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Interview d’Alain Foix

Auteur de Jesse Owens


Philippe Lacadée – Votre livre Jesse Owens [1] a été une véritable découverte et révélation. J’ai pris cette biographie comme un livre qui se lit comme un roman. Vous êtes le véritable passeur de ce sportif si singulier, quadruple médaillé aux Jeux olympiques de 1936, sous le régime hitlérien, petit-fils d’esclave devenu, grâce à ses exploits physiques et à son travail acharné, l’emblème du sport mais surtout porteur d’un message de fraternité bien au-delà du discours nazi sur la race aryenne. Je trouve que votre livre apporte, surtout au moment des Jeux olympiques de Paris, un élément très important. Alors, comment avez-vous abordé l’écriture pour transmettre avec autant d’authenticité un témoignage de la vie de Jesse ?

 

Alain Foix – Alors, c’est le principe de toute mes biographies, celle de Toussaint Louverture [2] autant que celle de Martin Luther King [3] ou de Che Guevara [4]. Le principe, c’est d’essayer déjà de passer derrière l’icône. On a déjà une image d’une icône. Le symptôme, c’est vraiment Che Guevara. On a tous l’image de Che Guevara, mais on ne sait pas très bien qui il est. Donc on va aller derrière. Ce que j’essaye de faire, passant derrière l’icône, c’est d’essayer de vivre un peu les éléments, le contexte, le paysage qu’ils ont vécu, c’est-à-dire aussi, même à la limite, ce qu’ils ont fumé, ce qu’ils ont bu, ce qu’ils ont entendu comme musique. Aller sur leur terre en fait, se déplacer à Atlanta pour Martin Luther King, aller à Cuba pour Che Guevara, aller à Haïti pour Toussaint Louverture, entrer et sentir le grand stade de Berlin pour Jesse Owens… Ça, c’est la première chose. J’essaye aussi de penser qu’un héros ne se fait pas tout seul. Il se fait dans un contexte. Il se fait aussi dans un chemin personnel, souvent erratique, parfois il se cherche. Et il se trouve dans certaines circonstances, donc il y a quand même une analyse sociologique à faire, et entrer dans ce personnage. Alors, la question de l’empathie peut se poser, évidemment, parce que quelqu’un comme Martin Luther King ou Jesse Owens, pour moi, sont des personnages qui attirent une certaine forme d’empathie et, le problème, c’est de pas rentrer trop dedans, c’est-à-dire rester à une certaine distance du personnage. Il y a des personnages pour lesquels l’empathie est moins évidente, comme Che Guevara. Mais il y a aussi la compréhension du personnage : pourquoi va-t-il d’un point à un autre ? Ce que l’historien, parfois, ne peut pas faire. C’est ça la différence entre un historien qui écrit une biographie et un écrivain romancier qui écrit une biographie. C’est que, en partant du personnage lui-même, on peut comprendre son chemin à travers ses motivations, quand on a compris l’ensemble de ses motivations, là je parle aux psychanalystes, de ses intérêts personnels, là où il peut aller, et là où il ne va pas. 

 

Dominique Grimbert – J’ai lu que vous aviez fait votre thèse de doctorat sur la danse et la philosophie. 

 

AF – Oui, absolument. 

 

DG – Donc, très tôt, la dimension du corps a été importante pour vous ?

 

AF – Oui, la dimension du corps est présente. Je me suis beaucoup intéressé à cela. J’ai fait de la danse et ça m’a un peu aidé. Mais, c’est surtout comprendre en quoi un geste est porteur d’un sens plus que d’une signification. C’est un sens global, l’intentionnalité globale qui crée un chemin. 

 

PL – Vous disiez très bien en reprenant la question de l’icône, et c’est très intéressant, que ça ne relève pas d’une identification à une image plus ou moins idéale, mais d’une sorte d’incarnation de vous-même, par exemple, dans ce sportif qui est Jesse, parce que vous-même vous avez eu un parcours d’athlète ? Une façon de faire valoir la singularité extrême de cet homme en essayant vous-même de vous effacer le plus possible ?

Quand on parle de psychanalyse, ce n’est pas la psychanalyse qui parierait sur l’Œdipe qui est un mythe freudien, mais c’est plutôt la façon dont un corps, dans la jouissance du vivant, se noue au langage, c’est-à-dire la parole et le corps. 

