Philippe Lacadée – Bruno, je te remercie d’avoir accepté de nous parler de l’amour, et de ce qui entre en jeu dans la rencontre amoureuse. La rencontre amoureuse relève d’une contingence, comme tu l’as très bien précisé dans une de tes conférences à Héraklion [1], donc impossible de programmer une rencontre amoureuse. Tu posais la question de savoir si, pour autant, elle était un dialogue entre les sujets. Pourrais-tu dire un mot sur les conditions qui rendent possible la rencontre amoureuse et ce qui peut y faire obstacle ? Certains jeunes nous disent que l’amour les rend fragiles et vulnérables, le vivant alors du côté du toxique. De ta clinique rigoureuse, en aurais-tu en introduction une vignette clinique ?
Bruno de Halleux – Oui. Je pense à un patient de vint-cinq ans, policier à Bruxelles, me racontant qu’il a rencontré via Tinder une jeune femme italienne en stage pour trois mois à Bruxelles. Tinder est une application qui permet de rencontrer un ou une partenaire en l’épinglant sur son smartphone. Si celle-ci vous épingle en retour, la rencontre peut avoir lieu. Aujourd’hui, Internet permet ce type de rencontre, c’est immédiat, c’est infini et cela n’engage que peu les protagonistes. La rencontre se fait. Ils décident de se voir, ils vont boire un verre qui les mène à un restaurant et la soirée trouve sa conclusion au lit. Il est ravi, elle est ravie. Cela se prolonge quelques jours et là, mon patient s’angoisse. « Oui ! », me dit-il, « on s’entend bien – I like her, she likes me – (ils se parlent en anglais), mais, continue-t-il, je ne peux pas m’attacher car elle va repartir en Italie et cela va dès lors s’arrêter. »
PL – Il s’agit, pour lui, d’une rencontre qui ne peut pas se transformer en histoire d’amour.
BdH – Oui mais, néanmoins, en analyse, il réalise qu’il peut lui dire sa crainte de la voir repartir. Celle-ci, fine mouche, l’entend. Elle décide alors de se trouver un job d’une année, après son stage, à Bruxelles. Mon patient est heureux. La rencontre se prolonge quelques mois encore. La relation s’approfondit, ils se font des City trip à Paris, Londres, Amsterdam, mais, à nouveau et peu à peu, il s’inquiète. Dans un an, « elle va me quitter, me dit-il, je ne dois pas m’investir dans cette relation ». D’ailleurs, il me raconte que, lors d’une douce soirée estivale à Bruxelles, elle lui susurre à l’oreille, une fois encore, qu’elle l’aime bien. Mon patient, tout comme sa partenaire, est sensible aux mots. Il a entendu ses mots : I like you. Elle ne m’a pas dit I love you, « elle m’a dit I like you. » Et l’angoisse revient une fois encore.
PL – Voilà, justement ce qui fait le lien avec notre précédent numéro Paroles d’a-mour ou a-mur, peux-tu nous préciser ce qui est en jeu dans cette prise de parole ? Car beaucoup pensent que parler, c’est justement un risque au sens de Pascal, on parie avec le risque d’une perte.
BdH – Parler de l’amour est un pari difficile, je me propose d’en déplier ici quelques bouts, quelques fragments pour reprendre le terme de Barthes dans son livre magnifique Fragments du discours amoureux, quelques pièces, de quelques fragments, un peu comme un couturier ferait de ces diverses pièces un patchwork. Le premier fragment est La métaphore de l’amour.
PL – Que peux-tu nous dire sur ce que l’on appelle La métaphore de l’amour, que l’on entend souvent dans notre milieu analytique, d’où sort-elle ?
