Interview Olivier Mannoni
- Le Pari de l'a-conversation
- 11 juin
- 32 min de lecture
Philippe Lacadée – Nous sommes très contents de pouvoir converser avec vous, et à plusieurs titres. Le premier, c’est d’avoir rencontré vos deux livres Coulée brune et Traduire Hitler. Ils ont eu des résonances importantes pour nous, notamment pour moi qui ai écrit un livre, L’Éveil et l’exil, sur l’adolescence. C’était, en 2007, après les événements en 2005, et j’y reprenais certains propos du ministre de l’Intérieur de l’époque qui utilisait un langage univoque. Comme il disait « parler vrai », il épinglait les jeunes de banlieue avec des mots comme racailles ou disait : « ce ne sont pas des jeunes, ce sont des voyous », « on va vous en débarrasser », voire « nettoyer au karcher ». J’avais fait une comparaison avec le livre de Victor Klemperer sur la langue du IIIe Reich, la langue univoque, et j’avais prélevé cette phrase : « On avale les mots sans y prendre garde et voilà qu’après, l’effet toxique se fait sentir. » L’autre point, c’est qu’on s’est beaucoup intéressé aux insultes dans le Pari de la Conversation. Même si Lacan disait : « L’insulte, c’est le début de la grande poésie. C’est le premier mot comme le dernier mot du dialogue », il nous semblait qu’à l’époque actuelle les insultes n’avaient pas forcément la même occurrence que du temps où Lacan disait cela, en 75, puisqu’elles ont aujourd’hui une valeur d’anéantissement ou de réduction de l’être. C’est pour ça qu’ayant saisi l’importance de renouer le dialogue nous proposons la pratique de la conversation, que ce soit avec des jeunes ou des partenaires d’autres disciplines, confrontés à des points d’impasse. J’ai été très heureux de voir que, dans votre livre Coulée brune, que je recommande, à deux occurrences vous faites valoir l’importance de créer des moments de dialogue. Vous allez même jusqu’à dire que c’est la base de la démocratie. Depuis la sortie de ce livre, on vit beaucoup de choses sur la scène nationale et internationale. J’ai lu aussi votre interview dans la revue 1. Je tenais donc à vous remercier d’avoir produit ces deux livres qui sont, pour moi, une véritable bouffée d’oxygène, pour Dominique aussi, je crois. Donc on est très heureux de vous rencontrer et d’aborder cette conversation avec vous.
Olivier Mannoni – Je vous remercie c’est très gentil. Je suis à votre disposition pour répondre à tout ce à quoi je peux répondre.
PL – Vous insistez beaucoup sur ce langage univoque, c’est-à-dire celui qui ne permet plus de faire valoir le pouvoir d’évocation ou de résonances du langage, et qui s’introduit à bas bruit. Est-ce que c’est ça que vous appelez la coulée brune ? Un langage qui s’introduit sans que beaucoup de gens s’en aperçoivent et heureusement qu’il y a des gens comme vous pour nous alerter sur ses effets toxiques, comme disait Klemperer.
Olivier Mannoni – C’est compliqué parce que cette langue-là, elle est à la fois univoque parce qu’elle est brutale et elle crée des camps, elle crée des ennemis et des amis. Et aujourd’hui, au moins en France mais aussi en Allemagne, par exemple, et dans d’autres pays européens, elle est aussi ambivalente parce qu’elle a besoin, pour s’imposer, de l’ambivalence, de l’ambiguïté et de l’équivoque en fait. C’est à dire qu’elle ne peut pas se contenter de l’injure. Quand vous voyez en France ce qui se passe avec le Rassemblement national, justement, ils essaient de s’extraire de l’univoque pour une équivocité totale qui leur permet en fait de dire à peu près n’importe quoi sur tout. On peut prendre n’importe quel exemple, un au hasard : suivez les propos de Marine Le Pen sur le nucléaire en France depuis dix ans, vous avez six versions différentes. Et, à chaque fois, cette équivoque s’accompagne d’un univoque, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas d’accord avec elle au moment x sont forcément des gauchistes, des ennemis de la France, etc. Ou des pollueurs, elle ne dit pas des pollueurs, elle dit des agents de l’État technocrate ou de l’Europe technocratique.
Donc on est en permanence entre cette équivoque qui ne parle pas et cette injure qui ne veut pas parler, d’une certaine manière. On est dans ce schéma-là. Et, effectivement, faire fonctionner une démocratie dans ces conditions, c’est très compliqué. On voit ce qui se passe depuis hier soir, par exemple, pour l’issue du procès intenté au RN à propos des assistants parlementaires du Parlement européen, vous avez un matraquage absolument incroyable de tout le Rassemblement national, et de tous ses satellites, et de tous ses affidés, et des gens qui espéraient fortement un maroquin quelconque en 2027, et qui commencent à avoir peur que ça ne marche pas. Et ce matraquage est alors totalement univoque, c’est-à-dire que, vous avez une personne qui se proclame absolument innocente, condamnée par une juge prétendument partisane, alors qu’elles sont trois juges, c’est évidemment beaucoup plus compliqué que ça, sur un énorme dossier de cent cinquante pages, mais condamnée par une juge dont on sait que c’est une gauchiste, parce qu’elle aurait été inspirée au début de sa carrière par Eva Jolie. Ça c’est l’univocité absolue. Et puis, d’un autre côté, il y a aussi l’équivoque, c’est-à-dire que ce parti qui appelle quand même à un rassemblement très bizarre le 6 avril à Paris, derrière les Invalides, dont personne ne sait exactement sur quoi il va déboucher, à mon avis sur pas grand-chose, mais il prend un risque physique alors qu’il ne voulait pas le prendre au début, un risque de débordement, très clairement, et, d’autre part, il dit : « Mais nous sommes des démocrates donc nous nous intégrerons », etc. Il y a quelque chose d’assez stupéfiant dans tout ça. S’inscrit aussi dans cette univocité le fait qu’un parti qui se dit démocratique foule au pied depuis vingt-quatre heures tous les principes de la justice, et notamment l’indépendance des juges, et une loi qui existe en France depuis, je pense cent cinquante ans, qui interdit de critiquer en public une décision de justice, parce que précisément il y a séparation des pouvoirs, et que la justice est souveraine comme le parlement est souverain dans ses décisions. Voilà.
