Dominique Grimbert – Bonjour Philippe De Georges. Vous êtes psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse. Dans le cadre de l’ECF, vous avez proposé un enseignement dans lequel vous avez parlé du discours amoureux de nos jours. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Philippe De Georges – Oui. Beaucoup de cliniciens ont le sentiment que le thème de l’amour, tel qu’on a pu l’entendre auparavant, apparaît moins présent dans la rencontre qu’ils peuvent avoir avec des jeunes patients. Alors que, en revanche, des thèmes qui mettent en jeu la pulsion ou la jouissance de façon plus apparente, plus directe, moins appareillée, des choses de cet ordre, peuvent les saisir, dans le discours des gens qui viennent les voir. Et il se trouve que, à une occasion où j’avais parlé de l’évolution de la clinique contemporaine, un collègue avait repris quelque chose que j’avais dit à propos de ce que Lacan appelle le discours capitaliste, en pointant qu’effectivement, dans ce montage que Lacan propose, une seule fois dans son enseignement, on ne voit pas de place pour ce qu’on appelle l’amour dont vous avez remarqué à plusieurs reprises que, chez lui, l’amour peut être présenté comme une suppléance au non rapport sexuel. Or, comme dans le discours des patients, il semble que la question de la sexualité et de la jouissance, par tous les moyens possibles, envahit un peu le champ des préoccupations des sujets, du coup, l’amour n’apparaît pas ni comme une nécessité, ni comme une possibilité. Je lisais, il y a quelques mois, le livre d’Eva Illouz qui s’appelle La fin de l’amour. C’est une sociologue franco-israélienne qui a interviewé beaucoup de gens et qui, dans leur propos, relève effectivement l’effacement des questions amoureuses au profit d’une sorte de compulsion à la jouissance et d’une quête d’une jouissance polymorphe multiple et répétitive. Elle-même a cette idée que l’époque contemporaine, avec son triomphe de la consommation, avec sa marchandisation généralisée, pour reprendre des termes que l’on retrouve souvent, mais qui ne nous sont pas étrangers, ne fait pas de place pour ce qui, dans l’amour, apparaît effectivement comme tout à fait étranger à une logique de consommation mais, au contraire, qui relève du vieux lieu commun : Quand on aime, on ne compte pas. Or, aujourd’hui, tout se compte : les coups que l’on tire, les relations que l’on accumule, les expériences dans leur immédiateté et leur caractère éphémère, alors que l’amour a quelque chose qui relève de l’impondérable et de l’insaisissable. Alors, j’ai eu envie de travailler cette question, parce que, quand on dialogue avec des collègues, c’est toujours intéressant de saisir le point auquel, justement, vous n’aviez pas réfléchi.
Est-ce que l’amour a encore une place ? Je pense que oui, et pas simplement dans une logique qui serait un peu nostalgique ou rétrograde : c’était mieux avant. Je ne pense pas du tout que les choses étaient mieux avant, au contraire. Mais, dans une logique où ce système, que Lacan appelle le discours capitaliste, n’est pas appelé, pas plus que les autres discours, à occuper le devant de la scène éternellement. Il y a des brèches à l’intérieur de cette logique. Les gens qui sont des hyper-consommateurs en rencontrent, tôt ou tard, la limite. Il y a donc place pour autre chose. Et l’on peut penser qu’effectivement, l’amour qui ne trouve pas à se loger dans ce dispositif, ce mode de lien social, est une alternative et une possibilité qui ne demande qu’à cheminer de nouveau, en espérant que ce ne soit pas sous la forme d’un retour à des formes passéistes, c’est-à-dire donc nécessairement dépassées, désuètes et dont il n’y a rien à attendre. Je ne table pas sur un nouveau romantisme.
DG – Vous évoquiez l’amour courtois comme discours amoureux, et aussi le christianisme. Il peut y avoir le triomphe de la religion comme discours amoureux ?
PDG – Il peut y avoir le triomphe de la religion. Lacan, même, le prophétise. En même temps, il dit dans Télévision qu’il n’y a rien à en attendre d’autre que le retour de son passé funeste ; dans l’expérience historique, là où les religions reprennent le dessus, c’est toujours sous la forme la plus caricaturale de la religion, c’est-à-dire sous la forme des intégrismes. Et c’est vrai dans toutes les religions. On avait pu penser que l’hindouisme ou le bouddhisme échappaient au caractère funeste du retour des guerres de religion, de l’inquisition ou des croisades, ou de ce qu’on voit, par exemple, avec l’islamisme. Mais l’hindouisme n’y échappe pas : on voit comment l’Inde connaît des pogroms antimusulmans qui sont absolument effrayants, et d’une intolérance totale. Parce que toute religion est d’essence intolérante, même si elle prône l’amour. Elle est intolérante parce qu’elle pense disposer d’une vérité révélée, d’une vérité établie, et donc toutes les autres sont des fausses religions. Saint Paul disait : « Nous sommes les athées des faux dieux », c’est-à-dire que les autres dieux sont toujours les faux, le mien étant le vrai. Et le bouddhisme, par exemple, que certains idéalisent comme une religion qui serait sans Dieu, voire une religion sans religion, un mode de vie sans transcendance, etc., montre comment il peut donner, lui aussi, prise à des fanatismes. On le voit en Birmanie de façon tout à fait redoutable.
