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Interview Max Cabanes

  • Le Pari de l'a-conversation
  • 12 avr.
  • 22 min de lecture

Dominique Grimbert – Merci à vous Max Cabanes d’avoir accepté cet entretien. Comment avez-vous rencontré le dessin ? Ça nous intéresse.

 

Philippe Lacadée – Oui. Comment avez-vous rencontré le dessin dans votre vie et dans votre enfance. J’ai cru comprendre que tous les rêves que vous aviez, tout de suite, vous les dessiniez et que ça vous a beaucoup servi ? Nous étions curieux d’en savoir un peu plus sur l’importance du dessin pour vous, et la bande dessinée.

 

Max Cabanes – D’accord. Alors mon début de vie de dessinateur, pour autant que je me rappelle, le premier souvenir assez précis que j’ai de ça, du premier engouement que j’ai eu pour le dessin, c’était juste après la maternelle, le premier cours de primaire, à l’école Louis Blanc à Béziers. Et je me souviens qu’à l’époque, il y avait une matière qu’on appelait « les récitations ». Alors on apprenait des textes et il fallait les illustrer. Je me souviens du premier texte qui était très court. Il me paraissait très fantastique et, immédiatement, ça m’a plu. C’était l’histoire d’un couple de paysans qui voyait soudain un de leurs cochons s’envoler et passer au-dessus de leur tête. (Rires)

 

PL – C’est une histoire de cochon alors ? 

 

MC – Voilà ! Alors j’avais dessiné, je m’étais impliqué à rendre cette idée et à faire ce cochon qui passait au-dessus des têtes de ces paysans. Je devais avoir six ans à peu près, et j’avais fait ça en couleurs, je me souviens. À partir de là, j’ai vu aussi que ça pouvait provoquer un certain intérêt chez les adultes. 

 

DG – Oui. Ça a été bien reçu par la maîtresse ?

 

MC – C’est ça. Je ne sais même pas si c’était un bon dessin ou quoi, ça m’étonnerait. Mais, en tout cas, j’avais bien apprécié la critique qui était très bonne. Voilà, c’est parti un peu comme ça mais, en même temps, je baignais déjà dans une atmosphère de dessin à la maison puisque mon père dessinait très bien. Et, ce qui était encore mieux, je l’ai su longtemps après, c’était qu’il dessinait sur le thème du rêve et ses propres rêves. C’était une sorte d’introspection perpétuelle, tous les soirs, quand il avait le temps encore et qu’il n’était pas trop fatigué en rentrant du travail. Il était miroitier, ce qui était un très beau métier. Il écrivait ses rêves, il essayait de se souvenir de ses rêves et, ensuite, il les illustrait. Et moi, je regardais ça tous les soirs. Et, tout naturellement, je ne savais pas si c’était bien ou pas bien, en tout cas, ça me fascinait de le voir faire. Et, je m’en suis rendu compte longtemps après, il y avait certainement quelque chose d’un exemple qu’il me donnait sans me forcer la main, vous voyez ? Il ne m’en parlait jamais. Il ne me disait pas : « Max, il faudrait que tu dessines puisque tu as dessiné un si beau cochon volant. » (Rires) Ce n’était pas ça. Dans les débuts, il ne m’encourageait pas tellement, il me laissait le regarder. Voilà, c’est tout. Et aussi, à l’époque, je pense que c’était le mercredi où nous n’avions pas cours, il m’amenait sur son lieu de travail. Donc je le voyais exécuter sa tâche. On appelait ça sableur. Il passait du sable en pression sur des caches à partir des cartons de dessins qui étaient préparés par le dessinateur de la boîte, une grande miroiterie, c’était quand même une cinquantaine d’employés à Béziers. Et le dessinateur de cette boîte, qui était un ours assez mal léché, me laissait aussi le regarder faire ses cartons avec ses gouaches, ses pinceaux... Il ne me disait jamais un mot, il avait toujours sa « Goldo », la cigarette en papier maïs qui pendait, collée à ses lèvres. Il était vraiment très concentré sur son travail. Il dessinait des scènes de chasse un peu païennes pour les bourgeois viticulteurs de Béziers. Ça allait atterrir dans des grandes salles de châteaux, des manoirs, et je regardais ça. Et je me disais : « waouh, ça c’est un maître quoi. » Je devais avoir sept ans la première fois que je l’ai vu travailler et j’étais enthousiasmé. Je me disais : « Mais comment je pourrais arriver à faire ça un jour ? Ce n’est pas possible ! » Alors, de temps en temps, il me laissait prendre un petit peu de peinture, un petit pinceau, je devais faire trois conneries dans mon coin, je ne sais plus. En tout cas, lui plus mon père, ça a été les deux premiers stimuli que j’ai eus pour aimer le dessin. Et surtout, le dessin qui va avec l’imaginaire tout de suite. Je pensais à ça, je me disais : « Non seulement il faut que je dessine, mais il va falloir que je trouve les plus belles choses à moi à faire. » Voilà, je pensais comme ça. Ça s’est fait comme ça mon début de vie de dessinateur. Et puis aussi, ça a fait que j’y suis devenu très vite un cancre à l’école parce que je ne pensais qu’à ça. Il n’y avait que ça qui comptait dès le départ. Et je ne savais pas comment j’allais manœuvrer. En tout cas je m’étais dit : « C’est ça ou rien, la vie pour moi. » Tout le reste m’était, je ne dirais pas étranger, quoique, quand on est enfants, tout est pratiquement étranger, mais, en tout cas, je n’avais pas peur de ne choisir que cette seule voie, si vous voulez.