 

AF – C’est ça. C’est vraiment le problème du langage. Alors, évidemment, ayant été athlète, il y a un langage que je connais et, en fait, toute la question est d’arriver à le communiquer ce langage. Pas tant que je m’identifie, mais que je sais comprendre, dans certains contextes, ce qui se passe dans le corps d’un athlète, d’un corps et donc d’un esprit, les choses sont reliées. Et de ce fait, arriver à faire entrer le lecteur dans le cours du mouvement, parce qu’en fait, tout est mouvement. Il y a un mouvement qui va amener Jesse Owens depuis là où il est né jusqu’aux Jeux olympiques de Berlin. C’est un mouvement qui lui est tout à fait personnel, mais qui aussi s’inscrit dans un ensemble global qui est ce qu’on demande à un athlète, à un sportif, etc.

 

PL – J’ai bien aimé cette expression, vous dites qu’il est le croisement entre le point d’exclamation d’une mère qui croit en son avenir et le point d’interrogation d’un père qui a l’échine courbée par des siècles de domination esclavagiste, ayant perdu sa liberté, comme enchaîné à un propriétaire. C’est très bien dit de votre part.

Si ce père a perdu sa liberté du fait d’être enchaîné, le fils, Jesse, a toujours été un peu soutenu par les jambes de son père, coureur aussi remarqué dans des courses locales. 

 

AF – Absolument. Il a un double héritage. Il a cet héritage génétique, évidemment, du père, mais aussi cette espèce d’acceptation d’un certain contexte : il est noir, en Alabama, et cela veut dire beaucoup de choses. Et, en même temps, cette volonté de sa mère qui ne se laisse pas enchaîner. Et donc, il a les deux en lui, en fait. Et ce sont ces deux choses-là qui vont faire qu’il est Jesse Owens. Et puis, il y a une troisième chose que je relève, parce qu’il a du sang Cherokee. Il est né dans un contexte Cherokee, dans un héritage Cherokee, et les Cherokees se sont toujours caractérisés par la capacité de prendre des choses dans l’autre et de les intégrer en eux, tout en gardant leur propre identité. Ça aussi c’était la force de Jesse Owens. 

 

PL – C’est surtout votre force d’avoir été chercher tout ça et d’en avoir fait vraiment un très bel ouvrage, dont l’écriture relève d’un bien-dire. Le bien-dire, ce n’est pas bien parler, mais c’est être au plus près, comme disait Jean-Luc Godard : ce n’est pas une image juste, c’est juste une image. Et vous avez un sens des mots remarquable. Nous avons été très sensibles à la qualité de votre écriture. 

 

DG – Oui. Vous vous faites véritablement passeur de cet homme, Jesse Owens.

 

AF – Je comprends. Tout à fait oui. Pour moi, en fait, la chose c’est de partir de l’homme, de la personne, de l’individu dans sa complexité, parce qu’un individu est complexe par naissance, je dirais. Évidemment, on va le figer dans une image, mais bien en-deçà et au-delà de cette image, il y a l’individu dans son mouvement propre, dans son identité et dans son parcours. Et c’est ça qui est intéressant à développer. Alors, d’une certaine façon, la vie elle-même est un roman et, la chose, c’est d’arriver à saisir ce mouvement. Alors il y a deux choses peut-être qui m’aident à ce genre d’exercice, c’est que, d’une part, j’ai été critique de danse et la chose c’est d’arriver à faire comprendre à ceux qui n’ont pas vu la chorégraphie comment ça se structure à travers le mouvement mais surtout à travers l’intentionnalité du chorégraphe et des danseurs. Donc, entrer dans la chorégraphie, faire sa propre chorégraphie, mais la transcrire en mots, c’est ça la difficulté. La deuxième chose, c’est qu’en tant que dramaturge, un personnage n’a de sens que dans un contexte et dans une intention. Et il faut saisir l’intention, autrement le personnage n’a pas lieu d’être, en fait. Il faut le mettre dans un cadre dramaturgique. Toute la question, c’est : où se trouve la dramaturgie et comment s’inscrit le personnage dans cette dramaturgie ? 

 

DG – Oui, que vous savez bien mettre en scène.

 

AF – Voilà, c’est une mise en scène.

 

DG – Cette biographie met aussi en valeur que la vie, c’est une somme de rencontres. Jesse Owens sait se saisir des rencontres, que ce soit la rencontre avec celui qui le remarque, qui va vers lui, qu’il n’ose pas regarder au départ, jamais un homme blanc ne s’était adressé à lui, mais qu’il consent à regarder quand l’homme l’y invite.

 

AF – Oui.

 

DG – Il y a cette rencontre aussi avec l’athlète Luz Long, supposé démontrer la domination et la supériorité de la race aryenne… C’est quand même incroyable cette rencontre-là, à ce moment-là. 