Il y a tout un courant du christianisme, et peut-être l’essentiel, qui s’appuie sur l’idée que Dieu est amour. Et qu’il y a quelque chose dans le christianisme qui serait l’avènement d’un amour qui s’imposerait en effaçant, en quelque sorte, tout le reste qui est mauvais, c’est-à-dire aussi bien la jouissance, d’essence mauvaise, que la haine. Alors est-ce que c’est un désaveu ? Est-ce que c’est un déni ? Est-ce que c’est une forclusion ? Ou est-ce que c’est un refoulement ? En tout cas, c’est la grande négation sur laquelle repose cette promotion d’un amour qui serait capable de triompher de tout. Effectivement, la religion montre que l’amour chrétien n’empêche pas que ce qui est refoulé, par exemple le sexuel, fasse retour ; et fait ce retour, à ce moment-là, sous des formes redoutables, Lacan disait sous la forme du masochisme en pointant ce qu’il pouvait y avoir de masochiste dans, par exemple, l’adoration du corps du Christ, qui est un corps supplicié, un corps soumis à la torture et à la mort. On voit, dans les dérives de certains milieux religieux ou de certains clercs, de certains prêtres, que leur amour du Christ n’empêche pas qu’ils puissent être traversés et travaillés par des pulsions qui les débordent et qui peuvent prendre alors des formes regrettables, voire criminelles.
DG – Je trouvais très intéressant que vous pointiez que, dans la langue française, le mot amour ne permet pas de différencier ce que le grec nomme Philia, Agapè et Éros.
PDG – C’est intéressant si on fait place à la polysémie, car on entend que, dans amour, pour nous, il y a une intrication et non pas une séparation de l’amour dans ce qu’il peut avoir de sublimatoire, d’éthéré, de quête d’un plus d’être, et l’amour sexuel, le désir et la jouissance. Je me souviens comment, adolescent, ce sont des lectures de poètes, en particulier d’Éluard, qui m’avait sensibilisé à une version de l’amour qui ne fait pas fi du corps. Et j’avais été frappé de voir, par exemple, parce que j’avais été un enfant très religieux lisant la Bible que mes parents m’avaient offerte, le Cantique des Cantiques dont on peut bien faire une lecture comme Paul Claudel très idéalisée, une lecture christianisée ; mais Le Cantique des Cantiques, c’est un poème où il est question de sexe, de désir, de corps, de jouissance et de possession du partenaire, et pas simplement d’un amour éthéré et divin.
Philippe Lacadée – Puisque tu fais référence au poète et que tu en as parlé dans ton cours, est-ce que tu peux éclairer, pour nos lecteurs, la façon dont Lacan dans le Séminaire Encore [1], pour parler de l’amour, évoque la poésie d’Arthur Rimbaud, A une raison [2], qui se scande de cette réplique, qui en termine chaque verset – Un nouvel amour. « L’amour, c’est dans ce texte le signe, pointé comme tel, de ce qu’on change de raison, et c’est pourquoi le poète s’adresse à cette raison. On change de raison, c’est-à-dire – on change de discours. » Il fait entendre du lieu de la poésie sa formule d’analyste : l’amour, c’est le signe qu’on change de discours. Quelle sorte d’amour fait-il ainsi valoir ? Est-ce un amour répondant à la question du réel ? Est-ce que la prégnance du discours capitaliste empêche, à l’heure actuelle, qu’on puisse changer de discours ou peut-on encore, en suivant Rimbaud, dire L’amour est à réinventer ou Trouver une langue ?