`
BdH – Il y a un Séminaire de Jacques Lacan qui est consacré à l’amour. C’est celui du Transfert, soit le livre viii. L’amour dans le champ de la psychanalyse, nous dit Jacques Lacan, c’est le transfert. Dans ce séminaire riche, il y a de nombreuses références sur l’amour, dont la plus importante est celle du Banquet de Platon : une conversation rapportée par Platon entre des convives qui discutent sur l’amour, sur le pourquoi de l’amour, sur son origine. Lacan y épingle le discours d’Alcibiade à Socrate qui résonne comme une déclaration d’amour. Il en déduit la métaphore de l’amour. Je me suis arrêté à cette métaphore de l’amour dont Lacan n’hésite pas à en faire un mythe. Et je me suis demandé comment comprendre ce qu’est la métaphore de l’amour. La métaphore de l’amour, qu’est-ce que cela signifie ?
PL – Oui. Alors, justement, voire juste-amant, peux-tu nous en dire plus ?
BdH – Une métaphore, pour aller au plus simple, c’est une substitution, une substitution entre deux termes. Les deux termes en jeu, Jacques Lacan les cueille dans le grec ancien. Le premier terme, c’est l’érastès, ou l’amant, celui qui aime, celui qui désire, le désirant, et le deuxième terme, c’est l’érômenos, soit l’aimé, celui qui est aimé, désiré, c’est la désirable. L’amant et l’aimé, l’érastès et l’érômenos, le désirant et la désirable, ces deux termes ne sont pas en symétrie, ils ne sont pas équivalents non plus, ils ne relèvent pas de la même position. L’amour, nous apprend Lacan, est une des passions de l’être. Les passions de l’être, il y en a trois : l’amour est la première, la haine et l’ignorance sont les deux autres. L’amant ou l’érastès se définit comme un sujet marqué par un manque, par un moins. Il est marqué par ce moins, par une soustraction. Aimer, c’est manquer de quelque chose.
Dominique Grimbert – Voilà de quoi surprendre nos lecteurs…
BdH – Le sujet manque de quelque chose, il est manquant, châtré, il cherche une solution à son manque. Ce qui explique que ce sujet cherche, chez un partenaire, à combler ce manque, ce moins, cette soustraction. Il cherche un objet qui pourrait suppléer à son manque.
De l’autre côté, l’aimée ou l’érômenos est marquée par un plus, quelque chose qu’elle incarne, quelque chose qui est en elle et qu’elle ne connaît pas. Elle est érômenos, elle est l’aimée, elle est désirable du seul fait de posséder ou d’incarner cet objet que cherche l’érastès. Cet objet, insu du sujet, cet objet que l’érômenos incarne, Lacan lui a trouvé un nom, un nom qu’il cueille dans le discours d’Alcibiade adressé à Socrate. Il appelle cet objet, cet objet qui cause le désir du sujet, l’agalma.
PL – Peux-tu revenir sur la métaphore de l’amour, et nous dire ce qu’elle est ?
BdH – La métaphore est substitution de la fonction de l’érastès, de l’aimant, comme sujet du manque, à la fonction de l’érômenos, l’objet aimé. Le sujet désirant se mue, se transforme, se substitue en partenaire désiré, le sujet du manque se voit transformé en sujet pourvu de l’objet, de l’objet agalmatique. C’est ça, la métaphore de l’amour. Lacan en fait un court mythe. Dans ce mythe de l’amour, Lacan se fait poète, ses lignes surgissent comme un hapax, il y a là, une page poétique.
DG – Un court mythe ?
BdH – Oui. « Cette main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe, son geste d’atteindre, d’attirer, d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit, de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche.
Mais quand, dans ce mouvement d’atteindre, d’attirer, d’attiser, la main a été vers l’objet assez loin, si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la main qui est la vôtre, et qu’à ce moment c’est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte de la fleur, dans l’explosion d’une main qui flambe – alors, ce qui se produit là, c’est l’amour. » [2]
L’amour surgit de la position désirante d’un sujet. Il y a mouvement, il y a élan, il y a désir et quelque chose vient répondre à ce désir.
DG – Est-ce la réciprocité de l’amour, mais dans sa version imaginaire ?