 

DG – Oui, ça s’est installé dans votre subjectivité très tôt. 

 

MC – Oui, on peut dire ça comme ça, tout à fait. Voilà. C’est ça.

 

DG – Et puis ce n’est pas anodin que votre père vous transmette aussi tout l’intérêt qu’il pouvait avoir pour ses rêves. Il dessinait, mais en plus il dessinait quotidiennement ou à peu près ses rêves. Il était intéressé par ses rêves.

 

MC – Ah oui, fortement intéressé, c’est sûr. Je ne percevais pas, à ce moment-là, la curiosité de cet homme qui était mon père et pourquoi il ne pensait qu’à ça. Alors que, quand je parlais avec mes copains à l’école, personne ne me disait que son père faisait des choses comme ça. Ils avaient des préoccupations, ils parlaient comme en général tous les garçons enfants de Pagnol, de sport, de choses comme ça et rarement de rêves à dessiner. Et je me disais : « Mais pourquoi mon père il fait ça, alors ? Pourquoi il ne me parle pas de bagnoles ? (Rires) C’était un peu étonnant. Donc je sentais bien qu’il y avait quelque chose d’étrange dans le comportement de mon père. Maintenant, j’admire ce qu’il a été mais, sur le moment, j’étais plutôt décontenancé tout en étant attiré par ce qu’il faisait et formidablement impressionné par ses dessins. Il dessinait beaucoup au crayon, et tout ce qu’il faisait évoquait le rêve. Ça se voyait tout de suite que c’était rêvé. Je ne dirai pas inventé parce que, finalement, il copiait ses rêves, il puisait dans ses rêves. Je ferais la différence avec ce qu’on appelle l’imagination puisque, là, il avait comme une caméra subjective à l’intérieur de lui qui lui montrait ce qu’il fallait qu’il représente.

 

DG – Il dessinait la mise en scène que ses rêves lui offraient ? 

 

MC – C’est ça, exactement. C’est comme un cinéaste dont tout le matériel est à l’intérieur. Voilà. Et ça fonctionnait très bien quand on voyait le résultat.

 

PL – C’était donc un peu le pouvoir de l’image ?

 

MC –Oui, exactement. 

 

PL – Et c’est ça qui vous a fait un peu abandonner votre appétence pour la scolarité ou les choses scolaires ? Parce que vous étiez très pris par l’image de ce qui se passait dans votre tête ?

 

MC – Oui, voilà. Et, au bout d’un moment, mon père a compris que j’étais plutôt dans cet état et pas prêt à monter en faculté à Paris. Donc je voulais faire ça et, du coup, il a commencé à m’acheter des bouquins sur la peinture, l’histoire de la peinture. À treize ans, un jour pour Noël, il m’a offert une petite boîte de peintre avec de la peinture à l’huile pour la première fois de ma vie. Et là, je me souviens que j’avais essayé de copier un premier tableau à l’huile, c’était un peintre flamand ou hollandais qui s’appelait Hans Holbein, de la peinture hyper léchée, à l’époque, un petit peu comme la dynastie des Bruegel, tous ces grands peintres de l’époque. Et je m’étais exercé là-dessus, ensuite, petit à petit, j’avais beaucoup apprécié le début des impressionnistes avec un peintre qui s’appelait de Vlaminck, qui faisait des chaumières. Et là je m’étais pris d’amour pour la facture enlevée, envoyée, nerveuse avec des grands coups de pinceau, comme si c’était bazardé sur la toile, je me suis dit : « ces mecs, qu’est-ce qu’ils ont dans la tête pour faire comme ça ? » Donc je picorais à droite à gauche entre la peinture léchée et la manière sauvage, il y avait une autre manière de représenter l’image. J’ai fait mon chemin comme ça, j’avais plutôt un œil qu’un savoir.