PDG – L’idée de changement de discours est une idée qui est très chère à Lacan, à partir du moment où il théorise sous ce nom sa version du lien social. Pour lui, les discours, c’est le lien social. Et il essaie de voir comment il peut exister plusieurs formes de ce lien. Avec son idée du discours capitaliste, il semble dire que, finalement, les différences entre les différents discours sont abolies au profit d’un discours unique où les choses tournent de façon inlassable et sans que l’on rencontre cette limite, qui lui était pourtant très chère : la limite de l’impossible. C’est vrai que, quand il évoque Rimbaud, et en particulier ce que tu évoques, c’est à dire A une raison, Lacan est très sensible au rythme. Tu l’as souligné, toi, dans beaucoup de tes travaux sur Rimbaud. Le rythme que Rimbaud donne, c’est qu’il y a quelque chose sur lequel ça accroche, et il y a un changement, un nouvel amour. Et c’est ce thème de la nouveauté, c’est-à-dire de la contingence de la rencontre, qui frappe sans doute Lacan, chez Rimbaud, dans ce poème, et auquel il est très sensible. En même temps, il va se démarquer de lui, je crois que c’est important de le repérer. Quand Rimbaud écrit A une raison, il est quand même dans une période où, tu me corrigeras si je me trompe, il a encore des illusions révolutionnaires. Il a quand même l’idée que la société peut changer, que le monde peut changer ; il peut changer de base, comme dit L’Internationale. Or, Lacan était tout à fait étranger à cette idée-là, à l’idée de révolution, il était très polybien. Il avait l’idée, finalement nietzschéenne, d’un éternel retour du même, et que, quand on fait une révolution, on revient à la même place. Il ajoutait même que, en général, on y revenait en pire, avec l’équivoque de l’empire. C’est-à-dire qu’après 1789, on aboutit à Napoléon Bonaparte, donc à une dictature militaire. Et, quand il cite Rimbaud, il souligne le changement de position du nouvel amour en montrant comment, chez Rimbaud, c’est un presque rien qui cause le changement, Un coup de ton doigt sur le tambour, un truc infime, un petit geste du doigt, une petite sonorité qui fait que les choses se mettent en mouvement et ça change. Ta tête se détourne […] Ta tête se retourne, on entend plusieurs choses. On entend à la fois que l’on peut tourner son regard et voir quelque chose de nouveau et que l’on peut aussi être pris d’un certain vertige. Donc, pour Lacan, Rimbaud souligne que, dans l’amour, il y a un changement de place. Et ça, c’est très important pour lui. Vous vous souvenez qu’il a cette idée que ce qui fait événement dans nos vies, la contingence qui fait événement dans nos vies, c’est quelque chose qui peut être infime, qui peut nous faire trébucher, comme un coup de doigt qui nous surprend, mais qui fait que le sujet va changer du tout au tout : il n’est plus le même après qu’avant. Ce qu’il y a de contingent dans l’amour et ce qu’il y a de révolutionnaire, au sens qui bouleverse, au sens de tout à fait nouveau, c’est que, quand on aime, ou quand on découvre un nouvel amour dans une rencontre, il y a un dessaisissement de soi et il y a une perte des repères antérieurs, qui fait qu’on bascule. Alors, Lacan relativise évidemment la logique révolutionnaire de Rimbaud, et relativise aussi le fait qu’on puisse changer de raison parce qu’à la fois, pour Lacan, il n’y a qu’une raison, c’est quelque chose qui est englobant. Il n’y a pas des raisons contradictoires et, en même temps, comme vous savez, à la fin de son enseignement, il relativisera la raison elle-même, puisqu’il pourra dire que la raison elle-même n’est qu’un semblant et quelque chose qui a une part de leurre, sur laquelle il ne faut pas se leurrer. Il insiste sur le fait que le dessaisissement que Rimbaud décrit n’est pas un changement de raison mais simplement de discours, c’est-à-dire qu’on passe d’une logique de lien social à une autre. Alors, on peut dire que, quand Lacan invente le discours capitaliste, il met un point final à cette ronde et il dit qu’il n’y a rien après, les discours se fondent dans ce nouveau modèle. En même temps, il évoque des possibilités de subversion du discours capitaliste et c’est là qu’on peut émettre l’hypothèse à laquelle je m’étais rallié dans mon séminaire en citant Philippe Lacadée, l’idée rimbaldienne : n’est-ce pas que l’amour puisse être effectivement une issue au discours capitaliste. Je crois que Fabian Fajnwaks, dans le volume de La Cause du désir qu’il avait dirigé, évoque aussi ça. Même si ce n’est pas très développé, c’est présenté un petit peu comme une issue, étant bien entendu que, quand Lacan relativise le terme de raison pour parler de discours, c’est aussi parce que, dans l’amour, il y a déraison. Il n’y a pas que la raison, il y a aussi ce qui résonne, mais aussi ce qui désarçonne et ce qui fait que l’amour englobe aussi la passion et la folie amoureuse, et tout ce qui, dans l’amour, peut se révéler destructeur.
DG – Oui. Et puis, ce poème d’Arthur Rimbaud, il l’évoque dans Encore, le Séminaire xx, moment à partir duquel il introduit la dimension réelle. Il parlait jusque-là de l’amour dans sa dimension imaginaire et symbolique alors qu’à partir du Séminaire Encore, place est donnée à la dimension réelle, comme le dit Philippe dans sa question.
PDG – Dans l’amour aussi, oui. Voilà. Vous avez tout à fait raison. C’est vrai que Lacan a repris à son compte les propos fragmentaires de Freud sur l’amour. Et il y revient en le prenant à son compte et en l’assumant tout à fait. C’est vrai que, pour Freud, l’essence de l’amour est narcissique, et Lacan va le reprendre à son compte. Alors qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre du moi, et donc de l’illusion, et donc de l’imaginaire. Et là, on est bien obligé d’en convenir, au bout de quelques moments d’égarement amoureux, on finit par se rendre compte que les choses ne sont pas aussi idéales, que ce n’est pas si simple, que l’on n’a pas trouvé la panacée, le traitement universel de nos souffrances. Donc la part imaginaire de l’amour, elle existe mais, simplement, elle n’est pas unique. Et c’est vrai que Lacan a beaucoup développé, peut-être plus que Freud, la dimension symbolique que, Dominique, vous évoquiez, c’est-à-dire l’engagement de parole, la parole. Autant Lacan pourra dire que la parole sert essentiellement à mentir, et c’est vrai aussi dans la promesse amoureuse, autant il a quand même l’idée que, dans l’amour, quelque chose est tout à fait prévalent : on parle. Ça n’est pas que silencieux. Il y a un contrat de parole, il y a quelque chose de l’ordre du symbolique qui est mis en jeu. Et qui, du coup, ne concerne pas que l’imaginaire, mais les places symboliques des sujets les uns par rapport aux autres.
