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La médicalisation des enfants et des adolescents - Philippe Lacadée

Un jour, une dame me téléphone et me dit : « Allô vous les faites, les hyperactifs ?! » Surpris par cet énoncé, dans lequel cette dame ne fait référence ni au fait qu’elle soit mère d’une enfant ni à son enfant, je marque mon étonnement. Et elle poursuit : « Oui, la directrice de l’école m’a convoquée pour me dire que ma fille était hyperactive et qu’elle devait aller voir un psy. » Je lui demande donc son nom et, comprenant que je veux parler de la directrice, elle me le donne, au lieu de donner le sien.


Le principe de médicalisation


Nous voici au cœur de la modernité, qui semble articuler logiquement le principe de médicalisation avec l’école et l’éducation. La dimension subjective de cette dame disparaît, tout comme celle de sa fille, devenue juste l’élève d’une école, au point de ne plus pouvoir ni se nommer, elle, ni même sa fille. Seul surgit le nom de la directrice incarnant le lieu de la principale réponse à apporter à ce qui est vécu par sa fille à l’école. C’est l’école qui prescrit et justifie, pour que sa fille puisse rester à l’école, l’intervention médicale d’un psychiatre réduit à la prescription d’une pharmacologie. L’école lui a ordonné, elle doit lui obéir si elle veut que sa fille y reste scolarisée. Elle attend du psychiatre qu’il réponde au discours de l’école tel qu’il a pu lui être adressé et tel qu’elle l’a entendu. Il s’agirait de l’application du savoir médical à l’enseignement.


D’après elle, pourtant, sa fille n’a pas de problème. Mais d’après la directrice, elle dérange à l’école par son inadaptation à se conformer aux règles les plus élémentaires de l’enseignement et de la socialité. La directrice parle d’un trouble à supprimer une fois nommé, sans aucune compétence médicale, hyperactivité ou, pour faire plus scientifique, TDAH.


Je suis surpris de recevoir pour la première fois une telle exigence, savoir si je fais partie du marché de l’hyperactivité capable moi-même d’en produire, puisque qu’elle exige de savoir si je les fais ou pas, les hyperactifs. La fille est ainsi réduite à un produit du marché, sa souffrance disparaît, elle n’a ni de demande, ni de corps, encore moins de pensée, il n’y a donc plus de sujet. Je dis bien exigence car il ne s’agissait pas là aussi d’une demande de la mère, celle-ci disparaît aussi derrière la seule exigence qui se fait entendre, celle de la directrice de l’école.


Lacan notait deux repères essentiels qui sont rejetés dans le discours médical, à savoir la demande du malade qui est la seule voie de l’abord subjectif et, ce qui est exclu des rapports de la pensée et du corps, soit la jouissance du corps. Ces deux repères sont, pour le psychanalyste, les deux outils essentiels.


La montée de la science a subverti la médecine faisant disparaître l’invention freudienne soit, non pas celle de l’inconscient, mais celle beaucoup plus subversive de la sexualité infantile et qu’un corps est avant tout un corps qui se jouit, poussant parfois le sujet à des sensations ou des émotions qui viennent s’agiter en lui de façon étrangère. La médecine, dans sa phase scientifique, tient au fait « qu’un monde est né qui désormais exige les conditions nécessitées dans la vie de chacun, à mesure de la part que prend la science, présente à tous ses effets » [1]. Pour cette dame, je dois être le psy type correspondant à celui désigné par l’école, psy serf qui doit s’en tenir à ce à quoi il doit être prévu : faire les hyperactifs, il doit se tenir au service « d’organisations ayant statut de subsistance scientifique » [2]. La simple prescription sans la prise en compte du temps de la réalité d’un diagnostic, établi dans une relation thérapeutique transférentielle, dans lequel le psychanalyste est inclus.


