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Freud et la femme de chambre - Interview François Berléand et Leonardo De La Fuente

Dominique Grimbert – Depuis le 20 janvier 2024, au théâtre Montparnasse, vous jouez, François Berléand, la pièce de Léonardo De La Fuente Freud et la femme de chambre, avec Nassima Benchicou dans une mise en scène d’Alain Sachs. Nous sommes à Rome, en 1923, dans une chambre d’hôtel, Freud dort.

 

François Berléand – Oui, c’est drôle que ce soit un rêve, on peut faire tout ce qu’on veut, on peut aborder la réalité de façon différente. C’est ça qui m’a beaucoup plu quand j’ai lu la pièce, et qu’à la fin, je me sois fait balader par l’auteur, j’ai trouvé ça formidable. Après, au niveau de la mise en scène, il y aurait des trucs plus intéressants à faire. 

 

Philippe Lacadée – Pour commencer, je voudrais partir d’une question. Vous n’êtes pas obligés d’y répondre si ça vous gêne. Mais, pour nous, après avoir assisté à votre tentative de suicide comme psychanalyste dans la pièce La Note, on vous retrouve en Freud avec un grand plaisir. On vous retrouve donc, dans un rêve de Freud, et je voulais vous poser une petite question. Est-ce que vous considérez que vous avez accompli là un vrai parcours analytique en vous identifiant à Freud après avoir incarné un psychanalyste dépressif ?

 

FB – J’avais, encore avant, fait une pièce Par le bout du nez, où je jouais un psychanalyste qui analysait, en une heure vingt, le président de la République, une pièce que vous pouvez voir à la télévision. Là, mon personnage faisait un travail d’analyse. Dans La Note, je jouais un psychanalyste mais qui n’était absolument pas dans le cadre de son travail. Mais, ce que je trouve formidable dans cette pièce-là, Freud et la femme de chambre, c’est qu’on y voit un Freud qui subit, qui n’est pas thérapeute, mais qui subit l’autre, qui le dérange dans sa pensée. C’est ça que je trouve intéressant. Je ne m’identifierai jamais à Freud. J’essaie de lui ressembler le plus possible physiquement, mais ça s’arrête là. La pièce a été écrite il y a longtemps, une vingtaine d’années à peu près, Leonardo confirmera, mais en jouant la pièce, de temps en temps, je pense à ce qui a amené Freud à ne plus pratiquer l’hypnose alors qu’en ce moment certains continuent à la pratiquer. Je joue différemment que je n’aurais joué, il y a vingt ans. Je suis sûr de ça. Donc je joue un Freud du xxie siècle, parce que tout ce qu’il peut dire sur les femmes, sur l’hystérie des femmes, etc. maintenant, c’est plutôt mal vu. Donc je passe d’un rôle à un autre, mais c’est vraiment d’un rôle à un autre. Je me suis servi de tout ce que j’ai vécu, moi, dans ma vie, pour interpréter Freud, mais je suis dépendant quoi qu’il arrive d’un texte. 

 

DG – C’est toute la finesse du texte. À partir du moment où il s’agit d’un rêve, il y a davantage de liberté, une place pour le refoulé ou la réalisation d’un désir.

Freud a en effet abandonné l’hypnose très vite, c'est d’ailleurs ce qui a engagé la naissance de la psychanalyse. Je trouve justement que cette pièce, je ne sais pas si c’était votre intention Leonardo, met en scène comment le rêve peut aussi être une tentative de traiter, ou traite nos traumatismes. Comme vous le dites, on est face à Freud et ses conflits psychiques et sa souffrance par rapport au décès de ses proches.

 

Leonardo De La Fuente – Oui, mais de toute façon, la psychanalyse, enfin les théories de Freud seront basées sur le rêve, sur l’interprétation du rêve, donc c’est exactement ça qui me fascinait. D’ailleurs, je démarre par le livre Le Mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, parce que c’est en fait le livre qui m’a frappé le plus de Freud.

L’humour, ça fait partie du théâtre, et c’est une pièce drôle, humoristique, et allier la psychanalyse à l’humour, c’est pour ça que je parle au début de la pièce de ce livre-là de Freud, moi j’étais sidéré qu’il ait écrit ce livre. J’ai trouvé que c’était un homme qui était en avance sur son temps aussi et surtout grâce à ce livre.

Effectivement, une des répliques les plus importantes, c’est une réplique à la fin : « Mais pour toi, les rêves ont toujours été un théâtre ». Donc cette alliance du théâtre et du rêve, de l’humour et du rêve, c’est un peu le point de départ, en tout cas, la base de l’écriture de cette pièce. Est-ce que j’ai répondu à votre question ?

