Si, de nos jours, le sujet a d’autant plus recours à l’insulte, c’est parce que le voile du semblant s’est usé et que le pouvoir du symbolique s’est affaibli. Elle semble plus présente dans tous les discours. Il s’agira de montrer sa vraie nature, car elle n’est pas du domaine de la violence. Je m’aperçois de la nécessité d’un retour à Freud, m’appuyant sur Lacan, et surtout de ma pratique en cabinet, en institution et dans mes rencontres avec les partenaires d’autres disciplines.
La crise de rage et l’insulte d’Ernst
« Ce petit-là deviendra ou bien un grand homme ou bien un criminel »[1] dit le père de L’Homme aux rats, célèbre patient de Freud, lorsque son fils Ernst, dans une crise de rage terrible, lui dit « Toi lampe, toi serviette, toi assiette… », ce que Freud considère comme une injure. Freud note que le père oublie la voie de la névrose, comme autre voie possible, soit la voie du symptôme que confirmera l’évolution du fils qui, par « crainte de la violence de sa rage » à l’égard du père, était devenu lâche.
Ernst, âgé de quatre ans, venait de recevoir de son père une correction pour avoir mordu sa bonne d’enfant. Freud précise, dans cet « exemple colossalement exemplaire »[2], que l’acte de morsure portait déjà en lui la marque de la violence. « Ne savons-nous pas qu’aux confins où la parole se démet, commence le domaine de la violence, et qu’elle y règne déjà, même sans qu’on l’y provoque. »[3]
Lacan ne veut pas qu’on réduise l’injure à « l’invective de la guerre »[4]. Il ne veut pas non plus qu’on perde « la dimension d’injure d’où s’origine la métaphore ».[5] C’est une façon pour l’enfant de mobiliser dans sa rage « la kyrielle de substantifs »[6] et ainsi de faire déchoir le Père au rang de simple statut des objets domestiques qu’il a dans son champ de vision, aussi bien que de le détruire.
À propos de ce qu’il nomme « ce sacrilège verbal », Lacan n’hésite pas à évoquer le blasphème, faisant ainsi déchoir un signifiant éminent, signifiant suprême qui s’appelle le père ou aussi bien Dieu qui ont un rapport avec la création signifiante, au rang d’objet. Identifiant ainsi en quelque sorte « le logos à son effet métonymique », le blasphème le « fait tomber d’un cran »[7]. C'est ce que précise Lacan, dans le Séminaire Les Psychoses, « il s’agit bien de métonymie ».
Ainsi l’insulte, comme urgence première, nécessite de trouver des inventions, comme modalités de réponse, en raison du danger qu’elle fait courir au dialogue car en attaquant la racine même de la langue, et en prétendant dire sa vérité à l’autre, elle le réduit à néant ou à un « tu es cela » qui vient perturber de plus en plus le vivre ensemble.
Dans ce « Toi serviette... », Lacan indique la « véritable collision et collusion du Toi essentiel de l’Autre avec cet effet déchu de l’introduction du signifiant dans le monde humain qui s’appelle un objet, et spécialement un objet inerte, objet d’échange, d’équivalence »[8]. Il s’agit bien de « faire descendre l’Autre au rang d’objet, et de le détruire »[9].
« Le surgissement hors de notre voix, de ce Toi ! qui peut nous venir aux lèvres dans tel moment de désarroi, de détresse, de surprise, en présence de quelque chose que je n’appellerai pas en toute hâte la mort, mais assurément un autrui, pour nous, privilégié autour de quoi tournent nos préoccupations majeures, et qui n’est pas pour autant sans nous embarrasser ? »
Il y a en ce Toi « la tentation d’apprivoiser l’Autre, l’Autre préhistorique, l’Autre inoubliable qui risque tout d’un coup de nous surprendre et de nous précipiter du haut de son apparition. Toi contient je ne sais quelle défense ». Au moment où il est prononcé, C’est tout entier dans ce Toi, ainsi prononcé que réside « ce qui peut nous arriver quand quelque ordre nous vient de l’au-delà de l’appareil où grouille ce qui avec nous a affaire au Das Ding »[10].