Le problème devient un trouble à éradiquer : la médicalisation des comportements


Un excellent article d’Eliane Brum, paru dans Época en février 2013, « Obéissance sur ordonnance au Brésil » [3], met en évidence la Ritaline ou le Concerta, comme drogues de l’obéissance, utilisées pour améliorer le rendement des élèves, tout comme aux USA, pour améliorer les résultats scolaires. Il y a là l’installation « d’un pseudo savoir médico-psychologique qui ne cherche pas l’origine de la souffrance et ne prend en compte pour le traitement que des formes de subjectivités normalisantes ou standardisées » [4], comme le dit si bien Renata Guarido, psychologue à Sao Paolo. Le processus qui s’est mis en place entraîne la disparition de cet effort d’écoute vis-à-vis du sujet, de sa parole, de ses difficultés, au profit d’une nosographie qui le transforme en données graphiques. C’est ainsi que les problèmes cessent d’être traités comme des problèmes pour devenir des troubles. « Il s’agit d’une transformation épidémiologique importante, et non d’un simple changement de terminologie. Tout problème appelle un déchiffrement, une interprétation, une résolution. En revanche un trouble doit être éliminé, supprimé car il dérange. Le choix des catégories n’est pas innocent. » [5] Il est plus facile de changer le comportement des élèves que de tenter de savoir ce qui se dit et se noue ainsi pour chacun d’eux.


L’étude des maladies a été remplacée par la recherche d’une définition de la normalité. La médecine s’est approprié tout le champ des relations de l’homme avec la nature et avec les autres hommes, c’est-à-dire la vie. « Déléguant à la médecine la tâche de normaliser, policer et contrôler la vie, la société a créé les conditions historiques de sa propre médicalisation, notamment celle des comportements et de l’apprentissage. Il faut abolir le particulier, le subjectif, pour que la pensée rationnelle et objective puisse s’imposer. N’oublions pas que le discours médical – comme tout discours scientifique, quelle que soit l’époque – épouse les exigences des classes dominantes. » [6]


C’est le résultat de l’application d’une vision biologique aux questions sociales et humaines : les problèmes de la vie sont désormais assimilés à des maladies ou des anomalies. Place est offerte aux opérations de marketing des laboratoires pharmaceutiques.


C’est dans ce contexte qu’est apparue une pathologie qui empêcherait l’enfant d’apprendre, et qui a reçu plusieurs noms avant d’être catalogué sous celui de TDAH. Les problèmes pédagogiques et politiques sont ainsi transformés en questions biologiques, conduisant à une médicalisation de l’éducation.


Dans L’Enfance médicalisée, Margareth Diniz fait la différence entre administrer des médicaments, qui peut se révéler utile au cas par cas, et la médicalisation qui est, elle, un processus de prise de contrôle de la vie des hommes par la médecine biologique, qui influence ainsi la formation des concepts, des règles d’hygiène, des normes morales, des habitudes sexuelles, alimentaires et des comportements sociaux.


Dans La Fabrication de la folie pendant l’enfance, Michele Kamers écrit que l’école est devenue un instrument de subordination de l’enfant au savoir médico-psychiatrique, et que les écoles justifient l’intervention médicale et pharmacologique sur l’élève. Elle fait de la médicalisation la principale réponse aux demandes des services sociaux.


Conséquences : ni les enfants, ni les parents ne sont considérés comme responsables.


Ce sont les enseignants qui posent les diagnostics de TDAH en fonction de leurs évaluations des comportements des élèves et les parents doivent s’assurer que l’enfant prend bien le médicament. Ce n’est donc pas non plus l’école qui est responsable car elle se dédouane de l’échec. Les enfants ne sont plus considérés comme des êtres singuliers, acteurs d’une histoire, insérés dans un milieu familial précis. Ils sont devenus des objets présentant un défaut physique, biologique et justifiant une intervention médicale. Les tentatives de prise de parole par les élèves sont réprimées au nom d’un idéal de normalité fixé dans cette nouvelle alliance entre l’éducation et la médecine.