 

AF – C’est un moment assez incroyable, surtout en plein milieu d’un stade de cent mille spectateurs qui tendent le bras à la manière du salut hitlérien. Justement, c’est ça que je voulais montrer, c’est qu’au-delà des idéologies, au-delà de la politique elle-même en train de se faire, il y a des hommes et des personnes. 

 

DG – C’est ça.

 

AF – Et ces personnes-là, elles vont au-delà de ça. Elles sont des personnes donc, d’une certaine façon, elles engagent entre elles un langage qui est un langage commun qui n’est pas forcément le langage, disons totalisant de la politique.

 

PL – Que vous appelez une fraternité. Page 121, vous notez d’ailleurs « Les liens de l’amitié sont déjà serrés et indéfectibles entre l’Aryen et « l’auxiliaire africain » ou « le nègre acéphale », et poursuivez, retranscrivant la lettre de Luz Long avant de mourir, demandant à Jesse d’aller en Allemagne parler à son fils de « l’amitié vraie entre deux hommes sur cette Terre ». La question de l’amitié se révèle centrale dans la vie de Jesse Owens et les deux hommes n’hésitent pas à l’afficher sur le stade, non sans effet subversif, troublant ainsi la massivité de l’ordre politique régnant sur les Jeux.

 

AF – C’est ça. Je pense que l’une des forces de Jesse Owens, c’est d’avoir été aimé. Et donc, d’être capable de ressentir cet amour, de sentir l’empathie qui peut exister chez l’autre, de la chercher elle-même. Je pense que c’est ça aussi qui était sa force. S’il n’avait pas été aimé, par sa mère et par sa famille, je pense qu’il n’aurait peut-être pas eu ce genre de réflexe, c’est-à-dire d’empathie envers l’autre. 

 

DG – Ça lui a permis de recevoir l’amour d’autres, justement.

 

AF – Voilà, c’est ça, et de comprendre. 

 

PL – Pour nous, c’est important parce que ce que vous dites très bien rencontre le thème des prochaines Journées de notre École sur le thème des phrases marquantes. Dans votre livre, vous arrivez à bien traduire comment Jesse a été déterminé, dans le bon sens du terme, par des phrases marquantes, même son prénom, d’origine hébraïque, qui signifie don de Dieu. Cela a-t-il eu un impact précis sur cet enfant que sa mère qualifiait de spécial ? En quoi d’ailleurs était-il spécial ? Est-ce lié au fait aussi que, d’entrée, son destin s’est noué à un risque mortel à cinq ans à cause d’une maladie ? Pouvons-nous dire que la phrase de sa mère « donne le meilleur de toi-même », celle de Charles Riley, qui lui souffle, « fais juste ce que tu es capable de faire » et celle de Snyder, qui lui susurre « Sois fluide et relax » sont des phrases marquantes qui, à des moments clés, résonnent dans sa tête et ont déterminé son existence de sportif ?

 

AF – Don de Dieu, oui.

 

PL – Il y a aussi la phrase de Charles Riley, son entraîneur. Ce sont toujours des phrases dont ils s’emparent, comme si c’étaient ces phrases qui lui donnaient un corps aimé, dites-vous, ou un corps aimable, voire digne d’être aimé, comme s’il était soutenu par ça, surtout dans les moments de difficulté.

 

AF – Ça, c’est une chose qui est effectivement très importante. Ça me ramène à une histoire personnelle, vous savez, quand j’étais jeune, je devais avoir huit ou neuf ans, pour des raisons qui sont plutôt sociales que thérapeutiques, j’ai été à l’hôpital maritime de Berck-plage, pendant quinze mois et j’ai subi un entraînement assez intense pour me rééduquer physiquement. Beaucoup de natation et, lorsque je suis parti, au bout de quinze mois, le moniteur, enfin, mon entraîneur m’a dit : « Deviens un champion ». Et ça, ça m’a marqué longtemps, jusqu’à ce que j’accepte de ne pas devenir un champion. Mais ce mot-là, ce mot m’a construit. Il fallait que je réponde à son vœu. Et c’est une chose qui est marquante en fait, il faut faire attention à ce qu’on dit à un enfant parce que ça peut déterminer le reste de sa vie. 

Paradoxalement, beaucoup plus tard, quand j’ai fait du 110 mètres haies, je me suis retrouvé à l’Institut national du sport, j’ai croisé le champion olympique français du 110 mètres haies. Vous savez qui c’est ?

 

PL – Guy Drut.

 

AF – Guy Drut. Et, me voyant passer les haies, il se précipite vers moi, et il crie : « Voici mon successeur ! »

 

PL – Ah oui ? 