L’insulte comme être du dialogue, le premier mot comme le dernier
Si les insultes peuvent mettre en colère, il faut plutôt prendre la colère comme un affect dont il y a lieu de parler. Lacan écrit « ... l’insulte, si elle s’avère par l’έπος être du dialogue le premier mot comme le dernier (conféromère), le jugement de même, jusqu'au “dernier”, reste fantasme, et pour le dire, ne touche au réel qu’à perdre toute signification. »[11]
L’insulte touche donc au réel mais d’abord au réel de celui qui la profère, c’est une issue pour lui, comme nous le démontre Ernst. C’est pour cela que nous devons engager le dialogue, là où le chaos, produit par l’insulte, risque de réactiver la violence dont elle incarne paradoxalement dans le verbe une issue, comme acte de parole.
« C’est ça, en effet, le début de L’Iliade d’Homère : ça commence par des insultes. “Ivrogne, regard de chien, cœur de serf, roi qui dévore ton peuple…” Et quand L’Iliade se clôt dans la mort d’Hector – cette mort qui est due au fait qu’Hector est revenu au combat – qu’est-ce qu’Achille a pour Hector sinon encore des insultes : “Être inoubliable” et il finit en lui disant : “insensé chien” ».[12] La thèse de Lacan est simple : quand quelqu’un vaut la peine d’être insulté, c’est exactement la même chose que quand quelqu’un vaut la peine d’être loué, tout en précisant qu’il faut faire de son nom propre un nom commun. C’est le point où l’insulte et l’éloge se conjuguent.
L’insulte comme réponse du réel et départ de la grande poésie
Pour Lacan, l’insulte est le départ de la grande poésie, et n’a rien à voir avec l’agressivité. « Il y a un certain nombre de fonctions qui se produisent du fait que l’homme habite le langage et que […] le départ, n’est-ce pas, de la grande poésie, enfin […] ce rapport fondamental qui s’établit par le langage et qu’il ne faut tout de même pas méconnaître : c’est l’insulte. L’insulte, ce n’est pas l’agressivité, l’insulte c’est tout autre chose, l’insulte c’est grandiose, c’est la base des rapports humains, n’est-ce pas […] comme le disait Homère […]. Vous verrez que chacun prend son statut des insultes qu’il reçoit. […] Non, les êtres humains vivent dans le langage, et le langage, c’est fait pour ça »[13].
Pour lui, « L’injure annihilante est un point culminant, c’est un des pics de l’acte de la parole. La décomposition de la fonction du langage. »[14] Peut-être doit-on y voir ce que Lacan dira à son tout dernier enseignement : au commencement était l’Acte, et non plus le verbe. Émile Benveniste précise dans son texte « La blasphémie et l’euphémie »[15], qu’il y a au fondement du parlêtre[16] « cette dimension de l’insulte qui trouve son fondement dans le juron ». Avec sa forme exclamative typique, bien que ne s’inscrivant dans aucune forme de communication, ne s’adressant à nul autre, le blasphème et le juron ne sont pas étrangers à une dimension du sujet.
Si l’injure vise le paradoxe fondamental de la langue, de ne pouvoir dire le trou dans le réel créé par le langage, nous proposons de nommer l’insulte comme provocation langagière, du latin provocare, soit appeler la langue à en dire plus. Aujourd’hui, le sujet a d’autant plus recours à l’insulte, pour tenter de nommer et limiter la jouissance que le voile du semblant s’est usé et le pouvoir du symbolique affaibli. Il ne faut pas s’étonner si à notre époque de la modernité ironique, qui met en question le rapport au savoir qui vient de l’Autre, le savoir[17] se trouve attaqué à sa racine même. Ce que précise Lacan, dans sa réponse à Michel de Certeau, « la cicatrice de l’évaporation du père ».
Cela met en doute, voire en échec, la transmission du symbolique, et le lien de l’insertion du sujet dans le langage, dans la langue articulée, en est fortement perturbé[18]. C’est ce qui est plus particulièrement évident au moment de l’adolescence, où il s’agit de trouver une langue, capable de traduire les nouvelles sensations immédiates et inédites qui apparaissent.