On ne s’interroge plus sur la signification de telle parole ou de tel comportement. L’effort d’écoute de l’élève pour savoir entendre son point de réel le faisant souffrir ou produisant tel comportement a disparu. Freud, dans son texte « Sur la psychologie du lycéen », dit : « Si l’on ne prenait pas en compte ce qui s’est passé dans la chambre des enfants et dans la maison familiale, on ne pourrait comprendre notre comportement à l’égard de nos professeurs, on ne pourrait l’excuser non plus. » [7] L’enfant a une part de responsabilité qui lui revient et c’est là-dessus que l’on peut agir. Mais aussi, la conversation avec les parents permet de saisir ce que l’enfant transfère à l’école sur le professeur qui est un substitut du parent. Dans « Pour Introduire une discussion sur le suicide » [8], Freud note que l’école peut pousser certains élèves au suicide alors qu’elle devrait leur donner envie de vivre et leur fournir appuis et repères en une période de leur vie où ils sont contraints, par leurs conditions de développement, à desserrer leurs liens avec leur maison parentale et leur famille. Plus précis, il ajoute : « L’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus qui ne sont pas encore mûrs et auxquels on ne peut dénier le droit de s’attarder à certains stades de développement, y compris peu réjouissants. » [9] Et il précise encore la nécessité que l’école trouve sa propre dimension éthique afin de réserver ce qu’elle doit apporter à ses élèves : « Elle ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie ; elle n’a pas le droit de vouloir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie. »[10] Pour lui, il s’agit bien de faire vivre à l’école la vie de l’esprit, de prendre l’école comme le lieu où un savoir de l’esprit transmis par d’autres peut aider à résoudre les questions des enfants tous curieux sur les questions essentielles de la vie, le sexe et la mort, et qui peuvent leur créer des problèmes se manifestant souvent au niveau de leurs comportements agités. C’est là où le savoir transmis à l’école par les professeurs à partir des textes peut apaiser leur comportement. Il convient ici de se rappeler ce dit de Lacan « Toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de refréner la jouissance. » [11] Il faisait ainsi entendre que la parole s’appuyant sur le langage est la formation humaine capable de limiter ou de border ce qui surgit en trop dans le corps ou la pensée d’un enfant. C’est aussi l’enjeu essentiel de la culture telle qu’elle se doit d’être enseignée à l’école.


Margareth Diniz montre bien que c’est maintenant au médecin spécialiste que l’on demande de répondre de façon pseudo scientifique : « L’enfant, l’adolescent espère être éclairé sur l’énigme de son existence, et les autres attendent du jeune qu’il se conduise dans la vie conformément à leurs idéaux. Les tentatives pour apporter des réponses scientifiques à ces questions et apaiser le mal-être soulagent les parents de l’angoisse de ne savoir que faire. Le père et la mère sont amenés à interférer de moins en moins dans l’éducation de leurs enfants. C’est ici qu’entre en scène la figure du spécialiste, souvent légitimé par la mère, dont le discours manifeste une véritable fascination pour la promesse d’un savoir supérieur, infaillible. » [12]


Dans notre modernité et dans l’alliance de l’école à un pseudo savoir-scientifique, ce sont ces problèmes qui sont devenus des troubles à supprimer. Viviane Neves Leghani et Sandra Francesca Conte de Almeida (Brasilia) montrent, dans un article sur l’hyperactivité, que leur expérience dans les écoles permet de constater que de nombreux professeurs se servent des indicateurs des diagnostics de TDAH pour mettre en œuvre leur programme pédagogique approprié aux élèves difficiles. Il est donc devenu impossible à l’élève de trouver sa place à l’école avec sa singularité, car celui-ci est avant tout perçu comme un malade et une personne déficiente. [13]


L’angoisse de ne savoir que faire peut pousser les enseignants à pathologiser l’être humain. Identifié comme malade, l’école et l’enfant perdent leur responsabilité au risque que figer l’enfant dans ce qu’on dit de lui. Nous avons souvent fait entendre, dans nos conversations avec les enseignants dans les écoles et collèges, l’importance de deux objets pulsionnels le regard et la voix qui se mettent en jeu dans la mise en scène de l’école comme objet du désir de l’autre ou désir à l’autre. Alors, surgit pour certains enfants la façon dont ils se donnent à voir ou se font entendre juste pour que l’on prenne en compte leur singularité. D’où l’importance, parfois au-delà de la sanction, de prendre le temps de l’après coup pour marquer une scansion et les rendre responsables de ce qui s’agite ou se jouit dans leur corps. Comment en répondent-ils ?


C’est le diagnostic qui forge son destin grâce à la pilule miraculeuse.


Là où le défaut de l’imago du père est présent, là où la carence symbolique de la fonction paternelle renvoie l’enfant à une dette symbolique qui lui a été ravie surgit, dans le réel, la figure du spécialiste médical avec l’apparition non plus de la fonction phallique, comme signifiant du manque et du désir, mais de la pilule miraculeuse. La pilule peut avoir plus de crédit auprès d’une mère inquiète que la parole du père souvent absent, se vouant alors aux spécialistes.