PL – Ce que j’entendais moi par langage univoque, c’est ce que vous démontrez très bien quand vous parlez du ministre de l’Intérieur de l’époque qui a quand même produit des effets, qui à mon avis durent encore, quand il a mis en évidence un langage brutal voire ordurier qu’il présentait comme : « Moi je dis la vérité, je parle vrai et je suis authentique ». On voit que ça permet, comme vous dites, un relâchement total du langage dans le sens où ça produit quand même, et on s’en aperçoit dans l’après-coup, une pensée vide, enfin un vide de la pensée qui est catastrophique.
Olivier Mannoni – C’est l’œuf et la poule. Je ne sais pas du tout si c’est ça qui produit le vide de la pensée ou le vide de la pensée qui produit ce type de phénomène, à mon avis, les deux vont de pair. C’est-à-dire qu’un Sarkozy n’est concevable que dans ce type de langage-là, et avec précisément ce type de creux qui lui permet en fait de mettre à peu près tout ce qu’il veut dedans, tout en restant, comme vous le dites, univoque, c’est-à-dire extrêmement violent dans ses mots, mais en récupérant toutes sortes de choses : du social, du Front national de l’époque, enfin bon, absolument tout ce qu’on veut… Il y a les deux à la fois, c’est-à-dire l’univocité dont vous parlez, qui est effectivement celle de la violence du langage, et puis l’équivocité qui est la deuxième phase de Sarkozy. Je cite deux ou trois citations de lui, mais il y en a des dizaines. C’est-à-dire, ce qui le rapproche en fait de Trump ou du Hitler de Mein Kampf, c’est l’incohérence de la langue et sa brutalité, les deux vont ensemble. Il y a une incapacité à formuler une pensée complexe, chez Sarkozy. Quand elle est formulée, elle prend des formes absolument burlesques, enfin comme chez Trump aujourd’hui. Donc je cite trois phrases qui sont complètement hallucinantes, mais il y a des discours entiers qui sont incroyables, sans cohérence, sans suivi, et avec des phrases qui n’ont rigoureusement aucun sens. On trouve par exemple dans mon bouquin une phrase qui est très connue et qui relève plutôt du gag : « ce n’est pas parce qu’on a changé de chauffeur qu’il faut renverser la table », etc. Il y en a une autre sur la possibilité de dire oui ou de dire non, qui, philosophiquement, est une véritable merveille... C’est un sac de nœuds absolument incroyable. Et en fait, d’une certaine manière, c’est le vide de la pensée qui produit ça. Mais le vide politique qu’a été Sarkozy, qui s’est rempli de toutes choses, il y a un moment où il a un passage social, il a un passage très libéral, il a un passage extrêmement dur, quand il commence à reprendre les idées du Front national, du Rassemblement national déjà à l’époque, tout ça va de pair. Les deux vont ensemble : l’incohérence, la violence, au service de quelque chose qui, à mon avis, ne sert plus qu’un objectif, la défense du pouvoir, et de son pouvoir. Et ça, c’est un phénomène qu’on rencontre partout aujourd’hui, sous des formes diverses. Vous le trouvez évidemment chez Trump, vous le trouvez chez Orbán, vous le trouvez aujourd’hui très clairement chez Netanyahou aussi, qui a une politique totalement incohérente et extrêmement dangereuse. Là, c’est la vie des otages israéliens qu’il est en train de menacer, et à terme, la stabilité de toute la région, ce qui se prépare quand même là-bas, il faut aussi le dire, c’est un crime contre l’humanité. Ils sont en train d’appliquer le plan de Donald Trump de transformer Gaza en zone balnéaire, ils sont en train de le mettre en œuvre depuis quarante-huit heures. Ils commencent à évacuer des gens par centaines ou par milliers, au nom de quelque chose qui est à la fois très violent et là aussi complètement ambigu, le projet de Netanyahou, un projet colonialiste très violent, doublé du projet dystopique de Donald Trump de créer sur des ruines un endroit où on va pouvoir se baigner. Il y a un clip, je ne sais pas si vous le connaissez, un clip de Trump qui est hallucinant, vous voyez deux pauvres enfants palestiniens qui se promènent dans les ruines, et tout d’un coup les ruines se relèvent, vous voyez des palmiers qui arrivent, des immeubles gigantesques, des touristes qui arrivent. Les enfants palestiniens, on ne les voit plus après mais, à un moment, vous avez un marchand qui vend des petits bustes de Trump en or massif, comme on vend des bustes de Napoléon près des Invalides, et quelques secondes après, vous avez une photo, tout ça évidemment fait en intelligence artificielle, une statue de Trump en or, qui doit faire cinquante mètres de haut et devant laquelle les gens défilent. Ça, c’est de la dystopie au profit d’une pensée terriblement violente : on va déplacer deux millions de personnes pour qu’elles aient une vie meilleure, alors que tout le monde sait qu’elles vont crever dans des camps épouvantables. Univoque par la violence et équivoque par l’incohérence totale de la vision, même si le projet est très cohérent, mais la monstruosité qu’elle cache le rend totalement dystopique. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question ?
PL – Si. Ça me fait penser à ce que vous disiez à propos de la traduction de Mein Kampf, qui a dû être quand même une épreuve pour vous…
Olivier Mannoni – J’ai fait plus agréable, oui.
Dominique Grimbert – Et pour votre femme, je crois, qui a retourné les différentes versions dans la bibliothèque.
Olivier Mannoni – Oui, elle ne pouvait plus à un moment, tout à fait.
PL – Ce que j’ai trouvé très bien, c’est ce que vous dites dans Coulée Brune, que la langue d’Hitler, c’est une langue qui tue la langue, dans le sens qu’elle est dépourvue de tout lien sémantique avec le réel. Et vous dites qu’elle a comme visée soit d’alimenter le délire, soit la haine. Et c’est pour ça que, quand on travaille avec les injures, moi je préfère les appeler pour les adolescents les provocations langagières, provocare ça veut dire provoquer la langue pour qu’elle puisse dire quelque chose de l’ordre du réel. Mais on a l’impression que ça s’est transformé en un discours de haine. C’est pour ça que je disais qu’il faudrait rétablir ce qu’était l’injure dans son fondement, puisque, quand Lacan en parle, il dit au fond, c’est le début de la grande poésie. Il dit conféromère puisque, dans l’Iliade, ça commence par l’injure et ça finit par l’injure, et dans Shakespeare aussi. Mais on n’est plus au même niveau de l’injure. Est-ce que vous seriez d’accord avec nous pour dire qu’en ce moment c’est une injure qui vise l’anéantissement de l’être ? Comme quand Sarkozy disait : « Ce sont des taches, on va les nettoyer au Karcher et ne vous inquiétez pas, on va vous en débarrasser. »
Olivier Mannoni – Oui, tout à fait.
