Dominique Grimbert – Bonjour Hugo Lindenberg. Nous vous remercions d’avoir accepté cette interview autour du thème de la fiction. Nous avons lu vos deux romans, Un jour, ce sera vide qui a reçu le Prix Livre Inter 2021 et La Nuit imaginaire, actualité littéraire de cette rentrée, qui est sélectionné pour le Prix Médicis 2023. Il me semble que vos deux romans illustrent admirablement comment pour un enfant, un adolescent ou un adulte, le fictif n’est pas par essence ce qui est trompeur, mais, à proprement parler [1], ce qui permet d’affronter ce à quoi le réel de la vie confronte, et notamment pour votre personnage, l’absence, le vide, le manque, le silence, le secret, le hors-sens, la sexualité… Et nous souhaitions en savoir un peu plus sur votre rapport à l’écriture.
Hugo Lindenberg – Souvent chez moi, ça parle, je n’intellectualise pas du tout mon travail d’écriture. Évidemment, ce ne sont pas des choses qui sont figées. Là, c’est vraiment parti d’une sensation, comme souvent, de nager avec une personne derrière moi, que j’aime, et d’avoir cette sensation : « qu'est-ce qui me prouve qu’il est derrière moi ? » La seule chose qui me prouve qu’il est derrière moi, c’est que je pense qu’il est derrière moi. Et c’est vrai que je suis souvent dans cette idée que notre perception, finalement, est notre seul lien à l’autre. C’est pour ça que j’ai appelé le second roman La Nuit imaginaire. Aussi parce que j’ai l’impression que, de toute façon, ce qu’on appelle la réalité, c’est la rencontre de nos imaginaires. Même si ce n’est jamais que ça.
Le suicide de ma mère m’a projeté vers la fiction. Avec sa mort, c’est que toute la fiction de ma vie jusqu’à mes six ans s’est arrêtée, pour ouvrir une nouvelle fiction. On a déménagé, on ne voyait plus les mêmes gens… C’était comme s’il y avait une nouvelle vie qui débutait. Ça m’a donné cette sensation que nos vies sont aussi des fictions d’une certaine manière. Et puis, il y a une coïncidence entre sa mort et le moment où j’ai appris à écrire. Peut-être à cause de cela, j’ai toujours pensé qu’écrire, c’était une manière de dialogue avec l’absent, mais je dis cela après coup. Une des difficultés dans mon rapport à l’écriture a été, notamment, qu’imitant ma sœur, je voulais tenir un journal intime. Le problème, c’était dire. Comment dit-on ce qu’on n’a pas le droit de dire ou ce qu’on ne veut pas dire ? Donc, tout de suite, l’écriture a été prise dans cette contradiction. Je commençais le journal intime : « Salut, je m’appelle Hugo, j’ai sept ans… » et les choses se compliquaient, j’étais obligé d’arrêter, je recommençais, et j’arrêtais à nouveau. Donc, très vite, je suis parti vers d’autres modes d’écriture, plus poétiques, pour contourner la chose. En même temps, je recherchais ce danger : quand j’étais tracassé par quelque chose, je me sentais poussé vers l’écriture où je me retrouvais confronté à cette impossibilité de dire. Avant la psychanalyse, disons. Et cela d’une certaine manière m’a poussé à ne pas transcrire, mais à écrire.
Le passage du journal à l’écriture de roman s’est fait de manière très progressive et sans que je ne le décide consciemment. Mais j’ai retrouvé un texte de 2012 où je dis : « je n’écrirai pas de roman familial ». Ce qui voulait dire à la fois que j’écrirai un roman, mais qu’il ne sera pas familial. Ce qui m’intéressait à ce moment là, c’était de raconter le secret, ce que c’est que de se construire dans le silence, pas ce qu’il y a dans le silence. Souvent les gens disent « secret de famille », mais en fait Famille contient déjà cette notion de secret, toutes les familles se construisent autour de ces noyaux d’interdits.