Le diagnostic de TDAH légitime que les parents puissent donner un médicament à leur enfant s’il n’obéit plus car il se doit d’obéir, via l’école, à sa pilule et au spécialiste. C’est la naturalisation de l’humain et une subordination du sujet à la biochimie cérébrale que seule la consommation de pilule peut réguler. Là où Freud parlait de la vie de l’esprit, le spécialiste parle de biochimie cérébrale. C’est le diagnostic qui forge le destin de l’enfant grâce à la pilule miraculeuse.


Lacan, en 1961, faisait déjà le diagnostic de notre époque : pour certains, la dette symbolique leur a été ravie, du coup cela leur fait un destin de malheur. C’est ce qui précipite les sujets vers des vies toujours plus dépourvues de sens ne se liant pas à l’Autre. Le sujet ne se sait fils de l’Autre que par la dette, par ce qu’il sait devoir au symbole articulé à l’autre, soit la fonction paternelle. Là, est le paradoxe : si le Dieu du sens, du destin, est mort, il ne reste que le non-sens, qu’une forme d’abandon qui conduit vers l’extension du non-sens comme manière d’être au monde. Si la disgrâce se signifiait jadis par une dette à payer, voire par le destin, aujourd’hui il ne reste au sujet que son sacrifice à un dieu obscur, soit à une volonté de jouir. Ce Dieu Obscur qui peut avoir réponse à tous vos troubles a pris la figure du spécialiste complété de sa pilule et auquel il faut, dès lors, obéir pour être conforme. C’est le Dieu pharmakon qui s’est ainsi introduit dans le discours établi par la pseudoscience.


Lacan dit que c’est en prenant la parole que le sujet peut tresser d’une autre façon les hasards de sa vie, et s’en faire un destin. Ainsi au cours d’un travail qui les engage dans leurs dires, certains sujets font l’expérience qu’ils sont parlés par ce « qu’ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille qui nous parle » [14]. Pour certains, c’est plutôt justement une famille en difficulté, un père incarnant la défaite à s’inscrire dans le symbolique, un qui ne prend même plus la parole, incarnant sa propre défaite.


Qui est l’enfant héros de notre temps ?


Aux USA, ce nouvel héros est le jeune doté au plus haut degré des traits de caractère auxquels nous accordons le plus de valeur, soit le gamin du test marshmallow. Un enfant est tranquillement assis dans une pièce avec un marshmallow. Et il ne le mange pas, puisqu’on lui a promis qu’il en aurait deux autres un peu plus tard s’il résistait à la tentation pendant un quart d’heure. Ce petit est un parangon de retenue, un expert ès gratifications différées. Il continuera – c’est en tout cas ce qu’affirment les psychologues – à faire preuve de la rectitude nécessaire pour décrocher ces récompenses si difficiles à obtenir que sont la réussite scolaire, l’argent et la santé. Près d’un tiers des six cents gamins et quelques testés, à partir de la fin des années 1960 à la Bing Nursery School, une école laboratoire située sur le campus de l’université Stanford, avaient ce profil. [15]


Que faire des enfants non conformistes ?


Une mère dit qu’elle a commencé à réfléchir au gosse marshmallow un jour de l’automne 2012, lors d’une rencontre avec le professeur de la classe de CE1 de sa fille. Comme de nombreux parents elle découvrit que sa fille devait apprendre à mieux se contrôler. Sa fille est non-conformiste par nature, un modèle réduit d’une humoriste bien connue. Elle est follement drôle, transgressive, et tient à être originale même si ça la fait souffrir. L’instituteur de son école privée avait constaté qu’elle n’acceptait pas gentiment le programme restez-assis-tranquilles et levez-la-main-pour-parler-pendant-les-activités-en-cercle. « Avez-vous pensé à l’ergothérapie ? » demanda-t-il. La mère et le père réagissent très mal. La mère dit pouvoir apprécier le rôle joué par l’ergothérapie pour améliorer l’écriture d’un enfant en lui apprenant à mieux tenir son stylo. Mais elle trouve confondantes ses autres pratiques, et les valeurs qu’elles recouvrent : des ergothérapeutes faisant travailler leurs abdominaux à des gamins d’âge préscolaire, pour leur permettre de rester assis plus longtemps ; ou dirigeant des ateliers ludiques en aptitudes sociales pour développer la capacité des petits à « gérer leur comportement ». Les jouets à manipuler et les coussins de posture – outils de base de l’ergothérapie, dont le but est d’aider les enfants à décharger leur anxiété et leur énergie – sont désormais monnaie courante à l’école primaire. Les ballons alourdis et les couvertures lestées, voire les sacs de riz sont aussi recommandés, la théorie voulant que les gros objets réconfortent les élèves qui se sentent incontrôlables sur le plan émotionnel. Elle se demande si sa fille avait besoin d’un presse-papiers pour son jeune corps afin de réussir dans son travail d’élève de CE1 ? Son mari interroge l’instituteur. Qu’en était-il de son niveau en lecture ? Et en maths ? Avait-elle des amis ? Tout cela allait bien, a assuré l’enseignant. « Alors quel est le problème ? » demande le père. « Est-ce qu’elle vous dérange ?» Le maître a répondu oui. « Et vous l’avez punie ? » Il ne l’avait pas fait.


