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Interview Katty Langelez-Stevens

Philippe Lacadée – Chère Katty, peux-tu nous dire où et comment tu as travaillé lorsque tu as rencontré tes premiers sujets autistes ?

 

Katty Langelez-Stevens – Alors, tout d’abord, au Courtil, quand j’ai commencé à y travailler, en 1991, il y avait quelques sujets autistes accueillis. Ce n’était pas la majorité, mais c’étaient des cas, en tout cas, deux d’entre eux, dont j’ai un souvenir précis. Les deux étaient mutiques. L’un, le premier auquel je pense, me laisse un souvenir impérissable parce que c'était un autiste heureux. Je dis heureux parce qu’il jouissait de la vie. C’était un jeune homme qui pouvait rester assis dans une flaque d’eau, la moitié de la journée à tapoter avec bonheur. Donc, il est un cas exceptionnel, si je puis dire. Je n’en ai pas rencontré beaucoup d’autres après qui aient ce profil d’autiste heureux. Le deuxième, par contre, était un jeune garçon très agité, qui sans cesse circulait dans le Courtil, qu’il fallait rattraper très souvent, qui donnait des coups de pied avec ses grosses chaussures, que sa maman lui mettait pour bien le protéger ; ce qui, paradoxalement, ne protégeait pas les chevilles des intervenants qui travaillaient avec lui. Ce garçon était un enfant qui avait été adopté, lors de sa première année de vie. Il venait de Pologne et j’avais inventé, avec lui, un atelier piscine en polonais, puisque j’ai la chance de pouvoir parler polonais. Donc, je passais une heure de temps à aller à la piscine, avec lui, tout en lui parlant rien qu’en polonais. Ça n’a pas eu d’effet extraordinaire, seulement l’effet qu’au fond, ça lui plaisait bien et qu’un jour, en récompense, si je puis dire, j’ai reçu un bisou absolument surprenant qui est arrivé comme ça et puis, qui ne s’est jamais plus reproduit, voilà. Ça, c’est ma première rencontre avec l’autisme, au sens de la surprise et de l’impuissance aussi, parce que c’était un bricolage que cet atelier « piscine polonais », mais bricolage de quelqu’un qui n'avait aucune expérience. C’était quand même difficile d’imaginer que ça pourrait produire quelque chose. Mais bon, parfois, la rencontre, on ne peut pas la calculer donc…

Ce qu’il y avait d’extraordinaire au Courtil, c’était cette liberté qui nous était laissée d’inventer et de proposer des ateliers baroques, comme celui-là, en mettant deux termes qui ne sont pas a priori compatibles, la condition était de pouvoir en parler en réunion. Donc, liberté à l’intervention, mais avec la condition de pouvoir élaborer, de pouvoir en parler, rendre compte du travail qu’on était en train de faire. Donc voilà, ça c’est le premier temps.

Le deuxième temps de mon travail avec les autistes est beaucoup plus tardif. Depuis 2015, je travaille dans une institution pour personnes handicapées mentales adultes et, parmi eux, il y a des autistes. Il y en a même de plus en plus parce que la majorité des demandes qui nous arrivent aujourd’hui sont des demandes pour des autistes adultes. Alors, parmi ces personnes que je côtoie aux ateliers du 94, il y en a deux avec qui je travaille particulièrement, en tout cas une, de manière très intensive, une autre, plus ponctuellement, et puis il y en a plusieurs autres que je croise avec qui j’interviens à l’occasion, et qui ne sont pas nécessairement en transfert direct avec moi. Comme c’est une institution, on est dans un travail de pratique à plusieurs.

 

Dominique Grimbert – Oui, comment s’aborde le transfert avec des sujets autistes ? Il s’envisage au un par un, mais y avez-vous rencontré quelques spécificités ?

 

KLS – L’avantage de travailler en institution, c’est que les personnes qui y sont accueillies ont le choix des intervenants avec qui ils vont pouvoir travailler, et ils accrochent en fonction d’un signifiant, d’un style ou d’une rencontre simplement, mais qui prend du temps. Par exemple, la personne dont j’ai déjà plusieurs fois parlé au CERA et à UFORCA, avec qui je travaille intensivement aux ateliers du 94 et que j’ai prénommée Isabelle : les premières années de sa venue au 94, elle n’avait pas de lien particulier ni avec moi ni avec aucun autre intervenant. L’accrochage avec moi s’est fait en trois temps : les temps préalables étaient nécessaires à la possibilité de la rencontre même si c’est après coup qu’on peut les identifier comme tels.

