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Interview de Guy Briole

Philippe Lacadée – Dans le contexte actuel de guerre, le concept de traumatisme pour l’enfant se trouve prendre le devant de la scène du monde, au risque d’une certaine banalisation, articulée à la banalisation de la violence et d’un effacement des singularités comme la collectivisation peut le produire. Eu égard à ta grande expérience des traumatisés de guerre, qu’en penses-tu ?

 

Guy Briole – Les enfants ont toujours été dans toutes les guerres. Moins visibles, moins au premier plan comme c’est aujourd’hui.

Le destin des enfants fut le plus souvent à la charge exclusive des mères et ils sont pris aussi, comme elles, dans les turbulences des caprices morbides de l’Autre guerrier.

La vie de l’enfant avant tout, c’est ce que des femmes ont pu, dans des conditions extrêmes où leur sort est scellé par les circonstances – convois d’Arméniennes, déportation de la Shoah –, décider de séparer leur irrémédiable destin de celui de leur enfant. Nous avons des témoignages de ces jeunes mères arméniennes prises dans ces « convois » de la déportation et de l’extermination où ce qui vous menace – être humiliée, donnée, vendue, maltraitée, éventrée, exécutée – se fait intime à un monde qui vous entoure, vous insère, et qui n’est plus qu’abjection. Comment transmettre l’arbitraire d’un égorgement, d’une exécution, le drame de ces mères auxquelles on arrache leurs enfants, d’autres qui les « offrent » pour qu’ils vivent quand, elles, rejoignent ensuite la file interminable des morts-vivants ? [1] Nous disposons aussi d’innombrables témoignages de mères juives qui confièrent leurs enfants à des familles, à des institutions, une qui se fit interner en psychiatrie afin que ses enfants soient placés à l’Assistance publique, d’autres qui supplièrent dans l’urgence d’une rafle qu’un passant parte avec l’enfant, d’autres laissés enfermés dans un appartement, espérant qu’on les sauve. La liste est infinie de tout ce qu’ont pu inventer ces mères pour sauver leur enfant en se séparant de lui.

Dans une époque plus récente, les années 80-90, un intérêt plus grand fut apporté aux enfants des guerres pour affirmer que les enfants en étaient marqués, aussi pour savoir comment les aider. Je retiendrai pour leur originalité le travail de trois psychiatres libanais, les docteurs Baddoura, Ghossein et Hantouch [2]. Au Liban, comme en d’autres endroits du monde en guerre, on note une « acceptation du fait existentiel de la guerre comme faisant partie de l'expérience culturelle ». Cependant ils récusent que la « guerre puisse être positive pour certains » et ajoutent que, si elle est génératrice de troubles psychologiques, leur apparition en serait différée. Ils remarquent que leurs dessins, leurs jeux sont orientés vers la guerre et que ceux-ci se poursuivent à l'arrêt des hostilités. Par exemple qu’ils scénarisent des jeux où ils reproduisent les moments les plus violents de la guerre. C’est toujours à recommencer, comme s’ils manquaient chaque fois ce qui pourrait faire limite.

À notre époque la prévalence dans les guerres des images, de leur manipulation, fait que ça nous regarde toujours plus ! Mais, l’on ne voit plus ce que l’on regarde. Il faut l’Un d’une photo, celle d’un enfant mort balloté par les vagues sur une plage, pour faire présent le millier de migrants que la mer Méditerranée engloutit annuellement et pour décompléter l’ensemble de la masse des migrants rejetés a priori. Ce Un, qui perce l’écran compact du rejet, les humanise tous mais pour quelques instants seulement.

Plus que jamais, les enfants – les adolescents aussi – sont devenus, dans ces derniers conflits dans le monde, l'unité de mesure de l'indice des atrocités.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’enfant « objet de communication » marqué du plus abject des cynismes quand on fait de l'innocence un élément au service de la haine que les hommes se portent, de toujours.

 

Philippe Lacadée – Pour le psychanalyste, les effets de l’événement traumatique sont envisagés dans une causalité́ qui n’est pas linéaire mais spécifique à chacun. « Un événement traumatique concerne toujours un sujet. Il comporte à la fois une part de réel qui relève de l’accident, l’indicible de la rencontre, et une part de subjectivité dans laquelle le sujet est engagé. » [3] Est-ce cela que Lacan désignait comme la part de prévisible dans le contingent ?

 

Guy Briole – Ce qui va faire d’un événement un événement traumatique, ne se comprend pas dans sa dimension calculable mais, dans la singularité qu'il a pour un sujet, à un moment donné de son histoire. Le traumatique se situe, pour un sujet, à l'intersection de la diachronie des événements et de ce qui surgit dans la synchronie.

C’est l'accident qui, dans l'événement, est traumatique. L'accident est ici à entendre dans le sens qui a prévalu depuis Aristote jusqu'à la fin du XIIe siècle, celui de « hasard malheureux ». C'est la mauvaise rencontre, la tuché [4].

L'accident, tout comme l'événement, c'est ce qui arrive, mais de manière contingente : il aurait pu aussi bien ne pas se produire. La contingence s'oppose à la nécessité qui fait que l'accident est avant tout coïncidence, et ne répond ni à des lois générales, ni à des facteurs de constance.

L'accident est unique. Cela ne veut pas dire qu’il ne se produit qu’une fois. Il est unique en ce sens qu’il est Un pour un sujet : un événement et pas un autre. Il est pour un sujet et non pour tous, parmi tous ceux qui traversent la même expérience. Il prend alors, pour celui qui s'en trouve traumatisé, une dimension d'ineffable, d'incommensurable, d'irréductible.

Un événement, un événement humain, c'est ce qui se passera ou non demain. Cela relève de la contingence, d'un futur qui peut advenir. Que l'on puisse poser qu'il y ait une part prévisible dans le contingent peut surprendre. Pourtant les événements humains sont d'autant plus prévisibles qu'ils relèvent de la répétition. C’est un phénomène de structure, dit Lacan [5].