 

PL – Mais de toute façon, on peut la prolonger, parce que je trouve que le coup de génie de cette pièce, admirablement joué par François, c’est d’avoir mis en acte l’inconscient comme une Autre scène. C’est Freud qui parlait de l’inconscient comme de l’Autre scène, et c’est bien là cette scène dans laquelle on pénètre, et nous-mêmes sommes partie prenante du rêve de Freud. 

 

LDLF – Exactement. Et effectivement, François parlait justement de la sexualité, du Freud dans la vie privée, parce qu’il y a des gens qui disent, comme Onfray, qu’il a couché avec sa femme et la sœur de sa femme, donc qu’il vivait dans un trio sexuel, et ce n’est pas intéressant. Comme disait François, effectivement ça prend une autre dimension aujourd’hui, à cause de #metoo. Et je l’ai créée il y a vingt ans, il n’y avait pas #metoo, mais même, je n’ai pas voulu parler de ça parce que ce n’est pas ça qui m’intéressait. Ce qui m’intéresse c’est justement de faire la psychanalyse de Freud de façon humoristique, et c’est une femme qui va lui révéler, plus que la sexualité, la vieillesse et la mort ; on est vers la fin, il est malade. C’est ça en vérité, les sujets de la psychanalyse, ce que fait la femme de chambre de Freud, ce n’est pas en réalité la sexualité, c’est plutôt la sexualité comme infiniment moins intéressante que la mort. 

 

PL – Ce qu’il y a aussi de tout à fait intéressant, c’est qu’on est à la limite de la séduction. À la fois la séduction du côté de Freud, même s’il s’en défend, mais aussi la séduction du côté de la femme de chambre. Il y a un nouage tout à fait précis entre le rêve de Freud et aussi bien le fantasme de la femme de chambre qui rêve de Freud, et qui a passé sa vie à rêver de Freud. 

 

FB – Oui enfin, selon lui, Freud. C’est quand même le rêve de Freud. Ce n’est pas le rêve de la femme de chambre. N’oublions pas. 

 

DG – Oui. 

 

LDLF – Oui, c’est ça. 

 

PL – Mais vous savez, je me suis fait un peu avoir, car je me suis laissé aller à penser que c’était aussi le rêve de la femme de chambre, qu’on pouvait penser que le sujet qui rêve d’un personnage est lui-même ce personnage qui rêve. Ainsi Freud aurait pu être cette femme de chambre qui rêve de lui.

 

FB – Oui, je sais bien, mais enfin c’est quand même une espèce d’auto-analyse de Freud. C’est lui qui fait sa propre analyse. Alors est-ce qu’il fait même l’analyse de la femme de chambre ? Si j’avais été metteur en scène de ce spectacle, je l’aurais vu des deux côtés : Freud, à la fois en tant qu’analyste, analysant son rêve, en même temps que le jouant. C’est pour ça que j’aurais bien aimé que cette pièce-là soit jouée dans le public. Il y aurait eu une mise en scène plus complexe. J’aurais vraiment voulu voir le spectacle du rêve. 

 

LDLF – C’est intéressant ce qui tu viens de dire François parce que, la dernière fois que je l’ai vue, et je crois que je te l’ai dit, et avec ton humour, tu as un peu ri justement, tu as imposé la lenteur, Dieu merci. Et, c’est très prétentieux, mais comique en même temps, mais je voulais le dire, je l’ai écrite il y a vingt ans, donc je la regarde comme si ce n’était pas moi qui l’avais écrite, d’ailleurs, une fois qu’on a écrit quelque chose, on s’en sépare, c’est comme un enfant qui vole de ses propres ailes. Donc, je la regarde aussi, comme un spectateur qui ne l’a jamais écrite, cette pièce. Et, cette fois-là, j’ai eu la sensation que vous lui aviez donné, Nassima et toi, une dimension de classique au texte, c’est-à-dire que vous le récitiez. J’avais la sensation que j’étais en train de regarder une pièce du théâtre public, pas du théâtre privé. Et donc, c’est intéressant ce que tu viens de dire parce que tu as réussi, dans l’ambiance du théâtre privé à rendre cette pièce comme si c’était une pièce qui était dans l’espace du théâtre public. Parce que, franchement, vous avez réussi tous les deux, mais je sais que c’est toi qui as imposé ça, parce qu’on en a parlé, cette dimension presque de théâtre classique. Je t’en remercie d’ailleurs publiquement.

 

FB – Oui, parce depuis que vous l’avez vue, Dominique et Philippe, ça a encore bougé. 