Premièrement, lors du premier entretien d’admission, lorsque nous sommes allés, le directeur et moi, la rencontrer dans l’institution où elle se trouvait et de laquelle notre organisme de tutelle voulait la déplacer pour d’obscures raisons financières et administratives. Et nous, nous sommes allés lui demander son avis à la grande surprise du directeur de l’autre institution, qui trouvait absolument incongru de demander l’avis d’une autiste mutique. Ce qu’elle a vocalisé à cette occasion, qui ne ressemblait pas du tout à des mots connus, nous l’avons interprété comme un oui, en tout cas un accord pour venir essayer l’institution des Ateliers du 94. Nous avons de nouveau sollicité son avis après la période d’essai. Le premier temps, c’est donc de demander son avis à quelqu’un qui est mutique.

Le deuxième, c’est d’avoir entendu une demande. Après un weekend passé en famille, sa maman, le lundi, est venue nous faire savoir que cela avait été très compliqué parce que tout le weekend, elle avait répété à l’envi un mot « Paradisio ». C’est le nom d'un magnifique zoo dans la région.

 

PL - Cela n’est pas sans écho avec ce que dit Lacan lorsqu’il précise du sujet autiste : « On ne peut pas dire qu’il ne parle pas », et dit aussi que « pour lui les mots sont très sérieux » ? [1]

 

KLS - Oui, elle voulait aller au zoo et sa maman était dépitée parce qu’elle ne pouvait pas lui offrir ça. Alors, nous, on a pris ce mot au sérieux mais aussi sa parole. Et je leur ai dit : « Eh bien, nous, on va l’organiser. C’est normal que vous ne puissiez pas le faire pendant les week-ends mais nous, l’institution, allons organiser cela et nous irons avec Isabelle à Paradisio. Pas tout de suite, mais le temps de prévoir ça. » Ce qui a été fait, et même mieux, car nous avons finalement opté pour le choix de faire un abonnement afin qu’Isabelle puisse aller plusieurs fois par année au zoo avec les autres, parce qu’elle est très fascinée par les animaux. Elle peut rester un long moment en admiration devant un panda ou un ours blanc.

Troisième temps, il y a eu le Covid, et le moment où elle n’a pas pu rentrer pendant une année en famille, ce qui, pendant toute cette période, n’a pas posé problème. Mais la difficulté a surgi lorsqu’elle a pu recommencer à aller en famille. À partir de là, l’angoisse est arrivée. Étrangement, cela ne semblait pas lui manquer tant qu'il n’y avait pas de retour possible, mais à partir du moment où cela est redevenu possible, l’idée que ça allait pouvoir de nouveau s’arrêter était angoissante. Donc, les mots que je lui ai dits la première fois pour lui expliquer qu’elle allait pouvoir rentrer en famille, elle vient les répéter depuis lors pour s’assurer de son retour. Donc, elle s’est mise à parler. Ce qui lui arrivait précédemment, c’est de dire quelques mots désignatifs de nourriture, mais à partir de là, elle s’est mise à construire des boucles de mots dans l’échange avec moi. Ainsi, tout ce travail s’est mis en route et maintenant on a quotidiennement plusieurs échanges de plusieurs boucles différentes de mots enchaînés. 

 

