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Interview Christian Garic

Lorsque que l’on pense aux enfants terribles, on se soucie de savoir ce que certains ayant commis des actes délictueux ont trouvé en réponse à ce qu’ils ont été amenés à produire. Lorsque l’exaspération est portée à son maximum de tolérance peut surgir une sanction ultime dans le sens d’une pénalisation judiciaire. Les Centres éducatifs renforcés (CER) créés en 1999 et les Centres éducatifs fermés (CEF) créés en 2002 sont des structures alternatives à l’incarcération. Nous avons rencontré Christian Garic qui est directeur d’un Centre éducatif fermé et directeur coordinateur d’un Centre éducatif renforcé, tous deux gérés par l’association OREAG et implantés dans la région bordelaise. Éducateur de formation, ayant obtenu un DU de Psychopathologie adolescents difficiles, il a accepté de partager avec nous la grande expérience qui est la sienne des différents lieux de vie ouverts, dans lesquels il a exercé, aux résidences les plus fermés. Son désir, que ces lieux puissent être l’occasion d’une rencontre déterminante pour ces jeunes.




Philippe Lacadée – Nous vous remercions d’avoir accepté cet entretien pour le journal Le Pari de la conversation qui traitera des enfants terribles.


Dominique Grimbert – Disons des enfants dits terribles. Dans ce numéro, Philippe Lacadée nous remémorera les travaux d’August Aichhorn et son livre…


Christian Garic - Jeunesse à l'abandon ?


PL – Oui, exactement ! Il y a une nouvelle traduction : Jeunes en souffrance [1] aux Éditions du Champ social de 2000.


CG – Parce que Jeunesse à l’abandon, on ne le trouve plus. Je l'avais, mais je l'ai perdu.


PL – Vous allez pouvoir le retrouver cet objet perdu, quelquefois cela arrive ! Il y a d’ailleurs une nouvelle traduction de cette très importante préface de Freud, dans le livre que je vais vous offrir La Vraie Vie à l'école. [2] Fernand Cambon, qui est un grand traducteur de Freud, a retraduit cette préface. C’est une véritable mine pour ceux qui travaillent avec ces jeunes en extrême difficulté. Je rappelle à nos lecteurs qu’Auguste Aichhorn était un éducateur, disciple et ami de Freud, qui avait créé une institution dans laquelle certains concepts de la psychanalyse lui servaient d’orientation pour son travail éducatif. Sabra Ben Ali, psychologue doctorante au laboratoire LIRCES et présidente de l’association Entr’autres, qui a participé, avec l’association OREAG à la création La petite sœur, que vous connaissez, nous a fait part de vos remarquables interventions, notamment celle avec un jeune dans une voiture… C’est ce qui nous a donné envie de vous rencontrer. J’espère que vous nous en direz un mot. Cela m’a fait penser à la façon dont Aichhorn lui-même inventait toujours des solutions pour créer, voire sauver un lien avec un jeune au bord de la rupture.


DG – Oui, nous avions envie d'aller à votre rencontre pour que vous nous parliez un peu de ce lieu que vous dirigez et du lien que vous tissez avec ces jeunes, dits terribles, que vous accueillez. Vous semblez faire un travail avec eux qui relève d’une pratique originale, ce qui nous intéresse et intéresse les lecteurs de notre rubrique Ouverture sur la cité.


CG – En fait, il faudrait repartir un peu de mon expérience. Puisque, là actuellement, je travaille dans un Centre éducatif fermé (CEF) pour la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et je dirige aussi en tant que directeur coordinateur le Centre éducatif renforcé. Mais, pour revenir un peu sur mon parcours, j'ai travaillé, au début de ma carrière, dans des institutions extrêmement fermées avec des enfants délinquants. Il était question de mise au vert des enfants de région parisienne, qui arrivaient, et que l’on mettait à la campagne en Haute Vienne, dans le nord du département de la Vienne, sinistré. On mettait 40 à 45 enfants dans ces établissements. Tout était fait à l'intérieur, l'école, des ateliers… Ils pouvaient y passer des CAP, des BEP, des choses comme ça… J'ai commencé là mon métier d'éducateur. Je me suis toujours posé la question de l'institutionnalisation. Pourquoi à un moment donné, on institutionnalise des enfants qui, eux, pour le coup, vivent des choses qui ne sont pas du tout, de l'ordre, du cadre, de la règle ou de la loi. Petit à petit j’ai avancé, j'ai fait des formations, j'ai travaillé, à un moment donné, dans un établissement qui recevait des jeunes filles adolescentes délinquantes, et je ne pouvais plus entendre, notamment des cadres (et pourtant, je suis cadre) dire : « elle a posé un acte, cet acte est délictueux. Il faut la virer. Il faut qu'elle quitte l'institution ». Ou « Elle va avoir dix-huit ans. La loi dit qu'à dix-huit ans, ça s’arrête », donc du jour au lendemain dire « Tu prends tes valises et tu t’en vas. » J’avais un ami qui dirigeait un lieu de vie. À cette époque, je travaillais aussi avec mon épouse, dans la même institution, et on avait tous les deux cette idée que l’institutionnalisation, ce n’était pas possible, parce que nous, nous avions l’envie de proposer autre chose à ces enfants. On a repris ce lieu de vie, on en a créé un autre, et donc pendant quinze ans, on a vécu avec des adolescents en souffrance. Et on a commencé à pouvoir essayer une pédagogie, je ne dirais pas différente, parce que, malgré tout, il faut accepter qu’on fasse partie d'une institution… La protection judiciaire, le Département, ce sont des financeurs aussi. Il faut jouer le jeu de l’institution, mais j’ai toujours pensé que c’était à l’intérieur qu’il fallait proposer quelque chose de différent.


DG – Quelques expériences anecdotiques ?


