Dominique Grimbert – Bonjour Camilo Ramirez. Vous êtes psychanalyste, membre de l’ECF. Vous avez travaillé à ParADOxes dont vous avez été Président jusqu’en 2023. Vous avez écrit Haine et pulsion de mort au XXIe siècle : Ce que la psychanalyse en dit [1], qui est aujourd’hui un ouvrage de référence.
J’ai eu l’occasion de lire l’un de vos textes, paru dans Ironik ! : « L’enfant, symptôme du réel sur grand écran » [2]. Dans ce texte, vous évoquez le film Faute d’amour, prix du jury au festival de Cannes en 2017. Le personnage Aliocha, un garçon de douze ans, y est confronté à une profonde solitude et vous écrivez : « La fonction constituante du désir de l’Autre est montrée ici dans toute son envergure, sous une forme négative. » Il s’agit du vide, voire du trou « approché de trop près par l’enfant et auquel il répond par un acte radical ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Nous savons aussi que vous avez à cœur de parler à partir de la clinique.
Camilo Ramirez – J’avais écrit pour Ironik !, l’année dernière, sur la question de l’enfant aujourd’hui dans la civilisation. C’était l’occasion de faire découvrir aux lecteurs qui s’intéressent à l’enseignement de Jacques Lacan et de Jacques-Alain Miller, un réalisateur russe magistral, Andrey Zvyagintsev. Je me suis intéressé à cette question du désir de l’Autre, son impact, mais sous une forme négative au sens de son absence, son absence radicale. Le film Faute d’amour raconte ça, dans un récit très dur et très froid, dans lequel un enfant qui a compris qu’on ne veut pas de lui, ni le père ni la mère, décide de disparaître. Il disparaît et tout le film va nous confirmer qu’il y a un trou, tant du côté du désir de la mère que du père, et comment l’enfant s’engouffre dans ce trou, à l’endroit même où il n’a pas été désiré, pour disparaître. Ça ne prend même pas la forme d’un rejet, d’une éjection, ou la forme d’un vœu de mort, mais le gouffre est tellement grand, du côté de l’absence du désir comme précédant sa venue au monde, qu’à la fin, il s’en va, il disparaît, on ne le voit plus jamais réapparaître. Donc, il m’était venu, en effet, cette idée que la marque du désir de l’Autre, toujours si importante, si fondatrice, cette fois-ci, c’est du côté du désir de l’Autre en tant que son absence creuse un trou. Si l’on reprend par exemple la question que Lacan cite plusieurs fois dans son Séminaire, celle que l’enfant se pose quant au désir des parents, « Peuvent-ils me perdre ? », dans le film, la réponse est aussitôt oui, bien sûr qu’ils peuvent ! Et il y a des cas où cette question de l’absence du désir de l’Autre, apparaît sous la forme d’une marque terrible pour l’enfant, celle que l’on peut retrouver dans la clinique des enfants adoptés.
DG – Oui.
CR – On constate cela chez certains enfants adoptés, mais on ne va pas faire des généralités. Actuellement, j’accompagne, par exemple, un père qui a adopté un enfant qui était encore bébé quand il a été adopté, il n’avait même pas un an. C’est un enfant qui se met en danger tout le temps, depuis toujours. Maintenant c’est un jeune adolescent et son père est désemparé, parce qu’il fugue, suit tous les voyous de la ville, quitte le collège l’après-midi... Dans ce type de situations que l’on rencontre dans nos consultations, il n’est pas rare que les parents ne comprennent pas le fait qu’en donnant un cadre de vie qu’ils considèrent bon, en donnant de l’amour, et un accompagnement attentif à ces enfants depuis qu’ils ont été adoptés, ça ne puisse pas effacer les marques inaugurales de l’abandon, les marques premières du non-désir ou du rejet, du laisser tomber, cette marque singulière qui a été là au moment de la venue au monde de cet enfant. Donc il y a souvent une sorte d’incompréhension : « Avec tout ce qu’on fait, tout ce qu’on donne, cette façon qu’on a si amoureuse, si affectueuse de s’occuper de lui, pourquoi fait-il tout le temps les quatre cents coups ? Pourquoi se met-il en danger ? Pourquoi nous mène-t-il la vie dure ? Pourquoi refuse-t-il ce qu’on lui donne, voire se montre si agressif à notre égard ? J’ai rencontré ces cas de figure plusieurs fois en consultation. C’est comme si on avait l’idée que ces dons d’amour pouvaient, à chaque fois, suppléer au manque premier du désir de l’Autre, en espérant diluer la marque première du désir de l’Autre sous forme de laissé tomber, de l’abandon ou de l’enfant donné à l’institution. C’est aussi la marque de ce qu’on appelle le désir anonyme, qu’on trouve parfois dans ces lieux qui accueillent en premier les enfants, avant que la famille adoptive prenne la relève. Nous tenons là un domaine clinique où cette question que j’évoque dans le film, de la marque du désir sous une forme négative, on peut la toucher du doigt.