BdH – Une question se pose, en effet. S’agit-il de symétrie ? Suffit-il que le sujet tende la main vers le fruit, la fleur ou la bûche pour qu’en retour l’objet désiré se transforme en sujet désirant ? Quel est le miracle en jeu ici de l’amour ? C’est la question que se pose Lacan et c’est pourquoi il fabrique un mythe, car le mythe se rapporte à l’inexplicable du réel. Ce qui est inexplicable ici, c’est que l’objet désiré (objet au sens freudien du terme, soit un partenaire) se transforme en sujet désirant. Le miracle en jeu dans ce mythe, c’est la main qui surgit de l’autre côté. Rien ne garantit en effet que, à mon offre désirante, le sujet me réponde comme désirant, comme érastès.
PL – Le mythe comme réponse du réel, le miracle mais alors, aimer est-ce donner sa castration ?
BdH – De la métaphore de l’amour, Jacques-Alain Miller en tire la conclusion suivante qui permet de saisir une différence dans le rapport à l’amour quand il s’agit d’une femme ou d’un homme. Je l’ai dit, il n’y a aucune symétrie entre l’érastès et l’érômenos. Le premier est marqué d’un moins, le second, d’un plus. Marquer le sujet aimant d’un moins, c’est épingler comme châtré. Celui qui aime est châtré.
Il y a à soulever ici un paradoxe propre à l’amour : aimer l’autre, c’est vouloir être aimé en retour. Autrement dit, aimer l’autre, c’est vouloir que l’autre devienne aimant, érastès. Aimer celui qui possède ou incarne l’objet agalmatique, c’est dès lors vouloir transformer cet autre en aimant, c’est, d’une certaine façon, le châtrer, c’est vouloir que l’autre soit marqué d’un manque. Ainsi, une femme qui aime un homme, dans son mouvement même d’aimer cet homme pourvu de l’objet agalmatique, elle le châtre tout aussi bien. « Dans la relation de l’aimant à l’aimé, la question essentielle est de faire surgir le manque dans l’aimé », dit Jacques-Alain Miller. Et il ajoute : « La demande d’amour, en tant que demande d’être aimé, c’est la demande que l’Autre révèle son manque. » [3] D’où une définition connue de Lacan concernant l’amour : L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas. Ou encore, pour le dire en termes lacaniens : l’amour, c’est donner sa castration.
PL – Dans la suite logique des Fragments du discours amoureux, tu avais proposé comme troisième fragment : le policier et sa belle italienne. On saisit bien dans tes propos qu’une certaine éthique de la clinique vient habiller la logique de ta démonstration. Et d’ailleurs, quoi de mieux qu’un policier pour verbaliser l’amour ?
BdH – Le policier dont je vous ai parlé dans l’introduction de mon propos, il a fini par se risquer avec sa partenaire italienne. Le premier, il a osé lui dire qu’il l’aimait, I love you ! Là le miracle s’est produit, elle lui a répondu, elle lui a dit qu’elle l’aimait, elle aussi !
Elle l’a présenté à sa famille, ils envisagent un projet ensemble, l’amour s’est trouvé au rendez-vous. Alors qu’au départ, cette rencontre était seulement ponctuelle, il se réjouit aujourd’hui qu’elle se soit transformée en une relation amoureuse. Le comique de l’histoire, c’est qu’aujourd’hui, l’angoisse est présente plus que jamais.
PL – Pourquoi ?
BdH – Sans doute parce que l’amour rend fragile. L’amour pointe, l’amour vise sa castration. D’où l’angoisse du sujet qui fait retour. Et c’est là où je voudrais revenir à mon Quatrième fragment : de la contingence à la nécessité. Il y a une double dimension à la question de l’amour, double question que je vais vous déplier rapidement ici.
D’une part, l’amour est quelque chose qui relève d’une rencontre. Cette rencontre, il est impossible de la programmer à l’avance. Personne ne peut décider à l’avance de la date à laquelle il va tomber amoureux ! L’amour nous tombe dessus. C’est purement contingent. Le plus souvent, une rencontre amoureuse surgit quand on s’y attend le moins. Premier point, la rencontre amoureuse est contingente.