CG – Des expériences anecdotiques ? Je me souviens d’une jeune fille, quatorze ans, polonaise, adoptée, ne correspondant pas aux parents d’adoption, du coup ils l’ont foutue dehors... Donc nous, on l’a accueillie. Et cette gamine avait un copain. Il venait tous les soirs à mobylette, prenait la gamine et partait ensuite, tous les soirs, tous les soirs, tous les soirs… Je me disais : « Mais comment on va pouvoir arrêter, à un moment, cette spirale ? », qui les mettait quand même en danger tous les deux puisqu’il y avait l’addiction qui allait avec. On a fait la proposition de leur louer un gîte pendant les quinze jours de vacances pour qu’ils puissent être ensemble. Donc il a fallu aller voir le Département, expliquer quand même ce qui allait se passer pour ce jeune de quinze ans et cette jeune fille de quatorze ans et demi. On a donné l’assurance qu’on passerait voir les jeunes tous les jours, qu’on leur amènerait à manger... Voilà, et ils ont passé quinze jours ensemble. À partir de ce moment-là, un autre registre s'est mis en place par rapport à cette gamine et à ce garçon, à savoir qu’à chaque fois, lui me téléphonait en me disant « Monsieur, est-ce que je peux venir voir E. ? Est-ce que je peux partir pendant une heure ou deux heures avec elle ? » Et je lui disais « Bah oui, il n’y a pas de soucis ». C'est toujours ce genre de choses que j’essaye de faire : comment, à un moment donné, on peut proposer autre chose à ces enfants, pour que, malgré tout, ils puissent entrer dans un cadre, parce qu’on ne peut pas les laisser toujours hors cadre.


DG – C’est ça, dire en même temps oui et non. Dire oui à ce que propose le jeune, mais en même temps pouvoir introduire du non.


CG – Oui, dire oui et non. On avait dix jeunes, on les emmenait toujours en vacances avec nous. On a une maison sur l’Ile d'Oléron, donc ils partaient avec nous, ils faisaient du bateau, ils ont participé à des fêtes de famille, ils connaissent nos enfants. Voilà, c’est, ce sont toutes ces choses-là. Mais elles ne sont pas possibles dans une structure Maison d’enfants à caractère social, un Centre éducatif fermé, ou le Centre éducatif renforcé. Donc, on a fait ça pendant quinze ans, on était reconnus comme des gens qui proposaient autre chose puisqu’il n’y avait pas de règles dans le lieu de vie. Par exemple : « Tu peux te coucher à l'heure que tu veux, mais par contre, le matin, il faut se lever. », « Tu peux regarder la télé, tu peux te servir dans le frigo si tu as faim à deux heures du matin. Tu te sers, ce n’est pas un problème. Mais fais attention, parce que le matin, il faut aussi que les autres aient de quoi manger. » On a toujours travaillé comme ça, dans cette dimension-là. Et ça fonctionne.

Cela s’adressait à des garçons et filles de treize à dix-huit ans, soit des enfants de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) à cause de violences familiales, soit des enfants délinquants. La question se pose toujours de savoir comment on fait cohabiter les deux, mais, ce sont des enfants, il n’y a pas de cohabitation entre l'enfant délinquant et l'enfant ASE, ça n’existe pas ça, ce sont des enfants. Car il faut prendre en compte aussi l’enfance. Voilà c’est tout ce travail que l’on a mené pendant quinze ans. Au bout de quinze ans, on était très fatigués, on a donc décidé d’arrêter. C’est comme ça que je suis arrivé, ici. On m’a demandé dans un premier temps de reprendre le Centre éducatif renforcé, qui est vers Langon, à Castelviel au Sud Gironde. Je suis arrivé sur un établissement fermé, il fallait que je réouvre. Et j'ai toujours présent à l’esprit que je dois travailler comme ça... Je dois faire passer à l’équipe cette idée que, à l’intérieur du cadre, on propose autre chose.


DG – À vous écouter parler de cette expérience-là et en résonance avec la soirée des laboratoires du CIEN à la Halle des Douves dont le thème était Lien et lieu avec les jeunes, je me disais que, finalement, plutôt que de partir d'un lieu pour faire du lien, vous aviez fait le pari, avec votre femme, de partir du lien et que c’est ce lien qui fait le lieu. Alors, pas un lieu fermé ou géographique, mais un lieu d’adresse…


CG – Oui, tout à fait.


DG – Alors que, quand on vous demande de reprendre un centre éducatif fermé, ça part d’un lieu que vous nourrissez de votre expérience du lien…


CG – C’est ça. Dans « Centre éducatif fermé », je ne travaille pas sur « Centre éducatif » puisque l’accompagnement éducatif les éducateurs savent le faire. C'est leur job. En revanche, je travaille le « fermé ». Je considère que le « fermé », c’est institutionnel, c’est le cadre juridique, c’est le cadre judiciaire, mais à l’intérieur, on doit faire venir des gens. D’où La petite sœur qui va s’installer dans ce Centre fermé. Et on doit permettre aussi aux jeunes d’aller sur l’extérieur. Et que c’est dans cet aller-retour permanent que les jeunes... Oui, c’est vrai ils commettent des délits. Oui, certaines fois des délits graves, mais je dis toujours aux équipes, n’oubliez pas la souffrance de ces jeunes. On ne naît pas délinquant. Voilà, on n’arrive pas comme ça au monde, délinquant. Il y a tout un parcours...


DG – Ce n’est pas génétique.