 

DG – Vous avez commencé par la copie pour vous faire à la technique, à quel moment avez-vous fait vos propres dessins ? 

 

MC – Vers l’âge de onze ans, je copiais encore. Je me disais : « Michel-Ange, Léonard de Vinci, tous ces mecs-là, il faut que je devienne aussi fort qu’eux. » (Rires) Comme au rugby parce que j’étais joueur de rugby aussi, enfin je voulais devenir un grand joueur de rugby. J’ai joué en scolaire avec des copains qui sont plus tard devenus champions de France en première ligue à Béziers. Mes deux religions, c’était le dessin et le rugby. J’avais mes maîtres, et je me disais : « Il faut que je devienne comme mes maîtres, dans le rugby et dans le dessin. » Il n’y avait que ça qui occupait mon crâne. Un jour, j’ai commencé à m’essayer au portrait, nature, avec mon père, avec les copains à l’école, le prof à l’école, ainsi de suite. Mon père m’avait acheté aussi, en plus de mes tubes de peinture, un chevalet de voyage, et à treize ans, j’ai commencé à sillonner la campagne autour de Béziers, dans les vignes, pour peindre sur le motif. Tout seul, j’étais assez solitaire. J’avais des copains par ailleurs mais disons que, parfois, il m’arrivait de refuser des balades ou de sortir faire quatre conneries avec les copains uniquement pour ça, pour aller peindre. Vous voyez ? J’avais déjà ça très fortement ancré dans ma tête. Un jour, je me souviens d’un copain à l’école qui m’a dit (lui était dans la musique) : « Toi, Max. T’es complètement fou. T’es un mec barré. » Parce qu’à cet âge-là, au lieu de parler de bagnoles et de plein d’autres choses, je pensais beaucoup plus à ça finalement. 

 

DG – Dans une certaine solitude par moment ?

 

MC – Oui, bien sûr. 

 

PL – Comme on est psychanalyste et qu’on s’intéresse aux signifiants et aux mots, est-ce que vous pensez que d’avoir dessiné un cochon, comme vous dites que vous étiez assez curieux, y aurait-il un lien entre la curiosité sexuelle qu’a tout enfant et ce cochon qui se détachait de la famille au-dessus de leurs têtes ? Cela montre aussi que les théories sexuelles de l’enfant et sa curiosité ne sont pas dans son cerveau mais au-dessus de sa tête.

 

MC – Ce que vous dites, ça m’interloque un peu parce que je n’y ai jamais pensé, à ça. Mais c’est vrai que, d’une certaine manière, ça peut orienter vers ce sens-là. C’est vrai. Mais tout ce que je peux dire, c’est que, peut-être comme les autres enfants, je ne sais pas, je n’en avais jamais parlé à l’époque avec mes copains ou avec mes petites copines, mais la sexualité, forcément, c’était une époque où on voyait les chiens dans la rue se sauter dessus ainsi de suite. Donc ça, ça me forçait à penser à la sexualité aussi, tout ça, y compris à travers les animaux. C’est sûr que ça me troublait tout ça, la sexualité me troublait. Ça vient assez vite d’ailleurs. 

 

PL – Dans la mesure où vous disiez que vous aviez dessiné souvent à partir de vos rêves et que l’inconscient ou les rêves, ça permet de prendre en charge quelque chose de l’ordre de la sexualité, est-ce que ça transparaissait dans vos premières bandes dessinées à l’adolescence ?

 

MC –Je ne sais pas si on peut faire des généralités là-dessus, mais il me semble que dans l’enfance, tout un chacun, même si on n’en parlait encore moins à l’époque que maintenant, c’est quelque chose qui était assez tabou de parler entre nous de choses avec une certaine acuité, une certaine profondeur des choses du sexe. Je sais en tout cas que ça se traduisait par des choses assez primaires, primitives on va dire, le fait qu’on comprenait que les copains et les copines devaient penser aussi fortement à ça. Mais ce n’était jamais explicite. Jamais. Sauf avec des langages crus ou ce qu’on appellerait maintenant des langages de petits machos. En dehors de ça, dire des choses plus intéressantes sur le sexe, je ne me souviens pas avoir eu des discussions comme ça jusqu’à très tard. Peut-être ai-je commencé à parler de ça vers l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans et la plupart du temps beaucoup plus souvent avec des filles qu’avec des garçons. Je trouvais que les filles étaient plus ouvertes à ça finalement. Quand on voulait parler des choses du sexe d’une manière un petit peu subtile ou intéressante. Je pense que la plupart de mes potes, par les grosses vannes qu’ils sortaient, je comprenais bien qu’ils étaient intéressés par le sexe. Par contre moi-même dans ma création, le fait que je me sois mis assez vite et assez souvent à traiter de la sexualité, je ne sais pas si ça vient de ce cochon volant. (Rires)

 

PL – Ce n’était qu’une plaisanterie.