 

DG – Ça avait déjà bougé quand je l’ai vue la deuxième fois.

 

FB – Mais ça a encore bougé, encore plus, c’est vrai. Parce que justement, la fin, vous avez vu quoi, vous, la dernière fois que vous l’avez vue ? C’était la fin avec l’œil de l’enfant ou pas ?

 

DG – Oui, à travers la fenêtre.

 

FB – Oui, alors ça, ça a été enlevé. Donc il n’y a plus cette musique qui était très forte. Et c’est directement la femme de chambre qui dit : « Comment savez-vous mon nom ? ». Et puis elle s’en va, et ça se termine comme ça. Du coup, il y a quelque chose de moins angoissant, de moins bizarre, parce que je ne comprenais pas trop ce que ça voulait dire, même si, pour le metteur en scène, c’était l'œil du petit-fils qui voyait.

 

LDLF – Ce que j’adore chez François, et d’ailleurs, il me l’a raconté à propos d’une pièce qu’il a jouée d’Harold Pinter, c’est qu’il est extrêmement fidèle à l’auteur, c’est-à-dire qu’il veut jouer ce que l’auteur a écrit : les temps, les silences… Et, effectivement, le final est écrit comme François l’a imposé maintenant, c’est-à-dire qu’il a enlevé cette histoire de l’enfant que je n’ai jamais écrite. Ça se finit comme aujourd’hui est jouée la pièce, ma pièce se finit comme ça, et ce respect que François a pour le texte de l’auteur, ça donne toute sa dimension au comédien. Parce qu’en réalité, François est un comédien et un metteur en scène. Vous savez, quand on écrit un texte, on est un peu metteur en scène parce qu’on écrit un temps, et c’est de la mise en scène de jeu. Alors, lorsqu’on a décidé que les choses se passent d’une certaine façon, c’est qu’on sait très bien qu’on est en train d’écrire une pièce de théâtre, et c’est ça qu’on veut voir sur la scène. Le fait que François soit un acteur qui justement respecte tout ça, donne à la pièce une dimension qui est la sienne. La pièce est écrite pour être jouée ainsi, et là, François la prolonge, lui donne une dimension encore plus forte que ce qui est écrit. Donc ça, je tenais à le dire.

 

PL – C’est peut-être pour ça que François, dans la pièce, est vraiment un analyste. Parce que l’analyste, comme disait Lacan, c’est un lecteur, c’est-à-dire qu’il lit au pied de la lettre et il respecte effectivement mot à mot ce que le patient a dit. 

 

LDLF – Absolument.

 

FB – Exactement, oui. Nous, au théâtre, le problème, c’est que les metteurs en scène, surtout dans le privé, veulent aller vite. Ils veulent un spectacle d’une heure trente, d’une heure quarante maximum. C’est ce qu’on dit, dès le début : « faut faire une heure quarante ». Et moi je dis : « on verra bien. Si on fait une heure quarante ou une heure cinquante, qu’est-ce que ça peut faire ? Si les gens viennent, c'est qu’ils ont envie de le voir ».

Quand on fait une analyse, on ne va pas à toute vitesse pour dire ce qu’on a vécu, il y a le temps, le temps de. Et moi, je respecte ça, parce que ça me paraît évident. Au théâtre, il y a des répliques qu’on peut dire vite, quand elles ne sont pas essentielles, mais dès qu’elles sont essentielles, il faut prendre le temps de tout, sinon ça ne parvient pas aux spectateurs, ni à l’autre.