CG – Ce n’est pas génétique. Ce n’est pas possible. C'est tout un parcours de vie qui fait qu’à un moment donné, on pose des actes. Voilà et après, on peut le travailler. Là, sur le centre fermé, j'ai beaucoup d’artistes qui viennent, par exemple, actuellement, il y a une artiste qui fait de la sculpture sur métal, une dame qui vient qui fait de la sculpture avec du plâtre, parce que ça aussi j’ai toujours considéré que… Je ne vais pas le développer pendant des heures mais, j’ai toujours pensé que plus on amenait l’adolescent à l’élaboration, moins il sera dans le passage à l'acte. Je me suis rendu compte que, dans l’élaboration, notamment autour de la culture, de la création, il y a quelque chose qui se passe. Une artiste est là tous les lundis et tous les mardis, ce sont des gamins qui n’arrivent pas à se lever, qui ne tiennent pas plus d’une heure, une heure et demie sur la concentration... Elle arrive à 8h30, ils sont là. Elle part à 17h, ils sont encore là. Et ils sont prêts, ils sont trois, et ils travaillent, et ils font cette œuvre. Je l’ai dit, il y a quelque chose qui se passe.


PL – Ces adolescents que vous recevez, ils se nomment comment ? Ils disent qu'ils sont des délinquants, qu’ils sont des enfants terribles, ils se présentent sous quelle étiquette ?


CG – Ils ne se présentent pas...


PL – Comment ils expliquent qu’ils sont là ? Comment ils expliquent le fait qu’ils se retrouvent en Centre fermé ?


CG – Ils l’expliquent par l’acte qu’ils posent et la référence à la loi qui est : « le juge m’a dit que j’avais fait ça. Donc je vais aller en Centre fermé. » Mais eux, dans leur esprit, le lien entre le délit qu’ils ont commis et le fait de se retrouver enfermé, ils ne le font pas. C’est vraiment le magistrat qui est là et qui pose la sanction en disant « Par rapport à l'acte que tu as posé, c'est un Centre fermé ». « Par rapport à l’acte que tu as posé, c’est un Centre renforcé ou c'est le quartier mineur... » « Voilà puisque tu as fait ça, tu vas être mis en détention. » Je n’ai jamais entendu un gamin me dire « Je suis délinquant ». « Je suis terrible », certaines fois, ça c’est sûr !


PL – Voilà. Justement, quand il se présente sans le dire comme un « je suis terrible », comment vous situez-vous ? J’ai lu que dans le projet de votre centre… Il y a un mot très précis qui est les « accompagner » … Alors avec quelqu’un qui arrive avec des faits terribles ou qui les produit dans votre lieu, comment vous, vous l’accompagnez ?


CG – Moi ? Ce sont les équipes. L’idée du projet c’est de leur proposer... C’est, voilà, cet exemple de ce gamin qui dort dans ma voiture. Bon, très bel exemple. C'est un jeune qui ne tient dans aucune structure, il a toujours besoin d’être dehors. Donc il vit dehors. Et quand il ne va pas bien, il se réfugie dans les urgences des hôpitaux, ou il va chez lui et il casse tout. Et il est tout le temps en fugue.


PL – Il a quel âge ?


CG – Il a quinze ans. Il rentre, il sort, il rentre, il sort. Et un matin, je monte dans ma voiture, parce que, j’ai un problème, j’oublie toujours de fermer ma voiture. Donc je monte dans ma voiture et c’est étonnant, le siège passager est couché. Je mets la radio Skyrock, je n’écoute pas Skyrock. Et je me dis « Ça c’est A. A a dormi dans ma voiture. » Donc j’ai été voir ce garçon, je lui ai dit : « Je suis très content, je suis très heureux, vous avez dormi dans ma voiture. Je préfère que vous dormiez dans ma voiture plutôt que de dormir dans la rue, comme vous le faites. Parce que vous vous mettez en danger, vous rentrez, vous avez pris des produits, après, vous êtes excité et vous cassez tout. »


PL – Vous le vouvoyez ?


CG – Oui, oui, je vouvoie tous les jeunes.


PL – Pourquoi ?


CG – Là, c'est davantage ma position de directeur, pour qu'ils comprennent quand même qu’il y a cette autorité qui est là et que le dernier recours quand on passe dans mon bureau, c’est que... « Bah là, il va falloir qu’on discute parce qu’au-dessus, il y a les magistrats. » Moi, je suis soumis aussi au regard des magistrats et je dois être transparent sur les actes que les gamins posent. Donc, ce jeune, je lui explique que je préfère ça parce que je me suis aperçu que depuis une quinzaine de jours, il est en train de diminuer la distance géographique dans laquelle il fuit. Donc je lui dis « Ben, c'est bien ». J’habite dans l’établissement, alors je lui dis « C'est bien parce que là, vous n’avez pas quitté l’établissement. » J’ai expliqué ça à l'équipe. C’est sûr, l’équipe m’a regardé en me disant « Mais Mr Garic, non. Il est rentré dans votre voiture ! » Et j’ai répondu : « Ben ce n’est pas un délit, j’ai oublié de la fermer. C’est bien fait pour moi. Et puis, je préfère qu’il soit là. » Donc c’est compliqué d’expliquer à une équipe d’éducateurs qui eux, toute la journée, au quotidien, sont soumis à des insultes parce que le gamin, il insulte, ce n’est pas un ange non plus... Une autre fois, pour essayer de vous expliquer ma vision d’accompagnement de l’enfant, un gamin qui doit avoir quatorze ans, quatorze ans et demi, de Cannes, n'arrêtait pas de fuguer et quand il revenait, il avait toujours les pieds esquintés. Et je dis à son éducateur référent « Vous allez prendre 150 euros, vous allez dans un magasin, vous allez lui acheter une belle paire de chaussures parce qu’au moins quand il sera en fugue dans la rue, il n’aura pas mal aux pieds. Je préfère qu’il parte avec des super baskets plutôt qu’il ait mal aux pieds et qu’il revienne les pieds en sang. Il faut le faire passer à une équipe ! Je ne sais pas si c’est bien accepté. Mais le gamin il est parti quinze jours, il est revenu, il n’avait pas mal aux pieds.