Philippe Lacadée – C’est très important ce que tu dis, pour avoir aussi travaillé avec Daniel Roy, sur la question de la clinique des enfants abandonnés dans les maisons mère-enfant en Bulgarie. Il est coutume de dire que nous sommes tous abandonnés, il n’empêche qu’il y a des sujets qui ont été abandonnés dans le réel et que, comme tu le dis précisément, ça leur fait une marque de réel dans le corps. Une patiente avait été adoptée, elle était infirmière, et chaque fois qu’elle devait changer de service, quand elle devait se réinscrire dans un ordre symbolique différent par rapport à chaque service, à chaque fois, elle revivait ce moment d’abandon crucial, ce trou dans le réel. Je pensais aussi à ce que Lacan disait, que même si l’enfant n’a pas été désiré, ou de façon anonyme, il n’empêche que, à partir des premiers frétillements de son corps, il pourra susciter et s’inscrire dans le désir de l’Autre. C’est-à-dire qu’il peut y avoir aussi des événements de contingence qui permettent de réinscrire quelque chose là où ça ne s’était pas inscrit. Est-ce que tu serais d’accord avec ça ?
CR – Bien sûr, je le pense. Je vais avec les collègues de l’ACF Île de France commencer à préparer PIPOL 12, qui va être autour du thème « Malaise dans la famille », et je viens de faire le lien en t’écoutant, avec le premier film sur lequel nous allons faire une soirée préparatoire, c’est un film du réalisateur japonais qui s’appelle Hirokazu Kore-eda qui a fait Une affaire de famille ou Tel père, tel fils…, un réalisateur qui est toujours à l’avant-garde de la famille moderne.
Philippe Lacadée – Oui.
CR – Et qui privilégie justement les liens de paroles et les liens symboliques aux liens de sang pour parler de la famille. Il y a toujours des histoires de familles bricolées, biscornues, hors-norme… Dans le film qu’il a fait l’année dernière, Les bonnes étoiles, un très beau film, il raconte une histoire d’enfant abandonné. On découvre qu’au Japon, il existe des sortes de guichets automatisés où il est possible de déposer l’enfant que l’on décide de ne pas garder. Une sorte de distributeur, et tu arrives comme ça, et tu appuies sur le bouton et tu déposes ton nouveau-né. Et deux hommes, les héros du film, s’occupent de récupérer ces bébés. L’un de ces enfants va être au centre du film autour d’une mère qui change d’avis après l’avoir abandonné. Elle fait demi-tour pour récupérer son bébé. Toute l’histoire du film est construite autour de comment une série de personnages qui n’ont pas de liens de sang, de liens de parenté entre eux vont faire famille autour de cet enfant et vont s’occuper de lui sous une forme très désirante qui passe par la parole. Les scènes les plus marquantes du film, ce sont des scènes où ils peuvent nommer les uns aux autres quelque chose de l’importance qu’ils soient en vie, l’importance qu’ils soient là. C’est quelque chose qui permet de s’inscrire dans le désir d’un Autre pour qui l’on compte.
DG – Ce qui manque à Aliocha, dans Faute d’amour, en fait.