 

MC – Je comprends bien le terme. Je pense que j’étais moi-même un petit cochon, mais je ne savais pas voler.

 

DG – Freud parle de la curiosité sexuelle du petit enfant, elle est très importante parce que ça nourrit son rapport au savoir et, par exemple, son goût pour la visite des zoos, comme le petit Hans, pour observer la sexualité des animaux. Votre rapport au monde semble avoir été très marqué très jeune par le dessin, est-ce que quelque chose de l’ordre de la curiosité sexuelle s’était mis un peu en scène ? Ou que vous aviez traité ça par le dessin aussi ? 

 

MC – Mes toutes premières bandes dessinées, en apparence en tout cas, n’avaient rien à voir avec le sexe. Elles étaient plutôt inspirées de choses fantastiques parce que j’étais déjà lecteur de romans fantastiques. À l’époque, il y avait un grand auteur américain qui s’appelait Lovecraft, qui était très lu dans les années 70, et je lisais beaucoup de choses comme ça, Ray Bradbury, Les Chroniques martiennes, Rosny-Aîné, Aldous Huxley, tout ça… J’étais enthousiasmé par ça. Et donc, mes premières bandes dessinées, c’était plutôt sur ce genre de thème : fantastique, science-fiction, anticipation. Ensuite, un jour, j’ai eu un premier projet accepté dans une maison d’édition. C’était Bayard Presse. À l’époque, je travaillais dans des magazines pour adolescents ou pré-ados. Et là, il y a un rédacteur en chef qui m’avait présenté à son ami Goscinny. Il avait envoyé un courrier à Goscinny pour me présenter. Et il m’avait embauché. J’avais démarré ma vraie carrière de dessinateur professionnel dans le journal Pilote. Dans ce journal, j’ai fait des pages qu’on appelait les « pages d’actualité ». On traitait l’actualité par le biais de l’humour, des choses comme ça. Et, un jour, je reçois un coup de fil de Gotlib qui venait de créer Fluide glacial, qui me dit : « Voilà, on a vu ton travail dans Pilote, ça nous intéresse pas mal. Si tu veux travailler avec nous… » J’ai été embauché chez eux et là j’ai cherché ce que je pourrais faire d’intéressant pour le Fluide. J’ai cherché à me singulariser, bien sûr. Et donc c’est là que j’ai trouvé la fameuse série Dans les villages. Cette série vient d’un fond de rêves, que j’avais accumulés dans mon enfance, pendant les deux mois de vacances scolaires. Je les passais en solitaire dans la ferme de mes grands-parents qui étaient des ramonets dans une ferme viticole à côté de Béziers. Pendant ces deux mois, j’étais pratiquement le seul enfant. Ensuite, il y a une famille de Pieds-noirs qui est arrivée, qui avait deux filles, dont l’une était de mon âge, l’autre était plus âgée. Mais ça, c’est plus tard. Donc j’étais livré à moi-même et j’avais le temps de beaucoup m’ennuyer. Une fois que j’avais fait des petits boulots avec les adultes, je partais dans les vignes me balader. Dans les pinèdes, je regardais les écureuils, les petits animaux, à droite, à gauche…

 

PL – Il n’y avait pas de cochons ?

 

(Rires)

 