D’ailleurs, dans Un jour ce sera vide ou La Nuit imaginaire, les non dits structurent le roman. Le narrateur du premier formule la question « La mort comment » et celui du second cherche à en déployer les fils. Mais croyant trouver une vérité, la cherchant, il se rend bien compte que ce qu’il rencontre c’est quelqu’un, quelqu’un qui a sa propre idée de cette vérité ou qui fait avec ces zones d’ombre. Du coup, petit à petit, ça le décale. C’est Lacan qui parle de de l’énigme du suicide. C’est un événement qu’on ne peut pas approcher. La littérature, c’est une autre manière de ne pas réussir à l’approcher. Mais au moins, c’est un chemin supplémentaire.
Philippe Lacadée – À propos de « la mort comment », vous ne mettez pas de point d’interrogation.
HL – Oui, c’est plus durassien… Comme beaucoup de choses, ce n’est pas réfléchi. Quand je l’ai écrit, ça ne m’a pas semblé que c’était « la mort comment ? » mais que c’était « la mort comment. »
PL – C’est tout à fait ça. C’est pour ça que c’est important de vous entendre parler.
DG – Il y a une équivoque que j’entends, là, que je n’avais pas entendu à la lecture.
PL – Que ça ment ?
DG – Oui, à la fois que ça ment, et un mélange de comment et commun.
HL – Ah oui. Et puis surtout, il y a que ce n’est pas vraiment une question, d’ailleurs. Beaucoup de choses que je fais, je les fais par mégarde. Par exemple, ça m’arrive de me dire : « Ah, il faudrait que je fasse ça, une nuit » et le lendemain je me rends compte que je l’ai déjà écrit mot à mot. Ou bien cette histoire de Hangar. Le lieu, en fait, le vrai lieu, ne s’appelle pas le Hangar. J’ai changé le nom et je voulais un nom industriel parce que le décor homosexuel des années 90, c’était celui hérité des années 70, américain, d’une histoire que je ne connaissais pas, qui n’était pas la mienne. C’était vraiment incongru, en plus d’être homosexuel, il fallait aller dans ces lieux qui correspondaient à une imagerie à laquelle je ne comprenais rien. Pourquoi des hangars avec des treillis ? Si on n’est pas acculturé à ça, on n’en a aucune idée. Et donc je me suis dit : « tiens hangar, c’est comme ça, c’est pas mal ». Et après, en écrivant, il y a cette scène avec Mona, où il lui dit « En gare ? » et elle croit qu’il dit « hangar », mais je n’ai pas fait exprès.
DG – Mais c’est ça. Je la trouve géniale cette équivoque.
HL – Ben moi, je suis trop content, mais c’est l’écriture, ce n’est pas moi.
DG – Ça surgit.
HL – Enfin, ou ça me précède.
PL – Un peu comme une chose incongrue.
HL – Oui.
PL – … qui vous surprend parce que vous l’écrivez ?
HL – Oui, parce que, l’écriture, un autre accès à mon inconscient, tout le travail d’écriture, pour moi, c’est de lever le frein de la censure pour laisser passer, tout en contrôlant. Ce n’est pas comme une séance, je veux dire, ce n’est pas de laisser tout venir, c’est de laisser suffisamment venir pour qu’il y ait quelque chose de l’ordre de l’écriture qui advienne et qui ne soit pas juste de la retranscription de ce qu’on a envie de faire. C’est incroyable, je trouve, il faut guider, mais je me laisse beaucoup aller dans l’écriture.
DG – J’ai entendu tout à l’heure que vous disiez « avant la psychanalyse ». Quel est votre rapport à la psychanalyse ? Vous l’avez rencontrée quand ?
HL – Je suis né dans un monde où la psychanalyse était une interlocutrice majeure, qu’on y adhère ou pas, et mon histoire prend racine dans les lieux qui l’ont vue naître. Mais comme tout le monde, je pense, j’ai attendu de ne plus avoir d’issue pour passer sur le divan.
PL – Mais votre mère avait un rapport avec la psychanalyse ? Parce qu’à un moment donné vous parlez du Quatrième Groupe.