En fin de compte, je vais faire une longue et grande digression, parce que je veux en revenir à Pinter justement. Moi, mon père était juif d’Odessa, donc un juif russe, et sa mère, qui était juive aussi mais ukrainienne de Kherson, avait joué au théâtre à Odessa. Et mon grand-père, son mari, était metteur en scène de théâtre, au théâtre Habima, donc il jouait à la fois en hébreu et à la fois en yiddish. Je suis allé à Odessa pour une émission. Je me suis retrouvé face au dernier comédien yiddish d’Odessa. Et je lui ai demandé la différence qu’il y avait entre le jeu des Russes, et le jeu des juifs russes. Y a-t-il une différence entre la même pièce jouée en russe et en juif ? Et il m’a répondu : « Nous, on prend des temps. Parce que la culture juive, c’est de prendre le temps de comprendre, de répondre. Par rapport aux Russes qui vont jouer la même pièce, nous, elle fait un quart d’heure de plus. » Quand il m’a dit ça, il parlait en russe, il avait une traductrice, et c’est la seule chose que j’ai comprise, le silence. Ce n’est pourtant pas le même mot. Et, en revenant à Paris, tout à coup, je me souviens d’une pièce que j’avais jouée de Pinter. Et Harold Pinter, lui, tout est écrit : pause, temps… C’est comme une partition de musique, parce que j’ai fait beaucoup de musique aussi. Et une partition, ça se respecte, quand on joue un morceau au piano. Si on ne respecte pas le silence, ce n’est pas du tout la même chose que si on le respecte. C’était Le Retour de Pinter mis en scène par Bernard Murat et donc je prenais les pauses et les temps. Et là, Murat me disait d’arrêter : « on s’en fout de ce qu’il a écrit, pause, machin... » Et donc, j’ai joué contre-nature parce que moi, son rythme, je le trouvais très bien. Mais c’était avant que je n’aille à Odessa, mais je me suis souvenu de ça. Donc, je ne m’amusais pas dans le jeu, et quand Pinter est venu, je me suis dit que j’allais respecter à la lettre ce qu’il avait écrit. Et il est venu me voir en premier, alors que j’avais le rôle-titre mais je n’avais pas le rôle principal, et il m’a dit : « Monsieur, je vous remercie parce que vous avez joué, pour la première fois, ma pièce. Il n’y a pas un Anglais qui l’a fait, il n’y a pas un Allemand qui l’a fait, il n’y a que vous qui avez respecté tout. Et ça fait bizarre parce que les autres ne respectent pas, donc c’est étrange, mais merci à vous. » Il l’a revue trois jours après. Et, quand il l’a revue, il a vu qu’en fin de compte la pièce avait duré un quart d'heure de plus, parce que tout le monde s’était mis à jouer à mon rythme. Il en avait parlé aux autres et il a dit : « Voilà, la pièce est exactement jouée comme moi je voulais, comme je l’ai écrite ».

Alors je ne sais pas si c’est la génétique (rires), je n’en sais rien, mais c’est très étrange de se dire que j’ai compris mon jeu, quand ce comédien m’a parlé du silence. Parce que je ne sais pas pourquoi je prenais toujours des temps, et des temps qui amenaient le rire, parce que c’était à contretemps de ce qu’on peut faire en France, en Europe, partout d’ailleurs. Donc, voilà, je suis en contretemps moi, sauf avec Leonardo, parce que c’est Freud, et Freud était juif, et qu’avec Freud il y a le temps de la réflexion, quoi qu’il arrive. Mais peu importe, avec Lacan aussi il y avait des temps de réflexion, tous les psychanalystes prennent le temps de, ça me paraît évident.

 

PL – Est-ce qu’on pourrait dire que vous avez compris votre jeu en fonction de votre je, c’est-à-dire ce qui était au plus proche de votre propre énonciation ?

 

FB – Absolument. Mais tout à fait. C’est exactement ce que je viens de dire. J’ai vraiment compris le jeu, et le je, les deux. Et j’intègre ça maintenant, depuis que je suis devenu un peu plus connu : j’impose mon jeu, et mon je du coup. Bien sûr (rires), mais comme ça je ne l’avais pas entendu. Et même là, à 19 h, je vais jouer Poiret et Serrault extraits extras, et je dé-rythme Nicolas Briançon. Parce que Poiret et Serrault, ils allaient à toute vitesse, ils étaient clowns, et moi je sais que je ne vais pas m’amuser à faire du Serrault, je ne vais pas imiter Serrault donc j’impose mon rythme. Alors, après, il fait ce qu’il veut Briançon, mais moi, j’impose mon rythme.

 

DG – Oui, entre les deux représentations de la pièce, vous l’avez imposé un peu plus. Vous avez introduit du temps, du vide, qui mettent en valeur le texte. 

 

FB – Bien sûr. De toute façon, si on va à toute vitesse, on n’entend pas le texte. En fait, vous savez, je dis encore à Nassima, qu’elle va trop vite. Mais elle commence, comme disait Leonardo, à prendre le temps maintenant. 

 

DG – Oui. Donc là aussi, vous faites un travail qui ressemble à celui du psychanalyste, celui d’introduire un peu de manque, un peu de vide, pour entendre. Les séances courtes sont souvent reprochées aux psychanalystes d’orientation lacanienne alors que, par la coupure, il s’agit de ponctuer, scander, interpréter.

 

FB – Oui, absolument. Quand j’ai fait mon analyse, c’était une freudienne. Je prenais vraiment le temps. C’étaient des séances d’une demi-heure, je pouvais dire vingt phrases parfois peut-être. Je cherchais le mot exact, enfin celui qui me paraissait exact, et donc je prenais un temps.

