PdC – Bonjour Pierre Sidon. Connaissant vos travaux sur la dépression et les modalités de réponses, ainsi que sur les addictions médicamenteuses ou autres, nous souhaitions évoquer avec vous la question de la médicalisation et de la médicamentation chez les enfants et les jeunes d’aujourd’hui. Rencontrez-vous des sujets concernés par cette question ou impliqués dans des discours dont ils ont du mal à se sortir ?
Pierre Sidon – Oui, pour les jeunes, souvent envoyés par l’autre, les parents ou l’Éducation nationale, notamment pour ladite « hyperactivité », comme Philippe Lacadée l’évoque dans son texte ; et des moins jeunes qui prennent des psychotropes depuis des années et qui se posent la question de l’arrêt. C’est souvent à cette occasion-là que je peux les rencontrer. Ou alors la question se pose pour des adultes qui arrivent avec un autodiagnostic – là c’est plus du côté auto que du côté de l’Éducation nationale. Certains adultes se diagnostiquent d’ailleurs TDAH, en particulier des gens qui consomment de la cocaïne, par exemple. D’autres se diagnostiquent bipolaires... Cet autodiagnostic est une modalité du « diagnostic démocratique », comme l’appelle Éric Laurent : chacun choisit son diagnostic. Les autodiagnostics sont des diagnostics plutôt « positifs » : la version qu’ils choisissent est une version, en quelque sorte, anti déficitaire.
PdC – Oui.
PS – Je suis assez frappé par la dimension méliorative du diagnostic aujourd’hui : le TDAH, c’est les hypers, il y a l’association des « hyper-super », il y a les bipolaires du côté euphémisant de la triste dépression voire de l’abjection présente dans le diagnostic de « psychose maniaco-dépressive ». Il y a aussi les « Asperger » qui sont des autistes, certes, mais de haut niveau. Et pourquoi pas rajouter les addicts à la place des repoussants toxicomanes : comme la dépression il y a vingt ans, c’est réputé toucher tout le monde, un jour ou l’autre, alors ça ne ségrègue plus. Le diagnostic est toujours ségrégant, sauf quand il n’en n’est plus un ; on en est là ! Alors ces néo-diagnostics, ce sont des auto-ségrégations. Elle se produisent en retournant la honte par formation réactionnelle et en la produisant comme fierté. Cela ne change rien, dans le fond, puisque c’est une ségrégation qui est reconduite, fût-ce à l’aide de néo-catégories forgées pour être prêtes-à-porter et plus faciles à endosser par le sujet.
PdC – Oui, donc, vous remarquez la fonction du diagnostic.
PS – Oui, alors, il y a une fonction évidemment de nomination qu’on ne peut pas non plus sous-estimer et qui est fréquente, notamment chez les sujets bipolaires, mais on voit que ça s’est étendu à d’autres catégories, comme celles qu’on a citées. Elle a une utilité dans certains cas, car elle vient articuler le sujet avec le discours scientifique, scientiste, universitaire, médical qui peut en soi stabiliser certains sujets qui n’ont, comme dit Lacan à propos de l’individu contemporain, « nul discours de quoi faire lien social, autrement dit semblant » [1]. C’est donc un semblant « prêt-à-porter » qui peut avoir sa place, soit une solution à respecter dans certains cas.
Philippe Lacadée – Mais quand tu dis que ce sont des sujets qui s’autodiagnostiquent, le font-ils en passant par des recherches de leurs symptômes, tout ça sur Google ? Ainsi ça serait, au fond, une sorte de court-circuit de toute relation à l'Autre de la demande. Et est-ce que c’est ça la question de l’autodiagnostic ? Parce qu’ils prennent quand même appui sur un discours, comme tu disais, pseudo-scientifique, mais ils le trouvent quand même sur un fond, pour eux, de certitude qui dirait la vérité sur ce qu’ils ont ? À partir de quelle base s’autodiagnostiquent-ils ?
PS – Oui, c’est juste, ce que tu dis. C’est que c’est un autodiagnostic qui en passe quand même par l’hétéros, mais c'est un hétéros qui n’est plus un être humain, mais qui repose sur des algorithmes. On ne voit pas pourquoi ChatGPT ne donnerait pas de diagnostic. Je n’ai pas essayé d’ailleurs, je ne sais pas si vous avez essayé ?
