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Actualités du Malaise dans la civilisation en quatre temps - De la révolte à la brûlure de l’i-meute

Il s’agira de suivre, au plus près de l’actualité, ce qui se meut dans les dites-émeutes depuis bientôt vingt ans.


De l’ancien participe esmeu, aujourd’hui ému, d’émouvoir avec l’influence de meute, l’émeute est un trouble qui se forme dans la rue, commence par un rassemblement, et n’a d’abord ni chef, ni dessein ou destin concerté. Ce mouvement semble le reflet d’un réel qui agite des sujets de plus en plus jeunes et actualise ce qui du vivant vient, en plein désarroi, se brûler sur le mur du langage lorsque celui-ci se pulvérise dans des situations en impasse.

« Jusqu’à une époque récente, nos boussoles, si diverses qu’elles soient, indiquaient toutes le même nord : le Père. On croyait le patriarcat un invariant anthropologique. Son déclin s’est accéléré avec l’égalité des conditions, la montée en puissance du capitalisme, la domination de la technique. Nous sommes en phase de sortie de l’âge du Père. » [1]

Temps 0 ou préliminaire aux émeutes

La prise de parole d’une jeune en 2000

Pour certains adolescents, le père n’est donc plus celui qui démontre à ses enfants qu’il est digne d’être aimé, voire respecté. Il n’est plus celui qui leur donne envie de parler, voire de lui parler en prenant conseil auprès de lui. Et personne n’en assure la fonction en tant que substitut. Alors, nombre d’entre eux se trouvent en marge de l’Autre, du lieu de la parole, du fait d’une certaine précarité par rapport à la langue, que ce soit du côté d’un refus ou d’un défaut de l’animation de l’Autre symbolique parental qui s’occupe d’eux, les condamnant à être en prise directe sur le réel.

En 2023, la société n’a jamais été aussi dominée par une sorte de discrédit de la parole, comme si parler ne servait plus à rien. La révolution technologique, synonyme de progrès n’y est pas étrangère. Les jeunes d’aujourd’hui sont déconnectés de l’inconscient, de leur histoire particulière, fils du capitalisme anhistorique ou d’une histoire réduite à la sensation immédiate et synchronique d’un présent trop étroit. Faute de culpabilité qui s’inscrit dans l’Autre liée aux symboles des actes du passé, aujourd’hui, c’est plutôt la détresse face à l’avenir en impasse de ne plus se nouer à l’acquis du passé. Ce rien qui surgit à l’horizon prend le visage gourmand de la pulsion de mort qui en fascine plus d’un, au point qu’ils puissent y vouer leur corps.

Cette détresse d’une certaine jeunesse sans qualités et tragiquement sans mémoire nous renvoie à ce que disait Lacan, en 1961 [2], lorsqu’il avançait que la dette symbolique peut ne plus être à la charge de certains sujets. « C’est la dette elle-même où nous avions notre place qui peut nous être ravie, et c’est là que nous pouvons nous sentir à nous-mêmes totalement aliénés. Sans doute, l’Atè antique nous rendait-elle coupables par la dette, mais à y renoncer […] nous sommes chargés d’un malheur plus grand encore, de ce que ce destin ne soit plus rien ».[3]

Jamais autant d’adolescents n’auront vécu dans un temps, celui du XXIe siècle, où « la culpabilité qui nous reste, celle que nous touchons du doigt chez le névrosé, est justement à payer pour ceci que le Dieu du destin est mort. » Lacan, en 61, faisait le diagnostic de cette époque : la mort du Dieu du sens précipite les sujets vers des vies toujours plus dépourvues de sens, car le sujet se lie à l’Autre, se sait fils de l’Autre par la seule dette. Si le Dieu du sens est mort, il ne reste que le non-sens, c’est à dire l’abandon qui conduit vers l’extension du non-sens comme manière d’être au monde. Si la disgrâce se signifiait jadis par une dette à payer, voire par le destin, aujourd’hui il ne reste au sujet que son sacrifice à un dieu obscur, soit à une volonté de jouir.

En parlant, le sujet peut tresser d’une autre façon les hasards de sa vie, et en faire un destin. Ainsi, certains s’aperçoivent que de parler, ils sont parlés par ce « qu’ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille qui nous parle ».[4]

En 2000, il s’agissait plutôt d’une famille en difficulté, d’un père incarnant la défaite à s’inscrire dans le symbolique, un qui ne prend même plus la parole, incarnant sa propre défaite qui présentait à son enfant une vie sans destin avec ses répercussions sur le fils.


