Le concept de la lettre permet de centrer la psychanalyse sur une certaine épure, au plus proche de ce que peut nous apprendre de nouveau la psychanalyse lacanienne.
Notamment nous apprendre à interpréter en se centrant sur la lettre : non à partir de l’écoute, mais de la lecture, de l’écriture, comme le rappelle Jacques-Alain Miller dans le texte « L’un est lettre ». [1] Alors que dans l’écoute dit-il, on part du signifié, ce qu’on comprend, pour éventuellement extraire le signifiant, dans la lecture, c’est le contraire : on s’en tient strictement au niveau du signifiant, pour extraire ce qui se lit dans ce qui s’entend.
Entendre à la lettre permet de faire résonner l’équivoque, pas seulement comme sens, mais hors-sens, et permet au fil du traitement une réduction progressive de ce qui se répète à une épure de lettre, qui marque une certaine place, une place vide.
Puisqu’il faut entendre la lettre aussi, et avant tout, au sens mathématique, comme dans une équation : le X est ce qui marque la place d’un trou, le trait de la parenthèse dans laquelle on met la variable – elle marque les entours du trou.
Le traumatisme, c’est le troumatisme de lalangue : ce qui de lalangue fait trou, et fait trace de jouissance. Aussi suivre le fil de la lettre dans un traitement, c’est d’abord suivre ce qui fait trou, rupture, discontinuité. Et suivre le fil ce qui est constant dans ce qui fait rupture, ce qui revient toujours à la même place dans ce discontinu. Et ce qui est constant, chercher à l’isoler, à en marquer la place.
Ce qui est constant, c’est une matière : une matière de signifiant, en tant que le signifiant est motériel, et signifiant tout seul. Au fond il s’agit d’isoler la pointe tranchante du signifiant en tant qu’elle insiste et troue.
Cela est très utile pour situer notre action, puisque la psychanalyse n’est pas un idéalisme, une affaire intellectuelle, c’est une action matérialiste : elle porte sur la matière même – elle vise à dégager comment une substance jouissante se prend dans la matière verbale, et à opérer sur cette matière.
Le concept de lettre est bifide : entre jouissance et savoir, littoral et littéral, rature et absence de trace.
Clinique de l’autisme
Cette tension se retrouve dans la clinique quotidienne de l’autisme : le sujet est face à une lettre de jouissance à traiter - « l’événement de corps qui a marqué son refus du plongement dans le langage » [2] – mais par le moyen de la lettre elle-même : « Les différents registres du discontinu de la lettre pourront ensuite rejoindre une même consistance et rendre ainsi possible l’entrée du sujet dans la langue au sens large ».
C’est à la limite, à l’interface, au littoral savoir / jouissance : la lettre est donc à la fois ce qui fait trou dans l’expérience, et aussi ce qui trace le bord de ce trou. Il faut isoler dans ce qui fait trou ce qui peut faire bord au trou. L’expérience des sujets autistes est à ce titre enseignante aussi pour les autres catégories cliniques, car ce littoral entre savoir et jouissance est ce qui fait le plus intime de chaque parlêtre, au cœur du mystère de l’être parlant.
On peut prendre la clinique de l’autisme entièrement sous ce versant de la lettre : le sujet autiste est soumis à la réitération d’une lettre de jouissance traumatisante, qui fait événement de corps, et qui cherche à s’écrire. Alors tout le trajet clinique se situe entre ce qui insiste comme lettre et ce qui s’en dépose comme écriture.