Ainsi l’insulte tout comme la poésie est aussi bien la parole en acte qui jouit de lalangue libre et déchaînée. C’est ce révèle Rimbaud, « je m’encrapule dans la langue ou je fouaille la langue avec frénésie », mais aussi bien certains textes de rap.
L’insulte vise comme tel ce qui est imprononçable, ce qui de l’être ne peut se dire, soit la jouissance du vivant ; l’insulte vient comme la réponse du réel à ce qui, de la langue, est forclos du symbolique. Pour celui qui la profère, elle est une façon de traiter, dans l’urgence, le réel intrusif de l’Autre, que ce réel se manifeste sur le mode de l’en-trop – l’insulte tente alors d’opérer une séparation de cet en-trop – ou sur le mode de l’en-moins, lors de la rencontre d’un trou dans le savoir ou d’un laisser-tomber. Ce trop ou ce trou embarrasse le sujet et l’insulte surgit dans l’urgence comme réponse du réel. C’est une tentative pour dire la Chose même, « pour tenter de la cerner comme objet a, et ainsi d’isoler, de transpercer l’Autre dans son être-là, dans son Dasein, dans la merde qu’il est »[19].
De nombreux adolescents se trouvent dans une situation d’urgence subjective en raison d’une précarité symbolique souvent liée à « l’évaporation du père »[20], à la forclusion du Nom-du-Père. Ils se vivent souvent comme êtres humiliés, ne disposant pas du « secours d’un discours établi » qui puisse leur offrir alors un point d’où attraper le sentiment d’exister pour l’Autre. L’énoncé venu de l’Autre peut devenir humiliant, dégradant et les précipiter vers l’émission de l’insulte pour se défendre du réel menaçant que contient cet énoncé. Ils se sentent agressés et pour se défendre se précipitent dans l’émission de l’insulte qui leur prend la tête, les embrouille.
Lucie
Lucie déclenche une colère et insulte sa professeure, après le « Sors ! » énoncé par celle-ci, qu’elle n’a pas entendu dans le symbolique mais qu’elle a pris comme insulte qui vise son être indicible comme être de chien. « Elle m’a traitée comme un chien »[21]. Lucie absente d’un cours de français, pour des raisons familiales n’avait pas pensé à demander à une de ses camarades ce qu’il fallait préparer pour le cours suivant. La professeure lui ayant fait la remarque, Lucie marque un temps d’énervement car la prof sait très bien que c’était pour garder sa petite sœur malade, son père alcoolique en étant incapable.
C’est le ton de la voix qui dit « Sors ! », qui fait que Lucie pense qu’on la traite comme si elle était un chien. Elle s’entend penser ça dans sa tête « tu es un chien » et c’est ce qu’elle explique : « Elle m’a traitée comme un chien. » Lucie s’entend être réduite à Tu es cela : un chien. Précisons que ce n’est pas une hallucination auditive car l’insulte chien ne surgit pas dans le réel. Lucie fait un usage précis du signifiant sors ! La façon de dire « Sors ! » contient une prédication possible sur l’être de l’élève. C’est l’objet a comme voix qui vient la persécuter de façon intrusive, comme un en-trop de jouissance dont elle ne peut se séparer sauf par l’insulte. Lorsque le principal du collège reçoit Lucie pour reparler de cette délicate situation, il lui dit un peu énervé, qu’elle a réagi comme une adolescente de banlieue, elle réplique alors de façon très vive qu’elle se sent de nouveau insultée. Cette expression référentielle et prédicative tombe pour beaucoup d’adolescents comme une insulte.
Certains cherchent à faire surgir de l’Autre leur nom d’insulté pour pouvoir, de façon inversée, en jouir. Ainsi les traiter de « racailles » ou de « sauvageons », auxquels certains s’identifient, ne fait qu’aggraver le fait. Cela justifie pour certains qu’ils ont raison de penser et de dire qu’on les a provoqués ou insultés, alors que c’est très souvent eux qui manient l’insulte ou la conduite irrespectueuse[22]. Certains adolescents de banlieue – que j’ai nommés adolescents du réel[23] – ne sont pas protégés et ne se sentent pas à l’abri de leur nom d’insulte par leur nom propre ou par leur Nom-du-Père, en raison d’une précarité symbolique.