HL – C’est de la fiction, un hommage au Quatrième Groupe.
DG – Dans les deux romans, le rapport à la fiction ne semble pas être le même pour le narrateur. Dans le premier livre et dans le second, la fiction n’a la même fonction pour lui, ce qui me semble intéressant, dans son parcours. À la fin, il nous laisse un peu sur notre faim, on a envie de lire le troisième…
HL – Il arrive, il arrive.
DG – Parce qu’il semble s’être engagé dans une voie, et l’on pourrait faire un parallèle avec l’expérience analytique, c’est-à-dire qu’à la fin il aperçoit un « chacun ses petites fictions ». Comme s’il y avait une chute après tout ce qui s’historise, un moment où ça prend vraiment valeur de fiction, comme : « tiens, je me suis raconté les choses comme ça, mais finalement j’aurais pu même peut-être me les raconter autrement », quand La vérité avec un L majuscule chute.
HL – Oui, oui.
DG – Une certaine désidéalisation, et un peu plus de vie.
HL – Oui, et pour moi, c’est important aussi l’articulation avec l’Histoire, c’est-à-dire qu’on se raconte une fiction, mais qui doit s’imbriquer dans la grande Histoire de manière cohérente pour que ça fonctionne. Quand j’écris, je ne pense pas à la psychanalyse, je pense plus aux tropismes de Nathalie Sarraute, ou à des micro-mouvements. Ce qui m’intéressait dans le premier roman c’était le baptême, c’est-à-dire comment on rentre dans la communauté des vivants. Pour le second j’avais vraiment à l’esprit Les Faux-monnayeurs d’André Gide, ce moment où l’on quitte l’adolescence pour l’âge adulte, et où l’on doit d’une certaine manière décider l’adulte qu’on devient. J’étais très intéressé par ces jeux, par exemple les moments où le narrateur découvre qu’il peut faire de la peine à ses amis. Ça lui fait plaisir paradoxalement, parce que faire de la peine à quelqu’un c’est exister à ses yeux. Et puis je voulais raconter la nuit comme un territoire. Je trouve qu’on raconte toujours mal la nuit, on dit : « La nuit, c’est la fête » ou « La nuit, c’est la débauche » mais on ne parle jamais de la nuit comme refuge, comme un moment où le temps s’écoule différemment. J’ai situé l’action à une époque où il n’y a pas encore les réseaux sociaux, les smartphones, pour garder intact ce hors-temps de la nuit. Et l’idée que, lui, il a fait ce micro-trajet effectivement entre « je n’ai pas pensé la mort de ma mère » à « j’ai compris qu’il fallait refaire circuler l’histoire ».
DG – Oui, se réapproprier quelque chose de son histoire.
HL – Oui, mais bon, à la fin, il dit quand même : « Je m’en fous » quand il va voir ce type qui est dans la Tour Montparnasse. La Tour Montparnasse, c’est un peu ma mère. Il regarde par la fenêtre et il dit : « J’en n'ai plus rien à foutre, moi non plus ». Quelque chose se dégage, il a essayé de faire le chemin. Il s’est libéré de quelque chose.
DG – À ce moment-là, il mesure qu’il ne saura pas ?
HL – Oui, voilà. Mais il a rencontré ses amis. Sans doute qu’il y reviendra.
PL – Il y a quelque chose qui me paraît très important. Vous insistez beaucoup sur la question du regard et il y a cette fameuse rencontre avec la mère de Baptiste quand elle dit : « Voilà un jeune homme qui a l’air bien malicieux ». On a l’impression, d’ailleurs vous le dites, que c’est quelque chose qui a un peu fait bascule parce qu’à partir de ce moment-là, il a senti qu’il avait une importance, une certaine valeur pour quelqu’un.
HL – Oui, tout à fait.
PL – C’est très important. Ça fait penser à Flaubert, et à aussi à Rimbaud quand il dit que l’amour c’est le signe qu’on change de raison, c’est-à-dire qu’on passe d’un discours à un autre. Et c’est à partir de ce moment que votre héros se découvre comme un jeune homme.