 

AF – Et ça, ça m’a glacé en fait. Ça a produit l’effet inverse. Et je me suis dit : « Mais comment ? Il parle de quelqu’un d’autre, ce n’est pas moi ! »

 

DG – Après, il faut pouvoir se différencier de ce que l’autre dit de nous…

 

AF – Voilà, c’est ça. 

 

PL – Et alors ? Ça a produit quoi ? 

 

AF – Ça a produit que, peu de temps après, j’ai arrêté l’athlétisme, en fait. 

 

PL – Et vous avez porté plainte contre lui ? 

 

AF – (Sourire). Non. Mais c’est vrai que ça m’a un peu glacé parce que je ne me voyais évidemment pas en lui.

 

DG – L’histoire de Jesse Owens montre aussi que les entraîneurs occupent une place très importante, notamment pour les enfants. 

 

AF – Très importante. Vous savez, Marie-José Pérec, dans une interview, a dit qu’elle a dû quitter la France pour aller s’entraîner aux États-Unis. Pourquoi ? Parce qu’en France, la manière d’entraîner les athlètes peut les intimider, peut les bloquer. Alors qu’aux États-Unis, ils ont les mots pour, ils savent mettre en confiance, ils savent mettre à l’aise. L’entraîneur dit : « fais ce que tu sais faire », point. Il ne dit pas : « Fais plus que ça. » mais « Fais ce que tu sais faire. » C’est suffisant et c’est ça qu’il faut dire, pas plus. Beaucoup d’athlètes se sentent beaucoup mieux dans cette forme d’entraînement. On voit, par exemple, comment les Américains savent mettre en confiance leurs athlètes, et pas seulement leurs athlètes, leurs danseurs. J’ai assisté aussi à ça parce que ma femme est danseuse, chorégraphe, et était prof de danse. On a été à Philadelphie avec ses danseurs, et on a vu la différence entre les danseurs qui qui sont ici et maintenant présents dans l’action et les danseurs français qui se posent trop de questions, qui sont timorés par rapport à la situation. Alors que, chez les Américains, le ici et maintenant leur appartient, ils sont très forts là-dessus. Et c’est pour ça que, mentalement, ils sont assez imbattables, ils sont forts. Nous, on a ce problème-là, mais on a ce problème-là à tous les niveaux, je dirais même au niveau musical, lorsqu’au Conservatoire, on vous apprend d’abord à faire des années de solfège avant de prendre un instrument, c’est un problème. La façon de scolariser les enfants est un problème. Aux États-Unis ou ailleurs, ça leur paraît étrange qu’on puisse passer deux ans à apprendre le solfège avant d’utiliser un instrument. On n’est pas dans la chose, on n’est pas dans l’action. Ça, c’est un problème français je trouve. Ça diminue beaucoup les capacités. 

Ça, je l’ai ressenti aussi en étant professeur un certain temps.

 

DG – Oui, vous avez été professeur de philosophie en Seine-Saint-Denis. 

 

AF – Oui c’est ça. Une chose que j’ai remarquée, pendant les dix ans que j’ai enseigné (et j’ai fini au lycée Paul Éluard de Saint-Denis), c’est que les élèves ont à peu près tous les mêmes capacités cognitives. C’est vrai, ça se voit à l’oral. Je faisais beaucoup de participation à l’oral. Et quand on passe à l’écrit, on voit la grande différence. En fait, c’est une différence sociale. Il y a ceux qui arrivent avec leur culture, et une culture déjà avancée et les autres. Ils ont hérité, nous sommes tous des héritiers plus ou moins, donc ils sont héritiers de la culture de leurs parents qui les met à l’aise vis-à-vis de l’écrit notamment, ils ont des référentiels. Les autres issus de classes défavorisées n’ont pas cet héritage. Et je me suis rendu compte que l’école favorise ces différences et creuse cette inégalité. Et ça, ça m’a posé un certain nombre de problèmes en tant que prof. C’est une des raisons qui ont fait que j’ai pensé m’engager dans la culture et dans l’action culturelle parce que c’est là que ça se passe aussi.

 

PL – Oui, tout à fait.

 

AF – C’est-à-dire donner des outils de compréhension du monde à travers l’art et la réflexion.

 

PL – J’ai travaillé, pendant à peu près dix ans, une fois par semaine au collège Pierre Semard à Bobigny.

 

AF – Oui, je connais.

 

PL – Il y avait un principal qui s’appelait Monsieur Rossetto, avec lequel on faisait tout un travail au niveau de la culture et de l’art. Ils avaient même monté une pièce et ils avaient fait le voyage d’Ulysse, jusqu’à Santorin, avec des jeunes. Un, par exemple, ses pôles d’identification, c’était, soit de devenir délinquant, comme un de ses frères qui était en prison, soit de devenir dealer. Et le voyage culturel à Santorin lui a complètement transformé sa vision du monde. Ce retour aux sources, c’est très intéressant. 