D’autre part, le sujet, quand il rencontre l’amour, souhaite que son histoire soit éternelle. Il voudrait que cela dure, il souhaite que cela ne cesse pas. Ne cesse pas, c’est ce que Lacan appelle une condition nécessaire. Le sujet désire que son histoire ne cesse pas de s’écrire.
DG – Mais n’y a-t-il pas là une difficulté logique, une aporie, une impasse ?
BdH – La contingence est par définition ce qui arrive par hasard, ce qui est fortuit, ce qui est le fruit du hasard et ce point s’oppose précisément et logiquement à la deuxième dimension, celle de la nécessité de l’amour, au vœu du sujet que son amour ne cesse pas, qu’il soit éternel, toujours là, infini dans la durée. Tel est l’impossible de l’amour. La rencontre dépend d’un rien, d’un détail, d’un hasard et le sujet, à partir de ce rien, de ce détail de cette contingence, il la voudrait éternelle, il veut que cette rencontre soit sans fin, qu’elle ne cesse pas.
Lacan, dans de belles pages consacrées à l’amour, nous dit que ce passage de la contingence à la nécessité fait la destinée et aussi bien le drame de l’amour [4].
PL – Dans ta conférence, en développant ton cinquième fragment, tu proposes le fantasme comme réponse au manque à être du sujet. Si la rencontre amoureuse est contingente de quoi dépend-elle cette fameuse contingence ?
BdH – Elle dépend d’un rien, d’un détail, d’un hasard. Quelles sont les conditions amoureuses pour un homme et pour une femme ? Sans entrer dans la complexité des conditions que Freud développe dans un de ses textes à lire ou à relire – Contributions à la psychologie de la vie amoureuse (1910) – je note que le texte de Freud sur la vie amoureuse est publié au moment où il découvre la force et la détermination du fantasme sur le sujet. Le fantasme, pour le dire vite, est le cadre par lequel le sujet appréhende le réel pour en faire sa réalité. Du réel, chacun voit à travers son cadre fantasmatique. Le fantasme, c’est une fenêtre sur le réel. Vu par Freud, le fantasme est ce qui permet au sujet, lorsqu’il fait face à une réalité qui ne convient pas au sujet, de substituer à cette réalité refusée un monde imaginaire. Ce monde imaginaire, ce monde fantasmatique va compenser la perte de réalité subie et va soutenir le désir du sujet, notamment dans sa rencontre avec l’autre sexe. Lacan, sur le fantasme, dit cela encore plus clairement : le fantasme joue pour le sujet le rôle d’un support imaginaire. Le fantasme vient suppléer à ce qui fait le manque à être du sujet. Le fantasme vaut comme une réponse du sujet au manque aperçu de l’Autre. Parce que l’Autre n’est pas fait exactement comme le sujet le souhaiterait, le sujet va se l’imaginer, le sujet va le construire à sa façon. Autrement dit, le sujet s’aliène à l’Autre, à l’image qu’il se construit de l’Autre.
PL – Peut-on alors te demander à quoi peut servir d’aller parler à un psychanalyste ?
BdH – Une psychanalyse doit permettre au sujet de se déprendre de cette image captivante. Elle doit permettre de se dégager de sa construction fantasmatique, de cette construction qui transforme le réel qui ne convient pas au sujet en une réalité imaginée et fantasmatique.
PL – Le sixième fragment dit que la vraie amour débouche sur la haine ?
BdH – Pour notre entretien, je me suis souvenu que lors de la préparation de cette conférence, je suis tombé sur une phrase de Lacan dans le Séminaire Encore, une phrase qui m’a paru difficile d’accès. Elle commence ainsi : « L’abord de l’être, n’est-ce pas là que réside l’extrême de l’amour, la vraie amour ? » [5] Et elle se termine de cette façon : « la vraie amour débouche sur la haine. »
DG – Oui. Comment entendre cette phrase ? Qu’est-ce que la vraie amour et pourquoi débouche-t-elle sur la haine ?