PL – On l’a essayé dans une conversation à Lausanne avec François Ansermet, Virginie Leblanc, après une journée sur « La pulsion de mort à vif ». On a interrogé ChatGPT pour savoir ce qu’il pensait de l’autisme. Alors, il nous a mis cinq réponses, toutes les variations possibles, toutes les thérapies possibles mais en montrant quand même que la meilleure solution n’était pas forcément de prendre appui sur la psychanalyse. C’était très détaillé. Bon, on ne lui a pas demandé de nous autodiagnostiquer, mais on lui a demandé ce qu’il pensait de l’autisme et des variétés de réponses dans l’histoire.
PS – Je pense que si on lui demande de nous autodiagnostiquer, il va y avoir probablement des gardes fous des programmateurs pour éviter l’accusation d’exercice illégal de la médecine, donc ce n’est peut-être pas la peine d’essayer. Mais, c’est vrai ce que tu dis, que les gens se servent de la banque de données Google ou autres, pour se frayer un chemin, mais alors pas uniquement : il y a aussi des forums où les gens discutent. Pour les addictions, il y en a de très actifs. Ces forums permettent de dialoguer avec des pairs et aussi avec des modérateurs, certains des médecins. Et donc ça a une fonction aussi d’entrer en contact avec l’autre, d’une certaine manière, par l’écrit : pourquoi pas ?
PdC – C’est ça.
Pierre Sidon ‑ Mais c’est vrai que l’autorité de l’expert a pâli. Ça, on connaît bien les raisons de tout ça bien sûr, nous. On y consent d’ailleurs tout à fait et l’on fait déconsister même l’expertise quand elle nous est demandée, quand on est convoqué à cette place dans les consultations, bien sûr. On fait déconsister la notion de diagnostic, même si l’on peut avoir une complaisance avec cette nécessité dans certains cas. Et l’on peut jouer avec ça aussi. Il y a beaucoup de circonstances dans lesquelles je suis amené à rédiger des certificats pour la MDPH pour obtenir des droits, des compensations pour des sujets qui ne peuvent pas travailler et auquel cas on est obligé d’écrire un diagnostic. Donc c’est un moment qu’on peut utiliser avec le sujet pour l’aider à remplir ce formulaire avec lui. Je le fais toujours avec eux, ce qui est l’occasion de manier ce semblant du diagnostic avec toutes les déclinaisons qu’il peut avoir. On peut jouer avec ça si on le considère comme ce qu’il est : un semblant.
Alors, sinon, cette question de l’auto ou bien du contact avec, au fond, les bases de données, les algorithmes pour se diagnostiquer, c’est vraiment à placer, me semble-t-il, dans le cadre plus large de la question des identités aujourd’hui. C’est-à-dire qu’il y a, on va dire un besoin, moi je le vois comme une réaction au sens de la réaction après l’universalisation, pour rattraper quelque chose qui est perdu, dilué : la singularité. On se fait pétrifier sous une identité apaisante. Alors évidemment, c’est en rapport avec la disparition de l’idéal et de l’autorité qui va avec.
PL – Oui, c’est ce que tu dis très bien. C’est à dire qu’au fond, là, on pourrait croire que c’est une nomination qui pourrait donner support à une identification. C’est plutôt, comme tu viens de le dire, une sorte de pétrification et d’assignation d’un sujet à une résidence où il croit s’établir dans un discours mais qui, en fait, ne fait pas du tout discours, dans le sens ou le discours qui fait lien social s’appuie sur la base de l’articulation d’un S1 à un S2.
PS – Exactement. Comme tu le dis on pourrait avoir l’impression, puisqu’elles font communauté, qu’il s’agit d’identifications. Mais le terme de pétrification, que j’aime beaucoup parce que c’est Alexandre Stevens qui l’avait proposé jadis en l’opposant à l’identification, il faisait un binaire névrose / psychose à propos de ça, mais pourquoi pas, on peut l’utiliser sans connotation clinique, même si ça relève quand même il me semble de la question du S1 tout seul, cette question de la pétrification. En effet, ce qui frappe, quant à ces communautés, c’est qu’elles se morcellent, se fragmentent, s’opposent les unes aux autres, au point qu’il y a ce fameux philosophe, Tristan Garcia, qui a écrit un livre qui s’appelle Nous et qui évoquait la question du lien social sous la forme de l’affrontement de Nous contre nous, et de tous contre tous, donc la disparition du lien social. Les communautés sont une tentative qui avorte du fait qu’en effet, l’identité n’est pas identification et qu’elle n’est pas faite pour faire lien social, au contraire. Elle ramène à être tout seul, identique à soi, ce qui, dans le meilleur des cas, échoue.