PL – Le passage de l’aimé à l’aimant indique « la métaphore de l’amour », repérée dans Le Banquet de Platon par Lacan. Comment l’enfant pris dans l’état d’être l’objet aimé Éroménos consent ou choisit de changer d’état pour se vêtir des habits de l’aimant de l’Érastès ? Comment surgit ce nouvel état ? Est-ce dû au fait que surgisse, dans son propre corps d’enfant, du nouveau, un réel, comme un trou, voire une absence, quelque chose faisant que son corps d’enfant se métamorphose en un autre corps ?
PDG – Je sais que vous vous intéressez à la question de ce qu’on peut tirer du Banquet de Platon, et, par exemple, au thème de l’Érastes et de l’Éromenos, sur lesquels on reviendra peut-être. C’est vrai que Lacan a cette idée, et c’est ça le symbolique dans l’amour, que, justement, l’amour ce n’est pas on se regarde face à face, évidemment, c’est-à-dire en miroir. Ça n’est pas simplement cette fascination qui fait que, dans l’autre, on se retrouve. Ce n’est pas étranger à Lacan, puisque vous vous souvenez que son beau-frère, André Masson avait fait un portrait de Sylvia Bataille et de Jacques Lacan où ils se regardent en miroir, et où l’on voit qu’il y a de l’électricité dans l’air. Il y a cette dimension dans l’amour mais, pour Lacan, il y a cette dimension qui est l’amour symbolique, et l’amour n’est pas symétrique. Il prend les individus, les partenaires, dans leur disparité, dans leurs différences, dans le fait qui, justement, n’est pas du tout symétrique, et qui fait que, pour une part, il y a un élan de l’un vers l’autre qui n’a pas nécessairement de retour. Et pourtant, Lacan dira que les sentiments sont réciproques. Alors, dans les équivoques de la langue française, quand on dit que quelque chose est réciproque, on peut penser que ça veut dire que c’est symétrique : je t’aime, tu m’aimes. Eh bien, ce n’est pas ce que dit Lacan. Il distingue bien la réciprocité de la symétrie. Réciproque, ça veut dire : je t’aime. Ah oui, tu m’aimes. On prend acte de ce qui vient de l’autre, et ça peut entraîner, effectivement, un changement et nous rendre amoureux de l’autre. Mais, au départ, il y a quelque chose qui est fléché, qui va dans un sens. Alors, comme vous le dites, avec le Séminaire Encore, beaucoup plus que dans le Séminaire xvi, Lacan prend en compte le réel de l’amour, ce qui est toujours très compliqué, difficile à formuler autrement que dans des formules, comme ça, où l’on dirait : il y a un amour réel, ou il y a un amour du réel. Mais c’est sûr que, pour lui, l’amour, si on doit lui faire une place, ne peut être pris que dans une logique RSI, donc pas seulement imaginaire, ni simplement symbolique, pas simplement des corps et des images, mais pas simplement non plus du signifiant et de la parole, mais aussi de tout ce qui fait que le corps est un corps jouissant, que le parlêtre est un être de jouissance.
PL – Par rapport à une phrase qu’on entend souvent, notamment lors de conversations que je fais avec des jeunes, surtout des adolescents, l’amour est toxique, comment est-ce que tu l’entends cette toxicité de l’amour ? Qu’est-ce que ça t’évoque ? Parce que c’est vraiment quelque chose qui circule. Et il y a aussi la solution, pour beaucoup, d’une position asexuée, ça contrecarre un peu ce que tu disais au début car là, semble-t-il, il y aurait l’abandon de toute sexualité.