HL – Oui, et puis il est pris dans le discours de l’Autre tout à coup. J’ai adoré écrire le personnage de la mère de Baptiste que j’ai imaginé comme Delphine Seyrig dans Baisers volés, cette apparition.
PL – Et vous dites que la vérité apparaît sur la plage, à un moment donné.
HL – Oui, parce que la plage, c’est le lieu de l’exposition. Mais déjà, il y a son ami Baptiste qui l’amène vers quelque chose. Mais le fait que cette femme, elle, le voit, le regarde pour ce qu’il est, qu’elle prenne la peine de lui dire « Ça ne va pas comment tu es. Il faut que tu changes », c’est qu’elle le regarde vraiment, lui qui souffre de ne pas être regardé dans sa famille parce que chacun est pris dans ses propres impasses.
PL – C’est ça, voilà.
HL – Oui, pour moi, c’est très important. Comme cette scène, je ne sais pas si vous vous souvenez, quand il va à une bar-mitzvah, ou alors la scène où il accompagne Baptiste à l’église et qu’il le voit prier. Il est frappé par la manière dont les autres enfants existent au sein de la communauté. Je ne suis pas croyant, mais c’est le fait que, tout d’un coup, une communauté, adultes et enfants confondus vous regarde exister. D’ailleurs, cette année, je vais pratiquer le psychodrame en tant que stagiaire dans un CMP, dans le cadre de mes études de psychologue clinicien, et je suis vraiment fasciné et heureux à l’idée qu’on soit plusieurs thérapeutes pour une seule personne.
DG – À l’idée d’offrir une place ?
HL – Oui, exactement. Et c’est souvent de ça d’ailleurs dont souffrent les gens, de ne pas être regardés, entendus. Le fait que la mère de Baptiste regarde le jeune narrateur, oui, c’est important. Je suis très content que vous l’ayez noté.
PL – Oui, parce que, quand même, l’essentiel est « tout ce qui échappe à mon regard est fiction ». Ça, c’est quand même génial !
HL – Oui, d’ailleurs, j’écris sans doute aussi pour ça. J’écris pour être lu, ou disons vu. Mais le drame c’est que cette rencontre est toujours ratée, parce que le moment de l’écriture, comme le moment de la lecture, sont différés. C’est une rencontre impossible, d’imaginaire à imaginaire. C’est le livre qui est rencontré, au mieux, mais pas moi.
PL – C’est pour ça qu’on est là. On est venus de très loin, on a pris le train, on arrive en retard…
HL – C’est une belle expérience. Dans la vie, moi je ne parle pas beaucoup de ces choses là. De cette singularité.
PL – Ah bon ?
HL – Non, en tous cas pas directement. Et le livre, c’est vraiment une occasion de dire les choses comme je les perçois. Je serais incapable de dire les choses comme je les perçois dans la réalité. Là, c’est un espace qui est de moi. Une adresse.
PL – Oui, on est en position d’accusé de réception.
HL – Oui, ce n’est pas évident. Une fois de plus on s’adresse à quelqu’un qui n’est pas là quand on écrit.
DG – Au lieu de la parole.
HL – Et, du coup, il y a un raté, toujours, parce que quand on a lu un livre, on n’appelle pas l’auteur.
DG – Quoique…
PL – À qui écriviez-vous quand vous écriviez à quelqu’un qui n’était pas là ?
HL – Je ne sais pas, c’est pour ça que j’ai mis cette phrase de Guibert au début qui dit : « Les autres sont adorables avec moi, mais moi je suis ailleurs, je suis avec l’absent. » Et ça, c’est très beau. Sauf qu’après il dit : « mais s’il était là, je serais sans doute nulle part ». Je ne pense pas avoir jamais directement écrit à ma mère, ou pour elle. J’écris à l’absence. À l’Autre.