CR – Ah mais là, on est à l’opposé en fait. Ce que l’on va comprendre, c’est qu’ils sont tous orphelins. C’est une société d’orphelins au Japon en 2023. Et donc ce n’est pas un conte à l’eau de rose, même si les fims de Hirokazu Kore-eda ont pris un biais un petit peu romantique dernièrement, il ne délaisse pas le point de réel qui l’a toujours intéressé, les liens de désir de la famille l’emportant sur les liens dits naturels. C’est une sorte de conte, un road movie qui a été tourné en Corée avec comme acteur principal, celui qui joue dans Parasite. Dans cette bande d’orphelins, ils vont pouvoir vouloir vivre, parce qu’il y a la possibilité d’une parole très singulière, qui dit à l’autre quelque chose que l’on pourrait résumer par « c’est important que tu sois là, cela compte. »
PL – Qu’il soit dû à la souffrance, au désarroi, à la détresse, le suicide peut-il apparaître comme une solution pour le sujet, selon toi ? Une solution en impasse pour se séparer de quelque chose d’en trop ou d’en moins et qui vient peser de tout son poids opaque sur l’esprit et le corps ? Le choix forcé de cette idée de suicide comme solution est-il toujours à prendre au sérieux ?
CR – Oui, c’est une évidence. C’est quelque chose qu’on prend toujours au sérieux. Jamais on ne se dit qu’il y a l’appel à l’aide, le bénéfice secondaire du besoin que l’autre se manifeste pour lui. Quand le sujet parle de vouloir mourir, de vouloir faire quelque chose pour mourir, eh bien, c’est une urgence subjective, après on décide du statut. En travaillant en institution, j’ai toujours pris cette position-là, de ne jamais noyer dans le sens la question de relativiser les propos des jeunes autour d’un vouloir mourir. Il n’est pas rare que l’on relativise en institution les mots qui annoncent l’envie suicidaire chez l’adolescent ou chez l’enfant, au nom d’une stratégie hystérique, d’un mouvement dans le transfert où le patient voudrait juste faire peur aux thérapeutes, angoisser l’infirmière… Vous connaissez certainement ces cas de figure. C’est très prégnant dans la clinique, mais dès qu’on parle de vouloir en finir ou de vouloir mourir, on accueille le jeune au plus vite, c’est une urgence. Le statut clinique de la chose se définit dans un deuxième temps, quand on a rencontré les jeunes. Je vais peut-être vous partager quelque chose de mon expérience à ParADOxe là-dessus et au CMP ?
PL – Oui, très bien.
CR – Ce n’est pas un scoop ce que je vais vous dire mais il y a vraiment un tsunami de mouvements suicidaires et d’urgences subjectives du côté du suicide chez les jeunes depuis la pandémie de la COVID-19.
DG – Oui.
CR – Il y a quelque chose qui ne s’est jamais refermé depuis, qui a commencé très clairement au moment du confinement, et qui s’est confirmé par la suite, voire empiré au moment où les confinements successifs se sont arrêtés et que ces jeunes-là, après la période d’isolement, ont dû essayer de remettre le pied à l’étrier et de renouer là où ils étaient avant ce moment critique. Donc aujourd’hui, concrètement, je travaille dans un CMP adolescents et enfants, et ça s’est traduit par une explosion, une explosion d’appels, une explosion de demandes de parents et des collèges, des lycées, des infirmières scolaires, des médecins scolaires, les services de pédiatrie qui sont débordés pour accueillir toutes ces demandes-là et qui se présentent comme quelque chose qui s’attaque au corps : plus de scarifications que jamais, strangulations, entailles, des jeux avec les compas, avec les ciseaux assez poussés, prises de médicaments... Des manifestations accompagnées de quelque chose qui est nouveau, c’est que ce n’est pas seulement la fameuse question de couper pour soulager, d’entailler la peau, le corps, pour soulager l’angoisse, pour obtenir un effet justement « de coupure », là où l’adolescent est aux prises avec une idée angoissante, c’est davantage aujourd’hui, il me semble, connecté à des scénarios de mort et d’un éprouvé de vide ou de déconnexion libidinale avec les objets de désir voire avec la vie.
DG – Justement, comme vous avez reçu certains de ces jeunes, comment l’entendez-vous ou comment vous l’expliquez-vous, ce phénomène en lien avec la crise sanitaire mondiale ?