Karim ou en parlant on peut dire une partie du nom de son symptôme

C’est ce que me dira Karim, en 2000, un jeune rappeur de banlieue, venu, après un temps de parole à plusieurs dans un laboratoire du CIEN créé dans son quartier [5], demander l’aide d’un psychanalyste pour arriver à mieux vivre avec sa honte.

Dans un premier temps, la mise en place d’un lieu de conversation et d’énonciation lui a offert la chance de pouvoir rendre vivant en acte le fait de pouvoir parler, en prenant appui de la langue articulée. La conversation lui a permis de donner lui-même ce petit coup de pouce [6] à sa langue. La rendant vivante, en s’articulant à l’autre, il a pu nommer une partie du nom de son symptôme et venir plus tard m’adresser une demande d’analyse. Il a ainsi trouvé le lieu et la formule pour, prenant point d’appui de son symptôme, traduire comment il vivait avec ces jeunes en marge, comment il se trouvait parfois dans des positions d’impasses extrêmes. Ce lieu du laboratoire lui a offert une modalité de lien social qui lui a permis d'être en prise directe sur le fait d’être un adolescent en marge de toute transmission de savoir possible. Seule une prise d’énonciation de ce jeune lui offrant la possibilité de faire valoir comment il s’était soumis au fait social d’être un jeune de banlieue, d’en jouir au point de s’en faire le serf [7], soit le pire, c’est-à-dire s’identifier à un objet de déchet, humilié. Ce lieu de conversation était devenu ainsi le lieu où, d’élaborer avec d’autres d’une autre façon son plus-de-jouir, soit sa relation en impasse avec un autre, il avait quitté sa position de serf du lien social (plaintes, violences verbales, comportement irrespectueux conduisant à l’exclusion, dépressions, etc.). Ainsi, Karim a pu parler encore, bien dire son être en souffrance, et produire un savoir nouveau, point d’où s'articuler d'une nouvelle façon à l’Autre, à condition d’avoir consenti à se séparer de cette jouissance d’être un adolescent en impasse.

Ce bougé opère, il peut alors faire part de cette lettre en souffrance qu’il incarnait dans son être et son refus de l’Autre. Une occasion de découvrir « l’insécurité langagière » qui plongeait aussi certains dans les insultes et provocations, par simple peur de parler à l’autre, en 2005.


Être humilié par personne interposée.

Karim ose me dire en séance : « Autre chose quand le gamin voit tous les jours son père le matin qui ne va pas au boulot, ça tue dans la tête d’un gamin. Certains n’ont jamais vu leur père travailler, ça fait quinze ans qu’il est au chômage. T’as la honte. En plus, le père se dit : “je ne ramène pas le pain à la maison, je ne suis pas un homme”. Le mec, il est là, il pue la défaite. Tu crois que le gamin il ne le sait pas ça ? Le gamin, il est humilié par personne interposée. » C’est à partir de cette honte que le psychanalyste peut s’offrir comme lieu d’adresse et partenaire. Prenant appui de ce qui fait symptôme pour lui, il lui ouvre la possibilité de trouver « la seule façon de dire quelque chose avec l’aide du langage » [8] de son être logé dans la honte et l’humiliation, sa version moderne de la démission du père à lui, le fils, dont le père ne soutient plus la fonction paternelle, devenu une personne anonyme, sans nom. Sa défaite humilie, à son insu, son fils qui en a honte. Le père n’est plus là pour voiler, en partie, l’objet réel d’un semblant, en lui donnant un prête-nom.

L’humiliation du père fait que le sujet se sent privé, au sens de ravi, de la dette symbolique. Ne devant rien à l’Autre, il a alors tous les droits jusqu’à être hors-la-Loi, comme seul moyen de justifier « son ineffable et stupide existence. ».[9] Le fils vit alors son être humilié, comme laissé en plan par l’évolution de la société moderne.

Je propose quatre temps logiques qui s’articulent bien au-delà de la question des quartiers difficiles, des banlieues ou de l’immigration et éclairent le temps que nous traversons.

Temps 1

Automne 2005, émeutes en banlieues

Cet automne-là, les banlieues françaises ont montré une jeunesse prête à brûler dans des violences urbaines anarchiques et désespérées ce qui aurait dû être son printemps, face à un gouvernement ne trouvant à répondre que par la mesure répressive. « Ce ne sont pas des jeunes ! » clame celui qui allume l’incendie avec son parler vrai. Tout en instaurant l’état d’urgence et le couvre-feu, feu la jeunesse !