DG – À faire exister l’Autre. En fait, dans le premier roman, le petit garçon essaierait de faire exister l’Autre, l’Autre, le lieu de parole, et ça se fabrique l’Autre et c’est nécessaire pour se construire. Il a besoin qu’il existe, et il le fait exister. Puis, dans le deuxième roman, son expérience le mène à dire que l’Autre n’existe pas, que c’est une fiction.
HL – Il s’intéresse quand même aux autres. Il y a des personnages de fiction, Antoine Doinel par exemple ou d’autres, qui existent aussi fort en moi que des personnes réelles. Mais la différence, c’est que les autres de fiction ne me posent jamais de problèmes, ils ne viennent jamais me bousculer comme les autres de la réalité.
PL – Oui, vous savez ce qu’il disait Proust ? « La vraie vie, c’est la littérature ». Parce que le problème avec vous, c’est que pour moi, Baptiste, il existe.
HL – Pour moi, qu’il existe pour de vrai dans le roman, ou qu’il soit le fruit de l’imagination du narrateur ne change rien.
PL – Votre roman m’a fait penser au film qui se passe sur une plage, Rencontre au bord du lac ?...
HL – Ah, mais c’est un film magnifique ! L'Inconnu du lac. C’est une leçon de cinéma ce film. Il y a cette scène du lac où se jouent toutes les rencontres. Où l’on s’expose, se cherche, se cache.
PL – Vous savez, quand je disais à ma fille : « Tu sais, l’Autre n’existe pas », elle me donnait une gifle.
HL – Mon narrateur joue avec la possibilité de l’autre comme fiction, mais au fond, il ne cesse de s’y cogner. Il scrute en permanence pour essayer de comprendre. Il est dans un regard quand même très fort.
PL – Il y a, oui, cette prégnance du regard, et on s’aperçoit, ne le prenez pas mal, que vous avez d’ailleurs un très beau regard, très intrusif. Ça vous vient d’où cette question du regard ?
HL – Ben, je pense à un trouble neurologique ! Enfin, je veux dire, je n’ai pas d’explication.
PL – Il y a des gens dont on sait qu’ils ont un regard.
DG – Mais est-ce que le secret n’a pas développé le regard du fait que ça ne puisse pas passer par la parole ?
HL – Oui, mais j’ai l’impression que c’est même déjà antérieur. Ma timidité me force beaucoup à être dans une position de spectateur, enfin ma timidité... Je suis plus volontiers spectateur qu’acteur.
PL – Voilà.
HL – Ma colonne vertébrale, moi, c’est la salle de cinéma parce que je suis dégagé du pulsionnel dans le regard, en tout cas, il y a une mise à distance du pulsionnel. Je vois que tout est supportable au cinéma, parce ce qu’il y a une distance. Dans la vie, c’est beaucoup plus compliqué, c’est plus compliqué d’être acteur.
DG –Lacan dit « corps parlant ». J’ai l'impression que vous illustrez le passage de l’isolement à la solitude, l’isolement où on est Un tout seul et la solitude, où on est Un entre autres. Il y a ce mouvement-là.
HL – Ah oui, je n’y avais pas pensé, je vais y réfléchir.
Par rapport à la fiction, pour moi il y avait une chose importante dans La Nuit imaginaire, c’est la difficulté du présent. D’ailleurs, j’ai remarqué après coup que le livre s’ouvre et se ferme sur une scène de nature : les feuilles qui tombent, puis les goélands. Je me suis demandé pourquoi. En fait, c’est parce que ce sont des scènes auxquelles j’ai assisté et je crois que j’étais content de les avoir vues. Ça m’arrive. Quand je suis tellement content d’attraper un moment de présent, qu’il faut que je le mette dans un livre, parce que je n’en reviens pas moi-même d’avoir attrapé une portion de présent. Le passé, je sais comment m’y rendre, par l’écriture, les photos, les souvenirs, c’est une fiction, mais on y a accès. Le futur, c’est encore plus une fiction, et on y a accès. Mais le problème des gens, et de moi, c’est quand même d’attraper le présent. On fait tout pour s’en distraire en détourner les yeux. L'écriture est un moyen de redonner sa chance au présent. On se dit : « tiens, on va repasser sur ce qu’on a vécu, histoire de voir si… » C’est un peu la problématique du personnage dans le livre. Il essaie d’attraper en permanence le présent.