Cependant, pour une autre part le contingent, c'est l'incalculable : c'est ce qui fait rencontre. C’est ce qui me conduit à dire que, la tuché comme rencontre avec le réel, c'est du côté où l'on doit maintenir le contingent comme l'incalculable dans les effets que produit l'accident sur un sujet.

Ajoutons que si l'événement traumatique est nécessaire à produire ses effets pour quelqu'un, il n'est pas suffisant. Ce n'est pas la massivité de l'événement, dans la référence à une quantification, qui le fait traumatique. C'est bien plus la spécificité qu'il prend pour celui qu'il concerne.

 

Philippe Lacadée – Ce qui, depuis l’enfance, a fait la trame du quotidien et ce qui a pu faire trace comme événement heureux ou malheureux pour un sujet, traversé avec plus ou moins de peines et de cicatrices indélébiles ou refermées, parfois prêtes à se rouvrir, n’est-ce pas ce que Freud nomma, pour le cas Emma, la théorie de l’après-coup en précisant les deux temps nécessaires à la constitution d’un symptôme ? Qu’en est-il de nos jours ?

 

Guy Briole – Rien de changé, si l’on s’attache à écouter précisément ce que nous dit le sujet, si on l’aide sur le chemin du bien dire sans le forcer à « tout dire et tout de suite ». Écouter suppose d’être disponible à la singularité et de ne pas y faire obstacle par une interprétation a priori de ce que devrait vivre ou penser le sujet.

Mais, dans votre question on s’est déplacés du trauma effraction [Au-delà du principe de plaisir avec l’effraction du pare excitation ou « traversée sauvage du fantasme » dans la perspective lacanienne], vers le trauma freudien au sens de sa première théorie sexuelle.

Par ailleurs, ou premièrement, le trauma est toujours d’après-coup relativement à la conception même de Lacan de la constitution du sujet, et il se révèle dans l’effraction qui produit cette traversée sauvage du fantasme et qui est ce « quelque chose dont l'incidence originelle fut marquée comme traumatisme » [6]. Un réel constitutif de sujet lui-même et recouvert par le fantasme qui nous donne à percevoir des morceaux choisis de la réalité.

Quand se traverse ce fantasme lors de cette rencontre traumatique avec le réel, cela laisse le sujet aux prises avec un réel désarrimé du fantasme qui ne le contient plus. C’est le sens du trauma que l’on dit être rencontre avec la mort, ce réel, ce vide même, situé au cœur du sujet.

 

Philippe Lacadée – La tendance actuelle serait de dégager très vite le sujet de sa prise dans les effets traumatiques en lui proposant des solutions à des questions qu’en fait on ne veut pas, ou ne peut pas, entendre.

 

Dominique Grimbert – Il y a d’ailleurs deux conceptions du traumatisme, selon que l’accent est mis, comme par exemple dans les cellules d’écoute post-traumatique, sur l’événement traumatique, ses caractéristiques et ses effets indifférenciés, sur le Tous du collectif, ou sur le sujet, et c’est alors la dimension de rencontre au un par un, qui est privilégiée, ce que défend la psychanalyse. Ces points de vue théoriques divergents impliquent forcément des pratiques distinctes.

Philippe Lacadée – Alors que la psychiatrie considère qu’il faut faire parler afin d’abréagir le traumatisme, ce que tu as appelé « faire taire le sujet en l’invitant à parler », sur quoi la psychanalyse met-elle l’accent ? Et qu’en est-il aujourd’hui où nous vivons une sorte de discrédit de la parole et une évacuation de la dimension du transfert ?

 

Guy Briole – Cela pourrait apparaître chez moi comme un goût pour la répétition mais, il faut bien dire que cette question de l'abréaction est le véritable poison, ce serpent de mer de l’abord du traumatisme. Au fond, celui qui n'a pas eu de formation psychanalytique rejoint le bon sens collectif qui dit en chœur : « si tu en parles tout de suite, si tu dis tout maintenant, si tu vides ce qui en toi te fait souffrir, après ce traumatisme tu en seras libéré ! » C'est l'erreur fondamentale liée à la conception de ce qui s'est passé dans cette rencontre malheureuse. Le trou que produit cette rencontre, ce troumatisme comme l'a si bien nommé Lacan, ce trou reste béant de ne pouvoir y placer aucun mot.

Il importe de redire combien cette invitation, plutôt cette intimation à parler, est la violence par excellence que peut exercer – à son insu, ou délibérément – celui qui, psychiatre, psychologue, psychanalyste aussi parfois, soutient ce mode de relation à l'autre. Cette manière de vouloir être l’interlocuteur de l'autre traumatisé montre l'obtusion de celui qui veut à toute force reléguer la psychanalyse, la réduire à une vieille chose désuète. D'une certaine manière, c'est la haine de la psychanalyse qui est déplacée sur le sujet traumatisé qui se trouve encore plus sans mot. Eux, c’est l’urgence de la résolution, là où il est supposé le temps long de la psychanalyse. C’est une autre manière de disqualifier les psychanalystes qui savent aussi écouter dans l’urgence celui qui ne peut pas parler. « Ah, ça c’est bien, du charabia des lacaniens ! » Eh bien non ! Nous soutenons, avec Lacan, qu’il y a une manière de « faire la paire » dans l’urgence de ces moments de détresse. L’urgence, ne disqualifie pas l’analyste comme interlocuteur, il le met au pied de l’acte, comme on dirait au pied du mur, de faire en sorte de « faire la paire »[7] avec lui ; en rétablissant un lien de parole, là où dans l’urgence le sujet se trouve rejeté hors du champ de l’Autre dont il ne peut se soutenir.

 

Philippe Lacadée – Longtemps méconnue et cantonnée derrière les hauts murs des hôpitaux militaires, la pathologie traumatique était laissée aux psychiatres des armées. Il leur était fait délégation d’être les destinataires de la honte supposée des soldats. Aujourd’hui, tous s’affairent autour du traumatisme, ne réapparait-il pas comme effet de la modernité́ et de ses avatars ?