PL – Par exemple, Chevènement, lui disait : « Ce sont des sauvageons », mais c’est plus soft. Dire racaille, ça veut dire que ce sont des rats.
Olivier Mannoni – Oui, ce n’est pas beaucoup plus soft quand même chez Chevènement. Je vois à peu près ce qu’il veut dire parce que j’ai travaillé dans un quartier difficile il y a très longtemps, et on avait des gamins de quatre ans qui étaient dehors à minuit. Je travaillais dans un théâtre, ils ont fichu le feu au théâtre un soir juste pour s’amuser, c’étaient des drageons qui poussent tout seuls, un peu comme ce qu’il y a autour des arbres, mais dans sauvageons, il y a sauvage et ça ne me plaît pas du tout comme idée. Ce n’étaient pas des sauvages du tout, c’étaient des pauvres gosses, complètement livrés à eux-mêmes à trois-quatre ans. Je vois ce que voulait dire Chevènement, il manquait un cadre. Traiter quelqu’un de racaille, ce n’est pas du tout la même chose. Absolument.
Alors, le rapport au réel, c’est très compliqué parce qu’en fait, il y a un refus du réel. C’est-à-dire qu’il y a un déni total de la réalité du monde tel qu’il est, qui est remplacé par un projet utopique ou dystopique, chez tous. Chez Hitler, la rage qui s’exprime pendant une bonne partie de Mein Kampf donne corps, si on peut appeler ça un corps, à une espèce de projet politique qui est un projet à la fois utopique, c’est-à-dire le Reich millénaire : « on va tous vous rendre heureux pour les mille années qui viennent », « l’Allemagne va redevenir grande » … Et puis la dystopie c’est : pour y arriver, il va falloir éliminer une partie de notre population. Au début, cette élimination n’est pas formulée sous forme de meurtre dans Mein Kampf, c’est plus compliqué que ça. C’est une volonté d’exclure du champ social en particulier, tous ceux qui déplaisent. Au premier plan, il y a les Juifs qui sont considérés comme la source de tous les maux mais, derrière ça, vous avez toute une série de catégories, les artistes, les journalistes, les éditeurs, les écrivains, tout ce qu’il appelle les « Schwabinger », qui est à peu près l’équivalent de notre bobo en France, un terme assez méprisant pour désigner des gens qui vivent avec et de la culture.
PL – C’est l’équivalent des bobos ?
Olivier Mannoni – Oui. Schwabing, c’est un quartier de Munich qui est ce qu’a pu être le Marais dans les années 80-90, donc le quartier des artistes. Et un Schwabinger, dans la langue des Allemands, et c’est resté dans la langue de la droite au moins, c’est un bohème. C’est le mot que l’extrême droite utilise quand elle parle de bobos. C’est très méprisant. Bref, cette dystopie, elle est là. C’est-à-dire qu’on va créer un monde idéal, mais pour une partie restreinte de la population, que les nazis vont appeler la Volksgemeinschaft, la communauté du peuple, avec cet usage à la fois extrêmement violent du mot peuple, qui désigne l’identité qui va avoir le droit de survivre, et complètement ambigu, parce que ça n’a évidemment rien à voir avec le peuple révolutionnaire parisien de 89, c’est un peuple qui est réduit à l’ethnie, mais aussi à sa valeur sociale. Par exemple, il exclut les chômeurs qui n’acceptent pas de faire n’importe quel boulot. Ils sont Arbeitsscheue, ça s’appelle comme ça dans le langage nazi : réfractaires au travail, ou qui craignent le travail. Donc il va les exclure de cette communauté. Et ces gens-là vont partir dans les camps aussi, pas dans les centres de mise à mort, mais dans les camps de concentration, d’Allemagne notamment. Ce qui est amusant, parce que Hitler lui-même n’avait jamais rien fichu de sa vie. Et si en 1923 il avait été au pouvoir, il aurait selon ces lois été mis dans un camp, parce qu’il était exactement dans cette situation. Il y a d’ailleurs des rapports avec la « biographie » de Bardella.
DG – Le discours sous forme inversée ?
Olivier Mannoni – Oui, c’est ça. Avec Bardella, ils ont des destins parallèles, c’est-à-dire que ce sont des gens qui n’ont jamais rien fait avant d’entrer dans la politique, et tout d’un coup, la politique les révèle, à mon avis dans les deux cas pour pas grand-chose, mais ils deviennent dangereux.
PL – Oui, c’est ça.
Olivier Mannoni – Ils ont du pouvoir, et c’est le pouvoir qui les révèle. Et après, ils retricotent une biographie. Chez Hitler, ça donne : « J’étais un enfant d’un milieu extrêmement pauvre, j’étais du prolétariat, je me suis hissé à la force du poignet, etc. J’ai vécu dans ces conditions à cause de ma pauvreté terrible, j’ai été dans un foyer pour sans-abris, et après j’ai été un héros de guerre ». Dans Historiciser le mal, les historiens qui ont fait un travail absolument fantastique ont repris toutes les données réelles dont on dispose – et on en a beaucoup, parce qu’il y a trois, quatre, très grandes biographies très précises qui ont été écrites –, pour rappeler à chaque ligne de Mein Kampf la réalité. Bref, Hitler n’était pas du tout un enfant du prolétariat, c’était un enfant de la moyenne bourgeoisie autrichienne. Il a effectivement été dans un asile pour sans-abris, mais ce n’est pas du tout parce qu’il n’avait pas d’argent, c’est parce qu’il avait claqué tout l’héritage de sa mère. En six mois, il avait absolument tout dépensé à Vienne, donc il n’avait plus un sou et il s’est effectivement retrouvé dans un asile pour SDF où il vendait ses croûtes par l’intermédiaire d’une espèce de Frankenstein qui était dans le foyer avec lui et qui faisait du porte-à-porte. C’est une histoire de fous. Bardella reprend le même schéma. C’est quelqu’un qui raconte qu’il a grandi dans le 93, ce qui est vrai, dans des conditions épouvantables, ce qui est totalement faux. C’est un type qui, à vingt ans, avait son appartement offert par son père, qui avait sa voiture et qui n’a jamais rien fichu. Non seulement il n’a pas travaillé, mais il a planté toutes ses études. Ça c’est l’équivoque si vous voulez, c’est l’ambiguïté qui permet après de dire : « Oui, mais moi, je suis un héros, je viens de votre milieu et vous voyez qu’on peut se hisser. Et c’est ce qu’on va faire avec vous. » C’est typique du populisme.