PL – Moi, ça me fait penser à un jeune adolescent que j'ai vu assez longtemps et puis, tout d’un coup, je ne sais pas trop comment, son père a décidé de l’amener au Centre de diagnostic autiste. Donc il a eu ce diagnostic, et du jour au lendemain, il n’est plus du tout venu à ces séances alors qu'il faisait tout un travail vraiment très intéressant, et parce que, disait-il, on lui avait dit que ça ne relevait pas du tout d’un traitement par la parole et donc d’un lien de transfert à la psychanalyse, qu’il perdait son temps. La solution qu’il a trouvée, c’est qu’il utilise la page Facebook pour mettre en place des poésies mais aussi des questions où il demande des réponses sur des questions de son existence. Mais il n’est plus du tout question qu’il vienne me voir alors que vraiment il avait une relation transférentielle, qui lui avait permis de faire des études et de devenir expert-comptable. Et alors, il est dans une grande solitude, il ne voit personne mais il s’accompagne donc du diagnostic et il dit que, d’un certain côté, il va mieux. Mais quand tu vois comment il utilise Facebook ou tout ça, tu t’aperçois que même s’il refuse d’adresser une quelconque question à l’autre, eh bien il utilise quand même un autre, un autre numérique anonyme, court-circuitant ainsi la présence du corps de l’autre et du désir de l’autre.
PS – …Un autre de synthèse.
PdC – J’ai un exemple différent. C’est un jeune que j’ai vu pendant quelques temps. À un moment donné, il ne vient plus, puis trois ans après, il reprend rendez-vous et me dit : « Bon, maintenant je sais que je suis bipolaire comme ma mère. Ça m’a fait du bien. Ça m’a soulagé de savoir ça. Maintenant, je vais pouvoir parler avec vous de ma relation à ma mère parce qu’il y a quand même des choses à mettre au travail. Je sens bien que c’est trop. » C’est une fois qu’il a eu le diagnostic qui l’identifiait à sa mère qu’il a pu commencer à parler de cette relation, qui était ravageuse pour lui.
PS – On a une dimension d’allègement de la responsabilité peut-être, ou de la culpabilité, par le diagnostic. Parfois, c’est un processus qu’on peut faire aussi dans l’analyse, enfin qu’on peut faire… On voit se dérouler ça, où il y a des sujets qui, par exemple, s’attribuent une responsabilité quant à la maladie de l’un des parents. Et il y a quelque chose aussi qui peut s’alléger du fait qu’ils se rendent compte – on peut les aider éventuellement – qu’il y a quelque chose qui relève quand même du parent. Ça n’est pas toujours le diagnostic qui aide à ça, mais on voit effectivement ces deux effets opposés du diagnostic : un qui ferme et un qui ouvre.
PdC – Voilà. C’est ça, il y a des usages différents du diagnostic.
PL – C’est pour ça que l’on souhaitait aussi t’interroger sur l’usage du médicament, c’est-à-dire, non pas comme font certains, critiquer le traitement ou le médicament, mais plutôt d’essayer de saisir à la fois l’effet positif, mais aussi l’effet négatif. Est-ce que tu rencontres des jeunes, ou des jeunes adultes qui ont un usage toxique du médicament, un mésusage de cette fonction-là du traitement ?
PS – Oui, très souvent, bien sûr. À la fois, c’est inclus dans le pharmakon. C’est les deux, c’est toujours le poison en même temps. Donc après, c’est affaire de jugement finalement. On ne se substitue pas au sujet pour décréter que c’est toxique. Des sujets s’en plaignent, tout en reconnaissant qu’ils s’y plaisent d’ailleurs, en quoi ça occupe une fonction équivalente au fantasme, de substitution du fantasme, puisque c’est la même formule que je retrouve que celle de Jacques-Alain Miller sur le fantasme. Enfin… le fantasme et le symptôme. On s’en plaint, le symptôme, et on s’y plaît, le fantasme. Alors avec la fonction sinthome, vu que les deux sont fondus, on pourrait dire que le pharmakon est finalement un substitut au sinthome.