 

DG – Dans notre travail ou dans les différentes fonctions qu’occupent nos lecteurs, parce que les abonnés de ce journal sont des professionnels de différentes disciplines, le souci de chacun, dans la place qu’il occupe auprès d’un enfant, c’est justement que cet enfant puisse rencontrer du nouveau, c’est-à-dire qu’il puisse rencontrer un adulte qui fasse, d’une certaine façon, le pari de lui. 

 

AF – Oui, bien sûr. Ça, par exemple, c’est une chose que je n’arrête pas de répéter à des amis qui font de la politique. Je leur dis : « vous avez abandonné le terrain, en fait. Vous êtes dans les médias mais vous n’êtes pas sur le terrain et c’est sur le terrain que ça se passe vraiment, c’est-à-dire dans la rencontre. » Moi, jeune, j’ai vécu en banlieue, à Bondy Nord. C’est une banlieue qui était déjà assez difficile, mais elle l’est vraiment de plus en plus aujourd’hui. Mais à ce moment-là, dans cette cité, il y avait un cinéma d’Art et Essai. Et il y avait un Monsieur qui écrivait dans les Cahiers du Cinéma, qui s’appelait Guy Allombert, qui nous voyait traîner dans la rue. Il nous disait : « Mais, entrez. Venez voir, entrez. Vous n’avez rien à faire alors, entrez. » Là, il se passe des choses à l’intérieur, et on a pu voir des films extraordinaires. Et ce Monsieur qui était à notre écoute, vraiment, a fait qu’on ne s’est pas senti rejetés par cette chose-là qu’on appelait le cinéma d’Art et Essai. J’ai dirigé des théâtres, et le grand problème, c’est de faire entrer ces gens qui sont intimidés par le lieu, parce qu’ils se disent : « Ce n’est pas pour nous. » Il y a des symboles très forts qui sont les théâtres qui vont attirer des gens qui sont déjà dedans et qui vont intimider les autres. Et la question, c’est le langage, quel langage utiliser ? Comment les faire entrer dans ce langage-là ? Et par quel langage ? 

 

PL – Jesse Owens, quand il revient aux États-Unis, ce que vous avez l’air de dire là, c’est qu’il est repris dans un autre discours, où pour dire ça très vite, on veut le comparer ou savoir s’il court plus vite qu’un cheval. Et, à ce moment-là, il se retrouve pris dans une sorte de ségrégation et, alors qu’il est quand même champion olympique, qu’il s’est démarqué du discours de l’idéologie nazie, il se retrouve pris dans un discours aux États-Unis où l’on fait valoir son animalité. Jesse n’était pas qu’un sportif. Comment qualifieriez-vous le combat qu’il a mené après son triomphe aux Jeux olympiques de Berlin ? Plutôt que de le libérer d’une condition, son retour aux États-Unis le confronte violemment à la ségrégation et au racisme. Comment s’en sort-il ? Et quelle sorte de combat, selon vous, a-t-il mené toute son existence ?

 

AF – Oui, tout à fait. C’est ça. Il y a une ironie là dans cette histoire. Vous savez, j’ai divisé ce livre en deux parties : son Iliade et son Odyssée. L’Iliade est le moment où on va combattre et on sort vainqueur. Jesse Owens est comme Ulysse qui fait cadeau à l’ennemi du cheval de Troie. Il est lui-même ce cheval de Troie qui va à Berlin faire mordre la poussière à la prétention nazie de la race supérieure

 

PL – Voilà, c’est ça.

 

AF – Et il revient en tant que Ulysse, vainqueur, un peu comme Jason et les Argonautes rapportant la Toison d’or. Mais Ulysse dans son Odyssée difficile, son chemin de retour, passant de Charybde en Scylla, revenant chez lui n’est reconnu par personne, que par son chien. Et de nouveau, un long et difficile parcours l’attend pour être reconnu comme le roi d’Ithaque. C’est ce même chemin difficile Jesse Owens va devoir parcourir pour enfin être reconnu. Il va vivre des heures difficiles après les premiers moments de son triomphe. On va l’utiliser pour ce qu’il n’est pas vraiment. Mis en difficultés financières, il va être obligé d’accepter de courir contre un cheval, à sa grande honte. Ironie du sort : regarder courir les chevaux, ce fut la première leçon qu’il reçut de son premier entraîneur. Celui qui fut le cheval de Troie du stade de Berlin, va devoir entrer dans un stade devenu un cirque pour courir contre un cheval.