Nous tenterons d’éclairer ce point difficile et ses enjeux, en partie à partir de notre clinique de l’autisme en cabinet et au Nom Lieu. [3]
Guillaume et le trou du son
C’est le cas de ce jeune enfant que j’ai reçu à ses trois ans, en cabinet, que je vois toujours, il en a sept maintenant. Il ne parlait quasiment pas, et hurlait, extrêmement perméable au surgissement des sons. Par exemple le bruit de recul du camion poubelle qui passe tous les matins dans sa rue, et fait « piiiiiip ! ». Alors il ne peut plus s’arrêter de faire ce bruit, avec un réalisme extrême qui vous perce les oreilles, ce qui donne un petit échantillon de ce qu’il doit vivre au quotidien : une effraction corporelle de sons qui envahissent son espace psychique comme un éléphant dans un magasin de porcelaine – c’est cela l’effet de discontinuité d’une lettre. On peut dire : la lettre de jouissance, c’est l’effet tsunami déclenché par un son envahissant qui résonne en lui. Alors le cri est une façon de faire taire cette résonance, de tenter de remettre du silence dans le bruit de la langue.
Ainsi dès que surgit une discontinuité dans son espace (par exemple quelque chose qui n’est pas à sa place, comme les poubelles qui ne sont pas rangées dans le même ordre quand il sort de chez lui le matin) un tel cri surgit. On ici voit combien la mise en ordre de son espace est faite pour lutter contre le désordre du son qui l’envahit, qui surgit dans les discontinuités. C’est cela la lettre de jouissance : par exemple le bruit des cloches de l’église voisine qui l’envahit. Il pourra dire longtemps après coup : « les cloches ça me fait peur, c’est comme un grand cri qui me fait peur ».
Lors de notre première rencontre, un lego dépasse du mur qu’il construit, et je le vois au bord de la crise. Alors je pousse un cri à sa place, ce qui le fait rire, indice que de la jouissance passe au plaisir, et amorce en lien transférentiel entre nous. Il y a là essai d’inscrire quelque chose de la lettre par le cri que je lui vole, d’écrire le point-limite entre savoir et jouissance.
Je peux dire après coup que le fil de notre traitement, c’est tenter de nouer cette lettre de jouissance à d’autres dimensions de la lettre (visuelle ou verbale) pour tenter de l’attraper, de la limiter, et d’en capter la jouissance pour l’apprivoiser. Le travail est de traiter la présence de cette lettre par d’autres dimensions de la lettre.
Peu à peu on peut voir cette lettre de jouissance se prendre à du semblant : par exemple le son qui tue s’incarne dans différents objets : le décollage d’une fusée, le démarrage d’une voiture. Puis il jette des personnages en l’air, jet accompagné de l’effraction de ce son au décollage. Il incarne le bruit qui dégomme le corps, alors un monde d’objets / néo-lettres se constitue, chacun naissant dans une alliance entre un son et une image, hérite de cette trace. Puis, ensuite, ce seront des messages écrits déposés à mon adresse, avec le « ting ! » du message reçu comme sur un téléphone portable. Tout son monde se constitue dans les traces de cette première effraction de lettre de jouissance.
De la lettre qui casse à la lettre qui case
Alvin, dans un moment de crise, renverse tout dans la cuisine de l’institution, tente de casser divers objets ou d’arracher des affiches, soit d’inscrire un trou, un littoral dans le réel. Je choisis de reprendre cette crise à mon compte et de renverser les objets à sa place, théâtraliser cette mise en acte du trou, là où lui y est soumis comme impératif. Après ce jeu de déconnade très sérieuse, où je reprends à mon compte ce qu’il nomme ses « bêtises » de la cuisine, ce qui surgit, ce sont des cases de BD qu’il me demande de dessiner. Il veut dessiner en BD « Gilles casse assiette » ou « Gilles casse verre », mais dans un cadre particulier : « Gilles dessiner casse », dit-il pour désigner…la case de BD. La case, il la nomme aussi : la casse. Cela me semble répondre à une logique de fond, où ce qu’il chercherait à capter dans la bêtise c’est le point de casse, d’éclatement, la présence traumatisante de la lettre qui le casse, pour de la casse faire le pas de l’écriture de la case. Car si on prend sa généalogie, la case ressurgit d’une prise à mon compte de la casse, où je l’assume à sa place : c’est une écriture de la lettre dans le paysage. Comme si à travers la casse ce qu’il cherchait c’est capter le vide fait dans l’espace, capter une absence à l’état naissant dans le réel, épiphanie de la négation, qui deviendra ensuite surface d’inscription.