MC – Non, hélas, parce que j’aurais bien aimé parler avec eux de la sexualité justement. Un jour, je me dis : « Mais finalement ces rêves éveillés, que j’avais dans cette ferme, pourquoi je ne me servirais pas de ça ? », de cet imaginaire qui m’est venu petit à petit dans ma solitude d’enfant. Et c’est là que j’ai créé la série Dans les villages où j’avais sélectionné quelques rêves, des rêves récurrents, où l’idée, c’était que j’emmenais des amis, des garçons, des filles, dans des lieux que je trouvais magnifiques. Et je leur disais : « Voilà, vous voyez là ? Vous voyez ce champ de blé ? Regardez comme c’est beau ! », quand le vent soufflait sur les blés. Je me souviens de ces ambiances où j’étais heureux comme tout, parce que je croyais que j’enseignais la beauté à mes amis. Et, à partir de là, je me suis demandé pourquoi je n’essaierais pas de retrouver ce qu’il y avait d’important à traduire à partir de ces rêves-là. Le fait d’amener des gens dans des lieux, je l’ai raccordé avec des rêves éveillés que je faisais lorsque j’allais le matin à l’école, en hiver, quand il faisait nuit. Je croisais des gens dont je connaissais le visage. Je ne connaissais pas les intérieurs parce qu’à l’époque, surtout dans les familles prolo, on ne s’invitait pas beaucoup. À part mes cousins, les autres, je les connaissais dans la journée ou lorsque je jouais au rugby avec eux, mais jamais nous ne nous invitions chez nous. Donc ça a été générateur d’angoisse pour moi, ça. Je me disais : « Comment ça se fait que, dans la vie, il y a des gens qui sont proches de moi géographiquement, et si éloignés de moi dans ce qu’ils font, dans leur intimité, ainsi de suite… » Ce n’était pas possible qu’on poursuive une vie comme ça sans presque rien connaître des autres. Et je l’ai joint à ce que je viens de vous dire au sujet de mes rêves, où j’amenais les gens voir des endroits magnifiques. Je me disais qu’il fallait que je puise dans le petit bestiaire que je m’étais imaginé dans cette ferme viticole au cours de mes pérégrinations solitaires. Je me suis dit que j’allais dessiner ce petit bestiaire, les typer. Et ça va être mes envoyés spéciaux. Ils vont parcourir l’univers des adultes, là où moi je ne pourrai jamais aller physiquement. Uniquement par mon imaginaire et c’est eux qui vont me guider. Voilà, c’est ça, c’étaient mes petits journalistes en quelque sorte, non pas pour répéter ce qu’un vrai journaliste peut faire, ce qui peut être intéressant, ça m’intéresse. Mais là, je voulais que ce soit singulier. Je voulais que ce qu’ils trouvent, ce soit singulier, parce que la singularité à ce moment-là, elle décrirait bien le questionnement et l’insondable de ma compréhension des autres. Voilà. C’était à ça que j’aspirais. C’est ça que je voulais montrer, mais pas d’une manière directe au lecteur, je voulais que ce soit subliminal. Je n’ai jamais voulu montrer les choses trop directement parce que ça ce n’est pas intéressant finalement. Ça c’est bon pour les vrais journalistes et là, il fallait que ce soit comme de l’eau, comme une source qui perle sous la roche. On a du mal à voir d’où part la source. Voilà, c’est ça. C’était ça que j’avais dans la tête, toutes ces questions-là. Un jour, par contre, je me suis rendu compte que les personnages que je dessinais, les personnages humanisés, que j’appelais à l’époque des Animains, animaux et humains. J’ai essayé de leur trouver des têtes intéressantes. Je me souviens de l’entraîneur de rugby, de l’équipe de Béziers de l’époque qui s’appelait Raoul Barrière, c’était un pilier. Et je connaissais un peu le bonhomme parce que, comme j’étais fan de rugby, j’allais assister aux entraînements de l’équipe première et j’entendais ces gens parler et cet entraîneur qui était ordurier, qui était terrible. Je me disais : « Oh ! S’il faut se choper des jurons comme ça pour jouer au rugby, j’arrête tout de suite. Je n’irai jamais. » Plus tard, j’ai compris que ce type m’avait impressionné. Ensuite, il est devenu avec son équipe plusieurs fois champion de France. Et je me suis dit que ça marchait, le juron. J’ai pris ce personnage, je l’ai mis dans les Villages, il s’insère dans les villages par des subterfuges étranges, bizarres, parce que, par exemple, il est allé pisser à la frontière de l’ombre et de la lumière. Ce sont des jeux d’enfants qu’on a tous quand on est mômes. C’est comme marcher au bord du trottoir pour ne pas tomber. Et si on tombe dans la rue, c’est comme si on tombait dans le précipice... Ce sont des jeux de mômes. J’avais ce jeu de passer à la frontière entre l’ombre et la lumière dans la rue. Et comme la lumière est très marquée dans le midi, c’était facile pour moi de suivre la bonne ligne. Il y a un élément magique aux cours des villages, il y en a plusieurs bien sûr, qui est celui-là. Les gens qui se font attraper à plonger dans l’ombre à vouloir marcher sur la frontière entre l’ombre et la lumière, ils plongent dans l’histoire des villages, ils plongent dans le fantastique et dans le monde de l’imaginaire. Et ce personnage qui était vraiment le macho des macho puissance dix, je lui ai mis des chaussures de femme. C’était incroyable. Je me suis demandé pourquoi j’avais fait ça. Et un jour, j’ai compris que ce personnage, en même temps, il représentait mon père. Parce que j’ai perdu ma mère très tôt, j’avais sept ans. Et mon père ne s’est jamais remarié. Donc, à la maison, il faisait le travail de l’homme et de la femme. Il faisait la bouffe, il lavait notre linge... C’est pour ça que j’ai collé ces chaussures de femme à ce mec macho. J’ai compris que cette histoire, Dans les Villages, c’était vraiment une autre affaire qu’une simple invention…