Louis Aragon
Aragon relate, dans son livre Pour expliquer ce que j’étais, un souvenir tout à fait précis qui lui a laissé une trace ineffaçable. Un soir où il rentrait tardivement, il trouve sa mère couchée qui lisait en l’attendant « diverses publications à quatre et six sous, du genre qu’on dit populaire, des petits romans de la plus lugubre qualité […], j’eus la malencontreuse idée de dire à ma mère […] « Comment tu lis ces idioties-là, maintenant ? »[24] À quoi elle rétorqua : « Ces idioties-là sont l’œuvre d’un brave garçon, qui gagne sa vie avec, et qui te vaut, toi et ce que tu écris, mille fois… »[25].
Aragon ne devait jamais oublier la réponse de sa mère, surtout le ton de celle-ci, par lequel il dit s’être senti insulté et en retour avoir eu envie de l’insulter. « Rien ne peut rendre comme cela était dit. Ni que cela me fut et m’est cuisant, même aujourd’hui encore, après vingt et quelques années. » Dans « ce qui te vaut Toi ! », véritable point d’impact sur son corps, Aragon se sent évalué et réduit dans la parole de sa mère, à un Tu es cela qui ne vaut pas grand-chose. La rencontre de ce dire de sa mère fut vécu par lui, dès la première minute, comme un reproche de n’être qu’une merde, qui lui « fut si atrocement sensible »[26].
« Tu es cela » est ce que le sujet rencontre aussi à la fin de l’analyse, jusqu’à la limite extatique du langage, coloration plutôt dépréciative de cette assertion, à charge pour l’analyste de faire de cette dépréciation même le principe d’une louange.
Maud
Maud a quatorze ans quand elle revient me parler. Elle m’explique la logique de la chose qui la fait insulter son père en le traitant d’imbécile. « Il me dit imbécile, et moi, quand je le lui dis aussi, il me dit « Ça ne va pas non !! » Pourtant ça devrait être donnant-donnant. » En fait, ce qui la choque, c’est qu’il traite aussi son chat d’imbécile. Voilà de fait ce qui est le plus insupportable : « Ça ne va pas je ne suis pas un chat quand même ». Ce qu’elle questionne là, c’est le désir de son père. Adoptée, son être d’objet comportera toujours dans le réel la forclusion du désir de l’Autre qui l’a mise au monde. Aussi, ne supporte-t-elle pas d’être produite comme un chat sans le désir de l’Autre. Le simple mot « imbécile ! », proféré par le père au chat, indexe sa condition d’objet abandonné qui rejaillit dans la part indicible de la langue. « Imbécile ! » marque la jeune fille au fer rouge de la différence et a le pouvoir de la renvoyer à une condition d’objet.
Le père se doit de participer à son éducation en prenant soin de la parole qu’il lui adresse, elle qui présente la singularité de vivre parfois comme un handicap le fait de ne pas avoir pu grandir avec ses parents géniteurs. Elle a été adoptée, comme elle le dira, par « une maman à l’envers ». Elle démontre très bien que l’institution qui l’accueille, qui devient son lieu de vie, de soin, d’éducation est surtout celle de la langue qu’on lui offre avec des mots précis. C’est là sa maison. Elle y est distinguée comme la petite étrangère adoptée et, qu’elle le veuille ou non, elle portera toujours cette marque qui la singularise. Dans ce lieu, ce lieu de la langue, il suffit d’un rien, d’un simple mot, par exemple « imbécile ! », pour qu’elle se sente rejetée du logis logos.
Lacan le dit, « au lieu où l’objet indicible est rejeté dans le réel, un mot se fait entendre »[27]. Ce mot surgit dans l’urgence, à la place de ce qui n’a pas de nom, mais ne suit pas l’intention du sujet, se détache de lui sur le mode de la réplique surgissant comme insulte. Lucie, chien ; Aragon, merde ; Maud, imbécile.
Pour ces sujets, l’insulte s’entend comme venant du réel, comme venant à la place du signifiant du Nom-du-Père. Ainsi pour eux, à la place, « c’est souvent un trou qui parle, et qui du coup a des effets sur le tout du signifiant »[28].