Donc, oui, ils viennent se plaindre tout en ne pouvant pas arrêter. Alors, c’est fréquent avec tout type de produit. C’est très fréquent avec les drogues évidemment. Ça peut être fréquent aussi avec les antidépresseurs qui sont prescrits parfois pendant des décennies. Maintenant, on a ça. Ce n’est pas des jeunes du coup, mais des jeunes adultes ont reçu ça et dix ou vingt ans plus tard, se demandent comment arrêter, n’y arrivent pas, se demandent si… Et j’ai comme ça une patiente qui vient me voir tous les trois mois, elle a essayé de faire une analyse, je l’avais envoyée voir quelqu’un, après elle a un peu essayé avec moi. Au départ, elle était venue pour le médicament. Elle n’a jamais réussi à faire une analyse ; elle revient tous les trois mois et elle me pose toujours la même question : « Est-ce que je peux arrêter ? » En fait, il y a une dimension phobique chez elle, très importante et le médicament vient là comme contraphobique. Il y a aussi beaucoup de sujets qui ne savent pas si ça leur fait quelque chose et ont peur d’arrêter. Et parfois ils ont peur de faire le pas, dans le vide, pour vivre sans médicaments. Mais c’est devenu une dimension coexistensive de nos existences que de savoir si l’on peut faire sans prothèse, sans gadget, d’une manière plus générale : qui part de chez lui tranquille en ayant oublié son smartphone ? Certains essaient de faire une détox…
Il y avait déjà la voiture comme « fausse femme », dit Lacan : ça peut faire du bien, comme une rencontre… C’est un aspect consolant qui est évident, et c’est difficile de faire la séparation à partir du moment où ce n’est pas la substance du toxique qui est en cause, mais c’est la substance jouissante, comme Lacan l’introduit à partir du Séminaire xx [2] – Il commence à préparer cette notion déjà dans le Séminaire xvi. Donc c’est en continuité.
PL – Et que penses-tu de cette note de Lacan, dans Le petit discours aux psychiatres, quand il disait tout en prenant en compte l’importance du traitement, que le psychiatre ferait mieux de savoir y faire avec son angoisse, de la repérer, plutôt que de prescrire un traitement, parce qu’il ne tient pas compte de l’objet regard et de la voix. Et c’est là où il parle de regards errants et de voix folâtres. C’était en 1967. Qu’est-ce que tu pourrais nous en dire, alors, en ce moment ?
PS – C’est le texte aussi dans lequel il dit, j’aime bien rappeler ça souvent, que la façon de se protéger de l’angoisse, dont tu parles face au fou, cela peut être la technique du grand patron, c’est-à-dire faire voir le patient par d’autres, la technique de celui qui interpose une bonne théorie avec le patient et là, il fait référence à son ami Henri Ey, probablement avec sa théorie organo-dynamique jacksonienne. Aujourd’hui, on a des variations de ça, dont celle qui m’avait le plus fait rire quand j’avais fait mon intervention sur la dépression au Ministère de la Santé, c’était l’étude des Lily sur les patients qui étaient en prison. J’avais été frappé de voir qu’ils montraient le patient en prison à un psychiatre pour faire le diagnostic, et par contre quand ils faisaient des diagnostics en population générale, c’était par des opérateurs non qualifiés, par téléphone. Donc je disais que le psychiatre était caché derrière des grilles, des grilles d’évaluation, à l’extérieur de la prison, ou derrière les barreaux dans la prison. Il fallait toujours que le psychiatre se protège. Donc, une des manières de se protéger, aujourd’hui, la plus fréquente du clinicien, c’est de faire remplir un questionnaire à son patient, ce qu’on voit beaucoup faire dans les CHU. Au fond, vous êtes tout seul avec votre auto-questionnaire. J’avais une patiente comme ça, qui était hospitalisée après une TS légère qu’ils se sont empressés de diagnostiquer bipolaire alors qu’elle était hystérique. J’avais publié le cas dans Le Nouvel Âne : ils lui ont donné un épais auto-questionnaire à remplir pendant qu’elle était hospitalisée. Donc, c’est une manière classique aujourd'hui, qui a pris le relais de ce que Lacan décrivait. Donc éviter le regard et éviter la voix – je ne me souvenais pas de cette partie du Discours aux psychiatres, ça fait longtemps que je ne l’ai pas lu, mais ça m’avait moins frappé à l’époque. Ce sont les deux objets que Lacan a formulés, même s’ils étaient déjà en jachère chez Freud, qui les repère quand même bien – Jacques-Alain Miller en parle dans son commentaire du Séminaire xvi. Oui, c’est passionnant de voir qu’au fond, ce sont les objets du désir et c’est vraiment ça qui angoisse, par excellence, tout le monde, même le névrosé.