DG – Moi, j’ai beaucoup aimé dans votre livre la place que vous donnez à la fois à la culture et aussi aux professeurs. Vous dites que vous avez rencontré beaucoup d’élèves, que vous êtes allé dans les collèges et les lycées. Pouvez-vous partager avec nous votre expérience ? Vous avez rencontré des jeunes issus de quartiers dits difficiles et vous disiez qu’à discuter avec eux on voit qu’il y a beaucoup de choses de possibles, que c’est vivant. C’est vrai, qu’ils ont une subversion créatrice, savent aussi inventer à partir du monde tel qu’il est aujourd’hui même si ce n’est pas simple. Vous évoquez la dévalorisation du statut enseignant, la dévalorisation du savoir, ce que vous en dites est intéressant.
Olivier Mannoni – Alors bien après mon livre, au lendemain ou au surlendemain de l’élection de Trump, J. D. Vance, son vice-président, a eu une phrase absolument stupéfiante qui est « l’ennemi, c’est le professeur ».
PL – Ah oui, il a dit ça ?
Olivier Mannoni – Oui. Il a dit ça, et puis c’est ce qu’ils sont en train de faire. Ils sont en train en ce moment de mener un travail de nettoyage terrifiant dans des universités, dans les bibliothèques, parmi les enseignants, parmi les élèves. Il y a un vrai travail de purge de l’université française, américaine pardon, française on n’y est pas encore, il n’y a pas encore de travail pour l’instant systématique de tri des bibliothèques, de choses comme ça… Aux États-Unis, si. Leur ennemi, ce sont les professeurs, parce que les professeurs détiennent justement le savoir et la science. Et ce sont eux qui les transmettent. Et quel que soit le régime d’extrême droite, il va tenter de pratiquer avec les différentes sciences sociales ou dures, des manipulations à son profit. Ça a toujours été le cas. En sciences humaines par exemple, on a l’exemple des nazis qui brûlent les livres, qui interdisent les auteurs, qui vont promouvoir leurs propres hommes, entre autres Heidegger, pour ne pas le nommer, mais si vous prenez Staline, vous avez exactement le même travail dans le domaine des sciences dures, de la chimie en particulier, de la physique…, avec des théories qui doivent être justifiées par les scientifiques. C’est exactement ce que fait en ce moment Trump aux États-Unis : puisque le réchauffement climatique n’existe pas, il faut trouver des scientifiques qui vont dire la même chose pour justifier la rupture avec le réel et donc le refaçonnage d’une autre réalité. C’est gravissime parce que, là, on est vraiment chez Orwell. On recrée en fait un monde à partir des mots. Ça vaut pour la science, ça vaut pour la physique, ça vaut pour la climatologie, ça vaut pour la médecine et, ça, c’est dramatique. C’est-à-dire que s’ils arrivent à tenir plus de deux ans, cette équipe va provoquer des catastrophes dans le domaine médical, uniquement parce qu’ils n’ont aucune espèce de respect pour la science. Ils ont du respect pour leur croyance à eux quand elle les arrange. Et ce phénomène-là, pour moi, c’est un des marqueurs principaux de l’extrême droite éternelle, mais aussi et surtout, de cette extrême droite dissimulée qu’on a beaucoup de mal à appeler comme ça, qui est présente aujourd’hui dans le monde entier, et notamment aux États-Unis. Je pense que, face à ça, ce qu’il faut défendre, enfin, ce qu’il faut que nous défendions, nous intellectuels de partout, c’est l’idée que le savoir c’est quelque chose qui se construit très lentement, qui se construit de manière contradictoire, ce qui constitue déjà en soi un gros problème pour ces gens-là, que cette contradiction, elle est aussi une des sources du dialogue, et elle a besoin du dialogue pour s’exprimer, et qu’à partir du moment où ça vire à l’invective, comme on l’a vu – c’est ce que je raconte dans mon livre – comme on l’a vu au moment du Covid, avec des gens qui d’un côté étaient dans le délire, et pas le délire tel que Lacan le décrit, ce n’était pas un délire de communication, mais justement un délire de non-communication, c’était un délire de mur destiné à fermer, à protéger des théories totalement délirantes. Je parle de Chouard, qui est un exemple intéressant, il s’appelle Étienne, si je me rappelle bien. C’est un intellectuel qui avait commencé en parlant du référendum de 2005 sur l’Europe et de son détournement, et qui avait des idées relativement intéressantes. Mais il y a un an il diffusait, sur Twitter notamment, des placards expliquant qu’il suffisait qu’il n’y ait pas de vaccins pour qu’il n’y ait pas de maladies, qu’il n’y ait pas d’OTAN pour qu’il n’y ait pas de guerre. C’était dans le délire le plus complet. Dans le domaine médical, ces procédés ont produit des résultats terrifiants. Et ce ne sont pas simplement des mots, il y a eu des morts, il y a eu des gens persuadés qu’il ne fallait pas se vacciner, et qui sont morts à cause de ça. Les frères Bogdanov, par exemple, c’est un exemple typique de gens qui ont cru des charlatans. Et ces gens-là ne s’exprimaient jamais sous forme de débats contradictoires, c’est-à-dire que, à deux ou trois exceptions près, n’ayant pas la formation scientifique nécessaire, ils étaient dans l’invective permanente, dans le fait de traiter les médecins sérieux de chiens de garde du Big Pharma par exemple, une technique très extrémiste qu’on aurait pu retrouver aussi bien chez Staline que chez Hitler. Ça, ça casse précisément toute espèce de dialogue contradictoire, donc toute espèce de science. Et c’est aussi pour ça qu’ils s’attaquent à ces gens-là, c’est-à-dire qu’il s’agit aussi de casser les possibilités de travail des scientifiques. La climatologie a été la première cible de Donald Trump, parce que le but est de développer l’économie à tout va jusqu’à la mort, et que ces gens-là sont un obstacle, et donc on va saigner la science, la faire disparaître, et pour ça il y a tout un vocabulaire, qui a commencé il y a longtemps. Je me rappelle Sarkozy, on revient quand même toujours à lui, en France, reprenant une citation apocryphe de De Gaulle, disant « Moi, ce que je veux, c’est des chercheurs qui trouvent. »
PL – Mais ce que je trouvais intéressant et qui est un peu dans la même logique, c’est le moment où dans votre livre, vous faites référence à ce que disait la journaliste Léa Salamé, dans le sens où elle disait : « Le plus important, ce n’est pas la question, ce n’est même pas la réponse. C’est de savoir créer un événement, c’est-à-dire quelque chose qui fasse surprise et peu importe la suite, peu importe la conséquence du moment. » Et moi je trouvais que c’était très intéressant justement, par rapport à ce dans quoi peuvent être pris beaucoup d’adolescents dans ce temps, comme disait Rimbaud, de la sensation inédite et immédiate, et au fond, ce que vous dites très bien, c’est qu’échappe à ce moment-là la possibilité d’argumenter, de la réflexion, et du coup se perd tout à fait ce que vous appelez le sens de la démocratie qu’est quand même le dialogue.