Quand j’essaie de réfléchir au moment où j’arrive à être dans mon présent, moments que, moi, j’appelle les moments océaniques, ce sont souvent des moments d’attente, les moments de voyage, de déambulation. Dès qu’on est en interaction, dès qu’il a de la pulsion, enfin ce que moi j’appelle la pulsion, je ne sais pas si c’est la même chose que vous, c’est-à-dire dès qu’il y a de l’autre, le présent est trop compliqué. D’ailleurs, c’est pour ça que j’aime la situation clinique, c’est que c’est du présent mais j’ai l’illusion de la théorie, l’illusion d’une position particulière, qui fait que j’arrive à le supporter parce que je suis justement censé être celui qui supporte ce moment de présent.
PL – Dans votre livre, deux fois vous parlez de sentiment océanique. Est-ce que ça fait référence au sentiment océanique dont parlait Romain Rolland ? Vous savez, le sentiment océanique, pour lui et Stefan Zweig, c’est quelque chose qui ne peut pas s’inscrire dans le temps du plaisir mais au-delà.
HL – Oui, c’est ça. Oui, c’est ma libre interprétation de tout ça.
PL – Une présence, mais qui renvoie à un au-delà, comme quand on voit par exemple l’océan, on a l’impression que c’est une immensité dans laquelle, presque, on disparaît… Et, vous avez l’air de dire qu’il y a une sorte de fiction qui peut se fixer, donc fixion avec un x, par le biais de l’écriture, qu’est-ce que vous pensez de ça, cher auteur ?
HL – Je vois vraiment ce que je dis comme des propositions. Ce qui est compliqué, c’est que j’invente, c’est-à-dire que, pour moi, ce qui compte dans la vérité de ce que j’écris, s’il y a une vérité, elle serait dans l’intention. Mais, si je fais exprès d’inventer, tout est faux, c’est-à-dire que tout est fiction, je ne raconte pas des choses qui sont arrivées de cette manière là. Par contre, ce qui est vrai, ce qui me touche, c’est quand les gens me disent : « J’ai ressenti mes vingt ans », « Je me suis souvenu de mon enfance », ça c’est vrai et ce ne sont pas des fictions.
PL – C’est vrai, dans le sens que ça, c’est fixé.
HL – Oui.
DG – D’ailleurs, dans La Nuit imaginaire, il aurait presque pu être un peu plus jeune le narrateur ?
HL – Ah oui.
DG – Mais en même temps, vous avez un peu répondu à ma question en disant : « je n’étais pas très bien à vingt ans ».
HL – Disons que j’avais vingt ans. Le personnage de La Nuit imaginaire par exemple, on le suit principalement dans ses moments de doute, d’errance. Mais on voit bien à d’autres moment, avec ses amis, qu’il est cabotin, drôle. Il n’est pas figé dans un état. En relisant des extraits du journal de mes vingt ans, j’ai retrouvé ça, cette amplitude des rapports au monde.
PL – Sans indiscrétion, vous avez quel âge ?
HL – Quarante-cinq ans, bientôt.
PL – Vous ne les faites pas. Et vous écrivez tous les jours depuis ?
HL – Pas tous les jours, mais souvent. Et les périodes où je n’écris pas sont plus rares que les autres.
PL – Parce que, pour vous, c’est nécessaire ?
HL – Je n’y ai jamais réfléchi, je ne suis pas obligé mais c’est ce que je fais.
DG – Ça vous accompagne depuis. En fait, écrire c’est partir à la découverte de vous-même ?
HL – Non, parce que je n’ai pas l’impression d’être un inconnu pour moi-même.
PdC – Merci Hugo Lindenberg.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Éditions du Seuil, 1986, p. 22.
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