DG – Oui, c’est ça. Dans cet accompagnement, on entend que vous partez de leurs besoins ? Dans ce que vous dites, il ne s’agit pas de les forcer à faire autrement. Vous partez de l’existant, leurs besoins, et vous essayez de les accompagner à partir de ça.


CG – Tout à fait. Je ne suis pas trop un adepte du « il faut changer l’adolescent à tout prix, provoquer le changement... » On serait qui pour provoquer le changement chez quelqu’un. Je ne sais pas. Je n’y arrive pas moi, je ne sais pas faire. Donc plutôt partir de ce qu’ils sont, de leurs représentations, des besoins qu’ils ont, de l’état aussi psychique, mais alors là ce n’est pas mon domaine, et aussi physique, parce que ces gars, quand ils nous arrivent, ils sont dans un état physique... les dents, les oreilles, les yeux, ils sont esquintés. Donc dans un premier temps, moi ce que je dis aux éducateurs c’est « Ne leur prenez pas la tête avec l'insertion professionnelle ou scolaire, soignez-les et après on verra. Donc il y a toute une partie aussi, comme ça où je dis aux gens « Vous les envoyez chez le médecin, vous voyez ce qui est possible pour qu'ils aillent mieux. »


PL -– Dans ce que vous appelez « Soignez-les », on entend très bien plutôt prendre soin d’eux. Ce qui normalement est dévolu à une certaine fonction du côté des parents, une fonction paternelle surtout d’ailleurs, qu’ils n’ont peut-être pas pu trouver, sans que ce soit la faute des parents… Alors peut-être faut-il que, dans ce lieu, ils puissent la rencontrer cette fonction ? Est-ce que vous seriez d’accord avec cette proposition ? C’est-à-dire quelque chose qui explique un peu votre façon aussi peut-être de les vouvoyer, comme vous le disiez, c’est-à-dire qu’il faut à tout prix qu’il y ait dans le lieu quelqu’un qui incarne une sorte d’autorité authentique et pas l’autorité autoritaire, c’est-à-dire quelqu’un qui témoigne, c’est pour ça que c’est intéressant le début de votre parcours, d’un savoir-faire, non seulement avec sa technique, mais surtout d’un savoir-y-faire avec sa propre vie, avec ce qu’il est et qui n’hésite pas à le mettre en jeu. C’est-à-dire que vous y mettez en jeu un pari pas sans prise de risque, que vous assumez justement en fonction de ce qui a été votre expérience de votre propre vie.


CG – Bien sûr...


PL -– Seriez-vous d’accord pour dire que ce serait ça qui passe et qui est peut-être une chance pour ces jeunes de vous rencontrer ? Mais est-ce que ce n’est pas aussi une chance pour l’équipe d’avoir à faire à vous ?


CG – Il faut leur demander ça, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je vais partir, dans un an, et que les gens s’inquiètent beaucoup de mon départ, voilà... Sur l’autorité, j’aime bien l’autorité bienveillante, moi. Donc les jeunes savent effectivement que quelquefois je peux être cadrant, parce qu’il le faut. Mais c’est toujours, et c’est ce que je dis aux équipes, toujours dans la bienveillance, il n’y a pas d'insulte, il n’y a pas de jugement, il n’y a pas de « Je vais te rabaisser, je vais te soumettre ». Pas du tout, c’est vraiment comment je vais pouvoir poser ce cadre tout en étant dans cette bienveillance. Parce qu’ils en ont besoin, ils en ont vraiment besoin. Ce sont des gamins qui souffrent beaucoup, véritablement. La violence chez eux… Par exemple, j’explique toujours que la caricature dans les IRTS c’est de dire « ça ne nous est pas adressé », mais la violence chez eux, c’est surtout la peur. C’est qu’ils ont peur, ils ont peur, je pense, de ne pas gérer leurs émotions. Ils ont peur aussi, quelquefois de leurs propres forces, parce que ce sont des gamins, dans les quartiers, qui ont l’habitude de se battre parce qu’ils sont armés et moi je dis toujours aux éducateurs, c’est pareil « quand ils sont armés, ce n’est pas pour vous agresser, c’est pour se défendre eux. » Donc, effectivement, on a des couteaux, on a des tournevis, on trouve des choses, mais j’explique toujours que c’est sur leur propre protection que ça se joue. C’est parce qu’ils ont vraiment peur. La nuit, ce sont des gamins qui pleurent dans leur chambre. Je le sais, il y en a qui ont des doudous qu’ils planquent sous leur oreiller. Donc un gamin qui est un gros trafiquant de cocaïne qui dort avec un petit nounours sous son oreiller … Ben voilà. Il faut se poser la question. Alors, je sais ce sont des caïds mais...


PL – Il cocaïne petit doudou.


CG – C'est ça... (rire)


PL – Au fond c’est très juste ce que vous dites, c’est-à-dire, ce leitmotiv qui serait de dire « ça ne vous est pas adressé », vous, vous basculez ça en disant « ce dont ils témoignent c’est peut-être de comment c’est ce qui se vit en eux qui est terrible », c’est ça ? Prédiquer ou les étiqueter comme enfants terribles, c’est nier que ce qu’il y a de terrible, c’est en eux. C’est ça qui leur fait peur et du coup, ils se défendent contre ce que nous nous appelons le réel.