Olivier Mannoni – Elle ne parle pas d’un événement. Elle dit : « L’important, c’est de créer un moment », au sens du latin momentum, de ce qui tombe. Je crois que ce qu’elle veut dire, c’est créer quelque chose qui va toucher par l’émotion. Ce qu’elle a fait, mais elle n’est pas tout le temps comme ça, il faut quand même le dire, c’est aussi une journaliste qui sait faire son travail. Simplement, elle est à la télévision, et elle a bien compris que pour faire du chiffre à la télévision, le raisonnement rationnel dialectique n’est pas le meilleur moyen. Ce qu’elle explique, simplement, c’est qu’elle, elle fait autre chose, elle crée effectivement des moments, ça peut être des moments de colère, ça peut être des moments d’émotion… Je pense en particulier à cette scène où elle avait invité, pendant les Jeux olympiques, la mère d’une jeune fille qui s’était tuée à cheval pour lui demander ce que ça lui avait fait que son cheval aille au JO avec un autre champion. C’est du voyeurisme, évidemment, mais c’est une technique très vieille pour attirer le public. Pour moi, ce n’est pas dangereux en soi. C’est la propagation de ce genre de technique partout qui l’est. On a toujours fait de l’émotion à la radio et à la télévision. C’est en général assez écœurant, mais ça s’est toujours fait, ce n’est pas une nouveauté. Par contre, ne plus fonctionner que comme ça dans tous les domaines, c’est ça le problème et, dans le domaine scientifique par exemple, si vous remplacez le raisonnement par l’émotion… Un scientifique doit pouvoir choisir le médicament qui va sauver son patient ou le tuer. Quand on fait une chimiothérapie, on prend des risques. Si le médecin se laisse guider par l’émotion, qu’il a un patient très sympathique et qu’il dit : « Je ne vais pas lui faire prendre de risque », il va le laisser mourir. Voilà, c’est typiquement pour ça que l’émotion est anti-scientifique. La science, c’est soupeser les arguments. Même si l’émotion peut y être, il y a des médecins qui sont très émus par leur travail, mais ils ne se laissent pas guider par elle, voilà. Et, en politique, ça devrait être à peu près pareil. Or, l’émotion est exploitée partout, depuis longtemps, mais notamment par les mouvements extrêmes et extrémistes, parce qu’ils fonctionnent sur ce que Peter Sloterdijk appelle les banques de la colère dont je parle dans mon livre aussi. Il dit, en fait, que ces partis, ces mouvements, sont des mouvements qui récupèrent des colères légitimes, populaires, qui vont les mettre dans des coffres, où la colère va fermenter et puis, à un moment, le moment où ça les arrange, ils vont la faire sortir. Donc, on a en gros, aujourd’hui, deux mouvements qui fonctionnent comme ça, et encore partiellement. Un, dont je parle peu dans mon livre parce que ce n’est pas mon sujet, c’est LFI, qui, actuellement, pour une partie au moins de sa direction autour de Jean-Luc Mélenchon, ne fonctionne plus que comme ça, c’est-à-dire en allant d’une indignation à l’autre. J’ai entendu Jean-Luc Mélenchon, l’autre jour, expliquer que les Juifs avaient été poursuivis par les nazis à cause de leur religion, ce qui est une aberration. Soit il se fiche du monde, et je pense qu’il se fiche du monde, soit il n’a rigoureusement rien compris. Justement, non. Les nazis ont mis dans une catégorie générale des juifs qui n’avaient plus de lien avec le judaïsme, en tout cas religieux, et parfois plus de lien du tout, les ont remis dans un judaïsme artificiel qui les désignait en tant que « race » et pas du tout en tant que religieux. C’est une parenthèse, mais ça m’a tellement énervé… Mais je ne dois pas me laisser porter par mon énervement. Ce que je veux dire, c’est que ce culte de l’indignation qui, en l’occurrence, utilise l’indignation tout à fait légitime sur ce qui se passe à Gaza, amène à proférer des imbécilités, et à en penser aussi, et à empêcher toute solution rationnelle, et à créer, on revient à ce que vous disiez aujourd’hui, à créer de l’univoque.
DG – C’est très bien mis en scène cette dynamique par la série d’Éric Benzekri La Fièvre. Il montre combien la radicalisation prend aussi une autre ampleur à l’heure des réseaux sociaux.
Olivier Mannoni – Oui, il y a ce phénomène-là aussi, parce qu’on est forcés d’être court, bref, et de faire ce qu’on appelle le buzz, qui n’est pas une nouveauté. Il y a une phrase d’Hitler, que je cite dans Traduire Hitler, où il explique comment ils travaillent, et c’est exactement ça, c’est-à-dire ce que Steve Bannon appelle « inonder les journalistes de merde », ils font exactement la même chose : « Il faut qu’on parle de nous, écrit Hitler en 1924, qu’on ne parle plus que de nous. Qu’on nous prenne pour des bouffons, qu’on nous prenne pour des imbéciles, ça n’a aucune importance, ils verront bien à la fin qui on est ». C’est le principe de l’extrême droite.