 

Guy Briole – Je l’ai déjà dit : aujourd’hui, la victimologie est devenue une science ! La victimisation, c’est ce qu’induisent nos sociétés. On pourrait s’interroger de ce que font ces sociétés de leurs déportés, de leurs combattants, de ceux qui ont été otages ou victimes d’attentats. Le maître-mot dans la modernité, c’est la réparation. Or, quelque chose qui a été réparé reste marqué d’une cicatrice, d’une trace indélébile.

Les égards sont à la mesure de la méfiance qu’inspirent ces hommes pour lesquels quelque chose de l’humain a été touché. Ne le dit-on pas suffisamment : « Ils n’avaient plus rien d’humain », « Ce qu’ils ont vécu est inhumain ». À l’insu de tous, ils sont suspects, mais cette suspicion est frappée d’une impossibilité à être dite, y compris par les sujets eux-mêmes qui pourtant la vivent avec l’acuité d’une douleur indicible.

Ces hauts murs de l’hôpital militaire, c’est une référence à ma pratique débutée en 1975, année où j’ai rencontré Lacan et débuté mon analyse avec lui. À l’Hôpital du Val de Grâce – qui en ce temps était cerné de hauts murs – j’ai rencontré, pendant des années, de très nombreux déportés, principalement des Juifs ayant survécu à l’Holocauste qui venaient à l’hôpital militaire car la honte qu’ils avaient à être exclus parmi les leurs faisait que c’était là, derrière les murs de l’hôpital militaire, pensaient-ils, qu’ils pouvaient venir parler de cela. C’était pour eux le seul endroit où ils pouvaient venir en parler car ils pensaient que, militaires, nous aurions pu traverser des expériences similaires.

Cette suspicion silencieuse, c’est ce qui fait le sujet exclu de sa propre patrie, exclu des siens, exclu des hommes. C’est ce qui fait de lui un étranger marqué de cette rencontre avec le réel et ce qui le rejette dans la honte d’exister. La honte d’exister, elle ne lui vient pas de ce qu’il a traversé mais bien du regard que l’on porte sur ce qu’il a traversé et sur ce qu’il est, lui, aujourd’hui. Ce n’est pas du tout la culpabilité du survivant car la culpabilité, elle, se rattache à ce que chacun aurait pu faire et qu’on pourrait lui reprocher. Il est vrai que, dans ces circonstances-là, eux aussi ont des choses qu’ils ont faites et qu’ils pourraient se reprocher. N’empêche que c’est effectivement très différent de ce qui a marqué le traumatisme. Les sujets exclus sont des sujets honteux.

 

Dominique Grimbert – Contrairement à ce que pensent et écrivent encore beaucoup d’auteurs, Freud n’a pas rejeté sa théorie du trauma quand il lui a substitué celle du fantasme.

 

Philippe Lacadée – S’il abandonne sa neurotica au profit du fantasme, pour lui, le fantasme protège et fait écran à un danger interne pulsionnel tout autant qu’à un danger externe. Peux-tu nous préciser la fonction de ce fantasme ? Et comment le faire entendre sans penser que le sujet mente ? Est-ce une fixion venant fixer le réel en jeu ?

 

Guy Briole – Relativement au traumatisme nous différencierons, dans les effets de la rencontre traumatique, la déstabilisation du fantasme et la « traversée sauvage du fantasme » que réalise l’effraction traumatique [8].

C’est ainsi que la rencontre traumatique avec la narration, par le « capitaine cruel », du supplice par les rats, ne provoque pas une effraction, mais une mobilisation du fantasme comme des identifications et déclenche la grande crise obsessionnelle de l’homme aux rats. Dans cette rencontre se révèle aussi à lui « l’horreur d’une jouissance par lui-même ignorée [9] ».

 

Philippe Lacadée – En quoi l’insulte et le harcèlement qui surgissent dans les scènes de notre vie quotidienne (école, politique, médias) témoignent-ils, à ton avis, de la volonté de destruction affichée de l’un par rapport à l’autre, au nom de la race par exemple, ou de la différence dont l’autre est porteur. Insultes répétées et harcèlement sont-ils des effractions à mettre sur le même plan qu’un traumatisme ? Peut-on dire que cette banalisation de la violence, à l’encontre des progrès de la civilisation, fait l’homme encore plus vulnérable aux assauts répétés de la violence quotidienne ? Et, par appauvrissement de la clinique de la pathologie traumatique, le concept de traumatisme se trouve-t-il lui aussi banalisé ?

 

Guy Briole – Je ne peux ici que redire ce que j’appelle « Le mirage des real-life events » : il importe de ne pas tout mettre sur le même plan : tout ce qui est de l’ordre d’une rencontre entre deux personnes n’est pas à postuler dans un registre d’équivalence. En effet, qualifier par exemple les atrocités commise le 7 octobre 23 et l’insulte où une violence commune du même mot participe de cette banalisation du traumatisme par un affadissement de la valeur attribuée à la parole, au sens profond des mots.

Pour autant, je ne pense pas non plus à une hiérarchisation, un real-life event à l’envers. Ce dont il s’agit quand on parle du traumatisme prend son sens de la situation où il se produit et de la manière singulière qu’a eu chacun de le vivre.

Éviter absolument ce « plan unique du discours où tout s’équivaudrait ».

Je le souligne à nouveau : « La représentation du traumatisme – telle que chacun peut se l’imaginer, voire tenter de la quantifier scientifiquement – de la rencontre avec un bourreau, avec des hommes incontrôlés, avec les éléments d’une nature déchaînée, ne peut rendre compte de l’horreur subie par celui qui en a été l’objet. »

 

Dominique Grimbert – Que dire de cette culpabilité que peut porter le sujet traumatisé ?

 

Philippe Lacadée – Serait-il coupable d’avoir survécu ? Tu l’as souvent dit, en refusant cette position qui relèverait d’un cynisme par assimilation d’une causalité accolée à l’événement, indépendante du sujet, qui lui se verrait, quand il y consent, rejeté du côté des victimes…

 

Guy Briole – Sur cette question, que je trouve essentielle, je ne peux que rappeler ce que j’écris depuis des années. Cette marque qui fait le sujet traumatisé différent des autres, lui revient sans cesse sous la forme d’un jugement des autres, auquel il a très vite renoncé à s’adresser, pour se rendre à ce qui lui est demandé : de se taire ! Qu’il ne vienne pas ajouter au désordre social, politique, policier, celui de son malaise consécutif aux effets de la rencontre traumatique. Qu’il occupe la place qui lui est désignée et où il ne dérange pas la conscience collective : celle de la victime.