PDG – Alors là, tu dis deux choses. L’amour est toxique, mais aussi la sexualité est dangereuse pour ces jeunes. Ce sont deux choses distinctes parce que, si on relie toutes les deux, on en vient à une logique qui serait : évitons la rencontre de l’altérité. Et ça, effectivement, on peut dire que c’est une position qui existe dans l’adolescence en général, mais qui est peut-être un peu plus prégnante aujourd’hui, où on entend des jeunes gens qui se disent : « Gardons-nous de tout ce qui fait mal et qui vient de l’Autre ». Alors, c’est l’enfer du narcissisme : ou bien ils vivent reclus dans un monde virtuel, le partenaire se réduit à des partenaires purement internet, ou bien, tôt ou tard, ils y sont confrontés. Je lisais, il n’y a pas très longtemps, une nouvelle d’Henry James qui est un grand classique. Je crois qu’elle s’appelle La Bête dans la jungle. C’est l’histoire d’une rencontre qui n’a jamais lieu. C’est un homme qui a confié un jour à une jeune femme que son effroi, c’est de rencontrer un jour justement l’amour, c’est-à-dire de faire cette rencontre d’une altérité qui le déloge complètement de sa place. Et donc, il passe sa vie à lutter contre le risque de cette rencontre. Et, effectivement, la jeune femme, à qui il a confié ça, devient une sorte de partenaire de son existence ; et c’est au moment où elle va mourir qu’il se rend compte que c’était elle la partenaire qu’il a évitée toute sa vie. C’est sur sa tombe qu’il découvre que, ce qu’il a évité, c’est l’amour. Alors on comprend l’idée de la toxicité de l’amour. On comprend cette idée, parce que tout ce que Lacan nous enseigne, c’est quand même l’idée que, quand il dit que l’amour féminise, ça veut dire que, quand on aime, on reconnaît son manque, puisqu’on s’adresse à un autre de qui on attend un plus de quelque chose ou à qui on suppose que, peut-être, il détient quelque chose qu’il pourrait nous donner et qui pourrait être un plus pour nous. Donc avouer son amour ou accepter d’être en position amoureuse, consentir à l’amour, c’est consentir au manque, donc à une perte. Une perte de quoi ? De l’illusion narcissique, de l’illusion que je suis tout, que je peux m’auto-suffire, que je peux décider de tout moi-même sans Autre. Aimer, c’est consentir à l’Autre. C’est ce que dit Denis de Rougemont. Il dit que l’amour, c’est se décentrer et prendre le point de vue de l’autre. Effectivement, c’est ça. C’est donc bien une aliénation ! Et les jeunes gens ou les anciens jeunes gens qui essayent à tout prix d’éviter l’amour parce qu’il est toxique, évitent en réalité ça, c’est à dire l’aliénation qui fait que nous sommes dépendants de l’autre.
PL – Mais c’est peut-être aussi parce qu’ils croient que, dans la mesure où on leur a donné quelque chose, l’autre risque de partir avec ce qu’on lui a donné. Il y a là un paradoxe, surtout si l’amour c’est le don à l’autre de ce que l’on n’a pas ?
PDG – Oui, mais ce n’est quand même pas faux. Il y a quelque chose à perdre.
Alors maintenant, la question, c’est le sexuel. Ça, c’est un autre versant d’un discours adolescent, mais dont je pense qu’il a toujours existé. Moi j’ai connu, dans mon milieu, des adolescentes qui après sont venus des mères de famille mais qui avait, par exemple, une fascination pour Le Dialogue des carmélites, merveilleux texte de Bernanos et merveilleux opéra aussi. Une personne qui m’était proche en était tellement fascinée qu’elle voulait devenir Bonne Sœur et, évidemment, se faire guillotiner. L’amour du Christ ne pouvait terminer que dans la mort. !
Dans la sexualité, on perd des choses aussi. À partir du moment où l’on consent à avoir un partenaire, on perd des choses. Et, sans doute, la surconsommation sexuelle, je ne sais pas s’il y a vraiment surconsommation, mais le côté collectionneur des rencontres fugaces et éphémères, dont parle Eva Illouz, essaie peut-être justement d’éviter ça : je ne vais rien perdre puisque je vais rebander la fois d’après, ça va recommencer, ou je vais avoir un nouveau partenaire et la détumescence d’un partenaire n’empêche pas qu’il puisse y avoir l’érection d’un autre. Donc on va essayer de masquer, comme Don Juan essaye de masquer le fait qu’il y ait un manque, que le phallus n’est pas toujours érigé, et qu’on n’est pas toujours ni tout puissant ni tout simplement puissant, poros/aporos Anthropos, l’homme est à la fois puissant et manquant. Alors, effectivement, ces discours tu les entends. Je pense qu’ils ont un peu toujours existé. Ils dominent peut-être aujourd’hui, parce qu’il y a sans doute quelque chose dans l’air du temps qui fait croire, ou qui voudrait qu’on croie, qu’on peut se passer de l’autre, qu’on peut être dans un état d’autosuffisance. C’est peut-être d’ailleurs pourquoi il y a ce que certains appellent une contagion autistique ou une inflation de diagnostics d’autisme, c’est-à-dire un mirage qu’il puisse exister une position de l’être où l’on se passerait de l’Autre. L’autisme, c’est très douloureux, ce n’est pas la source d’un bonheur mais, au contraire, la source d’une grande souffrance. Mais, c’est vrai que ce discours existe parce que, dans l’amour, il y a un dessaisissement de soi et donc il y a une perte, une prise en compte de l’autre qui fait qu’on devient dépendant, et c’est bien ce que l’on peut vouloir éviter de multiples manières. De la même façon qu’on peut vouloir éviter ce qui, dans l’amour, est mortel.
PL – Puisqu’on s’oriente vers un congrès mondial de l’AMP dont le thème est Il n’y a pas de rapport sexuel, qui fait toujours scandale, est-ce que tu peux nous éclairer en quoi Lacan démontre que c’est justement parce qu’il n’y a pas de rapport sexuel que l’amour vient prendre fonction comme suppléance ? Les affinités de l’amour avec la contingence démontrent-elles alors, a contrario, l’impossible auquel il fait suppléance, soit le non-rapport sexuel ? N’est-ce pas cette suppléance de l’amour au non-rapport sexuel qui indique en quoi et pourquoi il est attaché au réel ?