Je m’étonne aussi qu’à partir de cet instant, il commence à m’installer en position de double, de personnage à qui il commande d’exécuter un scénario, ou qu’il met en scène comme celui qui l’accompagne dans ces voyages (dans la BD, c’est l’histoire de la paire Alvin / Gilles qui se balade, part à l’aventure dans le monde).
Il nous indique en quoi la case survient comme écriture de la casse, reprise sur un autre plan. En d’autres termes, combien la lettre de jouissance peut être support d’une lettre littorale qui fait bord à la jouissance, dans un trajet d’écriture. La lettre c’est le bord de la casse, qui devient ensuite surface d’inscription, tour de la case.
La casse s’avère là passage nécessaire, à ne pas éviter mais plutôt à reprendre, si on veut franchir le « Pas de la case » : « Passage de la maison » en catalan, car s’y trouvait la seule maison de ce passage. Lui aussi en étant pas sage, dans la casse (ou quand il se casse) il se fraie un passage vers la case.
Nouage de lettres imaginaires et de nomination
Jean est en école d’ingénieur Développement WEB. Nous l’accompagnons dans son projet : réaliser un site encyclopédique de la musique savante occidentale. Nous avons recours à divers intervenants, musicologues et programmeurs, au fil des difficultés rencontrées.
Cette passion pour la musique prend source, côté imaginaire, sur le littoral entre dissonance et harmonie : comment harmoniser les dissonances de lalangue, traiter le trou d’une sonorité qui le percute ? Comment écrire dans la sonorité l’irruption « d’une certaine violence » ? C’est ici la dimension imaginaire de la lettre, qui fait bord entre imaginaire et réel, harmonie et dissonance.
Au niveau de la langue, se pose en même temps sans cesse la question des rapports entre sonorité et nomination : « Comment garder l’écho de la sonorité originelle dans le nom ? ». Le site internet est le lieu de cette quête, entre faute de la nomination qui traduit et trahit la sonorité originelle, bord dans la langue, et faute imaginaire de l’écart entre dissonance et harmonie, « mouvement et forme ». Cet écart toujours repris dans ses dits donne à sa parole un véritable effet tourbillon, qui ne cesse de tourner autour de ce trou irréductible, repris et circulant d’une dimension à l’autre. Dans cet effet tourbillon je propose de déceler chez lui la présence du symptôme, écriture qui noue la faute des trois registres.
Théo et la découpe de la lettre
Théo s’emploie quant à lui un traitement singulier de la voix qui lui traverse le corps, via plusieurs logiciels de Musique Assistée par Ordinateur. Il va d’abord sur YouTube chercher dans une vidéo une voix très singulière dont la sonorité le percute pour l’isoler. Par exemple ce mot « Imposey ! », prononcé à l’Africaine par un personnage un peu illuminé qui fait des vidéos en se présentant comme « l’homme le plus sage de son pays ». Ensuite à partir de cette voix qui le percute, il la découpe en tranches : par exemple à partir de Imposé, il redécoupe en « posé », « oser », « impôts » dans un travail de charcuterie de la voix où s’agit de la saucissonner, la redécouper, la triturer dans tous les sens pour prendre de la distance par la coupure. Puis, ensuite, il place ces voix sur un logiciel de MAO, à des notes différentes, et constitue tous les instruments et toutes les notes du morceau à partir de ce seul mot déformé. On voit ainsi combien les instruments numériques autour de la MAO peuvent être des outils très précieux pour accompagner ces sujets dans leur trajet, qui consiste à faire œuvre à partir d’un point d’impact traumatique.
Il s’agit ici de s’appuyer sur les modalités de la lettre numérisée pour aider le sujet à prendre la parole à partir du point traumatique qui le concerne, en tissant autour des liens qui soutiennent la place d’un vide qui fasse ouverture.