Comme le dit Lacan, « un trou qui n’a pas besoin d’être ineffable pour être panique ». Et c’est d’ailleurs de là que surgit la situation urgente à traiter : soit la panique engendrée par le déchaînement du signifiant tout seul qui se met à injurier. Là où il n’y a plus de mot pour dire, au-delà des ressources du langage, le sujet rencontre la part de son être indicible, et c’est là où peut surgir un mot que l’on détache pour épingler le réel. L’insulte, comme signifiant tout seul, puis signifiant porteur d’un sens, véhicule un certain savoir qui permet de se séparer de l’objet en trop de jouissance hors-sens incluse dans l’insulte.
Usage de l’insulte et invention d’un lieu pour ouvrir le dialogue
Pour entendre cet usage absolument singulier que chaque enfant peut faire du langage, nous devons savoir offrir notre présence silencieuse d’homme ou de femme : il est essentiel de savoir se taire, pour laisser une place à la parole. Dans les lieux de vie de l’école, de soins ou d’éducation, nous avons la responsabilité d’offrir la possibilité que de l’insulte soit fait usage.
Cela peut se faire, au un par un dans une conversation individuelle ou dans une conversation à plusieurs. Il s’agit d’offrir la possible séparation de cette valeur de jouissance nocive incluse dans le mot dit, par celui qui insulte, ou par celui qui la reçoit. Car il s’agit là de ce qui ravage l’être.
Il est possible de faire entendre à l’insulteur que celui qui est visé dans son insulte n’est pas forcément l’autre, mais plutôt l’autre indicible qui est en lui.
Ainsi, ouvrir un espace de dialogue, un lieu pour la parole ambiguë, pour l’équivoque, pour la fonction poétique de la parole, car l’insulte a à voir avec la poésie de l’être. L’enjeu est de créer des lieux pour que, dans la parole, existe « un rapport fondé à la liberté »[29] comme dans le cadre de la séance analytique qui offre l’association dite libre, celle de dire tout ce qui vient à l’esprit. Là, d’une clinique de la parole se déduit[30] ce qu’il y a de plus singulier pour un sujet. Dans la perspective d’un don de parole, là où « ça ne parle pas », permettre à l’enfant de loger, d’une autre façon, la satisfaction obscure de son symptôme, lieu d’élaboration d’une réponse à partir du pari qu’il fait en entrant en conversation avec un analyste. C’est le lieu d’un savoir inédit, véhiculé par la langue ambigüe – langue qui évoque, voire invoque – qui surgit par surprise et à laquelle la psychanalyse accorde toute sa valeur.
Jean
Jean, quatorze ans, est en hôpital de jour. Dès qu’on s’adresse à lui n’importe quel mot peut venir faire insulte pour lui. C’est surtout le signifiant « bébé » qu’il entend quand on s’adresse à lui. Il a la certitude de l’avoir tout le temps avec lui, ce signifiant dans sa poche de lalangue. Il l’entend en lui mais comme venant de l’Autre.
Alors, vivant cet énoncé humiliant et dégradant, il se sent agressé et pour se défendre contre le réel menaçant de la voix incluse dans le mot ou la parole de l’Autre, il se précipite dans une rage destructrice et la profération d’insultes « connard, salopard... ».
Dans sa réplique insultante c’est plus son être qui est visé que la volonté d’agresser l’Autre. Ici, l’épithète figé « bébé » que Jean entend, vise à dire ce qui est le propre du sujet qu’il est. Il est le signifiant qui vient épingler l’indicible de son être en tant que a, cible de sa haine et de sa colère parce qu’abject. C’est pourquoi la haine et la colère sont pour lui une des voies vers l’être.
L’insulte est liée à un affect, elle survient quand il n’y a plus de mots pour dire, quand on ne peut plus raisonner et qu’on étouffe de colère. Les petites chevilles du signifiant n’arrivent plus à entrer dans les petits trous, c’est alors qu’il se saisit d’un mot qui vient là tenter d’être le signifiant de l’être de l’Autre.
L’irascible, c’est a comme cible, ce qui affecte, c’est la touche du réel, l’état où le signifiant n’arrive pas à résorber l’objet a. L’insulte est alors l’équivalent d’une arme, d’une flèche[31]. C’est à la place de « l’objet indicible »[32] que vient l’insulte comme pour nous dire – l’objet Un-dit-cible – soit un dit tout seul qui vise comme cible l’objet indicible concernant l’être du sujet.