CR – Avec mes collègues de ParADOxes, nous avons mis très en valeur depuis la pandémie cette remarque que fait Jacques-Alain Miller dans son texte d’introduction à PIPOL 4 où il parle des conséquences de la rupture de la routine du lien social [3]. Cette remarque de Miller nous a beaucoup éclairés, elle fait trois lignes dans son texte, au moment où il parle de la déprise sociale, et elle est précieuse. Celle-ci prenait tout son sens dans ce moment clinique du confinement et de l’après-confinement, parce que ce qui s’est désaccommodé pour ces adolescents-là touchait justement à une cassure, une rupture du mode habituel et quotidien du lien social. Alors quand on dit routine on pense parfois à tort que ce n’est pas important parce cela s’inscrit dans un ronron un peu banal. Pas du tout, Miller dit que c’est dans cette routine du lien social que se capitonne quelque chose entre les signifiants et les signifiés pour le sujet qui lui permet de vivre sa vie au quotidien.
DG – Oui, notre laboratoire Le pari de l’a-conversation du CIEN à Bordeaux a proposé une Conversation aux Douves sur la routine.
PL – Oui, Lacan en parle très bien dans le Séminaire Encore. Il dit qu’il faut faire très attention, pour tous ceux qui veulent au nom d’une insurrection ou révolte sortir de la soi-disant routine. La routine, c’est quand même quelque chose qui nous maintient dans le semblant. C’est-à-dire que le signifié garde le même sens. C’est par là le sentiment que chacun a de faire partie de son monde. Et c’est là où Lacan parle de la petite famille propre à chacun et de tout ce qui tourne autour. Et ce que j’avais trouvé très intéressant, c’est quand Jacques-Alain Miller, sur cette question de la routine, comme tradition, dans la quatrième de couverture du Séminaire Le Désir et son interprétation, dit que nous sommes sortis de l’âge du père, qu’on n’est plus dans les questions des traditions attachées à la hiérarchie mais dans celles des réseaux et, à la place de la tradition routinière, l’innovation. Alors est-ce que cette pandémie, par rapport à la question de la mort, ça ne serait pas lié au fait d’un surmoi gourmand qui serait plus présent qu’autrefois, du fait que la tradition du symbolique a un peu bougé, et que beaucoup d’enfants seraient soumis à ce surmoi féroce qui leur en réclamerait toujours quelque chose qui vient toucher à leur existence même ? Comme si une des solutions serait de se sacrifier, comme le Dieu du sens est mort, à ce fameux Dieu de la jouissance, qui réclamerait leur existence, une sorte de sacrifice quoi ?
CR – Oui, tout à fait. D’abord pour finir de répondre à la question de Dominique, nous avons d’un côté cette fameuse rupture de la routine du lien social et les conséquences que ça peut entraîner pour certains sujets. Il y a cette citation du Séminaire Encore à laquelle fait référence Jacques-Alain Miller qui est très importante par rapport à ce qui permet l’existence et le fonctionnement de semblants, et qui dans le cas que j’évoque est tout d’un coup mise à mal. Et il y a aussi le fait que c’est dans cette routine-là qu’on tisse, qu’on fabrique ce avec quoi on donne du sens aux choses.
DG – Oui.
CR – Par exemple, la dimension contemporaine actuelle dans ce vouloir mourir est quand même très souvent liée à un vidage du sens. Ç’est très frappant. Donc il n’y a pas que la rupture de la routine, il y a aussi, je dirais deux choses, dans ce mouvement suicidaire. C’est d’un côté l’objet opaque, l’objet pulsionnel, l’objet intime, et justement, souvent recouvert ou voilé par le ronron de la routine du lien social. Une fois que cette routine est mise à mal, cet objet peut se dénuder. On peut se retrouver isolé chez soi mais en compagnie de quelque chose qui n’est plus, justement, recouvert par les semblants du quotidien, du lien social, et qui est donc cet objet, différent pour chacun, et qui peut être un objet extrêmement angoissant, un objet avec lequel on ne sait pas quoi faire, et qui se dénude en créant une angoisse ou un malaise qui peut se transformer en urgence subjective, qui la déclenche. À ParADOxes, nous avons plein d’exemples comme ça.