Du traumatisme du signe aux trous dans le signe
Noé est étudiant en informatique. Il décrit le « traumatisme de sa vie » : enfant, circulant en voiture, l’enseigne d’un magasin est trop près du bord de la route. Là naît une passion des panneaux, et de la cartographie. Un maillage discrétise un espace continu : modélisation qui implique une perte, faille entre carte et territoire. Mais Noé n’en reste pas à l’univoque du code de la route : il collectionne les « panneaux contradictoires ». Par exemple dans une forêt landaise « interdit de fumer » et juste à côté « allumez vos feux ». À partir d’eux s’ouvre a minima son énonciation cinglante, sa « mauvaise langue » comme il dit, teintée d’humour, qui fait conversation autour des contradictions. La contradiction tient la place du trou, au bord du savoir. De là il signale aussi les erreurs google maps, ou devrais-je dire : il se signale de l’erreur. Il veut alors faire un stage une start-up qui conçoit des applications pour recueillir les erreurs dans la ville et l’améliorer. Au-delà d’une langue univoque, idéal autistique auquel se prêtent les codes informatiques, réduisant l’étrangeté de la langue à un code fonctionnel, l’énonciation se soutient de l’écriture du paradoxe logique dans ce système lui-même. Daniel Arasse, dans sa belle étude, soulignait déjà combien dans le tableau, c’est le détail contradictoire qui porte la présence du sujet de l’énonciation. Le dire de Noé se loge dans l’écart dynamique entre carte et territoire – la faille de la toponymie.
De là il développera une nouvelle pratique, celle du geocaching, qui devient lien social important pour lui, à travers des week-ends de rencontre de passionnés : il s’agit de cacher des objets dans des cachettes et de la signaler ensuite en donnant ses coordonnées GPS sur une application, dans une vaste chasse au trésor. « Ça me permet de savoir où je veux en venir », dit-il. Le trou de la carte devient le lieu où se cède un objet.
Il vient au Nom Lieu enseigner Béatrice, une intervenante, de ses trouvailles en la matière (aux dernières nouvelles plusieurs centaines de caches trouvées ou créées…), et aussi lui faire cours, elle tenant la position de l’élève ignorante, notamment concernant ses enseignements universitaires en logique, pour l’aider à les intégrer en les expliquant, et trouver ainsi son chemin dans le savoir. Occasion par exemple de lui expliquer sa passion récente pour les bombes logiques : notamment le forkbomb [4], façon de coder une sorte de bug, de boucle auto-réplicante qui fait planter le système par saturation de la mémoire – qui présente de nombreuses similitudes avec le rapport à la lettre de jouissance dans l’autisme, elle aussi porteur de la bombe logique qu’est la jouissance itérative et qui sature le système des pensées…
On peut donc repérer après coup une logique forte au fil de son travail : à partir de l’impact premier de lalangue (le signe trop près qui fait effraction dans son corps), il va tenter une écriture de ce point-trou (panneaux contradictoires, erreurs de la carte, trous du geocaching, trous des bombes logiques), ce fil logique de serrage du lieu de l’énonciation à partir d’une écriture du trou, via la lettre numérisée.
Alvin ou l’ouverture de 2012
Pour cet adolescent autiste, certains mots sont réels et provoquent dans leur recollement au sujet à la fois une certitude de présence et l’imminence d’une destruction. La lettre de jouissance envahit son espace et le détruit. C’est le cas, entre autres, de « 2012 ». L’année donne son titre au célèbre film-catastrophe qu’il a vu. Raz-de-marée, tremblement de terre, mort sont réels pour lui, il en est très inquiet. Il faut préciser qu’Alvin s’intéressait auparavant à une autre catastrophe, celle du Titanic, l’une ayant pris le relais de l’autre dans son intérêt.