L’invention d’une réplique possible à l’insulte comme départ de la grande poésie
Lacan avait précisé, à Milan, que le départ de la grande poésie, soit « ce rapport fondamental qui s’établit par le langage et qu’il ne faut tout de même pas méconnaître : c’est l’insulte. » Ce n’est pas l’agressivité, il nous incite à la considérer comme au fondement des rapports humains. Prenant appui sur Homère, il la considère comme quelque chose, de l’ordre du « grandiose… »[33]
Jean entre souvent dans des crises de colère au cours desquelles il insulte, casse tout sur son passage ; il ne supporte pas la moindre attente ou frustration.
Un jour du Conseil, moment qui réunit pour un temps de conversation tous les adolescents et les membres de l’équipe, très en colère, il traite Daniel l’instituteur de « pédé », ce à quoi ce dernier répond « Enchanté, Amédée Pédé », en lui tendant la main pour le saluer. Jean, paraît alors très surpris et rit, ce qui le décale de sa visée initiale.
Tu es cela est plutôt dépréciatif, à charge pour celui à qui il paraît adressé, de faire de cette dépréciation même le principe d’une louange. Une autre fois, dans des moments de corps à corps en miroir qu’il cherchait sans cesse, Jean fait un doigt d’honneur à Daniel qui regarde alors en direction du plafond, comme s’il croyait que le doigt désignait une direction vers le haut et non une insulte. Ce faisant, Daniel permet que surgisse l’urgence nécessaire d’un malentendu, effet apaisant dans un moment où Jean se sentait visé par l’Autre et venait de le traiter de « salopard », du fait d’avoir entendu dans le réel « bébé ». Devant ce savoir-y-faire, Gilles propose à son tour une variété de modalités de réponses aux injures que ne cesse de lui adresser Jean, une réponse avec un mot ou une expression qui soit presque homophonique à la sienne : « Salaud / blaireau ; nique ta mère / coléoptère ; Pue le caca / Poil à tata ; Caca au lit / chocolat au lait ; Caca partout / Couloucoucou ; Te faire foutre à gauche à droite / voiture plate ; Fourchette / Braguette ; Femme toute nue / Même pas vue ; Femme Nichon / cornichon. » C’est une opération introduite par Daniel, reprise par Gilles, que maintenant Jean s’est appropriée et qu’il initie plusieurs fois par jour. Ainsi l’insulte commence à « faire champ » associant d’autres lieux et personnes.
Usage du malentendu
Jean fait un autre usage de l’insulte qui le traverse, usage qui concerne toujours un réel, si on considère l’insistance avec laquelle il tient à répéter ce jeu. Dans son texte « La blasphémie et l’euphémie », Benveniste montre comment le juron blasphématoire « Nom de Dieu » peut s’adoucir par l’euphémie, soit le terme innocent « nom d’une pipe », ou la création d’un hors-sens lorsque par exemple « je renie Dieu » devient « jarnibleu ! ».
Dans notre pratique, nous veillons à ce que la volonté de jouissance qui pourrait être incluse dans l’urgence de l’insulte, soit détournée de son but par un usage de la sonorité, ou par un traitement de l’urgence du Verbe, qui l’euphémise. Nous nous orientons dans un travail à plusieurs du champ du malentendu pour traiter ce moment d’urgence en se faisant le malentendu de l’injure : « savoir ne pas savoir entendre » que l’on y serait visé. L’insulte est une provocation langagière, un appel, une urgence du verbe, à ce que la langue en dise plus face à l’objet indicible. Là où métonymie de l’être semble être visée, version blasphémie, faire jouer l’opérateur d’une métaphore possible, version euphémie, tel est notre champ.