Par exemple, tous les jeunes qui avaient des objets qui comptaient dans les circuits qu’ils fréquentaient en dehors de chez eux, amis, amoureux, pratiques, sexualité, objets de consommations, jeux, et qui se sont soudainement et sauvagement débranchés de ceux-ci. D’autres jeunes se trouvaient confinés avec un secret intime concernant leur vie amoureuse et/ou sexuelle, pas du tout partageable avec leurs proches, et qui prenait une coloration de lourde faute, parfois jusqu’à vouloir en mourir. Il fallait inventer des modalités d’accompagnement à distance pour rester en lien et les aider à traverser ce moment critique.
Ça peut être aussi l’obscénité du symptôme familial qui se dénude dans l’enfermement. On voit moins le symptôme familial quand on est au boulot, quand papa rentre tard et qu’on n’est pas dans l’enfer de la cohabitation permanente, et que, du coup, on est obligé de se coltiner les modes de jouissance des autres à longueur de journées. Cette imprégnation de la jouissance qui se met à macérer à la maison n’est pas sans conséquences pour certains jeunes. Il n’y a pas eu que des séparations de couples pendant la pandémie, il y a eu aussi les effets de cette cohabitation avec les symptômes des autres. On voit ici combien c’est important l’ailleurs qui comporte le fait d’aller travailler, d’aller à l’école, d’être occupé, d’avoir une tâche quotidienne, et quand on n’a pas cette tâche-là, c’est la tache de chacun qui surgit. Et le problème c’est qu’aujourd’hui cette dimension de l’isolement fait place à une connexion avec la pulsion de mort. Parce qu’il y a des cas où ça donne de l’angoisse et le sujet parvient à se dépatouiller avec, mais il y a des cas où c’est plus grave et c’est de ça qu’on parle aujourd’hui ici avec vous.
DG – Merci.
PL – Lacan dit que pour certains, la dette symbolique leur a été ravie, ce qui fait que ça leur procure un destin qui ne soit plus rien, un destin de malheur. Et c’est juste après qu’il dit que le Dieu du destin est mort [4], que l’on peut entendre comme le Dieu du sens. Ne penses-tu pas qu’à la place de ce Dieu du sens ait surgi la figure gourmande du Surmoi qui réclame encore plus de jouissance au sujet, pour récupérer cette jouissance perdue mythique, mais qui, avant, était voilée par les semblants ou le sens ? N’est-on pas dans une époque où c’est ça ce réel plus prégnant ?
CR – Je suis d’accord, ce sont des choses que tu as soutenues dans tes travaux, Philippe, et c’est aussi un point qui m’a beaucoup intéressé dans le livre d’Adriana Campos, Ce que le surmoi commande [5]. Elle s’intéresse à l’intersection du discours du capitalisme et du surmoi, à celle de l’économie du marché avec la pulsion de mort, le vidage du sens opéré par le capitalisme à tout va et comment tout cela participe à la fortifier, un surmoi très réel qui se nourrit de ce gouffre-là. Un surmoi contemporain qui ne commande pas moins qu’avant, qui pourrait même commander plus, c’est-à-dire qui pourrait être encore plus féroce et gourmand, alors que, pendant longtemps, les psychanalystes pensaient que le surmoi se nourrissait plutôt des éléments symboliques, du côté de la conscience morale, du côté de la voix et de la conscience, de la moralité, des injonctions de l’éducation, en négligeant le surmoi dans sa connexion avec la pulsion. Cette connexion peut progresser dans le contexte actuel où la parole se trouve dévalorisée, et où de nombreux jeunes ont moins de recours à des semblants, aux boucliers du côté de la parole, du côté du symbolique, du côté des choses signifiantes qui peuvent connecter avec la vie et le désir.
DG – Clotilde Leguil est venue à Bordeaux dans le cadre du Séminaire des échanges de l’ACF en Aquitaine. Justement, elle développait cette question du surmoi et du discours capitaliste, et de leur lien. Elle disait que le désir est ce qui vient faire limite à la jouissance. Ce que la clinique d’aujourd’hui nous enseigne, qu’on entendait à demi-mot dans ce qu’elle disait, c’est que l’angoisse, aujourd’hui, est ce qui vient faire limite aussi à la pulsion de mort. Dans un monde d’angoisse généralisée, où l’on entend beaucoup parler de phobies, phobie scolaire par exemple, c’est intéressant d’entendre l’angoisse comme ce qui peut surgir chez le sujet comme limite à sa pulsion de mort aussi.