Pour reprendre ce que vous disiez au début sur l’univoque et l’équivoque, en fait, on a en France, mais c’était aussi la tactique de Trump qui, pendant toute sa campagne, louvoyait entre des choses tout à fait différentes, entre un comportement de gentil petit garçon et des annonces qui, si on savait lire, étaient quand même assez inquiétantes. Le principe, si vous voulez, de fonctionnement de l’extrême droite, c’est de désigner un coupable. C’est en général désigner le coupable d’une persécution dont on se croit victime. Vous pouvez les prendre tous : Poutine est persécuté par l’Occident, Trump est persécuté par l’Europe, les woke et les gauchistes du parti démocrate, c’est rigolo, et, en France, le Français est grand remplacé, il est persécuté par une ethnie qui arrive et qui commet, selon Éric Zemmour, des « francocides ». Le problème de ces gens-là, aujourd’hui, c’est qu’ils ne peuvent justement plus tenir le discours que tient Hitler dans Mein Kampf, en disant « ce sont des gens sales qui répandent des maladies ». Donc, en fait, ils tiennent un discours, qu’on prétend « dédiabolisé », qui consiste à dire : « Mais nous ne sommes pas racistes, nous voulons simplement que… ». Voilà. Et, en fait, quand vous analysez leur méthode, ce n’est pas « ils veulent simplement que », c’est « ils veulent totalement ça ». C’est-à-dire qu’ils ne parlent que de ça. Dans le discours du Rassemblement national, il n’y a pratiquement aucune déclaration qui ne ressemble pas à ça. Aujourd’hui, quand même, le lendemain du procès où le Rassemblement national a été condamné pour plus de 4 millions de détournements de fonds à l’Union Européenne, Bardella sort un message en disant : « Nous avons réussi à faire supprimer la politique pro-voile de l’Union européenne », ce qui déjà en soi n’a aucun sens, mais bon, passons, « économisant ainsi l’argent de l’UE ». Au lendemain de ce procès, il ne trouve que ça à dire. Mais c’est extrêmement parlant, c’est-à-dire que, d’un côté, il dit : « Nous sommes des gens bien, nous faisons avancer la cause », et de l’autre côté, en fait, quatre-vingt-dix pour cent du discours du Rassemblement National, c’est : « Regardez les Arabes comme ils sont méchants ». Alors, ils ne disent pas les « Arabes », parce que ça, c’est raciste, ils disent les « musulmans », mais évidemment qu’ils pensent les Arabes, c’est une évidence. Deuxième exemple aujourd’hui, Marion Maréchal-Le Pen, à je ne sais plus quelle chaîne de télévision, on lui demande ce qu’elle en pense, et elle dit : « Écoutez, c’est une peine d’une sévérité incroyable, et on peut comparer. » Alors je me dis qu’elle va prendre des hommes politiques qui ont été condamnés récemment, mais pas du tout. Elle prend des faits divers, mettant en cause des maghrébins, en disant : « Et voilà, celui-là, injures et agressions, 18 mois. » Ce sont leurs méthodes. À la fois c’est d’une violence absolument incroyable, parce que ça ramène toujours cette minorité, qui est par ailleurs en très grande partie totalement intégrée maintenant dans la société française, à la marge criminelle, qui est la même marge criminelle qu’il y a 150 ans ou 200 ans, c’est la marge des pauvres simplement... Et donc, ramener systématiquement les problèmes à ce groupe-là, c’est-à-dire : « C’est eux qui coûtent cher, c’est eux qui nous envahissent, c’est eux qui transmettent les maladies. » Ça, ça ressort régulièrement. Là, ce matin, c’était le cas. En 2019, Marine Le Pen avait sorti un document qui parlait de migration bactérienne à propos des possibilités que les étrangers « pas de chez nous » viennent transmettre des microbes qui n’étaient « pas de chez nous » non plus dans les hôpitaux. Et puis, il y a l’exemple antérieur de Jean-Marie Le Pen qui faisait la même chose avec le sida. Le but c’est d’exclure, et là on retrouve ce que je vous disais tout à l’heure, c’est d’exclure une partie de la citoyenneté française, une partie des citoyens, en disant : « Ils ne sont pas intégrés dans la société », « ce sont des français de papier ». Cette expression est absolument terrifiante, et ça désigne des gens qui sont de la deuxième ou troisième génération d’immigrés. Et « ce sont tous des délinquants en puissance ».
DG – C’est le discours paranoïaque.
Olivier Mannoni – C’est un discours paranoïaque et qui aboutit à, par exemple, avec la branche extrême droite du gouvernement et Bruno Retailleau, à qui un journaliste, je crois que c’était sur LCI, dit : « Écoutez, voilà les statistiques du ministère de l’Intérieur, donc de votre ministère, qui montrent que la délinquance immigrée joue un rôle statistique mineur dans la délinquance en France. » Et Retailleau lui répond : « Mais ça n’est pas la réalité des faits ». C’est-à-dire que la réalité des faits est en fait ce qu’il considère lui dans sa tête comme la réalité, et que les statistiques de ses propres services, donc la science, puisque c’est de ça qu’il s’agit, n’ont aucune valeur. Ça, pour moi, c’est l’extrême droite : la désignation d’une cible, dont l’élimination, alors ici ce n’est évidemment pas physique, enfin en tout cas pas pour l’instant, mais par remigration, par tout ce qu’on veut, par tous les mots euphémistiques qui ont été inventés pour désigner ça, permettrait de résoudre tous les problèmes, alors que ça ne repose absolument sur rien, en criminologie, en quoi que ce soit, et puis dans le fait d’alimenter en permanence la peur précisément de cette population migrée restreinte, de la même manière qu’on l’a fait avec les juifs en Allemagne. On disait que c’étaient des criminels, des gens qui allaient rendre malade la société, mais physiquement. On disait qu’ils transportaient des maladies, qu’ils étaient sales, qu’ils étaient incapables de s’intégrer, etc. On avait exactement le même discours à l’époque. Donc on a ce mélange de volonté de bien paraître, ce qu’avait fait Hitler aussi à l’époque, qui donnait partout en Europe des interviews extrêmement lénifiantes sur ce qu’il allait faire, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, et puis une espèce d’obsession paranoïaque, vous l’avez dit, de la conspiration contre le pays. Là, depuis hier, c’est la conspiration des juges contre le parti. On revient toujours à ça, c’est une pensée conspirationniste, et c’est pour ça que, pendant le Covid, les conspirationnistes ont fait si bon ménage avec l’extrême droite, parce qu’ils étaient dans leur milieu. Trump, aux États-Unis, a été très largement porté par le mouvement Qanon. Parmi les gens du 6 janvier, il y en avait plein, et dans son gouvernement, il y a notamment Kennedy qui est proche de ce mouvement-là. Son directeur du FBI était aussi très proche de ces courants, voilà.