 

PL – Celui qui a pris beaucoup de temps, c’est quand même Leonardo, parce que si j’ai bien compris, il a écrit cette pièce il y a vingt ou vingt-cinq ans et il la sort aujourd’hui. 

 

LDLF – Oui, en fait, c’est parce que j’étais producteur de cinéma et je produisais les films des autres, et les textes des autres, et j’ai laissé ça dans les tiroirs. C’est un pur hasard. C’est un ami producteur, c’est d'ailleurs lui qui a introduit cette pièce au théâtre et au metteur en scène, qui un jour m’a demandé de la lire et m’a dit : « Ah mais à mon avis, Alain Sachs serait un très bon choix comme metteur en scène », et voilà. Mais je dis, depuis le départ, que je ne vois que François Berléand pour jouer cette pièce en France. Alors on a attendu François, deux ans, parce qu’il n’était libre qu’à ce moment-là. Ce n’était pas grave, on a attendu. On a pris le temps, on prend le temps, voilà. On l’a attendu parce que c’était lui et pas quelqu’un d'autre.

 

DG – Et vous ferez une tournée ?

 

FB – Ah oui. Ce n’est pas encore décidé, enfin on sait qui va tourner la pièce, le producteur, mais je ne sais pas quand ce sera. Et on jouera certainement à Bordeaux. 

 

PL – En tout cas, dans cette pièce, on voit tout à fait aussi mis en scène ce que Freud avait appelé dans la fonction du rêve, le déplacement et la condensation. Vous faites allonger la femme de chambre à partir du moment où elle parle de son père, c’est ça ? 

 

FB – C’est ça, absolument.

 

PL – Et ça, c’est remarquable. Enfin pour nous, psychanalystes, c’est une véritable leçon clinique. D’ailleurs on devrait introduire cette pièce comme un excellent moment de transmission de la psychanalyse.

 

LDLF – Allez-y, carte blanche !

 

DG –Lacan parlait d’une nécessité pour la psychanalyse d’être toujours ouverte au monde qui l’entoure, au monde contemporain. Finalement la rencontre entre Freud et cette femme de chambre, dans le propre rêve de Freud, l’oblige, lui, à bien dire ce qu’il essaie de faire passer, de transmettre. C’est intéressant de ce point de vue-là, de pas être entre-soi, d’être au cœur de ce que les gens vivent dans leur quotidien. 

 

PL – On peut aussi penser que c’est la femme de chambre qui rêve de Freud. Ainsi, j’ai, c’est un peu débile, cru au début que la femme de chambre était en dehors du rêve. Avez-vous déjà eu des réflexions comme ça ? Des gens qui ne comprennent pas tout de suite que c’est le rêve de Freud ?

 

LDLF – Oui.

 

FB – Oui. Quand elle dit à la toute fin : « Comment savez-vous mon nom ? », que tout de suite il y a une musique très forte, et tout de suite après il y a l’œil de l'enfant, les gens peuvent ne pas comprendre. Parce que, tout à coup, on se demande ce qui se passe. Il y avait d’ailleurs une lumière très étrange, qu’on a changée aussi. Elle était vraiment très mortuaire, et l’on avait l’impression qu’il était sur son lit de mort, et que c’était le rêve que, lui, venait de terminer et qu’il allait mourir dans la seconde. Voilà aussi ce que les gens ont pu nous dire. Ce n’était pas possible. Si vous revenez voir la pièce, enfin je ne vais pas vous imposer de revoir la pièce, mais vous verrez que les spectateurs rient de s’être fait avoir.

 

PL – Voilà. Et d’ailleurs, Dominique est juste revenue voir la pièce pour bien vérifier que François et Freud n’étaient pas morts. 

 

(Rires)

 

LDLF – Pour répondre à la question, vous n’êtes pas du tout débile, parce que les spectateurs, généralement, dans leur grande majorité, sont surpris que ce soit un rêve à la fin. Et maintenant, c’est beaucoup plus clair parce que François a imposé la fin qui était écrite. 

 

DG – Oui à bien écouter le texte à la fin, il faudrait que ce soit le mur d’un bâtiment. Et l’on comprendrait tout de suite la différence. C’est vrai que le visage de l’enfant, ça introduisait au contraire un questionnement supplémentaire.