PL – Oui, c’est l’objet du désir à l’autre et l’objet du désir de l’autre, et donc c’est ça qui angoisse le psy, si, effectivement, il n’a pas de formation. Ça me fait penser à une jeune psychologue qui a été formée à l'Université de Psychologie, là où il n’y a plus du tout d’enseignement de la psychanalyse. Lors de son premier travail et du premier entretien clinique qu’elle fait avec une patiente dans une maison de retraite, elle se rend compte qu’il faut quand même qu’elle lui parle, que la patiente lui réponde, et là, tout d’un coup, elle a une grande angoisse. C’était l’époque où l’on pouvait fumer, donc après l’entretien, elle va dans les toilettes, elle allume une cigarette et elle s’éteint la cigarette sur le bras, ça la calme et elle me dit « c’était pour donner un visage à ma douleur d’existence ». Et on voit très bien que ce qui l’angoissait, c’était de se rendre compte qu’un patient pouvait parler et lui demander quelque chose. On pourrait risquer que la solution était de s’enseigner de sa blessure vive sur le corps, de ce qui saigne ainsi dans le vif du propos !
PS – C’est une expression singulière, « donner un visage à ma douleur d’existence », qui se conjugue à une automutilation apaisante. C’est quand même extrêmement frappant. Il y a un poids de réel dans ce qu’elle dit, qui convainc du sérieux de l’effet qu’a eu cette rencontre sur elle. Et marquer ça, c’est le marquer par une inscription sur le corps par la cigarette, qui va faire un trou dans le corps, ce qui est évocateur de ces phénomènes contemporains, tels que le tatouage généralisé. On a l’idée que ça supplée à un défaut de paroles qui nécessite l’écrit sur le corps. Description du trait unaire mais sur le corps, probablement là où ça manque.
PdC – Elle se fait une auto-prescription.
PS – Oui, mais comme on disait en psychiatrie jadis, c’est plutôt un « traitement de force ». Je ne crois pas qu’on n’ait fait ça jamais en psychiatrie, on a utilisé le froid, le choc, les précipitations, la peur, les cures de Sakel, la centrifugation, mais je ne sais pas si on en a fait des marques au fer rouge sur les patients. Ça évoque plus les rites de passage avec les scarifications dans des peuplades traditionnelles, un rite de passage pour elle, un rite de passage individuel dans sa religion individuelle de psychologue.
PdC – Le diagnostic TDAH s’est généralisé, au point qu’il ne soit plus que peu discuté voire peu discutable même au sein de réunions d’équipes institutionnelles. Que les enfants soient sous Concerta, Ritaline ou Quasym semble banalisé. Des professionnels peuvent parler d’un cas sans présenter un seul élément d’anamnèse, sans rapporter aucune parole précise de l’enfant qui laisserait entendre sa participation subjective, mais surtout sans se risquer à dire la part d’invention et de bricolage nécessaire qu’ils mettent sûrement en place. On a l’impression qu’il y aurait comme un air de désubjectivation généralisée.