PL – C’est intéressant ce que tu dis, parce qu’on entend à travers ça ce qu’avait proposé justement Lacan, en 1975, ce qui pouvait être surprenant. Est-ce qu’on pourrait dire que le sujet autiste s’entend tellement lui-même qu’il en est heureux ? C’est ce que certains nomment « l’autiste dans sa bulle ». Ce que toi tu démontres, au contraire, c’est la nécessité d’être sensible au moment où s’invente, non sans lui, quelque chose, pour lui, prenant en compte ce qui se passe pour lui. C’est ce que tu as fait en inventant pour cet enfant polonais un atelier piscine dans la langue polonaise, pas un atelier pour plusieurs déjà prévu, mais un atelier sur mesure et à sa mesure. Penses-tu que, ça, ça indique bien que, même s’ils ne parlent pas les autistes, il y a « quelque chose à leur dire » ? Mais que ce dire est lié au fait que tu as pris le peu de mots qu’ils avaient, par exemple pour Paradisio, très au sérieux, comme si c’était à partir de là, à la fois, qu’il faut qu’il y ait quelqu’un qui dise oui, tout en ne voulant pas forcément s’occuper de lui au nom d’un idéal de soin programmé. Ainsi, vous vous laissez occuper par lui. Je trouve ça intéressant cette version subtile de l’accrochage. Est-ce que tu serais d’accord pour dire que c’est le sujet qui vient, à la limite, s’occuper de vous ? Cet accrochage, on pourrait dire que c’est ça : vous vous laissez faire docilement au fait qu’il puisse s’occuper de vous. Enfin, c’est assez astucieux comme bascule. Serais-tu d’accord ?

 

KLS – Oui, tout à fait d’accord pour dire que, finalement, c’est plus eux qui s’occupent de nous. En tout cas, une grosse partie de notre travail en institution pour adultes est de ne pas trop s’occuper d’eux, que ce soit les adultes autistes ou les autres, mais c’est ne pas s’occuper d’eux maternellement. Ne pas en rajouter du côté de l’infantilisation, au contraire, vraiment batailler pour ne pas les infantiliser, pour les considérer comme des adultes qui ont des demandes et aussi, dont les sujets de conversation sont à prendre très au sérieux. Chacun ayant son sujet de conversation de manière très différente. Quand j’arrive dans l’institution, chacun vient le matin de manière pressante avec son sujet de conversation, son fil personnel et, je trouve très important d’attraper le fil de la demande de chacun avec sérieux parce que, même si ça peut sembler anecdotique ou banal ou répétitif, c’est important pour cette personne-là. Et donc, que ce soit Isabelle qui vient dire « Bonjour » et s’assurer que « Valise », « demain », « maison » « Chez maman » etc., avec chaque fois un point d’interrogation, et elle attend que je vienne confirmer son dire, ou que ce soit une autre personne, dont j’ai déjà parlé, et que j’ai prénommée Zoé, qui vient demander : « C’est quand marché de Noël ? », « C’est quand retourner à la maison ? », « C’est quand la fête du printemps ? », « c’est quand ? » … Ce qui anime Zoé ce sont toutes les occasions de faire la fête. Et puis, il y a un autre résident qui vient pour dire comment ça s’est passé le weekend en famille, comment c’était compliqué avec sa grand-mère, une autre qui va me dire que c’était compliqué avec son copain, qu’elle s’est de nouveau disputée avec lui… Chacun vient avec ce qui lui importe et, mon travail, il est non seulement d’accueillir les paroles de chacun singulièrement et avec sérieux, mais aussi de faire que l’ensemble de l’équipe prenne ça très au sérieux aussi. Récemment une stagiaire psycho m’a éclairée sur mon style au 94. Elle avait repéré que je partage mon travail clinique avec tous les intervenants, qu’ils ont ainsi tous la responsabilité de la clinique. C’est très juste, me semble-t-il, comme manière de nommer ma manière de faire de la pratique à plusieurs, en répartissant la clinique sur l’ensemble de l’équipe quelle que soit leur formation.

 

PL – Oui, ça me fait penser justement à « donner sa portée à ce qu’ils disent » [2], mais en même temps, on peut voir, et tu le montres très bien, comment donner sa portée à ce qu’ils disent implique le fait que tu peux t’en faire toi-même la porteuse, puisque tu le portes aux autres. Tu le transmets aux autres et, du coup, il y a une sorte d’inscription qui peut se faire parce que, toi, tu as été sensible à ça et tu le portes aux autres. C’est une version de la pratique à plusieurs tout à fait intéressante.

 

KLS – Et puis il y a toute l’importance des réunions cliniques et des supervisions lors desquelles on élabore autour des paroles qui ont été partagées. Je n’entends pas tout puisque que je n’y suis pas tous les jours de la semaine. Et puis, d’ailleurs, je ne suis pas partout et je ne contrôle pas tout. Les intervenants viennent donc aussi rapporter les paroles importantes que les uns et les autres ont dites.