 

LDLF – J’ai trouvé que ce final, avec l’enfant qui apparaissait, c’était un peu grossier. Donc c'était une mise en scène qui manquait de finesse. Le metteur en scène m’avait dit, et j’ai trouvé que c’était une idée de mise en scène très fine : « Ah, tu vois, quand il ouvre la porte pour prendre le petit-déjeuner, tu vois que le mur est noir ? Pourquoi ? Parce qu’il est à l’intérieur d’un rêve », et j’ai trouvé cette idée très bonne. Quand il rouvre la fenêtre, en face, c’est un mur blanc, il n’y a rien, on ne voit pas de bâtiment, parce que c’est un rêve. Cette mise en scène est très fine, je lui ai dit que c’était une très bonne idée, mais le truc avec le gosse qui apparaît avec les yeux écarquillés, dans un regard d’effroi, je n’étais pas très chaud avec ça et je suis très heureux que François ait poussé pour changer. Parce qu’en fait, je lui avais dit : « Tu sais, je n’aime pas trop cette idée à la fin. » Et un jour, j’ai été surpris de découvrir le changement et j’ai dit : « Ah purée, génial ». François relevait cette histoire, je trouvais cette idée de mise en scène lourde.

 

FB – Mais oui, avec cette musique et avec cet œil d’enfant, on restait dans le rêve, on ne s’en sortait pas.

 

DG – Voilà, c’est ce que ça introduisait. 

 

FB – Exactement. Mais, en même temps, si j’avais été metteur en scène, j’aurais pris le temps cinq minutes avant, après la milice, qu’elle revienne. Ça mettait fin au rêve, mais on ne le savait pas vraiment, lui partait se rhabiller en pyjama, et elle, elle débarrassait le petit déjeuner, et puis, un noir, et hop, on le retrouve dans le lit où il dort, et puis il est en pyjama. Parce que là, effectivement, il y a toujours le doute. Moi, mes filles de quinze ans m’ont dit : « On ne comprend pas la fin. C’est un rêve ? » Je leur ai répondu : « Bah oui, vous voyez bien que… » « Oui, mais alors pourquoi t’es en costume alors qu’au début de la pièce, t’es en pyjama ? »

 

DG – C'est pertinent. Oui. 

 

FB – « Et pourquoi il y a le petit-déjeuner, alors ? C’est le rêve du petit déjeuner ? ». Alors voilà, moi, j’aurais vraiment rétabli l’image de départ. 

 

LDLF – Oui, parce qu’il ne s’habillait pas dans la pièce. Ça c’est l’idée de mise en scène de s’habiller. D'ailleurs, le metteur en scène m’a dit : « Ah alors t’as vu ? Il s’habille. » J’ai dit : « oui, d’accord. » Vous savez, je donne beaucoup de liberté, mais la liberté que je donne avec François, c’est génial parce qu’il revient au texte. La liberté pour trahir le texte, moi j’adore ça, parce qu’on dit « traduttore traditore » – en français : « Traducteur, traître », généralement repris sous l’expression : « Traduire, c’est trahir » est une locution italienne qui renvoie à la différence irréductible entre un texte et ses traductions possibles –. Le traducteur trahit toujours un peu le texte dans sa traduction. Et donc un metteur en scène, c’est aussi un traducteur d’un texte d’une pièce de théâtre. Mais parfois, il y a des passages de traduction maladroits, et c’était le cas pour le final de la pièce et François a corrigé ça. 

 

DG – Je voulais vous poser une question, Leonardo. Vous nous avez dit le rapport intime que vous avez avec Rome et que vous aviez été touché d’apprendre que Rome était une ville qu’aimait beaucoup Freud. 

 

LDLF – Et vous, vous m’avez dit aussi, une chose que je ne savais pas, que Lacan aussi était allé à Rome. Et, quelque part, ça ne me surprend pas. En réfléchissant a posteriori, après ce qu’on avait dit sur Lacan, et aussi Freud, si vous prenez la nuit à Rome, rien que l’illumination... En fait, moi, j’ai grandi en prenant des leçons de mise en scène et d’éclairage des scènes là, parce que la nuit, à Rome, il y a des éclairages par flaques. Ce n’est pas de façon continue comme dans les autres villes européennes. Même à Milan, qui est une ville italienne, c’est éclairé comme dans toutes les villes européennes, la nuit. Tandis qu’à Rome, c’est par flaques. Et quand vous vous promenez dans Rome, vous avez la sensation de passer d’une scène de théâtre à une autre scène de théâtre, à une autre scène de théâtre... Plus vous avancez, plus vous traversez des scènes de théâtre. Donc, vous apprenez ça, et vous êtes déjà dans une situation onirique. Donc ce n’est pas étonnant que les psychanalystes aient été ou soient fascinés par Rome.