Pathologiser ou punir ?


On réalise soudain que l’on a franchi une sorte de seuil, selon Michel Foucault, pour entrer dans un monde où les figures de l’autorité préfèrent pathologiser que punir. Autorégulation, autodiscipline, régulation émotionnelle, voilà les mots à la mode de l’école d’aujourd’hui. C’est le programme SEL, soit l’autorégulation et apprentissage socio-émotionnel. Tous visent à produire un comportement « approprié », à faire entrer le style personnel du gamin dans le moule d’une orthodoxie émotionnelle implicite, celle du gosse posé, obéissant, qui n’extériorise pas ses problèmes, ne parle pas trop, ne défie pas souvent les règles, ne bouge pas à l’excès, ne se plaint pas du programme et ne fait pas d’éclats. Passé maître dans l’art de déchiffrer les attentes, on demande à l’enfant d’avoir en lui une petite nurse intérieure qui veille à y répondre au mieux en canalisant ses vilaines impulsions. La régulation émotionnelle, voilà le nouveau champ de prédilection de la psychologie. Avant 1981, l’expression n’apparaît qu’une fois dans la littérature. En 2012, Google Scholar trouvait plus de huit mille occurrences. Le grand public est au diapason : la maîtrise de soi est exaltée dans les livres les plus populaires de conseils aux parents, ces manuels du succès dans une méritocratie glorifiant ceux qui ne se laissent pas aller. Au premier rang de ces ouvrages Comment les enfants réussissent de Paul Tough. Certaines de ses idées, classiquement progressistes, s’appuient sur la théorie du capital humain du prix Nobel d’économie James Heckman, qui souligne l’importance pour une société d’investir dans les très jeunes enfants. Mais le livre s’en remet ensuite au modèle c’est-le-ca­ractère-qui-forge-le-destin lancé par Angela Duckworth, professeure de psychologie à l’université de Pennsylvanie, et le réseau Kipp d’écoles publiques à programme libre.


L’absence de la rencontre avec le désir de l’autre.


Si c’est en rencontrant le désir de l’Autre que l’enfant se construit et trouve des réponses à ses questions, ici, c’est l’autorégulation à partir de son programme génétique et biologique qui lui prescrit son caractère. Là où règne l’absence du désir de l’Autre, l’enfant peut se réduire soit à son programme biologique soit au silence de l’objet gadget, ordinateur ou autre, qui a pris les commandes de son être en complémentant son manque à être. Cet Autre, Freud le définit comme le complexe du Nebenmesch, le complexe du semblable, où Lacan introduit la dimension éthique de la rencontre avec la présence et le temps de l’Autre. C’est là où se joue l’éducation, c’est l’Autre qui dit à l’enfant « ça tu peux le faire », « ça tu ne dois pas le faire ». C’est l’Autre qui apprend la régulation de son être et de son corps. Elle n’est due ni à sa biologie, ni à son autorégulation. D’où l’importance de la présence de celui qui s’occupe de l’enfant. Freud le précise, « c’est auprès du semblable, ainsi, que l’homme apprend à reconnaître » [16]. C’est avec la présence du semblable comme objet humain, au plus près de lui, très tôt et dans son intimité que le sujet apprend à reconnaître : à la fois, « l’objet de satisfaction », « l’objet hostile » tout comme « l’unique puissance qui porte secours », secours d’un discours qui s’établit au plus près de son être. Aujourd’hui l’enfant connaît davantage son objet que l’Autre ou lui-même, il connaît mieux le mode d’emploi de l’objet gadget que celui de l’Autre. C’est, du coup, la rencontre avec le désir de l’Autre qui le trouble, qui agite son corps, et fait symptôme. L’ordinateur ou le gadget ou le programme génétique sur le lequel il doit s’autoréguler a remplacé la parole de l’adulte. L’enfant ne sait plus y faire avec la présence désirante de l’Autre, le regard et la voix de l’Autre. Mais il faut remarquer que certains enfants font justement un usage qui peut leur servir à acquérir des connaissances sans avoir à en passer par l’Autre. Le rapport à ce qui fait autorité dans la parole et la présence de l’humain est altéré au profit de l’autorité silencieuse de l’objet gadget. [17]