 

PL – Ce que tu disais aussi, c’est intéressant : « Au Courtil, on nous laissait inventer, il y avait une certaine liberté, mais, à condition, dans un temps second, dans un après-coup, qu’on puisse en parler en réunion. Ça, c’est important pour faire saisir un peu ce qui peut se jouer actuellement. À ce moment-là, quelle était la scansion de ce qui se disait en réunion d’équipe par rapport à l’invention de chacun ? Comment cela s’articulait-il ? 

 

KLS – Je me souviens d’un séminaire clinique où Alexandre Stevens avait demandé aux intervenants de venir avec juste une petite séquence. L’idée c’était : « Il y a x avant, il y a une intervention et puis il y a y, expliquez-nous comment ça s’est passé. Qu’est-ce qu’il y avait avant ? [3] Quelle est l’intervention que vous avez posée et pourquoi, par rapport aux conditions d’avant, vous avez décidé de faire ça ? Et qu’est-ce que ça a produit après ? Or, ça peut n’avoir rien produit, ce n’est pas grave. Ça peut même avoir produit un effet négatif, ce n’est pas grave. Mais parlons-en et étudions ces séquences où x, petite boîte noire, et puis y ; et réfléchissons là-dessus. » C’est comme ça que ça se passait au Courtil. Alors ce n’est pas sous cette forme-là que nous faisons actuellement aux Ateliers du 94, mais l’idée, c’est que tous les intervenants ont quelque chose à dire de ce qu’ils font dans leurs ateliers ou dans leurs activités. Il y a des transferts très importants qui se passent avec les uns et les autres. Ils savent qu’ils ont la liberté effectivement d’intervenir. Ils sentent qu’il y a une confiance qui leur est donnée et qu’ils n’ont pas à craindre d’être mal jugés pour une intervention qui n’aurait pas fonctionné, mais qu’on peut en parler, on peut essayer de comprendre ce qui s’est passé. 

 

Dominique Grimbert – Oui, on entend dans ce que vous dites, prendre au sérieux sans faire trop consister l’Autre maternel, peut-être est-ce une façon de transmettre ça aux équipes ? C’est-à-dire qu’on peut prendre au sérieux sans être trop en demande.

 

KLS – Effectivement, ce n’est pas à nous d’être en demande. Mais nous avons à prendre au sérieux la demande des personnes accueillies.

 

DG – Ce qui n’est pas toujours simple à entendre pour des équipes. 

 

KLS – Non effectivement. Nous devons beaucoup travailler pour contrer l’infantilisation qui est toujours la pente glissante avec les personnes handicapées mentales adultes, que l’on a trop eu tendance à considérer comme des enfants. Et nous devons aussi contrer les volontés éducatives qui se poursuivraient, même à l’âge adulte. Il faut rappeler que : « OK, c’est bon, ils sont adultes, nous n’avons plus à les éduquer et nous avons à les considérer comme des personnes, à part entière ». C’est vraiment la base du combat quotidien, qui certes est déjà bien acquis, mais comme c’est toujours prêt à revenir, il faut veiller sans cesse à le rappeler, à redire, et à contrer la férocité de vouloir interdire, punir, sermonner, crier à l’occasion, etc. Toute cette férocité surmoïque doit se limiter du côté des intervenants.

 

PL – Que penses-tu de cet énoncé de Jacques Lacan, très connu : « les autistes s’entendent eux-mêmes. Ils entendent beaucoup de choses. Cela débouche même normalement sur l’hallucination, et l’hallucination a toujours un caractère plus ou moins vocal. Tous les autistes n’entendent pas des voix, mais ils articulent beaucoup de choses, et ce qu’ils articulent, il s’agit justement de voir d’où ils l’ont entendu. » [4] ?