D’ailleurs, Freud disait que Rome traduisait parfaitement l’inconscient, puisqu’encore aujourd’hui, évidemment, ils sont en train de creuser pour faire des lignes de métro, et ils découvrent plein de ruines souterraines. Freud disait, et c’était exactement sa théorie, que, comme à Rome, il y a plein de ruines qui sont enfouies dans l’inconscient et, dès qu’on creuse, il y a des ruines qui surgissent, donc les souvenirs qui surgissent, surtout la nuit, le jour aussi, et il était fasciné par ça aussi.

C’est vrai que Rome est une ville où il y a le Vatican. Donc quelque part, pour moi, le fait religieux est aussi un fait de l’inconscient, c’est-à-dire que croire qu’il y a Dieu qui existe, qu’il y a des anges. Il y a des anges partout à Rome. Donc c’est comme un rêve de voir tous ces anges, ces madones, et il y a surtout des anges sur les sommets des églises. Voilà, donc on a vraiment la sensation qu’on est à l’intérieur d’un rêve avec des figures mythologiques et à demi-Dieu, à demi-humain. Ce n’est donc pas étonnant que les psychanalystes soient fascinés par Rome. Et c’est pour ça que l’idée de faire une pièce sur Lacan et Rome m’intéresse. Voilà. 

 

DG – Nous aussi.

 

PL – Mais, si je puis me permettre, ce qu’on trouve dans votre pièce, c’est à la fois peut-être ce que vous appelez la fascination de Freud pour Rome, c’est-à-dire que la profondeur de l’inconscient se cache dans des strates, et qu’au fond Rome incarne ça. Mais ce qu’on trouve dans votre pièce, c’est un peu ce que disait aussi Wittgenstein : à la question « Mais où se cache la profondeur ? », il répondait : « à la surface des mots ». 

 

LDLF – Oui, c’est très intéressant ce que vous dites.

 

PL – C’est excellemment bien joué par François, c’est-à-dire qu’on est dans la surface des mots et, en même temps, on touche à une profondeur. 

 

LDLF – C’est exactement ce que je voulais faire avec mon texte : rester toujours léger, mais en même temps oser montrer la profondeur à travers la légèreté. C’était tout le travail, et c’est ça qui était compliqué. Ce travail-là était dans ma tête pendant un an et demi. Après, je l’ai jeté sur le papier en deux nuits. Mais c’est exactement ça. À un moment donné, j’ai raconté ça dimanche à François. Vous savez, il y a le moment où il parle de la mort de sa fille, et puis il va parler de la douleur de vivre. En fait, au début, c’était tout. Mais je me suis dit qu’il y avait là un tunnel dramatique, émotionnel, avec beaucoup de pathos, et que ce n’était pas possible. Et il fallait que je trouve une idée pour couper ça, pour redevenir léger, parce que sinon ça allait être lourd. Et, pour moi, c’était primordial ce que vous venez de dire, c’est-à-dire à travers la surface des mots, voir la profondeur. Il faut être léger, et à travers la légèreté, voir quand même la profondeur. C’est là où j’ai introduit l’histoire de la mère qui appelle son fils, et Freud et la femme de chambre qui vont à la fenêtre lui parler. Donc un intermède drôle, fait exprès pour revenir à la légèreté des mots, à la surface des mots, pour après aller dans la profondeur. Donc ça me touche beaucoup ce que vous venez de dire. 

 

DG – D’ailleurs, lors de notre première interview, François, vous nous aviez déjà transmis l’envie d'aller voir cette pièce, vous commenciez à apprendre le texte dont vous nous vantiez la qualité d’écriture. 

 

PL – Attends, ce que tu veux dire, Dominique, c’est que François avait envie d’aller voir la pièce. C’est ça que tu voulais dire ? 

 

DG – Il avait très envie de la jouer, et nous avions envie d’aller le voir la jouer. 

 

FB – Mais j’avais vraiment envie de la jouer, oui. Cette pièce est extraordinaire, et durant la lecture, j’ai été complètement embarqué par l’histoire. C’est formidable comment, tout à coup, par le langage freudien, on est dans l’autre, enfin dans le sens commun. 

 

PL – Voilà. 

 

FB – Et puis on se fait avoir à la fin, et c’était vraiment un pied de nez. Donc j’attendais avec impatience la mise en scène et le travail qu’on allait effectuer. Bon, j’y reviens parce que c’est un peu une déception, mais c’est loin d’être une grande mise en scène, et j’aurais en fin de compte préféré que ce soit Audrey Schebat qui a écrit La Note qui mette en scène. Elle est un peu limite au niveau de la psychanalyse, mais si elle avait mis en scène Freud et la femme de chambre, ça aurait été vraiment intéressant. Et pourtant, elle n’a fait que deux mises en scène dans sa vie, et c’étaient des mises en scène de ses pièces. Je lui ai dit : « un jour, ce qu’il faut, c’est que tu fasses la mise en scène de pièces que tu n’as pas écrites. » Je suis sûr que, parce qu’elle a fait dix ans d’analyse, elle aurait compris quelque chose. Et l’univers qu’elle a est très intéressant.