PL – Vous avez beaucoup soulevé cette question d’une certaine idéologie du mépris de la culture et des enseignants. Ça me faisait penser, même si ça n’a rien à voir, à ce que disait Freud dans son texte « Pour introduire la discussion sur le suicide ». Il disait : « L’école n’a pas le droit de vouloir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie. » J’avais toujours pensé que c’était un lieu où l’on joue à la vie de l’esprit. Ce n’est pas un lieu où l’on joue à la vie, comme disait Finkielkraut, où les enseignants ne pensent qu’à introduire du jeu. Et, dans votre livre Coulée brune, vous dites très bien que ce qu’il y a quand même d’inquiétant, c’est à la fois le mépris de la culture, le mépris des enseignants, mais aussi quelque chose qui fait que le rapport à la langue a changé, en lien aussi avec le fait qu’il y a les réseaux, la télévision… L’objet technique s’est introduit. Vous dites qu’il ne faut pas forcément désespérer parce qu’on a des armes pour sortir de ce qui pourrait être une impasse. On travaille avec des partenaires d’autres disciplines qui sont des enseignants et on avait fait d’ailleurs une rencontre avec François Bégaudeau que vous critiquez quand il dit cette phrase : « Le but de l’école n’a jamais été l’apprentissage et encore moins l’émancipation ». Comment voyez-vous la possibilité de réintroduire une sorte de jeu de l’esprit dans ces jeunes qui sont peut-être aussi très pris par le mépris ou « la culture ça ne sert à rien », la preuve Bardella va être président alors qu’il n’a aucune culture ? Comment réintroduire un jeu ? Ça me faisait penser à un livre qu’on a beaucoup travaillé, que vous connaissez aussi sûrement, d’Heinz Wismann Penser entre les langues où il dit de réintroduire du théâtre à l’école, réintroduire comme ça une sorte de vie de l’esprit. J’avais travaillé pendant dix ans au collège Pierre Semard à Bobigny avec le principal Joseph Rossetto et on créait du théâtre. Quelles sont les armes qu’on a, à l’heure actuelle, pour réintroduire une sorte de goût de la parole, comme disait Barthes dans sa leçon d’introduction au Collège de France, le goût de l’esprit, le goût de la langue. Quelles sont les armes pour qu’on puisse introduire ça auprès de nos jeunes ?
Olivier Mannoni – Je n’ai pas encore de vraie réponse construite parce que ça va être un des sujets du bouquin que je suis en train d’écrire et donc, pour l’instant, je collecte et je me concentre autour de ça. Mais d’abord je pense que la situation actuelle n’est pas du tout aussi désespérée. Moi je vous l’ai dit, je vais quand même dans beaucoup de lycées et je suis impressionné mais pas au sens démagogique, simplement je suis heureux de voir que les discussions ont toutes, dans des contextes très différents, des niveaux de dialogue et pas d’agression extraordinaires. Je sais aussi qu’il y a des coins où c’est compliqué, mais je suis allé dans toutes sortes de lycées, je suis allé parler dans des lycées techniques, je suis allé présenter des textes dans des lycées généraux, dans des coins difficiles de plusieurs villes, et j’ai toujours eu des discussions excellentes avec les jeunes, parce qu’il y avait une véritable écoute, des véritables questions, parfois extrêmement malignes.
Je me suis fait littéralement ramener à la canne à pêche un jour par une jeune lycéenne qui m’a coincé sur une question à laquelle j’ai répondu, mais je ne sais pas… Elle était d’origine africaine et elle m’a dit : « Mais vous parlez tout le temps des juifs. Est-ce qu’il n’y a pas eu des problèmes avec les noirs pendant la guerre ? » C’est une bonne question, et c’était amené d’une manière beaucoup plus subtile que ça. Elle m’a dit : « Vous parlez tout le temps des juifs, est-ce qu’il n’y avait pas eu d’autres catégories de la population ? » J’ai dit : « Si, il y a eu les homosexuels, il y a eu les témoins de Jéhovah, après il y a eu les catholiques, il y a eu les… bref. » Elle m’a dit : « Mais c’est tout ? » Je lui ai dit : « Écoutez, je comprends, je crois comprendre ce que vous voulez dire, vous voulez parler des noirs. Mais je veux dire, d’un point de vue purement numérique, des noirs, il n’y en avait pratiquement pas en Allemagne, simplement. Parce que les colonies n’étaient pas très loin d’être aussi développées, il y avait deux colonies principales en Allemagne, et donc il n’y avait pas de population noire en Allemagne. Et le racisme d’État, il était principalement contre les juifs. Mais évidemment, pour lui, les noirs étaient une race inférieure. Et puis, par contre, ce qui s’est passé, et ça, ça a été absolument épouvantable, les soldats américains et français, surtout d’abord, qui ont été pris par les Allemands en 1940, ont été massacrés tout de suite. Et après, on en a retrouvé à Auschwitz, par exemple, qui avaient été déportés simplement parce qu’ils étaient noirs. Mais on a d’un côté six millions de personnes, et de l’autre, je crois qu’en France, le chiffre est de six mille. Et donc évidemment, on n’est pas dans des phénomènes du même ordre. Mais vous avez raison. Les Noirs faisaient partie des cibles d’Hitler, comme toutes les races dites inférieures. Et même la race française, comme il disait, faisait partie aussi de ces races, en tout cas inférieures à l’Übermensch, au surhomme Allemand. » Donc c’était une discussion très intéressante.
Mais je n’ai pas répondu à votre question, du coup, c’était juste pour vous raconter quelque chose. Je pense que la situation n’est pas désespérée. Tout d’abord, il y a plein de choses qui se passent dans le lycée. Il y a plein de créations théâtrales ou artistiques, il y a plein d’animations. Ils voyagent, ils se baladent, ils font des exposés extrêmement clairs. Le dernier voyage que j’ai fait, c’était à Drancy, par exemple. Il y avait des élèves qui étaient là aussi, au Mémorial. Ce travail-là, il est fait, il est réellement fait, la pensée circule aussi, parce qu’il y a beaucoup de choses, peut-être pas autant que dans notre grande époque où on avait ciné-club, théâtre, etc., dans les lycées où il y avait toute une vie qui s’organisait, c’est peut-être un peu différent, mais ça existe. Ce qu’il y a simplement, c’est que je crois, d’abord, que les enseignants sont privés d’une partie notable de leur liberté d’enseigner, c’est-à-dire qu’ils ont des consignes de plus en plus strictes. Ça, je le dis aussi en tant que directeur d’une école de traduction, on nous demande de tout mettre en cases, de remplir des cases en disant « su » ou « pas su », et ce n’est évidemment pas ça la liberté de la pensée, et ce n’est pas comme ça qu’on peut élever l’enfant, dans la contradiction. Voilà, ça c’est un vrai problème, à mon avis, qui n’est pas seulement en France. C’est au moins européen, cette mise en cases du savoir, comme si le fait d’avoir acquis, comme ils disent, quelque chose ou pas, pouvait permettre de progresser. Il y a plein d’imbéciles qui ont tout « acquis » sans jamais rien comprendre. Donc là, je pense qu’il y a quelque chose à faire. Et puis après, moi, ce qui me paraît quand même essentiel, c’est de réhabiliter le métier d’enseignant qui n’arrête pas d’être attaqué par tout le monde, et là, pas seulement par l’extrême droite, qui est traîné dans la boue en permanence, pour toutes sortes de raisons, par des gens qui les accusent de ne pas travailler. C’est quelque chose qui est insupportable en soi. Quand on sait le travail que fait par exemple une institutrice de maternelle, je crois que c’est Luc Ferry qui a ricané bêtement là-dessus, c’est un boulot énorme, c’est d’abord une journée très fatigante, il suffit d’avoir eu un ou deux enfants pour savoir ce que c’est, et pour imaginer ce que ça peut être quand vous en avez trente de cette âge-là. Donc c’est très fatigant, et la préparation des journées se fait de plus en plus minute par minute, avec des tableaux qui doivent être préparés à l’avance, etc. C’est un énorme travail de préparation. Bref, c’est cesser déjà de faire des enseignants la cible, très démagogique, de demandes de mesures pour qu’ils travaillent 18h au lieu de 15h, etc. Comme si effectivement un enseignant travaillait 15h par semaine, ce qui est quand même une vaste blague.
