Notre journée se structure autour de travaux des laboratoires du CIEN. Le Centre Inter-disciplinaire sur l’ENfant, créé en 1996 à Buenos Aires, permet à des partenaires de différentes disciplines de travailler ensemble tout en prenant appui sur l’orientation lacanienne. L’Envers de la psychanalyse de Jacques Lacan et le cours de Jacques-Alain Miller L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique nous permettent de repérer les différents types de discours dans lesquels nous sommes tous pris, et vis-à-vis desquels il y va de notre responsabilité de desserrer les identifications parfois trop prédicatives conduisant à des points d’impasses, aussi bien l’enfant que l’adulte. Le CIEN n’est pas là pour résoudre une impasse mais pour trouver la juste mesure permettant de mieux savoir-y-faire avec le réel que dévoile cette impasse.
Je rappelle ici le titre de la Journée de l’Institut de l’Enfant Parents exaspérés-Enfants terribles, qui a inspiré le nôtre « C’est compliqué ! », expression exclamative qui veut faire résonner le trait d’union qu’il y a entre Parents et Enfants. Pas de lien de causalité, ni de connexion, les deux ne sont pas noués, d’où notre titre « C’est compliqué ! ». Cela signifie que c’est dans la langue pas-sans le corps que cela se joue, voire se jouit, le plus souvent dans le hors-sens, dans ce qui nous échappe, dans ce qui est imprévu et résiste à tout savoir-faire d’un programme. Ce trait d’union est aussi ce qui fonde notre orientation inter-disciplinaire et notre pratique de la conversation. Ce trait indique la fonction du pari de la mise en jeu de l’étymologie de discours soit dis-courir[1], c’est notre dys à nous.
La psychanalyse offre une orientation précise sur la façon d’accueillir le « C’est compliqué ! » surtout lorsque ce qui y est en jeu se supporte d’être nommés enfants ou parents, qui en sont les acteurs, souvent à leur insu. Elle accueille avec respect cet énoncé pour en saisir la pointe de ce qui peut faire symptôme, de ce qui devient insu-portable. C’est de ce respect aussi dont nous parleront le juge Xavier Martinen et Martine Gilbert. La psychanalyse, elle, suppose que cet énoncé/symptôme est ce qui fait question ou jouissance hors-sens tant pour l’enfant lui-même que pour ceux qui s’occupent de lui. C’est de là que s’origine la demande adressée au savoir supposé de la psychanalyse, en tant qu’elle saurait déchiffrer cet insu-portable. Ce savoir, sur le symptôme, se fonde sur la découverte de Freud[2], celle du caractère déterminant des premiers mois ou années de la vie pour un être humain, comme il l’a démontré pour le petit Hans, lorsque celui-ci a été confronté « à l’énigme soudain actualisée pour lui de son sexe et de son existence », ces secrets dont nous parleront Céline Djian et Fiona Carrance. Oui, très tôt, l’enfant éprouve dans son corps des événements de jouissance qui le poussent à se rendre terrible, à s’exaspérer, d’où sa crise, comme celle de la petite Enya exaspérant l’autre. « C’est compliqué ! » est souvent la réponse à une indicible question liée au vide de la pulsion en jeu, où la question qui ne se formule pas se vit comme une absence de réponse. Ce qui est terrible dans « T’entends pas mes questions » s’exaspère dans « T’écoutes pas mes réponses », comme l’indique notre affiche dessinée par Alice. SCH, le rappeur Marseillais dont nous parlera Dominique Grimbert dit fort justement « Ma mère je l’ai beaucoup entendu jamais écouter ». Si l’enfant est sourd à l’Autre, c’est qu’il n’est pas connecté à sa langue et ce, d’autant qu’il n’y pas de réponse de l’Autre à ce niveau-là, c’est-à-dire que ça se jouit dans son corps, Hélène Bonnaud notre invitée en témoignera cet après-midi. D’où, de nos jours, le fait de se connecter à des objets et appareils virtualisant sa réalité psychique en s’offrant comme nouveaux appendices portables, hors corps mais au plus près du corps propre.
Cet enfant-là, celui que l’on nous présente, parfois comme terrible, celui qui va prendre la parole, échappe à la raison et à l’entendement, et vient se présenter comme S1 tout seul, à partir d’un symptôme souvent exaspérant pour l’autre. Cet enfant-là ne se situe pas que dans le seul registre du développement ou de la simple maturation biologique, il existe aussi et surtout dans le champ du langage. C’est avec le motérialisme des mots ou lalangue qu’il reçoit de l’Autre, bien avant qu’il en ait le sens, que l’enfant se construit la matière de son âme humaine. Étienne Germe et Florian Rive le démontrent à partir de leur pratique d’enseignant. Il entre ainsi dans le champ de l’histoire et du savoir, l’histoire d’un sujet nouée à celle de ses parents, dans la mesure où très tôt il est capable, ou pas, de subjectiver chaque donnée objective ou chaque fait, chaque événement de corps, ou dit, rencontré toujours de façon contingente. La psychanalyse suppose un sujet qui peut en répondre en donnant un sens, voire plusieurs à ce qui lui arrive et vit dans son corps, et qui n’est pas toujours entendu de l’Autre.