Au cours d’un atelier autour de l’ordinateur, il écrit surtout des nombres – le 2012 – et l’angoisse reviennent sans cesse. Dans son recollement au 2012 j’essaie de m’introduire en glissant un écart, en traitant le mot lui-même dans sa matérialité sonore, disant « pas 2012 » ; plus tard j’en efface le 2, ou y ajoute un chiffre pour faire 20123. Je le perturbe gentiment, et un jeu comique s’instaure à son initiative : il affirme 2012 ou « on veut 2012 ! » attendant avec jubilation que je réponde : « pas 2012 », « fini 2012 », ou toute autre variation qui porte sur son affirmation préalable. Le travail opère ainsi sur la matière chiffrée qu’est 2012, par variations sur la lettre.
Puis j’introduis une variante : « 2012, on s’en fiche ! » : je l’écris, froisse le papier en boule et le jette par la fenêtre en vitupérant contre la fin de l’année, proche. Il rit, me demande à recommencer. Un jeu se met en place, je dois le porter sur mon dos pour aller chercher les 2012 jetés du premier étage, qu’on met à la poubelle.
À partir de là peut s’introduire à son initiative un « fin du monde pas vrai » : formulation qui opère un autre petit écart. Le 2012 s’allège, s’il est trop présent Alvin peut désormais opposer à ce réel le dit : « la fin du monde pas vrai ».
À partir de cette mise en relation de voisinage du « existe pas » à la fin du monde portée par le 2012, il va trouver un nouvel usage à 2012 : un jour où il tape des chiffres il écrit « 1 », et commente – « La fille de 1 » ; puis « 0 » – « le garçon de 0 » ; alors il se nomme : « Alvin garçon de 2012 ». À partir de cet instant il devient le « garçon de 2012 », porte des chemises comme le jeune garçon du film (« t-shirt manche courtes »), et le 2012 cesse d’être angoissant.
Puis de « garçon de 2012 », il met à inventer des heures qui « n’existent pas ». « Garçon de 2012. Natacha. 9h99. Existe pas ». À partir du « existe pas », l’imaginaire consiste : il commence à m’impliquer comme double dans ses bandes dessinées, qui racontent alors nos aventures fictives, à partir d’éléments pris sur mes activités durant mes absences de l’hôpital de jour « Alvin et Gilles à New York ». Ces aventures naissent dès le moment où il en propose un chiffrage par des heures qui n’existent pas : dans ses bandes dessinées, il évoque des horaires décalés (« Alvin se lève 4h du matin ») qui se poursuivent avec humour au-delà des 24 heures – il peut arriver à 100H30.
Si nous revenons sur mon acte face à la réitération de la lettre 2012, j’ai essayé de lui proposer d’autres positions face à ce Un ravageant que le retour incessant ou la catastrophe, et il a pu s’en saisir. Face à ce S1 lié à la catastrophe, ma position n’est pas de viser à éradiquer cette lettre, mais de l’aider à s’en servir différemment, à prendre une position de jouissance différente, par un travail sur la variation de la lettre : subversion qui ne peut s’opérer qu’avec l’introduction d’un écart, l’ouverture d’un intervalle de la structure. On voit ici qu’à partir de ce S1 lié à la destruction peut aussi naitre pour lui après un temps de traitement une certaine forme de désignation de l’être sous laquelle il se range : « Alvin garçon de 2012 ».
Il est alors notable que le fictionnel apparaît dans le transfert en s’appuyant entre autres sur la possibilité d’inventer, de faire exister un emploi du temps qui n’existe pas à partir des horaires fantaisistes – qui dans leur généalogie descendent du « pas vrai » issu du traitement du 2012.
Il y a dans cet écart entre ce qui existe et qui n’existe pas une marge qui le fait rire, espace où émerge un humour – lieu où je situe aussi l’essentiel de notre rencontre.