On leur a même inventé un concept : la culpabilité du survivant. Il serait coupable d’avoir survécu. « Nul n’est mort à ma place », dit Primo Levi [10]. La honte d’exister – celle de se trouver, quand on a traversé ce monde de l’horreur, exclu parmi les siens – est à distinguer de la « culpabilité du survivant », terminologie d’origine américaine apparue après la guerre, en 1945. Elle a été adoptée d’emblée pour décrire ce que devraient ressentir les survivants. Nous refusons cette position qui relève d’un cynisme par assimilation d’une causalité accolée à l’événement, indépendante du sujet qui lui se voit, quand il y consent, rejeté du côté des victimes.

La victimisation, c’est ce qu’induisent nos sociétés, même à leur insu.

Cette suspicion silencieuse, c’est ce qui fait le sujet exclu de sa propre patrie, exclu des siens, exclu des hommes. C’est ce qui fait de lui un étranger, marqué de cette rencontre avec le réel, qui le rejette dans la honte d’exister. C’est à distinguer de la culpabilité qui, elle, se rattache à ce qu’il aurait pu faire et qu’il – ou qu’on – pourrait se reprocher. Les sujets exclus sont des sujets honteux.

La honte, comme l’a bien relevé Primo Levi, c’est de constater que ceux qui vous infligent toutes ces horreurs, ces ignominies, sont faits de la même trame, de la même nature humaine que soi.

 

Philippe Lacadée – Le sujet, dans sa marche vers son destin, rencontre quelque chose qu’il ne pouvait pas se dire dans ce qu’il attendait. Il pense qu’il va chercher quelque chose dans ce rendez-vous et il en rencontre une autre qui, bien qu’étant une rencontre avec le réel, n’est pas sans rapport avec le quelque chose en jeu, au départ de l’action. Est-ce qu’il faut, comme tu le dis, « considérer avec Lacan qu’il existe une part de prévisible dans le contingent, que pour un sujet, quelque chose dans son monde est “tramé”. C’est cela que l’on appelle la tuché ».

Il reste encore au sujet à traverser cette trame ou ce qui s’y trame. C’est aussi après coup que le sujet dit « ça devait arriver ». Peux-tu nous en dire plus sur la façon de comprendre le sens de cette formulation, qu’indique-t-elle ?

 

Guy Briole – Évidemment, en extrayant cette partie du contexte où je le développe et qui est L’homme qui allait à l’agora, cela reste abscons. Relue accompagnée par le cas de celui qui, au temps de l’attentat de la rue de Rennes, fut mon analysant, je pense que cela s’entend parfaitement. Alors je propose que l’on reprenne ici les axes principaux de ce cas, déjà publié ailleurs.

« L’homme qui, allant à l’agora, a la chance de trouver un débiteur à qui il ne songeait pas, et de recouvrer ainsi sa dette, croit avec raison que la chance est une cause parfaitement réelle. »[11] Chance prend ici le sens de probabilité. C’est une affaire de hasard. Selon Aristote, quand parmi les faits qui se produisent dans une certaine fin, un se produit accidentellement, on dit qu’il est fortuit. L’homme qui allait à l’agora recouvre sa créance d’une manière fortuite, comme par le hasard de cette rencontre avec son créancier, puisqu’il n’était pas venu pour cela. Et pourtant, il recouvre sa dette comme s’il était venu pour cette fin. Ainsi, ce qui se produit fortuitement, par hasard, n’est pas une cause, comme celle qui guide un acte par intention, par volonté. Le hasard est plutôt une cause par accident « en ce sens – précise Émile Bréhier – que l’acte, dont l’événement malheureux ou heureux est l’effet, n’a pas été fait pour le produire ; mais encore est-il que cet effet aurait pu être une fin, par la volonté [12] ».

Ainsi, ce sujet qui presse le pas pour être à l’heure de son rendez-vous « d’homme infidèle » comme il le dit, voit sa hâte brutalement stoppée par l’explosion d’une bombe, rue de Rennes. Certains diront qu’il s’agit là d’un « pur réel qui lui tombe dessus, sans implication subjective » ; lui, il dit : « Je me demandais qu’est-ce que je pourrais bien inventer pour justifier de ne pas aller à ce rendez-vous ». Alors, s’agit-il de se rendre au réel ou bien au fantasme et à la question névrotique de ce sujet obsessionnel ?

Tout comme l’homme de l’agora, ce sujet n’allait pas intentionnellement à la rencontre d’une bombe, et pourtant le réel de l’explosion vient comme réponse à ce qu’il cherche sans se résoudre à le trouver : « comment se défiler à ce rendez-vous ». Comment, avec cette maîtresse à laquelle il tient tant, ne pas être, encore une fois, confronté à la culpabilité et à son impuissance ; plus précisément « rencontrer n’importe quoi plutôt que d’encourir la castration ». D’ailleurs, ce « n’importe quoi » est souvent bien précis et n’est pas sans concerner la mort des autres. Que le sujet soit réveillé par la question de sa propre mort, là où il continuait à rêver à celle des autres, qu’il soit brutalement confronté à cette question change radicalement la donne, en un instant. La vie de ce sujet peut se trouver bouleversée. En ce sens, le réveil a des effets traumatiques.

Notre sujet, dans sa marche vers son destin, rencontre quelque chose qu’il ne pouvait pas se dire dans ce qu’il attendait : qui ne peut pas se dire dans ce qu’il va chercher dans ce rendez-vous. Il pense qu’il va chercher quelque chose dans ce rendez-vous et il en rencontre une autre qui, bien qu’étant une rencontre avec le réel, n’est pas sans rapport avec le quelque chose en jeu, au départ de l’action.

 

Dominique Grimbert – Quelle est la place du regard dans la rencontre traumatique ?