PDG – Voilà. Alors, ce sont des phrases qu’on répète dans notre milieu, de façon un petit peu incantatoire : Il n’y a pas de rapport sexuel ou l’amour est une suppléance. C’est le côté où l’on peut prêter à rire. Il ne faut pas se leurrer, certains peuvent rire de nos phrases que nous répétons comme des mantras. Mais, si on les répète, c’est parce qu’elles nous saisissent de leur effet de réel. Quand Lacan dit Il n’y a pas de rapport sexuel, c’est évidemment tout à fait scandaleux puisqu’on passe notre vie à essayer de le faire exister.
PL – Voilà.
PDG – Mais on sait bien que ce que Lacan veut dire, avec quelque chose dans son style qui est provocateur, qui est volontairement difficile à avaler, c’est que, effectivement, c’est toujours raté, parce que l’idée qu’il y aurait une formule de la rencontre sexuelle n’est qu’une illusion. Et que ce que l’on découvre, à chaque fois, c’est que ce n’est pas ça. Finalement, ça serait une lecture du mythe de Don Juan lui-même. Si Don Juan change, c’est parce que, à chaque fois, il découvre que ce n’est pas ça, ça n’est jamais ça. Et comme ça n’est jamais ça, on peut à la fois être poussé à recommencer dans l’espoir de trouver la clé, comme on peut aussi, à un moment, admettre que ça n’est jamais ça et donc que c’est ce qu’il faut admettre. Ça n’est jamais ça et l’on ne trouvera jamais la formule clé du rapport parfait. Mais s’il n’y a pas de rapport sexuel, alors, d’autres choses sont possibles. Ce n’est pas parce qu’il y a de l’impossible que rien n’est possible. L’impossible de Lacan n’est pas un appel au renoncement, ni un appel à on ne sait quel fatalisme, couchons-nous et attendons la mort. C’est le contraire de la logique de Lacan ou de ce que sa vie montre. Il n’a pas cessé jusqu’au dernier souffle d’être vivant, désirant et de chercher quelque chose de nouveau.
« Le livre de la nature est écrit en langage mathématique », dit en substance Galilée [3]. Mais la théorie freudo-lacanienne suppose que le langage de l’homme le « dénature ». Il n’y a donc rien dans le livre de la nature qui ordonne en particulier la sexualité humaine et les rapports entre partenaires. C’est ce que Lacan résume par l’inexistence du rapport sexuel. Tout part de là et tout y revient. C’est l’opacité sexuelle dont parle Lacan. S’il n’y a pas de formule écrite, mathématique et naturelle, il faut y suppléer. C’est la condition nécessaire pour qu’il y ait tout de même des relations viables, pour qu’un commerce soit possible dans l’intimité des parlêtres. Lacan s’emploie, touche par touche, à définir ces suppléances au non-rapport.
Ce qui remplit cette fonction de suppléance prend plusieurs formes. En se référant au tableau de la sexuation [4], on a, côté mâle le fantasme ($<>a, S barré poinçon petit a), où le sujet se branche à un plus-de-jouir, qu’il place dans le partenaire et qu’il va y rechercher. Et, côté féminin, on trouve ce qui caractérise la jouissance supplémentaire, pas-toute, c’est-à-dire hors phallus et hors loi, où le lien s’opère avec le Signifiant du manque dans l’Autre. C’est à cette série, et de façon trans-sexuelle, sans lien à petit a, que Lacan ajoute l’amour. Mais il finira, pour tous et pour chacun, à compter en dernière analyse, le sinthome.
PL – La solution, c’est peut-être celle de Zweig, de se suicider avec sa femme et de se coucher tous les deux pour enfin ne faire qu’Un face à l’Éternité, comme il l’écrivait au frère de Loth, sa femme. « […] nous avons décidé, unis dans l’amour, de ne pas nous quitter… Vous savez quelle vie parfaite nous avons menée ensemble et qu’il n’y a pas eu un seul moment de discorde entre nous… » [5]
DG – C’est la solution mélancolique.
PDG – C’est pourquoi il y a, à Saint Denis, tellement de gisants qui sont en couple. On voit des couples, et ils sont merveilleux. Ils sont merveilleux mais ce n’est pas le réel. Je ne sais pas si tu travailles Zweig en ce moment ?
PL – Si, je vais sortir deux livres sur lui, en 2025. Et un sur Rimbaud aussi.
PDG – Je te lirai avec intérêt.
PL – Avec joie.
PDG – Parce qu’il faut voir en quoi, justement, si la solution c’est de se suicider tous les deux... C’est une solution qu’on va laisser à ce qu’elle est.
Mais, effectivement, il y a l’idée de la suppléance. Ça n’est pas parce que quelque chose est impossible qu’il n’y a pas de suppléance. Et, à la surconsommation capitaliste ou au chiffrage universel que promet le discours capitaliste, on peut opposer l’idée de l’inchiffrable, l’idée de ce qui ne peut pas compter, se compter, tabler sur quelque chose qui est tout à fait d’un autre ordre. Et dire que l’amour est une suppléance au non-rapport, c’est dire que, quand on le connaît, c’est une solution qui rend supportable l’insupportable du réel.