CR – C’est intéressant ce que vous dites, Dominique, parce qu’on a tous ces cas de jeunes collégiens et lycéens déscolarisés. C’est aussi massif ça, la fameuse phobie scolaire qui n’en n’est pas une, mais qui se traduit par diverses formes de repli à la maison, un « je ne peux plus me lever, je ne quitte plus mon lit, je ne retourne pas au collège », soit « j’ai peur des autres », soit « ça ne fait aucun sens pour moi, toutes ces notes, ces évaluations, ces cours ». Nous constatons pour certains de ces adolescents la nécessité de mettre quelque chose à l’arrêt, la nécessité d’appuyer sur pause sous cette forme, qui est une sorte de coupure, de débranchement sauvage et soudain, mais qui peut durer longtemps. Moi, je reçois plein d’adolescents pour qui la phobie scolaire, ce n’est pas un mois, c’est deux ans.
Je reçois actuellement un jeune pour qui ladite phobie scolaire qui l’empêche de retourner à sa formation en alternance au lycée depuis un an, cachait l’impossibilité de faire le deuil d’un grand-père maternel, décédé peu avant son repli à la maison, qui était pour ce jeune à la place d’un père attentif et tendre, là où cette place était vacante depuis le départ précoce du père. La disparition du grand-père s’est accompagnée d’une perte drastique et réelle au niveau d’un symptôme touchant au corps. Le travail a permis de voir combien sa difficulté à faire le deuil se redouble du fait que sa mère pour qui son père était tout, ne parvient pas non plus à accepter sa mort. Elle a fait inscrire le nom de son père dans des tatouages qui recouvrent ses deux bras. Le jeune a fait de même. Ce qui a donné l’occasion de faire une interprétation au jeune et à la mère lors d’une séance. Aujourd’hui, nous essayons de voir si ce jeune dispose, ou pas, d’autres marques incorporées, non pas dans le réel du corps tel le tatouage, mais des marques signifiantes, attrapées chez son grand-père, auxquelles il pourrait accrocher un nouveau désir de vivre, là où sa subjectivité se trouve très écrasée par l’ombre de cette perte inouïe. Il serait impensable de tenter une telle opération sans l’appui majeur que constitue pour ce jeune, qui honore chaque rendez-vous, l’incarnation singulière de lien transférentiel.
DG – C’est ça. Oui.
CR – C’est un an et demi pendant lequel on ne peut pas retourner au collège et ce n’est pas toujours que parce qu’il y a une raison très précise de harcèlement, ou autre, c’est parce qu’il y a quelque chose d’un devoir rester dans sa chambre pendant très longtemps, en mettant tout à l’arrêt, avec des horaires totalement inversés, et connecté seulement sur le peu d’objets qui comptent : mangas, séries, jeux vidéo... Je reçois des jeunes patients qui vivent la nuit et qui sont connectés avec des adolescents aussi perdus qu’eux, mais, pour tous, il y a besoin de mettre à l’arrêt quelque chose du mode de vie actuel, de l’exigence à tous les niveaux, exigences académiques, exigence de consommation.
PL – Mais quelque chose m’est apparu récemment, à partir de jeunes filles assez brillantes, qui doivent répondre au Parcoursup. Comme si le Parcoursup devenait une dimension surmoïque qui les paralyse complètement avec des « je ne serai jamais à la hauteur », « je ne vaux rien, autant tout arrêter » alors que c’est censé les aider ces jeunes. Ça me faisait penser à la phrase de Freud dans son petit texte « Pour introduire la discussion sur le suicide » où il dit que « l’école ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie, qu’elle n’a pas le droit de vouloir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie ». Ça ne veut pas dire qu’il faille jouer à l’école, mais que c’est plutôt faire vivre la vie de l’esprit, contrairement à Finkielkraut qui pensait que les pédagogues voulaient simplement introduire du jeu à l’école. Donc il me semblait important de voir comment un certain travestissement de demande de l’Éducation nationale, en ce moment, avait ce côté un peu impitoyable, donc surmoïque.
On pourrait dire que là où l’on pourrait penser que le suicide peut valoir comme processus de séparation, la rencontre avec l’analyste, comme tu nous l’as démontré, en acte, opère comme principe de séparation.