En fait, j’ai cherché à tout prix à ce qu’il m’échappe aussi, lorsque je dessinais et j’écrivais mes scenarii. Il fallait absolument qu’il m’échappe, qu’il me surprenne.

 

DG – Et l’entraîneur de rugby, de le dessiner et de l’introduire dans votre BD, vous l’avez un peu apprivoisé ?

 

MC – Oui, c’est vrai. C’est vrai que j’étais pris au bout d’un moment entre deux sentiments. Ces gens qui sont comme ça, qui traitent les autres, en apparence en tout cas, comme des esclaves pratiquement. Il parlait à de grands joueurs et leur disait : « Mais qu’est-ce que tu as ? Tu as un fromage dans la tête ? » Il les prenait pour des cons, pour des moins que rien. Je me suis dit : « Comment peut-on se laisser entraîner par des mecs comme ça ? » Et le fait que, effectivement, il avait des résultats magnifiques, je me suis demandé s’il était vraiment comme ça ce type. Est-ce vraiment un sale con ? Je crois que non. Je crois que c’était quelqu’un qui devait aimer la vie, aimer les autres. Et, simplement, c’était une sorte de code de virilité peut-être. On peut dire ça comme ça. Il montrait constamment aux gens qu’il aimait, qu’il fallait qu’il se hisse à son niveau, à lui. Je l’ai ressenti comme ça au bout d’un moment. Ce type, dans mes histoires, je vais le confronter petit à petit à quelque chose qui n’était pas son mode de confrontation dans sa vie réelle. Par exemple, on le voit, dans mon histoire, retrouver la femme avec qui il s’est marié. Ça donne quelque chose de très bizarre, puisqu’il a les attributs un peu féminins, et, elle, en fait, petit à petit, elle se laisse tenter par l’animalité des peuples qui sont la charpente de mes histoires, des animaux quoi. Alors c’est vraiment la Belle et la Bête. Et une de ces bêtes veut s’enfuir avec elle. Là, je rejoins un peu le lieu commun de la créativité. Il fallait que je fasse des efforts pour me sortir de ce genre de lieux communs, et cette femme, au bout d’un moment, elle se prend d’amour pour la bestialité de ces bêtes. Elle est fascinée par ça, ça la fait marrer, on a l’impression que ça la rend plus vivante. Alors je n’ai pas essayé d’analyser pourquoi, c’est trop complexe pour moi. Mais voilà le genre de choses qui m’ont poussé à avancer dans cette histoire.

 

PL – Vous les appelez les Animains, c’est ça ? 

 