 

Guy Briole – La rencontre du visage d’autrui constitue une expérience fondamentale, à la fois de l’altérité et de la transcendance [13]. C’est aussi, dans cette présentification, l’autre à détruire en même temps que ce qui le transcende, l’interdiction de tuer. « Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer. » [14] Penser que l’on a un droit de vie ou de mort sur l’autre peut donner ce sentiment de toute-puissance qui, la mort donnée, laisse avec l’impuissance résultant de l’avoir fait disparaître. Le frère d’armes mort, c’est aussi celui que l’on a pu tuer au combat. Rentrer de la guerre, de laquelle on a survécu, ce n’est pas obligatoirement être vivant, mais bien souvent avec cette part de soi que l’on a pu laisser dans la bataille — de l’ami ou, aussi, de l’ennemi tué — être un mort-vivant. Cela peut s’incarner, plus ou moins, mais il y a toujours le corps, même non mutilé.

 

Philippe Lacadée – Tu as précisé que le regard était ce qui ne s’oublie pas.

À ce propos tu as évoqué le regard de Klaus Barbie qu’une dame n’avait jamais oublié ce qui a permis de le reconnaître ? Mais voilà qu’il se retrouve aussi dans le regard qui se pose de toute part sur le sujet, et qui fait qu’il se déplace dans un monde « omni-voyeur ». Ce regard, c’est la manifestation de la présence de l’Autre. L’existence de ce regard fait que quelque chose change aussi pour celui qui se sent regardé. Il peut se sentir l’objet du regard de l’Autre. Est-ce là la structure même de ce que Lacan a nommé la phénoménologie de la honte ?

 

Guy Briole – Oui, dans la rencontre traumatique, le regard est ce qui ne s’oublie pas. C’est ce qui marque, qui fait effraction. Dans des développements plus récents, et après la lecture de Levinas, j’ai pu donner une place, une force, au visage là où, dans le trauma, on insiste davantage sur le regard qui ne s’oublie pas. Le visage contient le regard et, pour ceux qui ont été face, qui ont fait face à celui qui aurait pu leur donner la mort, c’est en une fraction de seconde que l’identité de cet autre s’est cherchée dans le visage comme s’il y avait en lui la possibilité d’un ultime recours. Au-delà, c’est la fulgurance du regard qui a fait effraction [15].

C’est donc bien ça : dans la rencontre traumatique, le regard ne s’oublie pas. L’existence de ce regard fait que quelque chose change aussi pour celui qui se sent regardé. Il peut se sentir l’objet du regard de l’Autre. C’est la structure même, précise Lacan, de la phénoménologie de la honte.

C’est aussi ce que vivent les sujets qui ont rencontré l’horreur quand ils sont confrontés au regard des autres.

 

Philippe Lacadée – Tu as dit à propos de Blanchot que, pour lui, la parole ne suffit pas à « la vérité qu’elle contient », qu’elle ne suffit pas à limiter les effets du réel révélés par la rencontre traumatique. En témoigne le syndrome de répétition qui est caractéristique de l’effraction traumatique, que tu as fait valoir comme traversée sauvage du fantasme. Quelle est alors la place du témoignage par l’écriture ?

 

Guy Briole – L’écriture, comme bien souvent, vient pallier à cette mise en échec de la fonction de la parole. L’écriture n’est pas une réponse symptomatique qui clôt la répétition, elle en limite les ravages comme l’ont écrit Élie Wiesel, Jorge Semprun, bien sûr Primo Levi, et tant d’autres. Je ne parlerai pas de suppléance mais plutôt de la recherche d’une solution sinthomatique qui, pour me répéter, tente de limiter les ravages de l’irruption de ce réel que le fantasme ne contient plus et qui, parfois, peut faire évoquer une psychose. Voilà une question toujours à vérifier dans une clinique sous transfert entre une effraction traumatique et un déclenchement. Parfois l’attribution malveillante d’une causalité peut poser problème ; comme disaient les psys de l’époque de Lacan, « c’est l’évolution qui tranche », ce que Lacan ajoutait : c’était le transfert !

 

Philippe Lacadée – Le trauma ne s’efface pas, il n’est pas modifié par le refoulement. C’est l’événement qui est susceptible d’un effacement. Ainsi as-tu dit que Primo Levi, dans les camps, écrivait tous les jours, sur tous supports. Il n’a cessé de le faire, ne pouvant s’arrêter. Doit-on y voir pour lui « son impératif de survie » ?

 

Guy Briole – Oui, absolument. Et ceci d’autant plus qu’il l’a lui-même écrit et que, quand il a cessé d’écrire, il a mis fin à ses jours par précipitation dans l’escalier de son domicile. Son œuvre écrite se présente comme une lutte sans fin contre la violence inouïe des camps, toujours à border, à nouer dans l’écriture, à tenter de l’y contenir pour en dominer sa résurgence toujours imminente.

 

Dominique Grimbert – « Pour tous, à partir du moment où ils ne peuvent plus échapper à ce passage par l’écriture, se met en place un infini de l’écriture. C’est toujours à reprendre », disiez-vous. Quelle est alors la place de l’écrit ? Quel destinataire ? L’auteur n’est-il pas renvoyé́ à une profonde solitude ?

 

Guy Briole – Je répondrai avec un texte que j’ai écrit pour Lacan Quotidien n° 596 de septembre 2016.

Écrire, précise Élie Wiesel, c’est donner un sens à sa survie, tenter que l’Histoire ne se répète avec « son implacable attrait pour la violence », s’opposer encore à la barbarie en l’empêchant de « remporter une victoire posthume » que serait l’effacement de ces crimes de la mémoire des hommes [Wiesel É., La nuit, Paris, Éditions de Minuit, Collection « double », 2007, p. 10]. Néanmoins, il se pose la question de savoir s’il peut être entendu, si le monde ne préfère pas ne plus rien en savoir, ou pire.