 

KLS – Oui, tu as raison. Revenons à l’énoncé de Lacan : « Les autistes s’entendent eux-mêmes… », parce qu’effectivement, ils ont déjà un surmoi assez féroce comme ça, en fait. S’ils s’entendent eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas séparés de leur objet voix, d’une part, et d’autre part, ils sont habités par des injonctions qu’ils ont entendues et qui peuvent, à l’occasion, être de type hallucinatoire, qui les traversent. Par exemple, quand on les entend énoncer des phrases injonctives, ou bien on peut parfois repérer qu’ils voient quelque chose sur un écran, en face de leurs yeux, que nous ne voyons pas, et qu’ils sont happés par des choses qui sont d’une dimension qui n’est pas la nôtre. Donc, effectivement, ils ne sont, de ce fait, pas séparés ni de l’objet voix, ni de l’objet regard. L’objet voix est peut-être encore plus prégnant que l’objet regard, parce qu’on s’en défend plus difficilement. On peut fermer les yeux, comme dit Lacan, mais on ne peut pas facilement fermer les oreilles. Il faut mettre ses doigts dans les oreilles et on ne tient pas très longtemps, comme le démontre Amélie Nothomb dans Cosmétique de l’ennemi [5]. On ne tient pas très longtemps avec les doigts dans les oreilles, c’est vite une torture. Maintenant, on peut mettre des appareils sur ses oreilles pour se protéger et mettre de la musique mais, c’est un montage qui n’est que très temporaire. Et, de toute façon, ça n’empêche pas complètement l’automatisme mental sous forme de voix.

Donc, effectivement, s’ils ne nous entendent pas, c’est qu'ils s’entendent trop eux-mêmes. Parce que c’est une présence constante, cette voix, pour eux. Et c’est aussi ce qui fait que c’est difficile pour eux d’énoncer des choses, de dire. Car quand on est trop pris par l’objet voix, on ne peut pas supporter d’énoncer simplement des choses, de dire, c’est-à-dire de projeter cet objet a à l’extérieur de soi. L’on sait que les autistes peuvent, à l’occasion, de manière très surprenante, dire un mot, quand ils sont en danger ou quand ils sont très surpris, parce qu’à ce moment-là, ils peuvent céder l’objet voix, mais cela reste une exception. Et donc, il y a tous les autres moments où ce n’est pas possible ou pas facile.

 

PL – « Que vous ayez de la peine à entendre, à donner sa portée à ce qu’ils disent, n’empêche pas que ce sont des personnages finalement plutôt verbeux. » [6]

 

KLS – Néanmoins, « ils sont verbeux », alors là oui absolument. Ils sont verbeux, j’en fais l’expérience quotidiennement avec Zoé qui s’est mise au travail il y a déjà longtemps, ou Isabelle, ou d’autres qui semblent mutiques, mais qui parlent à leur manière, en criant, en bougeant, en regardant. Ils sont verbeux parce qu’ils sont habités par le verbe, et par plein de mots qui les traversent. Autre manière, peut-être, de dire qu’ils sont dans l’Autre, tout en étant persécutés par l’Autre. Donc, qu’il « y a quelque chose à leur dire », mais pas nécessairement avec des mots. Parfois quelque chose à dire, c’est aussi quelque chose de l’ordre de l’acte. 

 

PL – Mais par exemple, est-ce qu’on pourrait dire que, quand tu proposes l’invention à ce sujet polonais, c’est comme une sorte d’acte qui inclut quand même quelque chose à lui dire puisque tu lui dis quelque chose dans la langue polonaise. Mais ce n’est pas forcément quelque chose à lui dire par rapport, à tout prix, à vouloir le faire entrer dans le langage ?

 

KLS – Non, bien sûr. L’idée, c’était que, peut-être, cet enfant qui, à ce moment-là, avait sept ou huit ans avait de vagues souvenirs de sonorités polonaises, qui auraient pu peut-être le toucher. Je voulais tenter, à ce moment-là, l’expérience. Bon, ça n’a pas eu l’air de produire un effet si ce n’est ce bisou surprenant.

 

PL – C’est un effet sujet. Peut-on faire cette hypothèse, en sachant que le sujet est toujours une hypothèse d’ailleurs plutôt de notre côté ? 

 

KLS – Sans doute est-ce un effet sujet. Il surgit au moment où je ne m’y attendais pas, ce n’était pas dans l’atelier mais pendant un repas. Ce n’était pas une habitude chez lui, mais plutôt de l’ordre d’un geste qu’on ne peut qu’interpréter parce qu’évidemment, on ne saura jamais exactement ce qu’il signifie.