CG – C’est ça. C’est pour ça que je n’aime pas trop le terme mineur délinquant. C’est très réducteur. C’est « tu es délinquant parce que tu as posé un acte », « tu es hors de la loi », il n’y a pas que ça. Moi j’aime bien dire « en conflit avec la loi ». Parce qu’il y a un courant comme ça, qui dit en conflit avec la loi. Et moi j’aime bien, parce que la loi, elle est un peu partout, c’est la loi symbolique. Je préfère dire ça mais je ne leur dis jamais ça. Comme je le disais tout à l’heure je les appelle par leur prénom. Ça , c’est quelque chose dans le monde éducatif, qu’on ne résume pas une personne à l’acte qu’il pose. C’est autre chose qui se joue. Et l’acte posé, je dis qu’à la limite, on peut en discuter avec lui mais, mais nous, on n’a pas à gérer ça. C’est après, c’est tout le parcours judiciaire, les dépôts de plainte, tout ça. Nous, on a surtout à être dans « tu es une personne et qu'est-ce qu’on va faire de toi, avec toutes les difficultés que tu as parce que quand tu vas partir d’ici… ». Moi, je leur dis toujours « j'ai six mois », parce qu'ils restent six mois.


PL – Ils ne restent que six mois ?


CG – Oui, six mois. Donc, c’est très court. Quelquefois ils sont reconduits pour un, deux ou trois mois par les juges. Mais, je leur dis « qu’est-ce qu’on va faire pour que, quand vous repartiez d’ici, vous ne soyez pas dans la récidive ? » Parce que le plus compliqué pour eux, c’est ça, c’est-à-dire pendant six mois, ils trouvent un équilibre, et quand ils reviennent sur des quartiers, ils sont de nouveau appelés par les grands... Et c’est reparti.


DG – Vous leur offrez une place, à partir de la loi, comme si vous étiez un peu un trait d’union, et quand ils ont cette place que vous prenez soin de leur offrir, c’est six mois, point. C’est court, oui.


CG – C’est très court.


PL – Vous avez des nouvelles ? Vous savez ce qu’ils deviennent ?


CG – Sur le Centre fermé, c'est très rare. Et souvent, quand ils rappellent, c’est parce qu'ils sont en détention. Parce que ce que l'on sait, par contre, du parcours de ces gamins, c’est que… et là, ça a reculé un petit peu… vers dix-huit, dix-neuf ans, le parcours avait tendance à s’arrêter. Maintenant c’est vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq ans. C’est la rencontre avec une copine, ils s’installent, la rencontre aussi souvent avec un maître d’apprentissage, avec quelqu’un qui les amène à avoir un métier.


DG – Donc, après ce Centre fermé, il n’y a pas d’autres institutions, pas d’autres structures qui prennent le relais.


CG – Non, après c’est la détention. C’est pour ça que je dis toujours aux éducateurs que le CEF, c’est l’alternative à l’incarcération. Donc il faut le renverser, en disant on va tout faire pour qu’ils n’y aillent pas, et non pas, on va faire en sorte que les actes posés soient, tout de suite, remontés, pour qu’ils partent en prison. Notre travail à nous, c’est qu'ils n’aillent pas vers l’incarcération. Cela dit, ils y vont.


DG -– J'avais rencontré un patient, il avait soixante-dix ans, il était venu me raconter son histoire de braqueur et me disait que pendant des décennies, dès qu’il sortait de prison, le monde extérieur l’angoissait à un tel point, il vivait dans les conditions d’une telle violence, qu'il faisait tout pour retourner en prison le plus rapidement possible, parce que c’était le seul endroit où il se sentait en sécurité. Il avait un espace à lui, un lit et des repas.


CG – C’est peut-être un peu la difficulté de ces institutions fermées. On amène des choses, on les met en sécurité, et quand ils sont en sécurité, l’insécurité revient. On n’a pas encore trouvé de petites structures pour après, pour qu’ils ne soient pas tout de suite remis comme ça, dans ce milieu, qui est vraiment… Alors j’ai des idées… Je connais les quartiers, c’est dangereux. Quand on a quatorze ans, c’est dangereux et il n’y a pas de structure existante entre le Centre fermé et le retour comme ça sur leur lieu de famille. Il n’y a pas, ça n’existe pas. Là, ils travaillent sur quelque chose qui s'appelle les lieux d’accueil temporaires où effectivement un gamin pourra rester peut-être deux ou trois mois avant de repartir. Mais pour l’instant...


DG – Mais temporaire... C’est comme si on ne leur offrait finalement que des petits temps et une répétition de ruptures en permanence...


PL – Est-ce que, dans votre centre, quelque chose fait que surgisse ou pas, comme la dimension pour eux de la faute, ou la dimension qu’ils ne sont pas responsables ? Ou alors peut-être une dimension que peut, peut-être, introduire le travail avec vous, c’est-à-dire les accompagner à se rendre, pour une part, un peu responsables de ce qui leur arrive.


CG – C’est quelque chose qui est travaillé ça, avec les éducateurs référents souvent, pas au CEF, mais je suis en train de penser au Centre éducatif renforcé. Un éducateur avait fait un journal de bord avec eux sur la prise de conscience de l’acte posé. Il écrivait enfin, ce sont les gamins qui écrivaient, lui, il remettait quand même un peu en format pour l'ordinateur. Et ça, c'était un journal que moi j’envoyais au magistrat parce que souvent, quand ils arrivent devant le magistrat, ils n’arrivent pas à s’exprimer. Donc, le magistrat l’avait avant l’audience et effectivement, le gamin racontait, par rapport à l’agression sur une personne, quelque chose comme ça : « Voilà où j'en suis ». Et c’était intéressant parce que le magistrat pouvait se dire : « Il avance quand même ». Et, au Centre fermé, ça se fait mais ce n’est pas formalisé comme ça. Ça se fait dans le cadre des discussions que les éducateurs peuvent avoir. Et moi, quand je reçois les jeunes, je suis aussi là-dessus, c’est-à-dire : « Voilà, tu es arrivé parce que t’as braqué une grand-mère, et puis tu lui as volé son sac à main... Maintenant, qu’est-ce qu’on fait avec ça ? »


PL – Voilà...