Comment écrire quand on se heurte constamment à un « ce n’est pas ça » tant il manque, dans toutes langues, les mots pour pouvoir rendre compte de cette atrocité qui a bouleversé le monde et qui vous a traversé ? Quelle force et quelle portée peut avoir l’écriture quand il y a tellement de choses à dire et que la phrase que vous venez de construire vous renvoie à une impuissance qui vous mine ? Rien, aucun mot, aucun livre, ne peuvent faire poids à une « poignée de cendres, là-bas, à Birkenau » [Ibid., p. 14.]. Il faut arriver à « parler sans paroles [à] se fier au silence qui les habite, les enveloppe et les dépasse ». Persévérer en n’oubliant jamais ce qui reste entre les mots, entre les lignes et qui n’arrive pas à se traduire ; en aucune langue et même, pour Élie Wiesel, le yiddish y échoue, de toujours le renvoyer à l’intime.

Le « jamais je n’oublierai » qu’Élie Wiesel décline comme un cri laisse la mémoire vive, constamment en alerte [Ibid., p. 78.]. Il faut se souvenir encore et toujours, c’est ce qu’impose, dans la répétition, la marque ineffaçable de cette rencontre avec l’horreur : « En vérité, je pourrais jusqu’à la fin de mes jours raconter, ne consacrer ma vie, ma survie, qu’à déposer pour tous ceux que la tempête de cendre a emportés. Mais voilà le dilemme : “parler est interdit, se taire est impossible”. »

 

Philippe Lacadée – Enfin, pour quelques-uns, la voie personnelle éthique, les amènera à reprendre cet événement de vie dans une analyse. Ce que l’on peut attendre d’un analyste c’est qu’il ne se pense pas comme un spécialiste du traumatisme mais qu’il soit à la bonne place : celle d’un analyste ?

 

Guy Briole – Ce serait un long développement mais au fond, pas bien différent de ce que l’on dirait de l’établissement d’une relation de transfert et de ses écueils.

Néanmoins soulignons l’ambiguïté de la demande de quelqu’un qui pense que personne ne peut comprendre ce qu’il vit, qu’il n’existe aucun mot pour le dire. Il est nécessaire d’être attentif, à la bonne distance, de faire preuve de fermeté et de patience. Il s’agit de rendre possible que se poursuive avec le patient une élaboration dans des entretiens qui prendront en compte sa souffrance, feront préciser les conditions exactes de l'événement, dirigeront le patient sur le trajet qu'il doit faire dans son histoire personnelle et l'aideront à replacer le traumatisme dans le cours de sa vie où il peut trouver à le lier. Faire de l’arbitraire d’un événement, une question qui, resituée dans son hystoire, fasse que le travail dans le transfert lui permette d’aborder la question du réel autrement dans son rapport à l’ontique.

 

Philippe Lacadée Le debriefing est à la mode. Que peux-tu nous dire de la technique du debriefing qui a été initiée, je crois, par les militaires américains au cours de la Seconde Guerre mondiale et qu’en est-il de nos jours ? Est-ce ce point de vue qui est adopté par une grande majorité des participants des cellules médico-psychologiques de crise ?

Quels enseignements as-tu tiré des situations concrètes auxquelles tu as été confronté ; la libération des otages du Liban, une prise d’otages à la prison de Fresnes et les suites de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en septembre 2001 ?

Tu as dit qu’il fallait inventer en fonction du lieu. Tu n’as jamais établi de conduite à tenir a priori pour prendre en compte les aléas de la rencontre. Cela témoigne-t-il d’une position subjective ?

 

Guy Briole – Je rappelai que les fonctions que j’ai pu exercer et la place que j’ai occupée dans l’orientation de la psychiatrie militaire en France m’ont confronté à des situations concrètes et souvent inattendues. Dans chaque situation, il a fallu inventer en fonction du lieu – cela se passe souvent sur le lieu des autres, pas dans son cabinet, ni dans son institution – et des circonstances. Pendant les temps de voyage qui m’amenaient sur les lieux, je me suis souvent demandé comment j’allais m’y prendre. Finalement je n’ai jamais établi de conduite à tenir a priori, non. Je ne me suis jamais protocolisé ! En fait, je m’en suis toujours remis aux aléas de la rencontre. Cette position subjective ne relève pas du « on verra bien », d’une négligence, encore moins d’une prétention, mais de ce que l’on apprend de la psychanalyse : rester ouvert aux risques de la surprise.

Concernant le débriefing, je me suis inspiré d’une pratique des aviateurs américains, depuis la Seconde Guerre mondiale, surtout réalisée après certaines opérations militaires où la vie de chacun était mise en jeu, non seulement en raison de l’adversaire mais aussi par ce que chacun avait à faire pour la sécurité de tous. Que peut faire le psychanalyste avec cette pratique ?

Ce qui peut justifier le débriefing, ce qui peut guider notre action, ce que peut être l’objectif appliqué au groupe, c’est : sortir le groupe de l’isolement et dégager le sujet du groupe.

Il arrive que certaines personnes qui ont vécu un événement traumatique ensemble ne veuillent pas se séparer. Elles souhaitent maintenir ce qui les unit : avoir survécu au trauma. Comme le disaient les otages du Liban quand je les ai rencontrés après leur libération : « nous sommes frères de chaînes et ne nous nous séparerons jamais ». Tous les signifiants de la détention étaient égrenés comme s’ils étaient de tous. Dans le travail de narration collective fait avec eux, cette fraternité impensable à questionner dès leur libération s’est dénouée toute seule, au fur et à mesure de l'avancée de notre discussion collective. Chacun reprenant, petit à petit, les signifiants de sa propre histoire.

J'ai donc été amené en différents lieux à reproduire ce travail et chaque expérience fut différente.

On ne voit pas pourquoi, comme le disent certains, cette pratique ne serait pas lacanienne ! Disons seulement que cela tient compte de la singularité de ce groupe qui n'est pas destiné à rester solidifié mais, et cela peut paraître paradoxal, c’est dans cette situation groupale que chacun peut trouver parfois à formuler sa propre question et qu'il pourra éventuellement s’adresser, cette fois seul, à un analyste.