C’est ce qu’il revient au psychanalyste d’entendre et d’interpréter, dans les mots des parents, car c’est là que gîte le malentendu du sujet en souffrance. Ainsi l’enfant aura la chance de trouver un lieu pour se rendre responsable de la formule de son dire. D’où la nécessité de réintroduire le malentendu pour l’apposer voire parfois l’opposer au bien entendu des neurosciences. Là où la gêne disparaît sous la réponse à tout du gène. Il ne s’agit nullement de discréditer l’apport de la science quant au gène mais de savoir-y-faire avec.
Une rencontre et un souvenir d’enfance
Un homme me téléphone un samedi alors que j’étais à la Journée du CIEN à Fribourg, pour me dire qu’en garant ma voiture, j’avais rayé la sienne. Dès le lundi 7h30, on se rencontre, la-dite rayure est tellement fine que j’ai grande difficulté à l’apercevoir. C’est alors qu’il me parle de sa voiture héritée de son père mort et de son impossibilité à lui d’assumer cela « car, que va dire mon père ? » Lui rappelant avec délicatesse que celui-ci est mort, il n’accepte pas non plus le constat amiable car il craint le malus. Nous sommes alors en plein Malus/tendu. Je le sens très mal, au bord de l’exaspération, je fais tout pour ne pas être l’enfant terrible et lui propose de tout régler en espèces, dès qu’il aura vu son carrossier. Je sens, là, alors une tension pour lui avec la pratique sans gêne du psychanalyste, qui en plus revient de Suisse, échappant au tout pour le gène du neuroscientifique. En effet, ayant vu sur Internet que j’étais psychanalyste et auteur du livre Le Malentendu de l’enfant, il se présente alors comme chercheur en neurosciences et spécialiste en stress animalier. Je l’ai pourtant senti sensible à cette expérience de parole, peut-être a-t-il rencontré dans notre petit bavardage que l’importance de la transmission symbolique du don du père n’efface pas le réel de la voiture et que la rayure est bien « la cicatrice de l’évaporation du père » Et que, d’autre part, le gadget ne manquait pas à son tour de faire symptôme. « Nous n’arriverons pas vraiment à faire que le gadget ne soit pas un symptôme. Il l’est pour l’instant tout à fait évidemment. Il est bien certain qu’on a une automobile comme une fausse femme. On tient absolument à ce que ce soit un phallus, mais ça n’a de rapport avec le phallus que du fait que c’est le phallus qui nous empêche d’avoir un rapport avec quelque chose qui serait notre répondant sexuel, et qui est notre répondant para sexué. Le para, chacun le sait, ça consiste à ce que chacun reste de son côté, que chacun reste à côté de l’autre. »[3] Chacune de nos voitures est donc restée à côté l’une de l’autre. Nous avions ainsi évité la ségrégation que Lacan prophétisait comme faisant suite à l’évaporation du père et ai-je pu vérifier son « je ne suis pas très pessimiste. Il y aura un tamponnement du gadget. »[4] Tous ces gadgets, « toutes ces choses qui dévorent » et qui rendent les enfants terribles, il n’y a pas de quoi en faire un drame. Je suis sûr que quand nous en aurons assez, disait Lacan, on trouvera « d’autres choses pour nous occuper ». Le mathème de la modernité a > I [5].
En revanche, ce qui m’a occupé, c’est le souvenir qu’enfant, mon frère, non sans gêne, passait son temps lorsqu’on jouait aux petites voitures à tamponner ma déesse/DS Norev (voiture miniature de collection en plastique) avec son idée/ID Dinky toys (en fer blanc). Voilà ce qui avait le don de me mettre en colère me rendant terrible aux yeux de mes parents exaspérés.
L’énigme de la complication du désir.
Comment se saisir de ce qui, dans la rencontre avec l’Autre, revient à l’enfant comme l’énigme de la complication de son désir selon l’expression de Michel de Montaigne ? Comment reconnaître cette part d’énigme qui provient de son propre corps ou de ce qu’il dit, de ses expliques[6], expression de Freud à propos de Hans et reprise par Lacan qu’il sait sans le savoir ? Expliques, qui ne sont ni celles de sa mère, ni celles de son père [7]. Comment donner à l’enfant une chance de répondre lui-même à ce qui est en jeu pour lui, au-delà du discours interprétatif de l’Autre, qui ne fait que prêter un nom, voire une étiquette, au réel qui le concerne ? Voire parfois l’enferme dans la réponse psychologisante en lui disant « tu es un enfant ».
Il nous semble en effet plus important de saisir, comme le démontreront tous nos partenaires intervenant ce jour, ce que dit cet enfant-là lorsqu’il prend la parole. C’est en nous appliquant à suivre le fil de sa parole qu’il nous sera possible d’en déduire la logique de sa place par rapport à l’Autre, de mesurer la solution souvent en impasse de son symptôme et d’opérer, par l’entreprise de nomination que la psychanalyse permet, une traduction de la jouissance en jeu pour lui, afin de le soulager de sa souffrance.