Avoir une « petite nurse intérieure »


Selon ce modèle, la clé du succès est la « détermination » (même si Duckworth reconnaît sur son propre site que personne ne sait vraiment comment l’enseigner). « Ne mangez pas tout de suite les marshmallows ! » proclame une mosaïque au fronton d’une école Kipp. « Puisse le livre de Tough rester longtemps sur les listes de bestsellers ! » a écrit le progressiste Nicholas Kristof dans le New York Times. Le parent d’un enfant capable de se maîtriser n’a pas besoin de menacer de brûler le doudou de sa fille si la petite se montre trop curieuse, capricieuse, manque à l’appel – ou, traîne quelque part entre l’école, le terrain de foot et la leçon de piano. Cet enfant-là est censé être équipé de sa nurse intérieure. Aucune réaction du désir de l’Autre n’est nécessaire, le parent se retire et c’est la nurse intérieure qui détermine ce que doit savoir et faire l’enfant. Mais à quel prix ?

On a l’exemple d’un garçon d’une mère, médecin à Seattle, qui avait du mal à s’asseoir en tailleur, comme l’exigeait le protocole de sa classe. L’école a envoyé chez elle un courrier dans lequel on lui demande de lui faire subir un test pour voir s’il ne souffrait pas d’un « trouble de l’apprentissage ». Elle l’a fait – payant environ 2000 dollars pour l’examen – et inscrit le petit à des cours de soutien. Après le troisième trajet en voiture depuis la maison à travers toute la ville, avec son fils en sanglots qui lui disait à quel point il haïssait les séances, elle décide d’arrêter les séances imposées. Elle apprendra ensuite que tous les garçonnets de la classe avaient été expédiés chez un spécialiste.


Un autre couple, bien décidé à refuser ce genre de choses, a payé un thérapeute extérieur pour fournir à l’école de leur fils une expertise attestant qu’il n’avait aucun trouble mental. « Nous voulions qu’ils l’entendent directement du thérapeute : il va bien », confie sa mère. « Savoir ce qu’on veut, voilà un sacré don, qui se révélera plus tard incroyablement bénéfique. » En attendant, cet enfant évolue dans un système éducatif qui tolère difficilement l’indépendance d’esprit.

« Nous disons au gamin “Tu es détraqué, tu es déficient” », explique Robert Whitaker, auteur de Fou en Amérique. « À certains égards, cela devient une prophétie autoréalisatrice. » Éduquer, c’est façonner. On le fait, aussi imperceptiblement que ce soit, au service d’un idéal. À certains moments, les produits rêvés du système scolaire américain ont été les enfants extravertis et droitiers (comme en France), on croyait que les gauchers présentaient des signes « d’accident neurologique ou de dysfonctionnement physique » et qu’il fallait corriger leur penchant naturel. Le respect de la singularité de chacun a aussi eu son heure de gloire. Dans les années 1930, par exemple, les enseignants s’échinaient à découvrir les motivations de tel ou tel élève, pour lui éviter de décrocher à une époque où il n’y avait nulle part de boulot auquel se raccrocher. Mais ici et maintenant, même dans un pays exhorté par le président Barack Obama à « gagner l’avenir », le système éducatif a viré de bord, pour en revenir aux idées de Frederick Winslow Taylor, qui au tournant du XXe siècle a étudié les temps et les mouvements de maçons construisant un mur de briques pour améliorer la productivité. Empruntant déjà aux idées de Taylor, l’école n’était guère conçue pour encourager l’esprit critique. Elle ne l’est pas davantage aujourd’hui, tant le salaire et la sécurité de l’emploi des professeurs dépendent de la réussite des élèves aux tests standardisés. « Ce que nous enseignons aujourd’hui, c’est l’obéissance, la conformité, le respect des instructions », confie l’historienne de l’éducation Diane Ravitch, auteure de Vie et mort du grand système scolaire américain. « Nous n’apprenons assurément pas aux gamins à sortir des sentiers battus. » La devise du prétendu mouvement pour la réforme scolaire est : « Pas d’excuses ». Le message soutenu par l’alliance de la médicalisation biologique des élèves et de l’école est devenu : « cela dépend de toi ». Être déterminé, c’est ton problème en fonction de ton défaut biologique alors : « Soumets-toi et fais ce que tu as à faire et fais-toi aider en avalant la pilule ou en apprenant à t’autoréguler. »

