moins mortifiée, dévitalisée. La scarification se présente alors comme un acte permettant d’éprouver le vivant du corps. Nous pouvons y entendre en effet que la captation de l’image du corps empêche d’éprouver son corps comme vivant, l’image renvoyant avant tout à une mortification, à ce que j’appellerai une ablation pulsionnelle. Quand celle-ci surgit, c’est sous la forme d’une pulsion agressive contre soi-même, certes, mais bien souvent vivifiante du côté du sujet. La mutilation, en ce sens, est une forme de solution pour se reconnecter au vivant. C’est aussi ce qui nous permet de saisir en quoi la formule de Lacan selon laquelle « le corps se jouit », illustre ce phénomène de corps comme objet dont on tire une jouissance, jouissance toujours positive. Jacques-Alain Miller nous le dit d’une façon plus freudienne dans son Cours L’être et l’Un : « L’inconscient est un lieu d’être, alors que nous désignons par le ça, avec Freud un lieu de jouissance et nous l’incarnons, le ça, nous l’incarnons dans le corps ». Et il ajoute que « ce que Lacan appelle le corps, c’est l’incarnation du ça freudien, c’est le corps en tant qu’il se jouit »[xiii]. Où s’aperçoit que dans l’automutilation, la violence s’interprète comme un accès possible à son corps qui se jouit. Chez l’enfant terrible, le corps se jouit d’être déconnecté de la parole de l’Autre, défait de la contrainte venant de l’Autre. Le corps jouissant est l’expérience du corps sans lien à l’Autre, et donc, d’un corps qu’on pourrait dire en roue libre, expression qu’on emploie souvent pour dire de quelqu’un qu’il pense tout seul, sans point de capiton. Là, je l’emploie pour dire que l’enfant jouit de son corps en roue libre, c’est-à-dire que la pulsion commande, qu’elle prend le pouvoir.

 

Le concept de narcissisme trouve ici un écho dans la question de la violence, si on définit le narcissisme comme une boucle tournante, un peu comme une toupie qui tourne sur elle-même, en référence au mythe de Narcisse qui se fascine de son image dans le miroir.  Et l’on sait que, lorsque le narcissisme est blessé, qu’il y a une faille dans l’image de soi, une forme de raté au niveau du sentiment d’être aimable, l’agressivité permet une défense contre cette faille narcissique.  C’est en quoi le narcissisme a une pente à la mort, ne serait-ce que par le fait qu’il y a de la folie à s’aimer au point de disparaître. Lacan le reprend en disant que le fou hégélien est celui qui se préfère à l’ordre du monde. Il est aveuglé par l’amour de lui-même.

 

Pour conclure

Les parents exaspérés le sont quand l’enfant ne répond plus à leur idéal, quand l’enfant vient rompre avec leur image de l’enfant idéal. Quelque chose vient ébranler l’amour comme soutien de l’idéalisation, comme produit d’une image qui me porte, me ressemble, me permet de me reconnaître comme parent idéal. Quand cette image se rompt, l’enfant éprouve une forme de rupture du lien d’amour, il se voit méchant. La méchanceté est un des noms du réel de la violence. Et là encore, ça peut tourner en boucle. Se croire méchant, c’est une position qui conduit à se faire méchant, pris dans sa boucle qui se ferme sur elle-même. Là aussi, la jouissance du corps qui se jouit est en jeu. Et, pour éclairer cela d’un mathème, je prendrai appui sur ce que dit Jacques-Alain Miller dans son dernier ouvrage récemment paru aux Éditions Navarin, pour définir le rapport à son corps, comme un rapport à son corps propre, qui s’écrit S1/S1, soit ce qu’il appelle un S1 dédoublé[xiv]. Ce signifiant S1 dédoublé, c’est quand le S2 est barré, qu’il est forclos ou refoulé, et qu’avec ce S1 qui tourne sur lui-même, le corps est le seul partenaire en quelque sorte. Quand votre corps est votre seul partenaire, il n’y a pas de désir, pas de sens, il n’y a plus que le S1 qui se cogne au même S1.

Intervenir pour essayer d’introduire un autre signifiant, faire déconsister le S1, celui qui représente l’enfant sous le syntagme par exemple, « tu es méchant », « tu es violent », « tu es insupportable » etc., permet de desserrer le nouage qui s’est bloqué dans une certaine fixation. La parole, seule, permet ce travail. Une parole qui peut détacher l’enfant du nœud dans lequel il s’est enferré.

 


Hélène Bonnaud

 



[i] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.

[ii] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1991, p. 148.

[iii] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 février 1994, inédit.

[iv] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17

[v] Lacan J. Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 144.

[vi] Ibid., p. 144.

[vii] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1975.

[viii] Lacan J., « Conférence de Nice » (1974), Cahiers cliniques de Nice, juin 1998

[ix] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, leçon 20, p. 241.

[x] Miller J.-A. « Le théâtre secret de la pulsion », Le Point, 22 mars 2012, n° 2062.

[xi] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris, Seuil,1998, p. 460.

[xii] https://institut-enfant.fr/orientation/enfants-violents-par-jacques-alain-miller/

[xiii] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 18 mai 2011, inédit.

[xiv] Miller J.-A. La Solution trans, Éditions Navarin, Paris, 2022, p.151-152. (On appellerait ça le corps propre, le rapport au corps propre. Ça vaut ce que ça vaut, mais ça permet de noter le corps propre en tant que c’est son objet et en tant qu’il est charcuté.

S1/S1

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S1 dédoublé- Le rapport au corps propre.






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