DG – Quelle lecture pouvez-vous nous proposer de la phrase de Lacan : L’amour est ce qui permet à la jouissance de condescendre au désir ?
PDG – Cette phrase explique aussi comment la perte de l’amour peut être terrible. Parce que, du coup, la perte de l’amour que l’on peut avoir pour l’autre, si on prend cette formule dans cette lecture simple, entraîne quelque chose de ravageant ; c’est à dire qu’on ne peut consentir à la jouissance de l’autre, ni même au désir qui l’éprouve. Alors, dans la clinique des sujets dits féminins, c’est vrai que l’on rencontre ça. Lacan évoque les concessions sans limites que les femmes peuvent faire par amour. On rencontre des sujets féminins, et dans la littérature récente des témoignages l’ont bien expliqué, par exemple, en relatant des expériences d’inceste ou des expériences très traumatisantes qu’elles ont pu vivre, jeunes adolescentes, Vanessa Springora, Neige Sino..., tous ces travaux remarquables, sans parler de Christian Angot qui est peut-être un peu à part dans cette série. Toute cette littérature ou tous ces témoignages peuvent montrer comment, par amour de l’autre, une femme a pu consentir, en général en l’ignorant, en se fermant les yeux dessus, à une jouissance mauvaise, vous parliez de toxicité tout à l’heure, une jouissance mauvaise de l’autre tout simplement parce que ça a été pris dans une logique du désir : Il me désire. Ainsi de cette jeune femme qui a eu une relation avec un écrivain indéniablement pervers, dont elle a compris, après coup, qu’elle n’était que l’objet de sa jouissance, alors qu’elle avait eu l’illusion d’être l’objet de son amour. Et l’on voit comment, chez Lacan, ces termes reviennent. Il peut parler d’objet de jouissance, il peut parler d’objet d’amour, il peut parler d’objet de désir. Ce sont des notions différentes mais elles s’intriquent dans une relation amoureuse réussie. Et quand elles se désintriquent, effectivement, il y a quelque chose de terrible. On voit comment, dans le témoignage que j’évoque, la jeune femme se trouve tout à fait désespérée, annihilée dans son être, suicidaire, ravalée à ce qu’il y a de plus abject comme objet, justement quand elle se dit qu’elle s’est prêtée à être l’objet de jouissance d’un autre qui, en fin de compte, n’avait pour elle, ni amour, ni désir.
DG – Oui, elle le dit bien. Une des premières phrases de ce livre, c’est : « Du haut de mes cinq ans, j’attends l’amour. » Elle décrit les coordonnées subjectives qui sont les siennes avec un père absent, et elle, qui attend l’amour.
PDG – Voilà. Alors c’est vrai que, dans ce témoignage, il y a un risque qui serait d’en faire une lecture trop œdipienne. Mais ce n’est pas faux, et elle la fait un peu cette lecture : le père manque et donc un amour d’un père est en attente ; puis, à un moment, une confusion s’établit parce que quelqu’un qui a l’âge d’un père porte sur elle un regard qui est un regard désirant ; et, dans ce regard désirant, elle croit qu’elle trouve le supplément d’être qui lui manque, quelque chose qui comble son manque à être ; et donc elle rentre dans une relation qui est ravageante et destructrice pour elle, même si, sur le coup, elle le prend comme quelque chose où il peut y avoir une satisfaction, un bien-être... Même si, après coup, elle décrit quand même la grande souffrance qu’elle a pu éprouver à certaines expériences. Alors, je crois que cette lecture de cette phrase de Lacan, est tout à fait soutenable. Je la relativise, et elle est datée, mais elle est soutenable ; parce que l’on peut entendre que l’amour, en tant que senti-ment, le sentiment amoureux peut permettre à la jouissance que chacun vit, chacun de nous, s’il vit, jouit, condescend au désir de l’Autre. Et donc cette formule est en quelque sorte un nouage RSI. Il y a le réel de la jouissance, il y a l’imaginaire de l’amour et le symbolique du désir, qui se nouent dans une même relation. Quand ça se dénoue, c’est là qu’il y a problème.
DG – Catherine Millot, dans son livre La Logique et l’amour, évoque une conférence de Jacques Lacan à Rome, dont il n’y aurait pas trace, si ce n’est quelques-unes de ses notes à elle. Lacan aurait dit qu’on ne pourrait pas dire j’aime une femme, ce qui laisse entendre que ce serait de l’ordre de l’impossible, à rapporter à l’impossible, donc, du rapport sexuel. Cela rejoint ce que vous disiez dans votre enseignement concernant Roland Barthes, très familier de l’idée, que l’on trouve dans la poésie contemporaine, qu’il n’y a pas d’amour heureux ou qu’il n’y a d’amour qu’impossible. Qu’en dites-vous ?
PDG – Alors, ce sont deux citations : Il n’y a pas d’amour heureux, c’est un thème aragonien classique qu’il n’a pas cessé de répéter, et on le comprend bien. Il n’y a pas d’amour heureux parce qu’il y a un malentendu fondamental entre Elsa et lui. Et il n’y a d’amour qu’impossible, c’est une autre définition littéraire, présente en permanence chez Proust. Mais comment l’entendre ?