Jean joue désormais à nous « faire des blagues », à nous induire en erreur. Il dit « la voiture est en panne » puis ajoute, avec un grand sourire, « non, c'est une blague ». Ces blagues lui servent maintenant à se raviser. Quand il demande quelque chose qui lui est refusé, il insiste, puis réalisant que c’est impossible, il se rétracte en faisant passer sa demande initiale pour une blague, ajoutant parfois « tu n’as pas d’humour ». Ce quelque chose d’un peu nouveau lui permet de « faire le jeu » devant un autre, mais surtout lui sert à trouver la paix, « à ne penser à rien », au point d’abandonner son agressivité verbale et de s’endormir plusieurs fois sur l’épaule de Gilles, lors de sa joute oratoire avec lui. Un accès retrouvé au sommeil pas-sans poésie.
Insulte et domaine de la violence
Parfois, dans l’après-coup, nous pouvons saisir ce qui s’est mis en jeu pour un enfant lorsqu’il a rencontré en lui une émergence de la violence, « intention agressive »[34], sous l’angle d’une violence imaginaire, prise dans le piège de la rivalité ou de la frustration. L’enfant peut mettre cette violence en signification, mettre des mots dessus dans le cadre « d’une convention de dialogue »[35]. Mais parfois la violence n’a rien à voir avec la parole, elle surgit comme un déchirement pulsionnel sans refoulement possible, violence hors symptôme, jouissance mortifère qui peut tout emporter, sans prise possible d’énonciation. Elle apparaît souvent comme effraction, intrusion dans le corps de celui qui l’éprouve, nouée à un fait de jouissance. Freud, dans son Malaise dans la civilisation, en parlait comme « d’une tendance à l’agression »[36] en lien à la pulsion de mort voire pulsion de mort elle-même.
Elias Canetti dans son texte La Langue sauvée[37] parle de cette violence qui le poussa à vouloir tuer sa cousine d’un coup de hache, car celle-ci refusait de lui montrer le cahier qu’elle ramenait de l’école à laquelle lui, trop jeune, n’allait pas encore, tandis que les lettres déjà le fascinaient. « Maintenant je vais tuer Laurica !! » dit-il, alors que le grand-père vint en renfort et lui arracha la hache des mains avant qu’il ne fût trop tard. Le conseil de famille s’interrogea sur l’émergence de violence conduisant le petit garçon à vouloir détruire l’autre. Canetti écrit lui-même qu’on comprit « l’attirance que j’avais pour la lettre et l’écriture », sans comprendre cependant « qu’il devait y avoir en moi quelque chose de très mauvais et dangereux puisque j’étais allé jusqu’à vouloir la tuer ». La solution de la lettre fit bord entre le réel d’une jouissance qui le débordait et le savoir. Elle le mit sur la voie du prix Nobel de littérature qu’il reçut en 1981.
Intention agressive et tendance à l’agression
L’intention agressive, Lacan la situe dans le sens d’un vouloir dire du sujet qui n’arrive pas à se dire à l’Autre dans une dialectique du sens. Elle suppose un sujet qui se manifeste à l’intention d’un Autre. Bien sûr que l’usage de la parole organisée en un discours ne fait pas disparaître la violence ; non, celle-ci se trouve comme métabolisée dans le discours même. L’intention agressive se maintient, et ce qui compte c’est la manière dont une réponse sera trouvée à cette intention. La position de neutralisation de l’agressivité, qu’offre le discours analytique, permet que l’intention de signification, masquée par l’intention agressive, surgisse. Pour Lacan l’intention veut dire que l’agression est déchiffrable comme un acting out à lire comme un symptôme, et donc, il y a une possibilité d’interprétation. Il s’agit juste de trouver un lieu d’adresse pour cette souffrance incluse dans l’intention agressive, ici le grand-père.
Mais Canetti précise bien qu’il y a en lui quelque chose de dangereux, qu’à la suite de Freud, Lacan va nommer « la tendance à l’agression »[38]soit la mise en acte de la violence comme pulsion, non dialectisable. « La violence n’est pas la parole, c’est même exactement le contraire. »[39] Il est important de la distinguer du « terme de l’agressivité ». On peut saisir cette tendance comme relevant du registre de la forclusion du sujet et donc du passage à l’acte. Lacan développe une thèse : l’homme doit assumer son déchirement originel, Hilflosigheist par quoi l’on peut dire qu’à chaque instant, il constitue son monde par son suicide, ce dont Freud a eu l’audace de formuler l’expérience psychique – là où plus tard il parlera de pulsion de mort, voire de jouissance hors-sens. Dans la tendance à l’agression, le sujet est pris par une expérience de vie où il n’est plus un effet de sens, mais rencontre dans le réel quelque chose de fixé dans le corps et qui fait effraction. La tendance est quelque chose de déjà objectivé, quelque chose qui se présente de façon brute et quelque chose sur quoi l’interprétation reste sans effet.