CR – Voilà et de ce point de vue-là, on peut entendre théoriquement la dimension du suicide comme solution, ou de la tentative de suicide, mais ce n’est jamais une solution, subjectivement. Que ça soit extraction forcée d’un objet de la psychose, ou que ça soit traversée sauvage du fantasme dans la névrose, comme deux formes avérées du passage l’acte selon la structure clinique, on voit que ce n’est pas ça qui permet quelque chose de l’ordre d’une solution. Et cette reconnexion avec la langue en fait, ne se fait pas sans la présence de l’analyste, c’est-à-dire sans le transfert. C’est ce que j’ai appris à ParADOxes en présidant ce lieu si important du nord-est parisien pendant quatre ans. C’est ce que j’ai appris aussi avec des collègues de Rennes qui ont inventé le dispositif Entrevue, et dont ils rendent compte de la clinique qui s’y dépose dans l’excellent livre Adolescents, sujets du désordre.
PL – Absolument.
DG – C’est intéressant ce que vous dites, je réécoutais vos réponses aux questions que Mathieu Siriot vous posait sur LwT, sur l’Un-dividualisme dans l’ère de la post-modernité. Vous disiez ô combien, ce n’est pas sans le transfert qu’il y a quelque chose de nouveau qui peut surgir d’un rapport à l’Autre, mais qu’en même temps, c’est aussi difficile parfois, car le psychanalyste peut se sentir impuissant.
CR – C’était au lendemain des Journées « Je suis ce que je dis », donc j’étais imprégné de toutes ces vignettes d’auto-nomination, toute cette clinique auto, de voir combien l’analyste était réduit parfois à être le témoin d’un sujet qui arrivait déjà en disant « je suis ceci », « je suis cela » et la difficulté extrême justement pour accompagner ces sujets dans un trajet, qui se finissait souvent par la nécessité de trouver une nouvelle nomination. Le problème n’était pas l’auto-nomination, elle était, dans la plupart des cas, efficace. Elle permettait aux sujets de tenir, et c’est le jour où l’auto-nomination ne tenait plus la route que le sujet perdait pied et venait consulter.
Pour finir sur ce point du transfert et de l’analyste, tout ce qu’on appelle « trouver la résonance de la langue », « trouver quelque chose de la langue vivante », « le sujet retrouve son énonciation, là où son discours était totalement raplapla ». Si l’analyste joue là-dessus, tout cela nécessite de la présence vivante, celle de l’analyste. À ParADOxes j’ai constaté combien cet appui que les jeunes peuvent trouver sur leurs propres mots, passe par la rencontre avec le corps de l’analyste, sa voix, son regard, ses gestes, son mode singulier d’accueil. Dans les très beaux cas de Rennes dans le livre cité plus haut du dispositif Entrevue, qui hélas n’est plus, on aperçoit cette dimension de la présence vivante de l’analyste dans des cas très extrêmes. Il y a ce très beau cas de Jean-Noël Donnart qui évoque un jeune fan d’Into the wild, qui voulait lui aussi partir en risquant sa vie, et auquel Jean-Noël fait une interprétation qui va l’accrocher au transfert et lui permettre un trajet d’un autre ordre, en lui disant : « Parler, c’est aussi voyager ».
PL – C’est très bien.
[1] Ramirez C., Haine et pulsion de mort au XXIe siècle : Ce que la psychanalyse en dit, Éditions L’Harmattan, 2019.
« On trouve dans le tout dernier enseignement de Lacan cette proposition provocante : “La névrose tient aux relations sociales“. Il suffit, pour ôter toute allure de paradoxe à ce que je viens d’avancer, de rappeler qu’au fondement de la réalité sociale, il y a le langage. Entendons par là la structure qui émerge de la langue qu’on parle sous l’effet de la routine du lien social. C’est la routine sociale qui fait que le signifié peut garder du sens, ce sens qui est donné par le sentiment de chacun de “faire partie de son monde, c’est-à-dire de sa petite famille et de ce qui tourne autour”. »
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, Le Transfert, Seuil, 1991, p. 354.
[5] Campos A., Ce que commande le surmoi, Impératifs et sacrifices au XXIe siècle, PUR, 2022.
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