BdH – Comme le dit Lacan, la haine, tout comme l’amour, est une passion de l’être. Ne sommes-nous pas surpris de découvrir parmi nos proches ou nos connaissances que l’amour le plus fort, l’amour le plus vrai, débouche parfois sur la haine la plus féroce ? Qu’il y a même une corrélation entre un amour très vrai, très authentique et une haine à la hauteur de ce qu’a été l’amour ? C’est vrai aussi pour l’amitié.
PL – Justement n’aurais-tu pas un exemple ?
BdH – Je me souviens d’une rencontre, pour la première fois, avec un enfant de huit ans qui me dit qu’il a un ennemi dans sa classe, qu’il y a quelqu’un qui le harcèle, quelqu’un qui l’insulte et qui le frappe. « Pourtant, me dit-il, l’année dernière, c’était mon plus grand ami. » Comment comprendre que la vraie amour débouche sur la haine ? Je m’essaye à tirer un fil. L’amour est une passion de l’être, autrement dit, l’amour permet à un sujet de chercher à combler son manque à être par l’objet qu’il va chercher chez l’Autre. Le sujet fait porter sur l’être aimé la réponse à son manque à être. Il s’aliène à l’Autre, mais cet Autre est pris dans une construction, dans une fiction, dans un fantasme, il n’est pas celui que je crois. Il est toujours autre que je ne l’imagine.
L’amour, qui à l’occasion peut se révéler un symptôme, est alors une modalité de faire porter à l’Autre la responsabilité d’une réponse à mon manque. Je mets sur le dos de l’Autre la réponse à mon manque à être. J’en veux à l’Autre de n’être pas celui que je construis dans ma tête. Et si, en outre, cet Autre s’en va, disparaît, s’étiole, si l’Autre ne prend plus en charge l’être du sujet, alors j’en veux encore davantage, mon amour se transforme en haine, en une haine parfois féroce.
Je le dis encore autrement, l’amour donne consistance à l’Autre, l’amour fait exister l’Autre, l’amour rend aveugle, l’amour croit à la réalité de l’Autre. Dans l’expérience analytique, croire à la réalité de l’Autre, c’est ce qui permet la mise en place du transfert. Il est fréquent qu’un patient, au début de sa cure, commence par aimer son analyste. Cet amour que Lacan qualifie d’authentique est obstacle au bon déroulement de la cure. Le transfert, dit Lacan, c’est de l’amour qui s’adresse au savoir, et plus spécifiquement à un sujet supposé savoir. Mais ce sujet, il n’est que supposé au savoir. C’est ce que découvre peu à peu un analysant au cours de sa cure. Un analysant découvre dans le fil de son analyse que l’Autre n’est qu’une fiction, une fiction qu’il s’est construit tout seul, une fiction qu’il a élaborée pour répondre à sa question sur son être. Seuls l’amour et la haine font exister cet Autre. Un analysant découvre au cours de son analyse l’inconsistance et l’incomplétude de l’Autre. L’Autre – celui qu’on ne cesse d’imaginer – ne répond pas, cet Autre n’existe pas.
PL – Qu’en est-il de l’amour après une analyse ? L’analyse change-t-elle le rapport d’un sujet à l’amour ?
BdH – Laissez-moi vous répondre affirmativement à cette question. Oui, l’analyse change quelque chose pour un sujet dans son rapport à l’amour. L’analyse, à la différence de la psychothérapie, est un traitement qui opère sur le fantasme. L’analyse permet une traversée de son fantasme, un allègement tout au moins de son fantasme. Quand le sujet s’allège du poids ou de l’aveuglement propre à son fantasme et cela, grâce son analyse, il se retrouve, d’une certaine façon, seul. Il lui reste à affronter, à assumer son être de solitude car il n’y a plus d’Autre, il n’y a plus un Autre qui soit responsable de ce qui lui arrive. Le sujet ne peut plus dire, c’est la faute de l’Autre, de mes parents, de ma famille, de mes mauvaises rencontres… À la fin d’une cure, le sujet a fait le tour de son manque à être, il a déchiffré ce qui l’engluait dans ses symptômes, il a resserré un reste, un point hors-sens, un signifiant tout seul, soit ce qu’il est hors toute signification.