 

PL – C’est ça qui est extraordinaire, oui. Peut-on dire qu’il a ridiculisé Hitler en battant son idole, son ange aryen, qui devait démontrer la supériorité de la race aryenne au monde entier ? Vous écrivez : « Longues et puissantes foulées, celle du cheval de trait mué en galop de pur-sang, puis en la course bondissante et véloce du chevreuil à l’approche de la planche d’appel et c’est l’antilope qui s’envole Saut interminable. On le croirait en suspension, comme s’il ne voulait plus redescendre. L’homme noir vient de descendre l’ange aryen en plein vol ».

 

AF – Oui, c’est ça qui est extraordinaire ! Il a appris ce qu’est vraiment l’acte de la course en regardant courir les chevaux. Il en a saisi l’essence. La danseuse Carolyn Carlson disait « lorsque je danse la mer, je n’imite pas la mer, je suis la mer. »  Jesse Owens en courant n’imite pas le cheval, il est cheval. Mais, il sait très bien qu’il n’est cheval que transposé en un corps humain et que courir contre un vrai cheval c’est en quelque sorte chose contre nature qui le ramène au ridicule statut de pâle copie de l’œuvre originale. Une véritable imposture qui lui fait profondément honte. Mais il va le faire. Pourquoi ? Parce qu’il n’est plus Ulysse, en fait. À Berlin, devant Hitler, il avait la couleur du drapeau américain. À son retour, il redevient noir, un simple noir. Il est en fait Personne. On lui demanda pourquoi il acceptait de se plier à cet acte honteux de courir contre un cheval. Il répondit : « Les médailles d’or, ça ne se mange pas. »

 

PL – « Un auxiliaire africain », ou « un nègre acéphale » comme vous dites.

 

AF – Un auxiliaire africain. D’ailleurs le leader du parti nazi dit : « Si nous on faisait courir nos cerfs, eh bien on pourrait aussi bien gagner. » Donc, c’est vraiment la comparaison entre l’animal et le noir. Ce qui est intéressant, c’est comment il y a d’un seul coup un renversement du discours, dès lors qu’évidemment, il voit que les Noirs vont dominer les Aryens dans la plupart des disciplines. Du coup, ils disent que c’est de la triche, que ce ne sont pas des hommes, ce sont des animaux. Et là, on va essayer de prouver que ce sont vraiment des animaux, on va faire des études sur les jambes, etc. 

 

PL – Le Calcanéum. 

 

AF – Oui.

 

PL – C’est d’autant plus intéressant que ça sorte au moment des Jeux olympiques en 2024. On a vu que ce sont souvent des athlètes d’origine africaine, enfin des athlètes noirs, qui sont les meilleurs.

 

AF – Oui, heureusement qu’il y a des Guadeloupéens, je suis Guadeloupéen, pour sauver les Français (grand rire). Évidemment, on va dire que les Noirs sont meilleurs mais, en fait, je ne crois pas que ça soit le cas en réalité. Je pense que ce sont les gens qui sont issus d’un choix. On nous a construit en tant qu’athlètes, c’est-à-dire qu’on nous a construit à la fois par l’histoire de la traite négrière et par les conditions sociales, économiques et culturelles qui ont suivi. Lorsqu’on va chercher des gens en Afrique pour les vendre, on va choisir ceux qui ont la meilleure constitution, qui ont la meilleure santé, etc. On va leur faire traverser la mer, pendant un mois ou deux, dans des conditions épouvantables, il y en a qui en meurent, donc on les jette à la mer, et il reste les plus forts. Et ensuite, on va les faire travailler pendant des années dans les terres difficiles, la canne et le coton. Ceux qui survivent vont produire des enfants qui vont accueillir des gènes de ceux qui ont été choisis en réalité. Et puis, il y a aussi le choix social, qui fait qu’on ne vous demande pas d’être un ingénieur. On ne vous demande pas d’être un politicien, ni d’être un homme de lettres, bien qu’il y en ait qui y arrivent.

 

PL – Il y en a beaucoup quand même.

 

AF – Oui, mais c’est plus facile d’être un écrivain d’une certaine façon que d’être un énarque. Encore qu’être énarque, c’est possible, parce que la République le permet, ne met pas de couleur sur les gens. Mais devenir un chef d’entreprise, c’est déjà plus difficile. Donc, d’une certaine façon, il y a des choix qui ont été faits et qui déterminent la condition des gens. Donc que les Guadeloupéens soient des champions, ce n’est pas la marque d’une supériorité intrinsèque des Noirs, c’est la marque d’un choix qui a été fait historiquement, socialement et économiquement, simplement. Si, réciproquement, la même chose avait été faite sur les Européens par les Africains, je gage qu’on dirait que les Caucasiens sont les plus forts naturellement.