Alors, la première lecture : il n’y a pas d’amour heureux parce qu’il n’y a d’amour que si l’on consent au fait qu’il y a, dans l’amour, toujours de la souffrance et de la perte. Alors ça, c’est un thème que Denis de Rougemont a développé dans L’Amour et l’Occident, à savoir que, dans l’amour, surtout lorsqu’il s’isole des autres dimensions comme le sexe et la haine, mais pas seulement, il y a une dimension mortifère. Pour Denis de Rougemont, le secret de l’amour, c’est que la pulsion de mort – il la nomme comme telle, ou il dit peut-être instinct, mais enfin il avait lu Freud quand il fait sa deuxième version de son livre et qu’il parle de ça – la clé de l’amour, c’est la pulsion de mort. Et c’est ce qu’il tire de sa lecture de l’amour courtois, de Tristan et Iseult et des romans de cet ordre. C’est là où l’on voit, heureusement, que l’amour n’est pas pris comme une fibre isolée, mais qu’on essaie de la tresser aux autres dimensions que sont le désir et la jouissance, pour que, justement, la pulsion de mort ne soit pas dénudée. Sinon, effectivement, Philippe évoquait tout à l’heure Stefan Zweig, ou la fin de Tristan et Iseut, dans certaines versions, par exemple, un très beau poème de Marie de France, où sur leur tombe poussent des églantiers qui se rejoignent et qui se tressent – leur déliaison n’est pas possible, même dans la mort. On peut penser qu’il y a dans l’amour cette dimension qui ne doit pas être évincée, qui est très sensible dans toutes les langues de racine latine amor, qui l’est peut-être moins dans d’autres, il faudrait étudier et voir, mais qui est une dimension tout à fait percutante. Il n’y a d’amour qu’impossible, c’est un thème existentialiste ; mais on peut l’entendre aussi comme il n’y a d’amour que tenant compte de l’impossible où, en tout cas, la clé de l’amour serait qu’il tienne compte de l’impossible, c’est-à-dire qu’il ne dénie pas le réel. Sinon, on est dans un discours qui serait que l’amour est plus fort que la mort. Or la Bible dit : L’amour est aussi fort que la mort, pas plus fort, aussi fort. Sur la question de la modernité de ses formules, on comprend que les adolescents essayent de fuir un peu ce qu’on est en train de dire, bien sûr, et qu’en finir avec l’amour puisse paraître à certains comme une solution. Si l’amour c’est toujours être la Princesse de Clèves, pour ne pas dire Anna Karénine ou Emma Bovary, et on finit suicidée, morte ou trucidée, on peut comprendre qu’on veuille évacuer ça. Mais je garderai l’idée du nœud de l’impossibilité de l’amour en admettant ça : il n’y a d’amour qu’impossible, ça veut dire qu’il n’y a d’amour possible qu’en tenant compte du réel.
Vous évoquiez Catherine Millot. Elle était très sensible à cette logique, et j’ai découvert sur le tard, en 1981, qu’elle avait écrit un bouquin formidable sur les transsexuels, où elle émettait l’hypothèse, à partir de certains cas, dont elle dit bien que ce ne sont pas des cas cliniques, ce sont seulement des interviews, que l’opération puisse être une suppléance qui évite la décompensation psychotique. Elle est très sensible à l’idée, très lacanienne, et que l’on n’entend pas toujours, que ce qui fait tenir réel, symbolique, imaginaire, c’est toujours un quatrième élément. Et donc, elle est sensible à cette idée qu’il faut que ça tienne et que l’amour puisse être le quatrième rond, c’est à dire donc une version du Nom-du-Père ou une variante qui supplée au Nom-du-Père éventuellement.
Sa phrase disant que Lacan a dit qu’on ne pourrait pas dire j’aime une femme. Alors les grandes phrases de Lacan, elles ont certainement des lectures multiples, voire des lectures scandaleuses. Mais moi, ça résonne en moi avec une autre phrase de Lacan, qui est qu’on ne devrait pas dire Je t’aime mais J’aime à vous, c’est-à-dire que l’amour, c’est un élan vers l’autre, et ça n’est pas quelque chose qui prend l’autre seulement comme objet. C’est j’aime à vous, c’est adressé, c’est une adresse.
PL – On va peut-être te dire qu’on aime à toi, Philippe, et contrecarrer la dernière phrase qu’avait écrite Zweig « Unis dans l’amour, nous avons décidé de ne plus nous séparer » et dire « Unis dans l’amour, nous avons décidés de se séparer » et de nous revoir, dans un nouvel élan, pour un autre entretien que, comme l’amour, nous avons à réinventer.
PDG – Oui, séparons-nous.
[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, 1972/1973, Paris, Seuil, 1975, p. 20-21.
[2] Rimbaud A., Illuminations, « À une raison », Œuvre-vie, Édition du centenaire, établie par A. Borer, Paris, Arléa, 1991, p. 339.
[3] Galileo Galilée, L’essayeur, 1623
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 73
[5] Zweig S., Lettres d’Amérique, Paris, Grasset, Les Cahiers rouges, 2019, p. 272.
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