 

Philippe Lacadée – Qu’est-ce qui, pour toi, insiste dans ce qui pousse à ce que le souvenir traumatique se répète et que rien ne permette au sujet d’en border l’émergence ? La rencontre avec la mort a laissé son empreinte et elle peut renforcer le sentiment « d’éphémère destinée » La mort, as-tu précisé, « ne s’approche pas, elle nous traverse dans un instant, celui du passage ». Mais alors, pour celui qui aura fait cette rencontre avec le réel, avec la mort, pour celui qui l’aura vue de si près – la sienne, celle des autres – ne risque-il pas d’en venir à la précipiter pour qu’enfin tout cela cesse ?

 

Guy Briole – C’est le risque du passage à l’acte suicide. Il est très présent…

 

Philippe Lacadée – Aujourd’hui, la psychiatrie dégage de « nouveaux symptômes » qui surgissent à l’articulation du singulier et des formes sociales où ils s’inscrivent. On les appelle monosymptômes. Ces « symptômes sociaux » au rang desquels figurent les effets du traumatisme, ne risquent-ils pas d’en appeler à un « clinicien nouveau » formé à l’écoute de cette plainte et au traitement du malaise social ? Ainsi, ce ne serait plus la plainte d’un sujet qui serait prise en compte, mais les résultats aux échelles, aux examens biologiques, qui en disent le bien-fondé ?

 

Guy Briole – La gêne provoquée par la découverte de l’inconscient est telle que, depuis le début du XXe siècle, la mémoire continue à obséder les chercheurs et la perspective localisatrice anime toujours autant les scientifiques du cerveau. On trouve dans le Scilicet n°1 [16] le compte-rendu d’un débat scientifique dont le contenu montrait un objectif clair : « effacer la mémoire ». Le professeur Laborit, entre autres, rêvait déjà de la « drogue ultime » qui serait censée « effacer chez l’individu son passé » qui n’est rien d’autre – selon lui – « qu’inscription, traces dans les protéines et les acides nucléiques cérébraux. » La science a progressé depuis, mais sur le fond, ce sont les mêmes questions lancinantes qui reviennent aujourd’hui, où l’homme reste toujours encombré de son histoire : comment s’en débarrasser ? Comment faire avec le passé ?

Cette question sur la mémoire me fut posée à Tel Aviv par un professeur de psychiatrie très orienté par le biologique. Il me demandait comment, moi un psychiatre militaire, je n’avais pas recours aux injections de cortisol censées « effacer la mémoire » ! Ça m’avait laissé sans voix !  Stupeur dans la salle !

Cela pousse les décideurs, les scientifiques, les psys à faire mille contorsions pour tenter de se débarrasser de l’inconfort du transfert, soit de la psychanalyse laquelle, pour ce qu’il en est du passé, ne pousse pas à le liquider, mais à une éthique de bien le dire.

Ce clinicien nouveau qui est là, non éclairé sur lui-même par une analyse personnelle, n’est pas sans rapport avec ce qu’il ressent dans la société actuelle comme une demande d’efficacité.

L'idéal de l'action soignante continue à exercer un pouvoir d’attraction certain. Bien que des motivations assez conformistes à cet idéal soient fréquemment évoquées, elles en recouvrent toujours d'autres, plus profondes, organisées en fonction des coordonnées subjectives de chacun. Elles sont très diverses : don et dépassement de soi, particularités de l’histoire familiale, identification à d’autres soignants, volonté de puissance sur l’autre, etc.

Ce que l’on peut dire d’expérience – pour soi aussi – c’est que celui qui s’engage dans la voie du traumatisme ne le fait pas au hasard. Parfois, c’est dans l’histoire des familles que l’on trouvera les racines de cet engagement autour du trauma. Disons qu’il y a toujours quelque surdétermination aux choix que l’on fait dans sa pratique. Reste à ne pas s’y dérober…

Deux modalités, diamétralement opposées, sont à dégager par les questions qu’elles soulèvent : l’empathie, et ce que j’ai appelé, la « phobie du transfert ». L’empathie, par l’explicitation d'une compréhension personnelle de la souffrance exprimée, par la complaisance avec la plainte du sujet induisent une relation d'empathie mutuelle qui exclut toute possibilité de travail relationnel et génère plutôt un sentiment d’incompréhension, voire de rejet. Quant à la phobie du transfert, elle prend appui sur la modernité et conduit à une certaine protocolisation de la pratique autour du trauma.

 

Philippe Lacadée – Tu as dénoncé le fait que l’on vivait l’époque du consensus par rapport aux « victimes ». Est-elle la conséquence de la logique gestionnaire qui nous envahit ? Tu as aussi dit que l’exclusion était l’autre nom du consensus, et qu’elle engendrait la honte, alors peux-tu nous dire encore un peu plus sur le lien entre traumatisme et honte ?

 

Guy Briole – Dans une société où la compassion est érigée en modèle général, on en vient à une protocolisation des rapports à la plainte, au manque. À celui qui se plaint d’une difficulté, on lui opposera un malheur plus grand.

La protocolisation c’est, au niveau social, passer de la revendication légitime à l’acceptation compassionnelle. C’est-à-dire, renoncer à son désir par identification au malheur des autres.

Un pas de plus se franchit quand la manœuvre consiste à déplacer la croyance au symptôme sur une croyance au thérapeute et à sa méthode. Il faut obtenir du sujet une désubjectivation de lui-même. Qu’il soit docile à la rectification comportementale ! Alors les symptômes sont ceux de l’impact balistique du traumatisme et les réparateurs des délabrements du moi sont habiles à faire croire aux responsables institutionnels – qui n’attendent que ça – qu’ils ont, à coup sûr et au moindre prix, les bons outils. Tous complices dans la dérive de la « juste réparation » !

Au-delà de la violence que contient cette pratique, la parole fuit toujours malgré les renforcements d’intimidation. Le sujet ne peut être bâillonné et le réel mis à nu dans la rencontre traumatique, insistera toujours à se répéter, sauf à être repris dans un lien de parole.

Le trauma est la marque de l’homme ; de ce qui, à la fois, l’inscrit dans l’ordre du langage et dans l’histoire de l’humanité. Le trauma fait mémoire de l’homme ; comme sujet parlant.

On ferait bien de s’en souvenir à une époque où la puissance du « rêve américain » fascine [le PTSD] et s’utilise massivement pour tenter d’écraser le « rêve traumatique » !