CG – La culpabilité, la responsabilité de l’acte posé, on le travaille ça, on le travaille. Et au bout de six mois, je trouve quand même qu’ils ont une zone de conscience. Tout ce qui environne l’addiction et le deal, on se fait de l’argent, c’est super ! Alors là franchement là-dessus même quand on travaillait plus sur les dégâts que ça peut faire, le physique ou tout le reste... ils s’en foutent. Sur les addictions, on ne peut pas grand-chose, mais sur les actes violents, oui. Il y a quand même une prise de conscience.


PL – Et là, vous avez des jeunes qui ont posé des actes très violents ?


CG – Actuellement, non. Mais il y a trois ou quatre mois, un gamin qui était sur Clermont-Ferrand, qui avait tiré quand il y a eu les émeutes, à balles réelles, il avait blessé quelqu’un, et un autre avait poignardé un autre jeune, l’autre jeune a des séquelles importantes.


PL – Et ça, ils en disent quelque chose ? Ou c’est un acte indicible, pas dicible pour eux ?


CG – Au départ, ils ne reconnaissent pas. « C’est lui, il est venu me chercher, vous comprenez, moi j’ai voulu me défendre ». Et petit à petit, quand on arrive à leur parler aussi que cette personne a failli décéder, là, il y a quelque chose quand même qui se passe. Leur dire qu’on ne peut pas détenir la vie de quelqu’un comme ça. On ne peut pas un coup de couteau, même si l’autre a insulté parce que c’était ça, hein... Alors après moi, je ne sais pas si... parce que par rapport à ce jeune j’ai tout entendu, « Il est psychopathe » ... Moi je n’en sais rien, moi ce que je sais c’est qu'il faut travailler avec lui sur l’acte qu’il a posé, et comment faire pour que quand il va partir, il ne ressorte pas un couteau.


PL – C’est-à-dire que, même dans un acte, il y a une part de responsabilité. Est-ce que vous pensez que ceux qui disent, au fond, que c’est un psychopathe ou un délinquant, ça prédique, au fond, ça... ?


CG – C’est un peu réducteur...


PL – Voilà ! Et c’est pour ça que je vous demandais ça ; c’est-à-dire qu’après, comme ce sont beaucoup de jeunes qui ne savent pas qui ils sont, ils peuvent très bien se dire mais moi, de toute façon, je suis psychopathe puisqu’on me l’a dit.


CG – C’est ça !


PL – C’est comme quand notre cher ex Premier Ministre de l’Intérieur avait nommé tous les jeunes de racailles. Du coup, ils le sont devenus des racailles.


DG – Ça déresponsabilise en fait.


CG – Bien sûr.


PL – Quel est le lien alors avec les parents et les familles ? Rentrent-ils en lien avec vous ? Ils viennent voir leurs enfants ?


CG – C'est plutôt nous qui entrons en lien avec eux. On les appelle une fois par semaine.


PL – Une fois par semaine ?


CG – Oui, une fois par semaine. C’est l’éducateur, le référent du jeune, qui appelle la famille en disant : « Voilà comment ça progresse ». Le gamin, il peut appeler ses parents, bien sûr, parce que ça, c’est pareil, il y a les éducateurs mais ils restent les parents. Quoiqu’ils aient fait, quoiqu’ils fassent, ce sont les parents. Donc ils doivent l’être, on les y invite. Il y a un document individuel de prise en charge à faire au bout d'un mois. Quand les gamins sont là, on invite la famille à venir. Ce que j'ai mis en place moi, par exemple, en CEF, c’est qu’ils peuvent retourner chez eux, au bout de deux mois de placement. Mais ils sont quelquefois interdits de résidence parce qu’ils ont commis des actes sur un endroit et donc ils n’ont pas le droit d’y aller. Moi j’ai demandé aux éducateurs de prendre une chambre d’hôtel ou un appart hôtel pour que les familles puissent venir les voir... Et ça, ça ne se faisait pas. Et comment est-ce possible d’imaginer qu’un enfant pendant six mois ne retourne pas chez lui ou ne voie pas ses parents ? Ce n’est pas possible.


DG – Pour y retourner à la fin.


CG – Pour y retourner à la fin. Donc là, ils viennent, ils prennent un appart hôtel à Bordeaux, ils passent le weekend, on leur donne un budget, si les parents n’ont pas d'argent… Et donc, ça permet quand même qu’il y ait ce lien. Et puis nous, ça nous permet de rencontrer les parents.


PL – Vous avez quand même une grande liberté de manœuvre ?


CG – Je la prends.


PL – Mais alors, vous la prenez comment ?


CG – Je la prends.


PL – À vos risques et périls ?


CG – Oui. Je pense que, dans ce métier, si on ne prend pas de risques, il n’y a pas grand-chose qui se passe pour les gamins. Mais après, je m’en explique.


PL – Voilà.


CG – « Pourquoi vous avez pris un appart hôtel ? » Ça peut s'expliquer, on peut quand même expliquer que l’enfant a besoin, et ce n’est pas parce que ça coûte 150 euros la nuit, ce n’est pas grave, de passer un week-end avec ses parents, c’est important. Là, on fait des travaux au Centre fermé et je fais faire une maison des familles. Là, il y aura un appartement avec des chambres, avec une cuisine aménagée, avec tout ça… Et là, les parents pourront venir. Alors, c’est un peu à l’écart du Centre et comme ça les familles pourront venir et passer le week-end ou la semaine, si les parents ne peuvent venir qu’en semaine et ils pourront passer du temps avec leur enfant.


PL – En général, ce sont souvent des enfants ou des adolescents qui viennent de quartiers difficiles ?


CG – De quartiers difficiles.


PL – Il n’y a pas un enfant dont les parents habiteraient un quartier favorisé ?


CG – Non, je n’en ai jamais vu. J’ai rencontré une fois un jeune, le père était médecin, il avait fait des conneries avec du cannabis, voilà le shit… Mais non, autrement. En plus on travaille avec l’ensemble du territoire national, donc ce sont les quartiers nord de Marseille, tous les quartiers chauds en région parisienne. Ici, c’est Grand Parc, voilà.