L’enfant face au réel qui l’agite
Pour Lacan, la formule « je suis un enfant » n'est que corset destiné à faire tenir droit ce qui, à quelque titre, se trouve dans une position un peu « biscornue »[8]. Il ne s’agit pas d’inviter l’enfant à se définir ainsi. L'enfant n'est pas droit, lisse, harmonieux, c’est un être qui présente des saillies dues au réel inassimilable qui l’agite. C’est bien l’indiscipline du sujet qui le singularise comme sujet. Il est ce « pervers polymorphe » découvert par Freud, dont la version qui nous réunit est celle de l’enfant terrible, aux débordements de jouissance qui évoquent l’art baroque. Lacan, au cours de son Séminaire La Relation d'objet[9] construit l’enfant lacanien, qui est une représentation inédite, une antithèse de l’enfant du discours commun.[10]Ainsi entendra-t-on aujourd’hui Shana se faire chiante afin qu’on parle d’elle et qu’on la traite comme une chienne. Lacan a toujours manifesté pour l’enfant un intérêt particularisé, s’attachant à marquer ce qui fait la singularité de chacun, son élément de nouveauté dit Hannah Arendt, sa biographie, son histoire, sa présence et son être-là. De même, il nous dit volontiers, avec humour et sarcasme, que les véritables enfants, dans une famille, ce sont les parents, ou cite Malraux en 1967 et « la confidence d’étrange résonance dont un religieux lui fit adieu : « J’en viens à croire, voyez-vous, en ce déclin de ma vie, lui dit-il, qu’il n’y a pas de grandes personnes »[11]. La soi-disant personne n’était pour Lacan qu’un masque et dès lors, il s’agissait plutôt d’étudier comment chacun se fait responsable, ou pas, de sa jouissance. Hannah Arendt en 1954, dans La Crise de l’éducation dit : « Les adultes ne sont plus responsables du monde qu’ils offrent à leurs enfants, ce que précise Lacan à sa façon en les appelant les soi-disant adultes ou les adultes adultérés. Plus tard, il parlera de l’enfance généralisée, et de l’enfant, lui-même, comme pouvant être un objet a, objet plus-de-jouir, ou rejeté ou objet gadget tout aussi bien. Ce que nous précisera Hélène Bonnaud.
Apologie du mal-entendu
L’enfant freudien s’origine sur le fond du malentendu fondamental, thèse s’appuyant sur la leçon du Séminaire de Jacques Lacan du 10 juin 1980, intitulée « Le malentendu », où il dit à ses auditeurs : « Tous autant que vous êtes, qu’êtes-vous d’autres que des malentendus ? …De traumatisme, il n’y en a pas d’autre : L’homme naît malentendu. » [12] Nous situons ce « C’est compliqué ! » comme version de l’énigme de l’enfant, ou de l’enfant comme énigme, sur fond de ce malentendu, du fait qu’il a un corps vivant, hérité de ce malentendu, et dont il va avoir à répondre. Le verbe n’étant pas créateur mais inconscient, Lacan fait valoir la version de jouissance du verbe et du signifiant, et que le corps qui s’en déduit est un corps qui se jouit, tout comme l’inconscient. Le signifiant qui cause la jouissance fait de l’enfant lacanien un sujet qui se débrouille, qui bricole avec les bouts de réel parfois terribles qu’il rencontre. Lorsque ses solutions de jouissance le conduisent à des points d’impasse, quel savoir-y-faire avons-nous à lui offrir ? Ce sont ces différents témoignages que vous allez entendre grâce à nos partenaires de disciplines différentes dans les champs de l’éducation, de l’enseignement, de la justice. Savoir entendre la parole d’un rappeur, le travail d’éducateur ou psychologue en institution, la pratique des psychologues a-ccompagnant des mineurs isolés, celle des corps enseignants comme disait Rimbaud. Nous avons voulu aussi que cette journée soit le reflet de notre action politique dans la cité en invitant un juge et en confiant des présidences à des responsables de lycée ou d’associations dans la cité, par exemple l’Association Rénovation.
Philippe Lacadée
[1] Barthes R., Fragments d’un discours amoureux, Éditions du Seuil, 1977. [2] Lacadée Ph., « L’acte de parole authentique de Freud », Le Malentendu de l’enfant, Éditions Michèle, Paris, 2010. [3] Lacan J., « La troisième », La Cause du désir, n° 79, p. 32. [4] Ibid. [5] Miller J.-A. et Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, 1996-1997, inédit. [6] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n° 95, Navarin Éditeur, pp. 7-22. [7] Lacadée Ph., « Les mille et une fictions de l’enfant », Le Malentendu de l’enfant, op. cit. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre viii, Le Transfert, op. cit., p. 281-283. [9] Lacan J., Le Séminaire, livre iv, La Relation d’objet, Éditions du Seuil, 1994. [10] Calaferte L., Requiem des innocents, Éditions Julliard, 1952 et 1994. [11] Lacan J., Autres écrits, Éditions du Seuil, Paris, 2001, p. 369. [12] Lacan J., « Le malentendu », 1980, in Ornicar ? n° 22/23, Lyre, Paris, 1981, p. 11-14.
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