 

PL – J’aimerais aborder la question de l’autisme et de la schizophrénie, en suivant ce que disait Lacan en 1975. Quelle est la nature de ce quelque chose qui se gèle chez l’autiste ou chez celui qu’on appelle schizophrène ? Et, d’autre part, Lacan semble, là, faire un lien entre autiste et schizophrène, qu’en penses-tu ? 

 

KLS – Sur l’autisme et la schizophrénie, mon expérience c’est que les sujets autistes que nous recevons en institution, donc les autistes de type Kanner, quand ils sortent de leur repli autistique, qu’ils entrent dans le lien à l’autre avec la parole ou sans la parole, il y a une schizophrénisation qui se met en place.

 

PL – Tout à fait d’accord. 

 

KLS – C’est une constatation que l’on fait, que ce soit avec Zoé ou avec Isabelle, mais avec d’autres encore aussi. On peut dire qu’ils ne sont plus dans l’autisme quand il n’y a plus de repli et plus de recherche d’immuabilité. Néanmoins, il y a toute une série de phénomènes qui sont des phénomènes de corps, la difficulté de faire avec le corps, la difficulté de faire avec la langue qui envahit le corps.

 

PL – Justement, à ce propos, tu verras, dans le petit cas qui sera aussi dans ce numéro du journal Le Pari de la Conversation, c’est une jeune fille que j'ai appelée Aube, qui était dans l’hôpital de jour La Demi-lune, qui est rentrée diagnostiquée autiste et qui, finalement, s’est plutôt orientée à la sortie de son autisme vers des phénomènes schizophréniques.

 

KLS – Oui.

 

PL – Tu as raison de dire que c’est, peut-être, l’ambiance ou l’atmosphère de l’institution qui permet ça.

 

KLS – Oui, alors, sans doute, on ne peut pas généraliser et dire que tous les autistes, quand ils sortent de l’autisme, vont vers la schizophrénie. Il y a des passages, cliniquement je le constate.

 

PL – Oui, je suis tout à fait d’accord. Samedi dernier, tu as présenté un travail à la journée du CERA, peux-tu nous en dire un mot et aussi l’importance du travail du CERA, son orientation et comment a-t-il une action sur le traitement des autistes ?

 

KLS – Le travail que j'ai présenté au CERA portait sur le temps. Il va être publié dans le prochain numéro de La Cause du désir [7], qui sera un numéro consacré au temps justement. Donc, mon travail s’intitule « Le temps des autistes ». Pour donner une indication, le temps a une toute autre valeur dans l’autisme, évidemment du fait que, pour l’autiste, le nœud entre le symbolique, l’imaginaire et le réel n’est pas noué comme pour les névrosés. Bien sûr, il y a du symbolique qui fonctionne. Bien sûr, il y a de l’imaginaire qui fonctionne. Et, surtout, il y a du réel qui est là de manière prégnante. Donc le temps de l’autiste est d’abord singulier mais le symbolique a peu de prise dessus. Et, une constatation à faire, à partir de la clinique, c’est qu’il faut surtout accepter de prendre le temps avec eux, de supporter un long temps où l’on a le sentiment de ne rien faire, ou de ne pas faire grand-chose. Mais c’est tout ce temps préalable, comme avec Isabelle qui, pendant deux ou trois ans, a semblé ne rien faire. En tout cas, elle faisait des choses comme tout le monde, elle a participé à des activités de manière très ritualisée parce qu’elle sortait d’une école Teacch [8], elle avait été « bien éduquée ». Quand elle est arrivée chez nous, elle disait « Bonjour » à tout le monde de la même manière, en donnant la main, et puis en embrassant tous les intervenants, et puis, quand elle a pigé que, chez nous, ce n’était pas une exigence, très vite, elle a arrêté de dire bonjour à tout le monde de cette manière-là. Puis elle a choisi les intervenants qu’elle allait saluer en leur donnant la main sans plus les embrasser. Et donc pas tous. Le Covid a introduit une perturbation puisqu’elle ne pouvait plus donner la main à ceux qu'elle voulait saluer. Elle n’embrassait plus personne. À ce moment-là, plutôt que de donner la main, elle a accroché le regard et, maintenant, elle a développé, et c’est très frappant, une manière de dire bonjour différenciée pour chaque intervenant élu. Donc, il y a un lien particularisé. Moi, elle me donne la main et elle m’embrasse, parce que cela s’est noué comme cela lorsque je suis allée lui rendre visite l’année dernière à l’hôpital, quand elle s’est fracturé le pied. Avec un autre intervenant, elle lui fait un petit check. Avec encore un autre, elle lui fait un petit coup de coude… Donc, à chaque fois, avec chacun, la manière de s’adresser est distinguée, est différenciée, en fonction de l’histoire, du lien qui s’est tissé. Mais, pour que cela soit possible, il faut qu’il y ait le temps de faire de l’histoire et du lien. Il faut prendre le temps. À cette condition, beaucoup de choses sont possibles. J’explique souvent aux stagiaires que, par exemple, Isabelle, nous n’aurions osé imaginer, quand elle est arrivée, avoir pour objectif de la faire parler. Nous n’aurions jamais écrit cela dans un projet éducatif individualisé tel que l’administration l’exige de nous à l’occasion, parce que c’était trop dingue d’imaginer ça. Néanmoins, c’est ce qui est arrivé parce que, justement, on ne le lui a pas demandé. C’est son désir de parler, ce n’est pas le nôtre. Nous la suivons et nous sommes derrière elle, nous ne la précédons pas. C’est en suivant le sujet qu’on peut arriver à obtenir le plus de résultats, pas en lui demandant des résultats. Donc, il faut le temps pour que le transfert puisse se nouer, de même pour l’amitié, comme nous l’enseigne le Petit Prince de Saint-Exupéry.