Essayons-nous à une mise en forme logique de ce court trajet. Dans un premier temps nous avons donc « 2012 », qui se présente comme Un, fermé, à la fois tout et rien, lettre de jouissance, avec espace subjectif réduit à ce point :
[2012]
En topologie les crochets fermés désignent un espace fermé, c’est-à-dire qui inclut ses limites. Par exemple les fermé [0,1] dans les nombres réels inclut tous les nombres compris entre zéro et 1, y compris ces derniers. Au contraire, l’ouvert ]0,1[ comprend tous les nombres entre zéro et 1, à l’exclusion du zéro et du 1. Provoquer une ouverture, c’est produire un détachement de la limite, un décollement du bord d’un ensemble qui permet l’inclusion d’éléments nouveaux à la série.
Puis l’acte intervient en créant un voisinage topologique au 2012, voisinage qui organise des intervalles.
Cet écart possible lui permet d’écrire le zéro, qui surgit dans l’écart qui se produit, l’ouverture entre « 2012 » et « fin du monde pas vrai » :
Le zéro est d’ailleurs isolé au cœur du 2012. Aussi faudrait-il plutôt écrire :
La coupure porte ainsi sur le 2012 lui-même, sur sa motérialité : de pris dans la masse de Un de lalangue, il en devient multiple, (ce qui restitue, localement, une topologie séparée) constituant un intervalle ouvert qui libère le 0. À partir de ce zéro, il se fait un nom (« garçon de zéro », puis « garçon de 2012 ») qui lui permet de circuler dans un espace fictionnel.
Il passe de la compacité de l’Un de son espace non-séparé, qui se contient lui-même – [S1] – à un espace séparé, dans un temps d’ouverture des crochets ]S1[. La subversion topologique opère sur la lettre elle-même, et l’écriture du nom se fait à partir de l’inscription d’un zéro, qui marque la place du sujet – place qui dès trouve à circuler dans l’espace imaginaire de la bande dessinée. S’instaure ainsi, à partir de cet ouvert, une topologie de bord : le double comme garçon de 2012, la bande dessinée.
Ce qui nous donne une orientation quant à cette fonction de la catastrophe, qu’on peut saisir rétroactivement dans son évolution : 2012 est venue relever celle du Titanic, pointant la catastrophe que serait l’énonciation, le traumatisme du dire lui-même : c’est une modalité de traitement de l’effraction de la lettre de jouissance qui fait trou dans son espace topologique. Le film-catastrophe est ainsi mise en image de l’effraction de l’Un réel, d’où son importance structurale. L’écriture du zéro a pu advenir à partir de la coupure, coupure du 2012, qui permet ensuite la nomination. Aussi il ne fallait pas chercher, ce 2012, à l’effacer (ce qui du reste aurait été impossible) car sa fonction de désignation est précieuse au sujet : dans l’impasse qu’il rencontre est déjà en germe une solution.
Pour qu’une subversion topologique advienne autour de cette lettre de jouissance, il a fallu en passer par la création préalable d’un voisinage topologique, un jeu de lettres, qui offre des contrepoints au 2012. Les lettres du voisinage préparent alors la coupure subversive.
Il faut ici relever l’importance du registre comique dans le traitement, et le mettre en tension avec l’objet. Lacan soulignait déjà ce rapport profond du comique à l’objet du désir, qu’il liait à la division subjective : « sa vérité n’est pas en lui mais dans un objet et à savoir que, dans quelque position qu’on soit, cet élément qui est proprement l’élément de comique pur, surgit, lié à la nature voilée de cet objet ». [5]
Cet usage du comique est très précieux dans le travail avec les sujets autistes : le comique surgit dans un moment de rupture, d’accident, de bévue. Le rire, l’altérité de l’énonciation surgissent dans une extimité, d’où l’intérêt de la fonction du dehors dans l’autisme, si la matière de l’énonciation du sujet lui est transmissible par un extérieur auquel il cherche à s’acclimater. Le comique et l’effet surprise sont là des alliés majeurs du traitement. Dans toute trouvaille de l’inconscient le sujet se sent dépassé, ce qui implique un maniement subtil de ce registre. Il s’agit de savoir surprendre, à la condition de savoir d’abord se laisser surprendre. Cette pratique de la surprise, comme élément majeur de la séparation, se situe alors à l’envers de tout standard thérapeutique – qui ne peut relever par essence que du registre du prévisible. Il s’agit plutôt de faire savourer la vie à la petite cuillère, de faire passer un peu de l’extime en souffrance : ce hors-cadre ne peut surgir que dans un à-côté qui reste le domaine proprement comique, en tant qu’il implique le ratage.