Il sait qu’il a atteint une limite à l’interprétation, qu’il y a un vide central impossible à combler, qu’il devra faire avec le symptôme, le sien, il sait aussi que ce savoir sur son symptôme, sur cet impossible, est aussi une force, car il ne peut compter que sur lui, sur son manque à être sur le versant du signifiant autant que sur son être sur le versant de l’objet.
Dans un texte sur la fin de l’analyse [6], Lacan avance qu’un analyste peut vivre un amour plus digne lorsqu’il a poussé assez loin sa cure. Il oppose cet amour plus digne au foisonnement de bavardage que l’amour constitue habituellement. L’amour plus digne serait celui d’un sujet qui a pris la mesure de la responsabilité de sa position subjective dans le monde, position subjective consciente et inconsciente, position subjective qui assume radicalement l’Un tout seul, position du sujet qui a rencontré sa solitude. L’amour qui est foisonnement de bavardage est l’amour qui ne cesse pas de parler à l’Autre, de baratiner l’Autre, de se soutenir de son être et, ce faisant, de donner consistance à cet Autre.
À l’inverse, l’amour plus digne se soutient d’une parole authentique, d’une parole qui s’arrime à l’énonciation du sujet. Un amour plus digne devient possible pour un sujet qui a accepté de donner ce qu’il n’a pas, soit sa castration. Donner sa castration, c’est pouvoir s’en servir, c’est avoir appris quelque chose de sa singularité et, dès lors, de pouvoir entendre, voire dialoguer avec la singularité d’un autre sujet.
DG – Dans un dialogue avec Juliette Lauwers, en direction des Journées 45, vous commentiez la citation extraite d’Histoires de psychanalyse, par J.-A. Miller : « On vient traiter la question du désir du partenaire avec le partenaire analyste. Dans l’analyse ce qui se découvre c’est que votre vrai partenaire, c’est toujours ce qui vous est impossible à supporter. Votre vrai partenaire c’est votre réel. Ce qui résiste et ce qui vous occupe. » Pouvez-vous nous en dire quelques mots pour conclure cet entretien ?
BdH – Votre vrai partenaire, voilà la question en jeu. Qu’est-ce que c’est un vrai partenaire ? Dans un dialogue, quel est le ou la partenaire ? Pas simple de savoir. Un dialogue authentique est-il possible ? Lacan n’en était pas sûr. Il espérait, il souhaitait que, dans son École, le dialogue soit possible. Est-ce le cas ? C’est à vérifier…
L’autre, le partenaire, n’est jamais celui qu’on croit. Il est vu, entendu, perçu avec le parasitage du fantasme. La question reste dès lors posée : comment le rencontrer ? Le rencontrer au-delà de ce qu’on en fantasme.
Le titre d’un des cours de Jacques-Alain Miller, c’est « Le partenaire-symptôme ». N’est-ce pas une façon de dire que le partenaire du sujet, c’est d’abord et avant tout son symptôme ? Cela nécessiterait bien sûr un développement !
DG – À suivre donc… Merci à vous.
PL – Merci à toi, Bruno.
[1] Publiée dans Radio Lacan. https://radiolacan.com/fr/podcast/conference-de-bruno-de-halleux-en-crete-et-si-nous-parlions-de-lamour/3
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre viii, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 69.
[3] Miller J.-A., « Les labyrinthes de l’amour », La Lettre mensuelle, n° 109, mai 92.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 132.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 133.
[6] Lacan J., « note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 311
Comments