PL – Mais alors, ça a été le premier Centre créé en France ?


CG – Oui, c’est le premier Centre fermé.


PL – Mais il y en a d’autres en France ?


CG – Oui, il y en a d’autres, sur une région, il doit y en avoir trois ou quatre.


PL – Alors, dans la mesure où, nous, ce qui nous intéressait au fond, c’était le thème « enfants terribles et parents exaspérés », est-ce que vous pensez au fond que, des fois, l’enfant réactualise dans l’institution ce qui s’est passé vis-à-vis de ses parents, ou des adultes ? Est-ce que l’équipe éducative ou les éducateurs se montrent aussi exaspérés ? Et comment vous arrivez à traiter ça ? Parce que vous avez l’air de dire que, par moment, ils ne sont pas très loin de vous reprocher une trop bienveillance ou un trop de bienveillance. Un mauvais exemple quoi...


CG – Oui. Comment je fais avec eux, quand ils sont exaspérés, les éducateurs ? J’essaye de toujours les ramener aussi un peu à une dimension théorique. Quand un gamin a un comportement qu’on ne comprend pas, moi, encore une fois, je ne comprends pas, je les ramène effectivement à aller chercher aussi du côté des écrits, de la théorie. Il y a des gens qui pensent et des comportements peuvent s’expliquer. Mais quand on est comme ça au quotidien, avec eux, il faut être pragmatique, il faut avoir du bon sens, parce que c’est quasi du répondant au répondant. Après, on fait des groupes de travail et de réflexion, des réunions. Et j’essaye d’amener aussi des écrits, des bouquins, alors ils prennent ou ils ne prennent pas.


PL – Parce que vous, c'est plutôt quelle orientation ? Sabra Ben Ali m’a dit que vous aviez un peu travaillé en lien avec Maud Mannoni ?


CG – Oui alors... Pour les lieux de vie, j’ai eu à un moment donné la chance d’aller à Bonneuil. Je n’y suis pas resté très longtemps car après, j’ai été rencontrer les lieux de vie comme celui de Deligny ou de Claude Sigala. Un ami est psychanalyste lacanien et travaillait avec nous un peu sur les lieux de vie. Il nous avait emmené dans des choses…


PL – Donc, c’est plutôt une orientation analytique ?


CG – Je ne sais pas si j’ai une orientation analytique ou psychanalytique, en tout cas, c’est quelque chose qui a toujours environné. Moi, j’ai suivi une analyse aussi.


PL – Mais déjà quand on emploie le mot bienveillant, ça fait quand même référence à Winnicott. Maud Mannoni c’était un mix entre Lacan et Winnicott.


CG – Tout à fait.


PL – Elle trouvait Lacan trop dur et c’est plutôt la théorie du centre.


CG – Oui, c’est ça.


DG – Là où j’entends quand même une orientation analytique, c’est finalement, ce qu’on disait tout à l’heure, c’est-à-dire que quand on parlait de leurs besoins… Dans le jargon analytique, on dirait que finalement, vous partez du symptôme et vous n’êtes pas là pour éradiquer tout symptôme, mais plutôt essayer de faire que ça puisse se nouer autrement. Il y a un respect à la fois d’eux en tant que personnes, vous leur offrez une place et vous essayez d’avancer avec leur symptôme.


CG – Je suis d’accord. Moi je dis ça, qu’effectivement, s’attacher aux symptômes, pourquoi pas, mais on sait que le symptôme, il se déplace. C’est quelque chose d’un nouage, d’un levier, quelque chose qui fait que la personne peut vivre aussi.


DG – Voilà.


CG – Donc on peut là s’y attacher, mais il faut essayer de travailler avec la personne dans son entité.


DG – Oui, c’est comme ça qu’ils tiennent à un moment donné. Ce n’est pas un hasard et c’est à respecter. C’est à manier avec beaucoup de précaution.


CG – Oui.


PL – Puisque vous parliez d'August Aichhorn, Freud, dans la préface du livre d’August Aichhorn, disait qu’au fond, la meilleure formation pour un éducateur, puisque lui-même était éducateur, ça serait de faire lui-même une expérience d'analyse. Est-ce que vous seriez d’accord ? « À même son corps », dit Freud.


CG – J’ai toujours pensé que les éducateurs devraient tous peut-être être en analyse, mais bon, voilà... (rire) Par contre, les jeunes générations, comme je dis, ce n’est pas la peine d’en parler. Moi, j’ai été obligé de faire des masters de management, des choses comme ça, parce qu’il fallait absolument que j’aie ça pour pouvoir diriger. Mais je m’aperçois que l’expérience du vécu que j’ai par avant, et aussi l’analyse, et toutes les dimensions que j’ai essayé de travailler au fur et à mesure de ma carrière, font que même dans la façon que j’ai moi de manager une équipe, je ne me sers pas de grand-chose de ce que j’ai appris dans les cours de management. Voilà, moi, la porte, elle est ouverte. Les gens même si je suis en train de bosser parce que j’ai un truc à faire en urgence, à « Monsieur, est-ce que je peux vous voir ? », la réponse est « Asseyez-vous. » Je prends toujours cinq minutes. Peut-être de la vieille école, Christophe Leu, le directeur de l’ITEC dirait la même chose. On passe le matin. Moi, je vais voir chacun « Comment ça va ? Et chez vous ? Tout se passe bien ? » Voilà, c’est cette relation humaine qui fait qu’après les gens se disent « notre travail est dur mais, enfin, quand même, Monsieur Garic si on a besoin, il est là ». Je ne vais pas me sacrifier tout le temps, mais je crois que c’est important.


PL – Voilà ce n’est pas le moment de vous sacrifier.