En conclusion

Jacques Lacan, dans une conférence de presse, à Rome, le 24 octobre 1974, publiée dans Le Triomphe de la religion [18], parle de la nécessité qu’un professeur sache ce qu’il veut faire quand il éduque, mais il précise que « Cela ne veut pas dire qu’ils aient la moindre espèce d’idée de ce que c’est d’éduquer ». D’où la position intenable de celui qui éduque. Être responsable de sa classe pousse le professeur à réfléchir sur ce qu’est éduquer. D’où le surgissement de conceptions sur l’homme car l’angoisse survient « quand il pense à ce que c’est d’éduquer. » Si l’homme fait son éducation tout seul, il faut qu’il apprenne quelque chose, qu’il en bave un peu. « Or l’enseignement existe » [19], Lacan disant qu’il faut, dans l’enseignement, « dépasser les capacités mentales de l’enfant par des problèmes les dépassant légèrement » [20]. C’est là qu'on obtient, en aidant seulement à aborder ces problèmes, non simplement « un effet de hâte sur la maturation mentale », mais de « véritables effets d’ouverture, voire de déchaînement » [21]. Si l’école est trop angoissée comme il le dit, elle va s’orienter vers une conception de l’homme biologique avec l’aide de la médicalisation à outrance des élèves devant chaque problème devenu trouble.





Philippe Lacadée





[1] Lacan J., « La place de la psychanalyse en médecine », 1966, in livre de Jenny Aubry, La Psychanalyse des enfants séparés, Paris Denoël, 2003, pp. 287-322.

[2] Ibid. [3] Brum E, « Obéissance sur ordonnance au Brésil », Época, traduction publiée dans le magazine Books, n° 56, juillet-août 2014, https://www.cairn.info/magazine-books-2014-7-page-90.htm (payant). Extrait accessible sur le site L’Obs, https://www.nouvelobs.com/sante/20150216.OBS2610/hyperactivite-l-essor-inquietant-de-la-drogue-de-l-obeissance.html

[4] Guarido R., citée par E. Brum, op. cit.

[5] Jerusalinsky A., « Le Livre noir de la psychopathologie contemporaine » Éditions Via Lettera, Sao Paulo, 2011.

[6] Aparecida Affonso Moysès M., La Médicalisation de l’éducation, cité par E. Brum, op. cit.

[7] Freud S., « Sur la psychologie du lycéen », nouvelle traduction in La Vraie Vie à L’école de Philippe Lacadée, Éditions Michèle, 2013, p. 210.

[8] Freud S., « Pour introduire une discussion sur le suicide », in La Vraie Vie à l’école, op. cit., p. 211.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364.

[12] Diniz M., L’Enfance médicalisée, une méprise, citée par E. Brum, op. cit.

[13] Article « Hyperactivité: “l’enfantin” dans le temps de l’enfance », Viviane Neves Leghani et Sandra Francesca Conte de Almeida (Brasilia), cité par E. Brum, op. cit.

[14] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, le Sinthome, Seuil, 2005.

[15] Weil E., article de The New Republic, 2013, sur le livre de Pro Bronson et Ashley Merryman: Nurture Schok : New Thinking about children, Ed. Twelve, 2009.

[17] Thèse développée dans le livre de Philippe Lacadée Vie éprise de parole, chapitre « Du nouveau dans la chambre de l’enfant », Éd. Michèle, 2012.

[18] Lacan J., Le Triomphe de la religion, 1975, « Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas? », janvier 2005, Seuil, 2005. pp. 69-73.

[19] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, 1962-1964, Seuil, 2004, p. 298.

[20] Ibid., p. 299.

[21] Ibid.





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