L’espace topologique qui se crée, c’est celui qui s’ouvre en marge de la lettre de jouissance, ici [2012] auquel il se recollait sans écart possible. C’est l’introduction de cet écart qui lui permettra de consentir à s’aliéner au « garçon de zéro ». C’est d’avoir déjà supporté que cette lettre soit perdue. Le problème du traitement n’est alors pas de l’aider à s’aliéner : mais d’abord de produire une perte. Ce qui implique dans le rapport a un S1 la possibilité d’un espace (au sens strictement topologique, de construction d’une famille de lettres qui recouvrent l’ensemble 2012 de départ) de pouvoir « tourner autour du pot », donner du jeu au bouchon qu’est le S1. Ensuite il pourra écrire un zéro comme lieu où ne pas être, créant un écart S / S1. Autour du S1 « 2012 » s’écrivent alors certain nombre d’autres positions, qui sont autant de façons différentes de couper, de faire des sous-ensembles à partir d’un X initial qui est un ensemble à topologie grossière [6] : 2012 est à la fois tout et rien. La liberté du sujet, au sens le plus strict, est ici la possibilité topologique de gagner en degrés de liberté, en sous-ensembles par rapport à l’ensemble initial.
L’espace naît dans le jeu permis par l’écriture d’une topologie subjective faite de lettres à partir de la lettre souche de jouissance. Ce qui permet l’advenue d’autres façons de faire passer la coupure que le simple Un de jouissance de la lettre du 2012 : avec cette topologie de nouvelles lettres se forment des sous-ensembles, c’est-à-dire une structure. Le dire et l’humour surgissent de cet écart possible avec le S1 à topologie grossière, sans espace, qui au début est tout et rien, début et fin du monde. Sinon, dit et dire ne sont pas séparés, mais confondus dans la réitération.
Au-delà de la cartographie établie les nouvelles lettres, ce qui compte est l’espace qui s’insinue entre ces deux lieux, pour que s’y glisse un dire. Chaque signifiant, pour le sujet autiste, peut être pris comme S1 qui fait recollement topologique. Tout le rapport à la naissance de la structure se rejoue à chaque mot, chaque prise de parole, dans cet espace bifide entre les deux dimensions de la lettre.
Gilles Mouillac
[1] Miller J.-A., « L’un est lettre », La Cause du Désir n°107, 2021/1.
[2] Laurent É., La Bataille de l’autisme, Navarin, le Champ freudien, 2012, p.108.
[3] Le Nom Lieu est une institution bordelaise qui reçoit de jeunes adultes, autistes ou psychotiques, autour de leurs pratiques numériques, pour soutenir ce qui fait invention.
[4] Wikipédia : « La fork bomb est une forme d'attaque par déni de service contre un système informatique utilisant la fonction fork. Elle est basée sur la supposition que le nombre de programmes et de processus pouvant être exécutés simultanément sur un ordinateur est limité. »
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, leçon du 15 janvier 1964.
[6] Dans une topologie grossière, aucune distinction, aucune extraction d’une famille de lettres n’est possible à partir de X. De l’ensemble X on ne peut extraire que cette famille unique X, dans une réitération tautologique, ou l’ensemble vide. C’est la topologie à l’œuvre dans les formes graves d’autisme, où ne pose que l’alternative entre sujet et Autre réel, où comme le dira Rosine Lefort pour Marie-Françoise, « le monde est à détruire ou la détruit ». Topologie du seul S1 comme lieu du recollement autistique : il ne peut à partir d’un signifiant présent comme réel que réitérer ce signifiant, ou incarner l’ensemble vide dans le réel.
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