 

DG – Voici une des spécificités du transfert avec les sujets autistes ?

 

KLS – Oui. Pour répondre à votre question, Dominique, le transfert est particulier chez l’autiste. C’est le double, mais c’est le double réel. Ce n’est pas un double imaginaire. On n’a pas affaire au miroir avec la personne autiste, on n’est pas dans le miroir. On n’est même pas dans le transitivisme, on est au-delà… ailleurs… on n’est pas avec ça en tout cas. Donc il faut plutôt penser le corps avec les éléments topologiques, et pas du tout avec les éléments du miroir. 

Donc on est un double réel. On est un morceau de corps en fait, quand on est accepté à cette place-là. Quand ils nous choisissent, on devient une partie de leur corps. Ce qui donne des choses étranges à l’occasion, ils peuvent prendre notre main pour mettre dans leur bouche. Ils ont vraiment besoin de notre corps. Puis aussi ils parlent sans inversion pronominale. Donc Isabelle me dit souvent : « Ne t’inquiète pas », phrase que j’avais prononcée concernant ses retours en famille. Mais elle ne me dit pas à moi de ne pas m’inquiéter. Elle dit qu’elle s’inquiète en fait quand elle dit « Ne t’inquiète pas ». 

 

DG – Oui, c’est ça.

 

KLS – Il nous faut toujours penser qu’il n’y a pas d’inversion et que nous devons supporter qu’il n’y a pas d’identification hystérique, qu’il n’y a pas de « comme » et que, nous-mêmes, nous ne pouvons pas attendre de recevoir notre message sous forme inversée de la part de la personne autiste avec laquelle nous travaillons. Donc, il est utile d’avoir un certain nombre d’années d’analyse derrière soi pour supporter de ne pas demander à l’autre sa propre réponse dans la rencontre.


PL – Katty, nous te proposons de conclure sur cette parole qui nous fait dire que, véritablement, tu avais quelque chose à nous dire, et que l’on a bien fait de tenter, avec toi, ce beau Pari de la Conversation, encore merci à toi.

 

DG – Merci à vous.

 

 

[1] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n° 95, 2017/1.

[2] Ibid. 

[3] Feuillets du Courtil

[4] Lacan J., op.cit.

[5] Nothomb A., Cosmétique de l’ennemi, Livre de poche, 2003.

[6] Lacan J., op.cit.

[7] « Faut le temps », La Cause du désir, n° 115, Décembre 2023, Navarin Éditeur.

[8] Méthode TEACCh (Treatment and Education of Autistic and related Communication Handicapped Children).

 



 

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