 

PL – On pourrait même dire que c’est un choix forcé.

 

AF – C’est un choix forcé, voilà. Ils n’ont pas d’autre choix. C’est un peu comme les Juifs. Autrefois ils n’avaient pas le droit d’avoir autre chose, comme activité, que des activités de marchand ou des activités d’usuriers et éventuellement d’intellectuels et philosophes. Au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, c’était ça. Évidemment, ils deviennent forcément très forts là-dedans parce qu’on ne leur a pas laissé d’autres choix. 

 

PL – Ce que vous dites, c’est très intéressant parce qu’on s’intéresse beaucoup à la façon dont les enfants ou les adolescents sont pris dans des discours qui les établissent et qui les assignent à résidence. Par exemple, on voit aujourd’hui, dans notre milieu, des enfants qui, dès qu’ils sont un peu turbulents, sont dits hyperactifs ou ayant des troubles du comportement. Et du coup, ils ont des étiquettes. Et ces étiquettes les déterminent, c’est ça qui est terrible.

 

DG – Dans l’épilogue de votre livre, vous dites : « On le voit s’effacer au milieu turbulent des révolutions et réapparaît toujours debout, toujours en action, penché vers l’avant, en recherche permanente d’équilibre, sans jamais se laisser déborder. Il n’est pas seulement l’objet bousculé d’une époque, il est l’écume même du présent. » C’est beau. Il rencontre l’adversité, l’endettement, vous disiez tout à l’heure la grande honte, mais, de tous ces moments difficiles dans son existence, il se relève. Comme s’il en faisait l’occasion de traversées desquelles surgissait d’autant plus sa force désirante.

 

AF – C’est ça. Je pense qu’il a cette force qui lui est héritée de sa mère. Je pense que le premier moment, vous savez, ce fameux moment où il se fait quand même charcuter par sa maman, je pense que c’est une chose qui est très marquante, qui prouve qu’il a réussi à dépasser ce moment de souffrance. Plus forte que toute la souffrance, il y a sa volonté de vivre. Son désir de vie, je pense que c’est ça qui est très déterminant chez lui. 

 

PL – Quand vous dites charcuter, il faut préciser à nos lecteurs qu’il allait peut-être mourir et que sa mère, avec un couteau, vide une poche de sang dans une tumeur abdominale, qui risquait de l’étouffer, c’est ça ? Il avait à peine cinq ans.

 

AF – Absolument. Il avait à peine cinq ans. Ce qui est incroyable, c’est la force de cette mère, qui est capable de faire une chose pareille. Comment peut-on ne pas recevoir ça dans son cœur-même et en faire sa propre force ? 

 

DG – Oui, c’est ça. Elle, elle est dans l’ici et maintenant. Elle n’est pas en train de s’angoisser à se demander si elle va le tuer, et se dire qu’elle ne va pas s’en remettre, etc. Elle y va.

 

AF – Il faut y aller. Il n’y a pas d’autre choix. C’est maintenant et, autrement, il meurt. Voilà.

 

PL – La dimension de l’acte. 

 

AF – Voilà. 

 

PL – Un peu comme en psychanalyse, dans une séance, il y a un moment donné, il faut qu’on pose un acte. C’est pour ça que Freud disait que le psychanalyste, c’est un chirurgien, et qu’il doit savoir opérer, c’est-à-dire trancher.

 

AF – Absolument, c’est ça. Exactement. Il y a ce moment : c’est décidé maintenant. C’est ce moment spatio-temporel où il faut. C’est le nœud gordien, il faut couper le nœud, d’une certaine façon. 

 

PL – Sans indiscrétion, on a l’impression que ça vous est arrivé souvent dans votre vie, ça, d’avoir su trancher au moment où il fallait. 

 

AF – Peut-être, mais je ne m’en souviens pas. 

 

DG – Dire non à Guy Drut.

 

AF – Ah peut-être oui, par exemple. Dans ma vie, c’est vrai que j’ai une mère très volontaire, très forte. Je vais aller en Guadeloupe d’ici quelques semaines pour fêter ses cent ans. Elle est d’une force mentale assez étonnante. Elle a élevé ses quatre enfants toute seule. Et je pense que c’est un peu grâce à elle que je suis ce que je suis. Je raconte cette histoire dans mon livre, un récit autobiographique qui s’appelle Ta mémoire, petit monde [5]. 

 

PL – On a envie de le lire.

 

DG – On va le lire.

 

AF – Je pense que les mères sont déterminantes, évidemment, dans l’histoire des hommes et des femmes, oui, des affects.