C’est, entre autres, dans cette perspective que les thérapies comportementales que j’appellerai les « thérapies d’intimidation » se développent tout en se renforçant de rationalisations gestionnaires. Alors se trouvent toujours plus justifiées les interventions directes sur le symptôme : « Dis-moi tout, et tout de suite, à moi qui n’ai aucun intérêt à ce qui t’arrive. Ah si, j’oubliais, avant de partir, pense à me remplir le questionnaire ! »

Au-delà de la violence que contient cette pratique, la parole fuit toujours malgré les renforcements d’intimidation. Le sujet ne peut être bâillonné et le réel, mis à nu dans la rencontre traumatique, insistera toujours à se répéter, sauf à être repris dans un lien de parole.

Le sujet traumatisé n’a rien à attendre des autres pour combler, en lui, la faille ouverte par le traumatisme. C'est, qu'il le veuille ou non, la part qui lui revient sous la forme d'une question, « Qu’est-ce qui s'est passé pour moi ? »

Cette porte étroite, éthique, est la seule voie possible pour lui. C’est ce dont témoigne Jorge Semprun : « Il faut que je fabrique de la vie avec toute cette mort. » [17]

Sur ce trajet, où s’affirme cet impératif, il arrive qu’un sujet s’adresse à nous. De l’éthique de notre réponse peut dépendre son devenir.

 

Dominique Grimbert – La question du traumatisme, dans sa dimension de tuché aussi bien que dans sa dimension ontogénique, renvoie à ce qu’énonce Lacan dans La science et la vérité : « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables. »

 

Guy Briole – Avec l’éthique, un paradoxe peut être soulevé : il peut arriver que d’avancer la question éthique revienne à freiner l’action et à se cacher derrière une fausse honorabilité. L’éthique n’est pas le paravent des vertus, ni l’autre nom de la couardise. Elle relève de la responsabilité, en acte.

Je ne résiste jamais, sur ce point de l’éthique, à rappeler quelques enseignements extraits du livre exceptionnel de Marceline Loridan-Ivens, Et tu n’es pas revenu [18]. Après être rentrée de Birkenau, ce que Marceline trouvait le plus violent, c’était « que les gens voulaient que tout ressemble à un début, ils voulaient m’arracher à mes souvenirs, ils se croyaient logiques, en phase avec le temps qui passe, la roue qui tourne […]. La guerre terminée nous rongeait tous de l’intérieur ». [19] « S’ils savaient, tous autant qu’ils sont, la permanence du camp en nous. Nous l’avons tous dans la tête et ce jusqu’à la mort. » [20] Elle a continué à vivre, en prenant les jours les uns après les autres « comme je l’ai appris là-bas », dit-elle, et en se tenant à distance de la compassion ravageuse des autres.

Le traumatisme laisse sa marque, ineffaçable.

 

Avant de terminer je voudrais dire encore un mot sur la guerre. Haut-Karabach, Ukraine, Gaza, Éthiopie, partout dans le monde, la guerre touche avant tout les hommes qui la font, ceux qui la subissent. Elle est pour tous. Pour le cybercombattant comme pour le manieur de machette, il s’agit toujours d’éliminer l’autre et rien n’est ôté à l’horreur. Quelle que soit la technologie, la violence reste la même, et ce ne sont pas les glissements sémantiques vers une terminologie médicochirurgicale qui se voudrait soignante qui panseront les plaies ouvertes par les atrocités de la guerre. Ce n’est pas parce que la locution moderne « frappes chirurgicales » évoque l’extirpation d’un mal logé au cœur d’une société, à laquelle il s’agit de redonner sa santé et sa liberté, que tous se sentent frappés de ce mal logé en eux-mêmes, qui faisait dire à Freud dans sa lettre à Einstein [Warum Krieg ?] que les hommes n’en ont jamais fini avec le déchaînement de la violence dans leurs rapports à leurs semblables.

 

 

 

 

Les questions ont été élaborées à partir de la lecture notamment de deux textes de Guy Briole dont voici les références :

Briole G., « Qu’est-ce que le traumatisme ? », http://sectioncliniquelyon.fr/wa_files/Briole-traumatisme.pdf et « L'événement traumatique », Mental n° 1, NLS, 1996, pp. 105-119.

 

[1] Toranian V., L’étrangère, Flammarion, 2015, p. 238.

[2] Baddoura Ch., Ghossein R., Hantouche E., « La guerre et ses répercussions psychiques », Synapse n° 48, 1988, p. 56-63.

[3] Briole G., « L'événement traumatique », Mental n° 1, NLS, 1996, pp. 105-119.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1973, p. 54.

[5] Inédit : Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, Les non-dupes errent, leçon du 13 novembre 1973, inédit.

[6] Lacan J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la personnalité », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 353.

[7] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.

[8] Briole G., Lebigot F. et ali., Le traumatisme psychique : rencontre et devenir, Masson, 1994, p. 160.

[9] Freud S., « L’homme aux rats », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 207.

[10] Levi P., « Le survivant », À une heure incertaine, Gallimard, Arcades, 1997, p. 88.

[11] Aristote (Physique II), cité par Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, Tome I/Antiquité et moyen âge, PUF, coll. Quadrige, 1985, p. 181. 

[12] Ibid.

[13] Levinas E., « La proximité de l’autre », Altérité et transcendance, Fata Morgana, Le livre de poche, 1995, pp. 44-45.

[14] Levinas E., Totalité et infini, Kluwer Academic, Le livre de poche, 1990, p. 216.

[15] Briole G., « L’autre en moi, une insistance du réel », L’inconscient encore, sa vérité, son réel, Ornicar ?, no 53, 2019, pp. 29-38 et « Les événements ont-ils un visage ? », La Cause du désir no 100, novembre 2018, pp. 139-145.

[16] Résumé de la table ronde : « Révolution des tranquillisants », Scilicet, Paris, Seuil, 1968, n°1, p. 191.

[17] Semprun J., L’écriture ou la vie, Gallimard, 1994.

[18] Loridan-Ivens Marceline, Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015, p. 107.

[19] Ibid., p. 72.

[20] Ibid., p. 103.




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