CG – Pas maintenant, c’est fini !


PL – Surtout pas avant d’avoir répondu à ma question, parce qu'on va peut-être en rester là, on prend beaucoup de votre temps...


CG – Non, non, ce n’est pas grave...


PL – Donc vous vous avez l’air « assez heureux ». Est-ce que je peux vous demander, au fond, quelle joie vous prenez à ce genre de travail, qui est quand même assez dur ? Parce que vous avez l’air de travailler ça, on ne le verra pas dans l’entretien, mais on sent vos yeux pétiller, une certaine joie.


CG – Moi je dis que quand un adolescent arrive la première fois où je le vois, quand il est comme ça, (replié sur lui-même), quand fermé, il n’a pas voulu me parler et qu’un jour, il arrive à mon bureau, il s’assoit et il me fait un grand sourire, pour moi le travail est fait. J’ai ça en moi de dire qu’il faut amener de la joie. Il faut qu’il y ait du bonheur apporté à ces enfants parce qu’ils en ont quand même pas mal bavé. Et comme moi, je suis quelqu’un de toute façon, par nature, assez heureux, même si mon parcours est aussi fait de réparation, quand je suis avec ces gamins-là, je suis heureux. Je crois qu’ils le sentent. Quand j’arrive le matin, je vais les voir « Bonjour, comment allez-vous ? Vous avez bien dormi ? » Quand ils sont devant la glace : « Vous êtes un beau mec » ... Enfin voilà ce que je pose et je crois que je suis heureux.


PL – Il se trouve que j’ai un peu travaillé en banlieue à Bobigny dans un collège et j’ai toujours été surpris par le regard très clair de ces adolescents dans lequel on sent transparaître, même s’ils sont dans des conditions difficiles, une certaine joie de vivre et une intelligence d’esprit qu’on ne trouve pas forcément ailleurs. J’ai toujours été très surpris par ça.


CG – Oui, bien sûr.


PL – D’ailleurs le principal qui travaillait à Pierre Semard à Bobigny, quand il a été nommé dans un collège près de la gare de Lyon, il m’a dit « Philippe, ici je déprime ». Ces adolescents, ils ne pensent qu’aux résultats, ils ne réfléchissent pas du tout en fonction de leurs pensées mais des résultats à obtenir. Du coup cela fait des gosses tristes. Alors qu’en banlieue, même si c’est difficile, ils ont une joie que l’on voit au fond de leurs yeux, si on ne les abîme pas.


CG – Si on ne les abîme pas. C'est ça aussi. Parce que certains adultes dans les quartiers peuvent les abîmer. Mais même après, j’ai parlé avec un gamin, il disait « Je suis comptable, Monsieur ». « Vous êtes comptable ? Mais, vous avez quinze ans. » « Oui, je suis comptable, la journée, je suis dans une cave. Il y a du shit autour de moi. Donc il y a le dealer qui vient, qui prend et moi, j'ai un carnet. Et je marque tout ce qui rentre, ce qui sort et tout ça. » Et je lui ai dit « Vous êtes certainement plus fort que moi en calcul mental » et je lui dis un truc, soustraction, division... et il me sort le résultat. Moi j'étais incapable. Je lui ai dit « Effectivement, tu es un vrai comptable. Et ça serait bien de le faire autrement qu’en vendant du shit... » Ils ont une intelligence.


DG – Ils font un parcours. C’est intéressant d’écouter les rappeurs. Le mouvement rap a beaucoup évolué ces dernières années, et ils font quelque chose d’exceptionnel. Il y a une joie. Quand on voit qu’un rappeur comme Jul arrive à réunir treize rappeurs marseillais, maintenant 157 rappeurs de France, ils prennent plaisir à travailler ensemble. Ils témoignent de leur parcours, pour certains, du rapport au produit, à la drogue, au deal, qui pousse parfois au crime, mais, par l’écriture, quelque chose de nouveau émerge pour eux.


CG – Je travaille avec l’association « Faut que ça bouge ». Là, ils viennent et on a deux jeunes actuellement qui produisent des écrits. Et quand on lit, ils rappent, l'écriture au-delà d’être belle, elle est très structurée, c’est incroyable. Alors que, quand on leur demande, parce qu’il y a une prof des écoles, d’aller une heure en classe, et bien là, ce n’est pas possible, parce qu’il faut rester assis, il faut écouter, il faut... et ils ne peuvent pas. Par contre, avec une musique...


PL – Ça, c’est ce que vous avez créé, « Faut que ça bouge » ?


CG – C’est une association bordelaise. Je les fais venir. Il y a un grapheur qui vient aussi en ce moment, essayer de capter leur culture un peu, et leur proposer autre chose. On les a emmenés au Bassin à flot, voir l’expo avec Klimt. Moi, j’ai emmené des jeunes à l’opéra, voir un ballet, bon, expérience sympathique mais, n’empêche que je me suis dit « Mais pourquoi pas ? Pourquoi n’auraient-ils pas le droit d’aller voir un ballet, quoi ». Donc, je les ai emmenés à l’Opéra. Et ils ont foutu le bordel... Mais bon, ce n’est pas grave au moins, ils ont été à l’Opéra. Je pars du principe aussi qu’ils ont le droit de partir en vacances, donc ils peuvent aller au ski, à la mer… Pourquoi ils ne le feraient pas ? Des éducateurs disent « Mais pourquoi vous dites ça ? Plus tard, ils ne pourront jamais le faire. » Et je leur dis justement que si un jour ils ont des enfants et que leurs enfants partent en classe de neige, ils diront « Moi aussi j’y ai été et je peux parler avec toi parce que moi aussi j’ai été à la montagne faire du ski. »



[1] Aichhorn A., Jeunes en souffrance, Champ social édition, 2000.

[2] Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, Éditions Michèle, 2013.





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