 

PL – Je ne parlais pas forcément de votre mère mais, à la lecture de votre biographie, on a l’impression que vous n’avez pas hésité à changer de profession. Vous posez des actes et après, vous en assumez les conséquences. 

 

AF – Ah oui, ça c’est vrai. Alors on pourrait penser en regardant ma biographie que c’est assez erratique, mais non, en fait. Il y a une direction en réalité. L’essentiel, c’est que je n’aime pas me laisser prendre à l’image qu’on veut donner de moi-même. D’une certaine façon, je suis assez rétif au fait de m’imposer des choses que je ne veux pas faire, tout simplement. Et c’est peut-être pour ça que je tranche très vite lorsque je pense que ce n’est pas mon chemin. Je me souviens qu’un prof d’éducation physique m’a dit un jour : « Tu as une Jaguar en toi, mais tu roules en 2CV. » Mais c’est la 2CV qui m’intéresse en réalité, parce qu’une 2CV, ça va moins vite, donc ça regarde le paysage, ça prend son temps et je suis plutôt comme ça. Voilà.

 

DG – Ça a fait rencontre avec Jesse Owens. Alors, y a-t-il un avant l’écriture de cette biographie et un après pour vous ? Est-ce que ça a fait événement dans votre vie ? Cela vous a-t-il apporté quelque chose de nouveau ? 

 

AF – Oui, toutes les biographies que j’écris m’apportent quelque chose de nouveau dans la mesure où elles me permettent d’apprendre moi-même beaucoup de choses. D’ailleurs, je ne voulais plus en faire parce que c’est énormément de travail et le moment de l’écriture lui-même n’est pas l’essentiel dans ce travail. En fait, c’est une année et demie ou deux ans de recherches pour pouvoir intégrer les éléments, comprendre le contexte, comprendre le personnage, etc. Et une fois qu’on sent qu’on tient la chose, j’écris. Le temps de l’écriture n’est pas aussi important que ça par rapport au temps de recherche. C’est beaucoup de travail et comme je suis un peu fainéant, je préférerais écrire des romans. D’ailleurs, j’écris des romans. Mais l’outil de la biographie, et la biographie elle-même me correspond pas mal parce que ça me permet d’utiliser pas mal de choses en moi, en fait. 

 

PL – Ce qu’il y a de très intéressant aussi dans votre livre, ce sont les références. C’est très documenté au niveau de textes et de lettres, il y a les références politiques. D’ailleurs, moi qui qui étais, ou qui suis par moment, un grand lecteur de L’Équipe, quand je lis ce que Jacques Godet, le fondateur de L’Équipe et directeur du Tour de France, tenait comme propos, c’est quand même… 

 

AF – Ça fait mal. 

 

PL – Ça fait chuter de vélo, on perd les pédales. 

 

AF – Et c’est pourtant un bon écrivain du sport.

 

PL – Cela permet de voir comment la contamination du discours, en ayant l’air de rien, comme le livre de Victor Klemperer le démontre, lti, la langue du iiie Reich, infiltre tous les discours, et sans s’en apercevoir, on peut dire tenir des discours racistes, fascistes. 

 

AF – Oui. C’est aussi le problème d’aujourd’hui avec cette montée du RN. Il y a l’intégration d’un langage qui devient un langage commun, avec lequel on n’a pas beaucoup de distance et c’est tout le problème. Je ne pense pas que les gens sont méchants, ils sont simplement intégrés dans un langage commun. 

 

PL – C’est ce qu’on appelle un langage binaire, dans lequel il n’y a plus beaucoup d’équivoques. C’est pour ça que j’aimais beaucoup, quand vous dites, par rapport au mot amateur, ses deux faces, une face ensoleillée et une face obscure. C’est remarquablement bien dit. 

 

AF – Merci.

 

PL – Votre livre rencontre un certain succès, non ?

 

AF – Oui, il a vraiment été bien reçu. Il y a la Casden qui veut en faire un livre scolaire.

 

DG – Oui, c’est une très bonne idée. Autant il fait place à la singularité de Jesse Owens, autant il offre aussi un éclairage historique.

 

AF – Oui, il permet de comprendre ce qui s’est passé et ce que signifie l’olympisme.

 

DG – Nous recommandons vivement sa lecture à nos lecteurs. Merci à vous, Alain Foix.

 

 

[1] Foix A., Jesse Owens, Folio, 2024.

[2] Foix A., Toussaint Louverture, Gallimard Éducation, 2007.

[3] Foix A., Martin Luther King, Folio Biographies, 2012.

[4] Foix A., Che Guevara, Folio Biographies, 2015.

[5] Foix A., Ta mémoire, petit monde, Paris, Gallimard, 2005.




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