MC – Oui mais ça ne viendra qu’après. Pour le moment, j’ai de la matière dans ma tête, je prends des notes au fil des années. Mais j’ai dû arrêter cette série, parce que ça ne se vendait pas assez bien. Je pense que ça interloquait beaucoup de gens. J’ai un petit cercle de lecteurs passionnés par ces histoires, mais pas suffisamment large pour que je puisse me permettre de continuer commercialement parlant. Ce n’était pas très commercial. Donc c’est toujours resté avec un succès d’estime. Par contre, si mon éditeur me dit : « On arrête tout avec toi », je vais le continuer, comme mon père faisait en rentrant du boulot à la maison. Je le continuerai chez moi sans me préoccuper de savoir si ce sera édité ou pas. Les Animains, le terme viendra après. Je ne l’ai jamais encore écrit dedans. Je l’ai noté dans mon carnet de notes, dans mes cahiers. Ensuite la question qui se pose dans la suite de ce thème, la question importante, c’est celle de la créativité elle-même. Je me penche sur : d’où vient tout ça ? Et pourquoi nous nous posons des questions, c’est-à-dire que j’en reviens à la question que se posent tous les mômes dans leur début de vie, pourquoi, comment ? Alors là, je me la repose à travers un personnage qui s’appelle le Professeur Wom, qui est un doyen d’une université. J’avais envie de créer un modèle d’université qui ne traiterait que d’un seul thème mais pour toujours. Et le thème, ce serait : Imaginer de nouveaux modes de conjugaison et de nouveaux verbes. Par exemple, en partant des conjugaisons telles qu’on les connaît, le présent, le passé, le futur, ils vont inventer le « plus-que-présent » et ils vont se battre à mort entre eux pour savoir ce que c’est que le plus-que-présent ? Et ça va être terrible. Alors, au départ, ce sont des batailles intellectuelles mais qui peuvent mener à tout. Bref, la folie du monde qui revient à travers des histoires. Et alors ce professeur donne des cours aussi sur le pourquoi et le comment. Pourquoi ils font ça ? Pourquoi ils font ces conjugaisons ? Pourquoi ils essaient de créer des choses comme ça ? Pourquoi ils vivent là, à cet endroit ? Pourquoi ils subodorent qu’ils sont dans un monde parallèle à un autre monde qui est le nôtre ? Parce qu’ils ne savent pas que notre monde existe, ils le subodorent, c’est tout. Et donc ils vont fabriquer une guimbarde géante qu’ils vont accorder sur La fossile, le La de la création de l’univers, le Big Bang. J’ai imaginé que le Big Bang a émis le La qu’on entend dans la musique la plus élaborée par l’être humain. Et je me dis que tout vient de la note La. C’est le La qui est le maître de la musique, mais pas seulement. Donc ils vont créer une guimbarde qui émet ce La fossile à travers l’univers pour entrer en clairvoyance avec ce qui les a créés ? Qu’est ce qui a créé Ça, en partant de ce son fossile ? Qui a créé l’univers dans sa totalité ? Et ils vont comprendre petit à petit qu’il y a quelqu’un qui crée cette note-là, un seul être. C’est le démiurge, c’est Max Cabanes. C’est sa plume qui envoie la note La, à travers le papier. Et, derrière le papier, il y a le monde des villages. Ils subodorent qu’il y a une membrane temporelle qui, pour moi est le papier, eux ne savent pas. Nous, nous cherchons, nous trouvons des trous noirs, des fontaines blanches, des choses comme ça. Et eux, ils sont de l’autre côté du papier, mais ils sentent qu’il y a quelque chose qui est là et qui leur dicte le fait d’exister. Voilà. Et donc, ils sont bien réels. Eux, ils se sentent très réels comme nous voilà. Et, petit à petit, ils espèrent bien trouver pourquoi ils sont là en train de vivre ce qu’ils vivent. C’est ça, Les Villages.

 

DG – Super. 

 

PL – C’est une belle histoire. Et elle s’est terminée, cette série. 

 

MC – Oui, elle s’est terminée par manque de ventes suffisantes mais, pour moi, ce n’est pas terminé, j’ai toujours de la matière dans la tête.

 

PL – On le voit bien.

 

DG – On l’entend oui.

 

MC – Lorsque mon éditeur m’a enjoint d’arrêter cette série, il m’est venu l’idée, puisque j’ai essayé de traiter l’envers du décor, qui est une réalité, de faire la réalité reconnue par tout le monde. Alors je me suis dit : « Qu’est-ce qu’il y a d’intéressant pour toi dans cette réalité reconnue par tout le monde ? » Et je me suis dit qu’il y a la sexualité, et notamment la sexualité dans l’enfance. Parce que, dans la bande dessinée, il me semble que ça n’avait jamais été traité d’une manière un peu aiguë, je dirais. Il y a un tabou. Il faut faire gaffe à ce qu’on fait, à ce qu’on dit, à ce qu’on écrit. Donc j’ai choisi ça, je me suis dit que c’était une gageure, je vais l’apprendre. Alors j’ai fait mes premières histoires avec ça, je les ai présentées au rédacteur en chef du journal Pilote à l’époque, qui s’appelait Guy Vidal, un pote à moi. Ce salaud, il m’a dit : « Je ne sais pas quoi en faire de ta bande dessinée… Je ne sais pas, ce thème, là… non ? Ce n’est pas vraiment de la bande dessinée » parce qu’il voyait certainement quelque chose de gênant dedans. Je ne sais pas, il n’a pas voulu m’expliquer pourquoi, il était un peu péteux, je crois. Et, pourtant, c’était quelqu’un qui était très ouvert. On pouvait discuter de tout avec lui, surtout quand il avait un coup dans le nez. Mais là, rien, simplement, il a refusé mon truc. Je ne lui en voulais pas, je comprenais en même temps, parce que je me disais finalement j’étais allé taper trop loin pour le moment. Ce n’était pas le bon moment. Et finalement, j’ai fait le tour d’autres éditeurs, ils ont tous refusé, sauf un, Casterman, qui m’a dit : « Écoute Max, on va tenter le coup, d’accord. » C’était le début du journal (À suivre) chez Casterman. Il y avait quand même du beau linge. Il y avait Hugo Pratt, des gens comme ça qui bossaient dedans, Forest, qui était un grand nom et qui était mon maître dans la bande dessinée. Un jour, ensemble, on a fait Le Roman de renard, très leste, très vert justement. Et là, ils ont passé Colin Maillard. Et avec ça, j’ai eu le grand prix d’Angoulême.