Lacadée Philippe, Angoulême, 2022.
[1] Freud S., « L’homme aux rats », Les Cinq Psychanalyses, PUF, p. 233.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, 1957-1958, Seuil, 1998, p. 471.
[3] Lacan J., « Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud », Écrits, Seuil, 1966, p. 375.
[4] Lacan J., « La métaphore du sujet », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 891.
[5] Ibid.
[6] Lacan J, Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 471.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, 1959-1960, Seuil, 1986, p. 69.
[11] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 487.
[12] Miller J.-A., « Le banquet des analystes », enseignement dans le cadre de l’université Paris VIII, cours du 7 Décembre 1989, inédit.
[13] Lacan J., Intervention dans une réunion organisée par la Scuola freudiana, à Milan, le 4 février 1973. Parue dans l’ouvrage bilingue : Lacan in Italia 1953-1978. En Italie, Lacan J., La Salamandra, Milan, 1978, pp. 78-97.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, p. 115.
[15] Benveniste É., « La blasphémie et l'euphémie » in Problèmes de linguistique générale II, Gallimard, Paris, 1974, pp. 254-257.
[16] Lacan J., néologisme inventé par Lacan le 29 octobre 1974, lors d’une conférence de presse à Rome.
[17] Lacan J., parle du savoir comme le lien entre S1 et S2, que ce soit le savoir, soit le lien entre un signifiant tout seul qui ne signifie rien et un Autre qui de s’articuler au premier apporte le savoir dans L’Envers de la psychanalyse, Le Séminaire, livre xvii, Paris, Seuil, 1991, p. 32
[18] Lacadée Ph., « La clinique de la langue et de l’acte chez les adolescents », in Superbe est la langue, Quarto, n° 99, Juin 2011, p. 57-62.
[19] Miller J.-A., « Le banquet des analystes », op. cit.
[20] Lacan J., « Note sur le père », 1968, Réponse à M. de Certeau au Congrès de Strasbourg 1968, in La Cause du désir, no 89, Navarin Éditeur, p. 8.
[21] Film Quelle classe, ma classe. livre DVD de Rossetto J. et Lacadée Ph., Jusqu’aux rives du monde Striana Éditions.
[22] Lacadée Ph., « La demande de respect comme un des noms de leur symptôme », in Le Malentendu de l’enfant, Éd. Michéle, 2010.
[23] Lacadée Ph., Entretien-vidéo sur les adolescents, interview par J. Rossetto, filmé par Ph. Troyon in site de L’ECF ou site Une École de l’expérience.
[24] Aragon L., Pour expliquer ce que j’étais, Paris, Gallimard, 1989, p. 30.
[25] Ibid., p. 31.
[26] Ibid.
[27] Lacan J., « D’une question préliminaire à un traitement possible de la psychose », Écrits, Seuil, 1968, p. 535.
[28] Ibid.
[29] Lacan J., Autres écrits, op. cit., p. 362.
[30] Centre de jour pour adolescents La Demi-lune.
[31] Ibid.
[32] Lacan J., Autres écrits, op. cit., p. 535 et Miller J.-A., « Ce qui fait insigne », cours du 27 Mai 1987.
[33] Lacan J., Intervention dans une réunion organisée par la Scuola freudiana, à Milan, le 4 février 1973. Parue dans l’ouvrage bilingue : Lacan in
Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, pp. 78-97.
[34] Lacan J, « L’agressivité en psychanalyse », op. cit., p. 104.
[35] Ibid., p. 104.
[36] Freud S., Malaise dans la civilisation, PUF.
[37] Canetti E., La Langue sauvée, La Pochothèque, Albin Michel, 1978, pp. 34-37
[38] Lacan J, « L’agressivité en psychanalyse », op. cit., p. 110.
[39] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 460.
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