PS – Ce qu’il ne faut peut-être pas perdre de vue, c’est que les professionnels sont aussi des consommateurs. Et que d’une certaine manière, pour le dire en raccourci, les psychotropes, ils en bouffent. Ça ne veut pas dire qu’ils en prennent nécessairement pour eux-mêmes – quoique, mais que le fait de les prescrire, c’est les consommer, c’est-à-dire qu’ils sont amateurs, ils aiment les psychotropes. Or, la consommation s’oppose, par structure, au savoir. Il n’y a pas de désir de savoir. C’est déjà très difficile pour tout le monde et encore plus aujourd’hui à l’ère de l’espoir qu’on peut avoir dans les gadgets, les prothèses de toutes sortes. Donc, ça a pris l’ensemble de l’activité mentale des professionnels, des prescripteurs et psychiatres, aux dépens de la culture, aux dépens de la parole, et pas seulement celle de leurs patients, mais aussi la leur même. Donc, comme le rappelle souvent François le Guil, qui l’avait d’ailleurs énoncé lors d'un cours de Jacques-Alain Miller où il était intervenu, « la science désubjective le patient, et elle désubjective aussi et principalement le médecin ». Lacan faisait du médecin, dans un autre discours, à l’Académie de médecine, un futur distributeur de médicaments. On y est ; et ça se fait en effet dans une ambiance où on est surpris de l’absence d’esprit critique puisque je crois que c’est ça que vous décrivez assez bien de nos collègues. On est très surpris de l’accompagnement passif qu’ils peuvent faire, qu’on peut appeler une épidémie, et que des journalistes sont capables de mettre en cause, mais pas les médecins. C’est quand même très surprenant la figure du médecin « dans son meilleur philosophe », disait Lacan dans cette conférence Psychanalyse et médecine. La fonction du philosophe est de faire avec la demande, elle a affaire à la parole des parlêtres. Cette fonction se perd au point qu’on est atterré de voir cette espèce de collaboration passive, de médecins, qui d’ailleurs n’ont aucun intérêt autre, parce que la plupart ne sont pas corrompus, ou alors il faut étendre la notion de corruption d’une manière qui n’est pas financière, mais une corruption on pourrait dire de cette fonction au sens de « elle est abîmée ». Et on est très déçus d’avoir des collègues qui n’ont rien à dire de tout ça. Il me semble quand même que l’ambiance qui domine, c’est une ambiance de confort, c’est une ambiance d’endormissement et c’est en ça que je dis qu’ils consomment des psychotropes. Parce que le fait de les prescrire, ça les endort eux-mêmes.
PdC – C’est ça. On a du mal à ne pas s’endormir lors de certaines réunions...
PL – Lors d’une réunion d’équipe à laquelle je participais, la pratique d’un psychiatre avait infiltré, même au fond, leur mode de pensée, c’est-à-dire qu’ils ne pensaient plus. Et donc prenant appui sur le diagnostic, ils laissaient faire sans jamais avoir la possibilité d’intervention. Après, en discutant avec eux, on s’apercevait qu’au fond, ils en mouraient d’envie, mais ils étaient complètement assommés, comme tu dis endormis, et la façon dont on intervient a souvent une fonction de réveil, voire même d’éveil.
PS – Bravo si vous réussissez ! C'est surprenant toujours de reprendre la lecture de Lacan, si on l’a laissée pendant quelques semaines, et éventuellement d’avoir des affects d’incompréhension, de colère, « Pourquoi est-ce qu’il nous fait ça ? », et de voir à quel point l’effet qui succède, c’est un effet de comprenette, alors que c’est très difficile. Lacan lui-même a lutté contre ça et on est un peu l’effet de ça. Si on arrive à transmettre ça à d’autres, par notre désir aussi… C’est ce qui m’habite.
PL – Mais tu vois, mon optique par rapport à ça, c’est que plutôt que de s’opposer, il vaut mieux s’apposer.
PS – S’imposer ?
PL – Non. Il vaut mieux s’apposer plutôt que de s’opposer.
PS – Ça poser ? Tu l’écris comment, avec Ç ?
PL – Non, S apostrophe. S’apposer.
PS – Ah ! S’apposer.
PL – Au lieu de pousser un o, un oh ! de stupéfaction, tu mets un petit a et tu viens de t’apposer au discours de l’autre, afin que chacun puisse entendre que l’essentiel est qu’il puisse poser ce a indicible qui fait aussi bien causer et désirer, que produire des effets ruineux si on n’accepte pas une convention de dialogue, comme le dit si bien Lacan dans « Agressivité en psychanalyse ».
PS – Explique-moi, parce que ça ressemble, comme tu me le décris, à la technique jésuite. (Rires) Tu te mets à côté pour faire pencher doucement. Je ne sais pas comment tu as été instruit… (Rires)
PdC – Un grand merci.
[1] Lacan, « La Troisième », La Cause freudienne, n° 79, septembre 2011.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 1973, p. 24-26.
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