 

PL – Il y a quand même une belle planche où l’on voit le petit garçon qui regarde les femmes et pas de n’importe quelle façon.

 

MC – Je ne peux pas le cacher, ça revient tout le temps.

 

DG – Votre ami n’a pas regretté ?

 

MC – Si. Un jour, j’ai compris qu’il le regrettait parce qu’il m’a dit : « Quand je pense que je te l’ai refusé ! » On n’en a pas parlé plus que ça. Par contre, ça m’avait plombé pour poursuivre dans cette voie-là, c’était des pairs, des copains de la profession. Il y avait des gars qui étaient des figures de proue dans la bande dessinée à l’époque, et qui étaient venus me trouver au festival d’Angoulême et qui m’avaient dit : « Mais Max, qu’est-ce que t’as fait là ? » Et sur ce ton-là, un ton de reproche. « Ce n’est pas de la bande dessinée ça, peut-être, oui, du cinéma ? » mais pas très explicites, ne rentrant pas dans le détail. Je sentais une gêne aussi. J’ai eu ça et je me suis dit : « Merde, si c’est lui qui me dit ça, ce n’est pas rien quand même, il faut que je me pose la question. Ça m’avait un peu déstabilisé à un moment donné et j’ai fini par lâcher ce thème un peu aussi à cause de ça. Et puis il y a toujours quelqu’un pour vous conseiller de passer à autre chose. Des fois, c’est difficile de ne pas écouter quand ça vient de gens que vous estimez. C’est difficile, il faut se botter le cul le matin. Donc, j’ai fini par lâcher et maintenant, tout le monde fait de l’autobiographie. Tout le monde parle de sa fausse couche, et c’est très bien. Mais à l’époque…

 

PL – Donc, vous avez été, vous avez été le pionnier alors ?

 

MC – Un peu, mais le premier, c’est un Espagnol, qui avait fait un album qui s’appelait Paracuellos qui parlait de ses souvenirs de l’institution religieuse en Espagne dans les années 70. C’est le premier qui a fait un bouquin autobiographique, mais il n’en parle pas explicitement, ce n’est pas du Almodóvar. Il a eu la main légère pour présenter la chose. J’avais tellement aimé son bouquin que je m’étais dit qu’il fallait parler de choses comme ça. Donc c’est là que j’ai pensé à cette série sur les premiers émois amoureux dans l’enfance.

 

PL – Vous avez donc fait ça avec la main légère.

 

MC – Je ne sais pas. Pas tout à fait parce que j’ai une amie peintre, excellente peintre, qui m’avait appelé pour m’engueuler : « Mais qu’est-ce que t’as fait là ? Bon, moi, ça me plaît. Mais là, à telle page, cette scène sexuelle, c’est presque de la pornographie », elle me dit. « Mais pourquoi tu as fait ça ? T’aurais très bien pu le suggérer, ne pas le montrer » Et j’ai répondu : « Mais justement, il fallait montrer. »

La plupart des éditeurs laissent entendre que plus rien ne leur ferait peur. Je ne crois pas ça, mais il y a, de plus en plus, surtout du côté des femmes, des livres de bande dessinée, par exemple, il y en a un qui s’appelle Fraise et chocolat, vous voyez ce que ça peut symboliser, qui parle de problèmes sexuels chez les femmes, et de l’appréhension de la sexualité chez la femme, c’est costaud. Il y en a de plus en plus. Simplement, parfois, je trouve que la cible n’est pas tout à fait cernée.

 

DG – C’est un rapport au monde singulier, dès l’enfance, votre rapport au dessin ?

 

MC – Oui, parce que c’est sans calcul à ce moment-là. On ne comprend pas pourquoi mais, en tout cas, on sait qu’on veut faire comme ça. Je terminerais par une petite phrase qui me revient comme ça. Je me souviens qu’il m’arrivait de me rêver comme broyeur de couleurs au Quattrocento. Je me disais : « Qu’est-ce que j’aurais aimé être broyeur de couleurs dans l’atelier de Ghirlandaio !





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