DG – D’autant plus quand on leur demande d’être enseignants, éducateurs spécialisés, psychologues… dans le cadre de l’inclusion. C’est ce réel-là auquel ils se confrontent.
Olivier Mannoni – Absolument. Voilà. Et puis, en France, on a aussi un problème dont il faut bien parler, c’est qu’on a un niveau de rémunération absolument terrible et que, tout simplement, on est en train de perdre le corps professoral parce que personne ne veut plus y aller. On a un des pires niveaux de salaire en Europe. Et comme la dignité d’un métier, elle va aussi en général avec la rémunération, c’est-à-dire la reconnaissance financière qu’on lui apporte, je ne vais pas dire ça à des freudiens, voilà, ça fiche le camp. Quand on a des professeurs qui ne sont pas payés, c’est qu’on pense qu’ils ne valent pas grand-chose. Donc ça pose aussi des problèmes. Mais, pour moi, ça se situe, si vous voulez, dans un cadre beaucoup plus large que celui de la réhabilitation de la culture qui est soumise, depuis des années, voire des décennies maintenant, à des attaques.
Là encore, on commence avec Sarkozy, avec La Princesse de Clèves. C’est la beauferie au pouvoir. On peut ne pas aimer La Princesse de Clèves, mais bon.
PL – C’est comme quand on lui demande s’il connaît Barthes et qu’il dit : « Oui, le gardien de l’équipe de France de football. »
Olivier Mannoni – Oui, absolument. Ça s’écrit pareil, sauf que Barthes avait des cheveux, c’est toute la différence. (Rires)
PL – C’est ce que vous disiez aussi dans votre livre par rapport à la question du dialogue, parce que nous, par exemple, avec le Centre Interdisciplinaire sur l’ENfant, on a beaucoup pratiqué ce qu’on appelle des moments de conversation dans la classe avec des élèves, pendant ce qu’ils appellent « l’heure de vie de classe ». Et on s’est aperçu que les élèves pétillent d’intelligence, à partir du moment où on est là un peu en position extime ou d’extérieur, il y a quelque chose qui s’allume...
Olivier Mannoni – C’est Coluche qui disait : « On dit toujours que les enfants naissent cons et deviennent intelligents après. Et si c’était le contraire ? » Mais, cela dit, on ne va pas faire du rousseauisme non plus, gratuit. Simplement, c’est vrai qu’il y a une curiosité fantastique chez les enfants et, quand elle est entretenue, on arrive à des choses extraordinaires, quel que soit le milieu. Et c’est là que je ne suis absolument pas d’accord avec Bégaudeau. Je n’arrive même pas à comprendre qu’il puisse dire des choses comme ça.
PL – Oui, c’est ce que disait très bien aussi Paul Valéry dans Le Bilan de l’intelligence. Il dit qu’il ne faut pas s’obnubiler sur les résultats, mais plutôt sur la question du mouvement de la pensée, comment l’élève se met au travail, pas forcément pour correspondre au but, même si c’est important d’avoir des résultats.
Olivier Mannoni – Je n’ai pas de solution miracle, très clairement, mais je ne pense pas que la situation soit si grave que ça, du point de vue des élèves, ça c’est le premier point, je l’ai concrètement vécu et pas en me contentant du cinquième arrondissement.
DG – D’autant plus que ce sont eux qui vont les créer les solutions. C’est leur monde réel à eux depuis qu’ils sont nés.
Olivier Mannoni – C’est ça qui est le plus abominable dans le déclinisme, c’est l’idée qu’en fait les vieux qui vont disparaître, dont je fais partie, partent avec un monde idéal qu’ils avaient créé et qui est en train de ficher le camp à cause de causes extérieures, d’une jeunesse décadente, d’étrangers omniprésents, etc. C’est une pensée mesquine.
DG – Oui, parce qu’on entend des jeunes dire prendre du recul par rapport aux réseaux sociaux, par rapport aux applications, alors qu’il y a quelques années à peine, pour eux, c’était un incontournable. Ce sont souvent eux qui savent aussi inventer du nouveau.
Olivier Mannoni — Oui, bien sûr. Et puis apprendre à maîtriser ces outils, je pense qu’on est un peu débordés, nous aussi, par ça. C’est très compliqué de maîtriser Twitter, par exemple, qui est un instrument extrêmement violent. Maintenant, je sais m’en servir, au début, non.
PL – Vous continuez à vous en servir, même avec Elon Musk ?
Olivier Mannoni – Très peu, je suis passé sur Bluesky, en fait, j’y vais de temps en temps pour donner quelques coups.
PL – Pour finir, vous nous conseillez de lire votre traduction de Mein Kampf ?
Olivier Mannoni – Alors, ce qu’il faut lire, ce n’est pas ma traduction, c’est l’ensemble de l’ouvrage, parce que c’est un livre d’histoire absolument extraordinaire. Ce n’est pas grâce à moi, c’est grâce aux historiens qui ont conçu le bouquin, qui ont encadré ma traduction, qui l’ont commenté et qui ont fait vraiment un travail remarquable.
PL – Vous avez traduit aussi Freud.
Olivier Mannoni – Oui, de nombreux textes importants, et surtout quatre fabuleuses correspondances : avec Eitingon, Anna, Mina et Marie Bonaparte. Ces livres sont des splendeurs.
PL – Très bien. Merci beaucoup.
DG – Merci à vous.
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