 

PL – Ce qu’on peut dire aussi, c’est que la pièce est structurée comme un mot d’esprit, parce que Freud insiste beaucoup sur le fait que, dans le mot d’esprit, il faut qu’il y ait la fonction de l’Autre. Parce que c’est l'Autre, un peu comme une fonction de l’Autre scène, qui, par le rire, donne un crédit au mot d’esprit qu’on vient faire.

 

FB – Bien sûr, tout à fait. 

 

LDLF – C’est pour ça que j’ai écrit : « Ce n’est pas vous tout seul, dans votre coin, qui décidez si vous êtes drôle ou pas. » Ce que vous venez de dire voilà.

 

FB – On est bien d’accord.

 

LDLF – Mais en fait, François, tu as fait la mise en scène. Tu as bien corrigé. C’était toi le metteur en scène qui aurait dû faire la mise en scène de cette pièce, tout en la jouant, comme Molière.

 

FB – Oui, j’ai rajouté le Christ.

 

LDLF – Oui, au début, je n’aimais pas cette idée et, en fait, quand je l’ai vu, j’ai trouvé ce Christ très beau, l’objet. Et quand j’ai vu la scène jouée, je me suis dit : « Oui, évidemment, c’est une idée de génie ! »

 

FB – Je me suis dit qu’on allait parler du Christ, et qu’il fallait qu’on le voie.

 

DG – Bien sûr. 

 

FB – Dans tous les hôtels, à Rome, en France, n’importe où, il y avait des Christ comme ça qui étaient accrochés dans toutes les chambres. C’était normal. Je pense qu’on aurait pu jouer plus avec, d’ailleurs.

 

PL – Est-ce que ça vous arrive François, en jouant une pièce, de vous voir en train de la jouer ? 

 

FB – Oui. D’abord, en la lisant, je me vois jouer, enfin je m’imagine ; je m’imagine un décor qui est assez blanc, il n’y a pas trop de décor, mais il y a des éléments de décor, un fauteuil, une table... Je m’imagine en tant que jouant, oui. Mais même, parfois, ça va jusqu’à ce que je m’imagine le jouer autrement en jouant, pendant que je joue. 

 

PL – C’est ça. 

 

FB – Pendant que je joue, et j’arrive à être dans la même pièce, mais dans une autre mise en scène et dans un autre décor. Je le fais pour ainsi dire à chaque représentation, pendant cinq minutes, parce qu’après ça, on devient fou. 

 

LDLF – C’est un beau sujet ce que tu viens de dire François, là : un acteur qui est en train de jouer la pièce et qui s’imagine la jouer autrement, on va passer de l’autre côté pour la jouer autrement, puis il revient, mais vraiment deux pièces… Voilà, c’est une très belle idée

 

PL – Exactement. En tout cas, si vous la mettez en scène, et si François la joue, on va être obligés de revenir le voir la jouer, pour vous voir et faire une autre interview. 

 

(Rires)

 

DG – Je trouve ça intéressant le jeu avec le Christ, en effet. Elle le joue très bien votre partenaire, Nassima Benchicou. Ça démontre bien l’effet de la croyance, une certaine assurance, et Freud, son positionnement par rapport à la religion, ce que la psychanalyse dit de la religion. Vous savez que Jacques Lacan disait que ce serait Le retour de la religion. 

 

FB – Tout à fait. Pierrefite aussi, Malraux aussi. Alors, c’est plus malheureux au xxie siècle. « Le xxie siècle sera spirituel ou ne sera pas. » 

 

PL – Voilà, « Le xxie siècle sera spirituel ou ne sera pas. » 

 

FB – Malheureusement, oui.

 

DG – On en mesure la radicalité, aujourd’hui.

 

PL – On vous aime beaucoup tous les deux. 

 

DG – Oui et j’irai revoir la pièce au théâtre avec ses nouvelles adaptations de mise en scène.

 

LDLF – Ah oui, nous l’espérons. 

 

PL – En fait, vous êtes un véritable dealer, vous créez des toxicomanies. 

 

LDLF – C’est exactement ça. (Rires) Merci. À très bientôt. Au revoir. 





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