La télévision est alors devenue le point de perspective, le point d’où cette jeunesse se regardait, et aussi celui où, de façon paradoxale, elle donnait à voir ce qu’on était en train de faire d’elle.


« Plus je brûle, plus j’existe »

Cet énoncé actualisait dans la violence une sorte de cogito de l’acte. L’Autre se réduisant, faute de dialogue, à ce point aveugle incarné par le regard porté sur eux par la télévision, ceux que l’on nomma les « jeunes de banlieue », de quelle altérité insaisissable étaient-ils porteurs ? D’un temps en suspension, eux-mêmes en suspens entre deux univers, entre deux cultures, entre deux langues, porteurs d’un message et d’une force vive qui demandent à être éclairés autrement que par ces seules caméras de télévision.

Cette force toujours en mouvement incarne le feu de la jouissance, lorsqu’elle n’a pas pu ou su trouver dans le discours ambiant un moyen d’être réfrénée, des points d’ancrage auxquels fixer ses débordements ou des façons de mieux savoir-y-faire avec. Porteurs d’une sorte de douleur de leur être, plus particulière à ce temps de l’adolescence, due à un certain réel que la psychanalyse peut éclairer, et qui redouble souvent une douleur d’existence, ces jeunes vivaient dans l’univers de la banlieue, sans trouver à y inscrire leur être – d’être des enfants qui ne savent ni pourquoi, ni comment, ni pour qui, ils étaient nés dans ces lieux, produits comme simples objets sans arrimage à une histoire symbolique qui leur donnerait une certaine image ou valeur d’eux-mêmes – d’où leur souci de savoir s’ils étaient passés à la télé.

À leur façon, en 2005, ils témoignaient d’un certain état de la société et des valeurs qu’elle exhibe, de son profond changement. Soumise à de multiples forces antagonistes, familiales et scolaires, religieuses et communautaires, cette génération avançait à l’aveuglette, sans perspective, dans un monde qui lui restait opaque avec le risque de faire tache dans ce tableau – tache noire qui n’est que le reflet de ce qui les porte au désespoir, de cette part d’indicible qui, à l’adolescence, bouleverse les corps et les pensées, dont très souvent ils ont honte et qu’ils ne parviennent pas à traduire en mots.


La réponse du discours du maitre autoritaire et de son lexique

Le risque qu’ils encouraient, risque porté à son incandescence cet automne-là, fut celui de se trouver pris dans la nomination prédicative [10] du discours du maître, qui use d’une langue univoque et d’un certain lexique qui n’est pas sans conséquence pour leur existence : en les figeant dans une assignation à résidence et dans une exclusion ségrégative, il fit surgir l’illusion d’une identité pour le moins ravageuse qui mena au pire.

L’usage lexical comporte un danger et se doit d’être manié avec prudence, d’autant qu’il est difficile pour ces jeunes, pour la double raison évoquée, de se nommer eux-mêmes et de traduire en mots l’énigme de leur existence. Mais cela ne date pas d’hier, seuls les discours dans lesquels on les prend changent. Socrate (470-399 avant JC) pouvait dire : « Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans ». [11] Quand, avant lui, Hésiode, en 720 avant JC, énonçait : « Je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue et simplement terrible ».[12] Un prêtre égyptien, en 2000 avant JC, les aurait rendu responsables d’une proche fin du monde : « Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut pas être très loin. » Quand sur une poterie d’argile dans les ruines de Babylone vieille de plus de 3000 ans, serait écrit : « Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas capables de maintenir notre culture ».

En/An 2005, un discours politique s’est trouvé dénudé par la déclaration brute du ministre de l’Intérieur : « ce ne sont pas des jeunes, ce sont des racailles et des voyous ». Ce lexique avait été précédé, en 1999, par celui d’un autre qui disait « ce sont des sauvageons ». Mais le terme sauvageons, malgré toute la violence qu’il portait, conservait une ambiguïté et reposait sur un jeu de mots, puisque, en plus de son sens colonial obvie, il comporte une métaphore qui fut citée – en botanique, un sauvageon, c’est un arbuste qui pousse de travers. Cette ambiguïté dans laquelle semblait résonner encore un certain idéal d’éducation, mettait à l’horizon l’inscription dans un nouveau lien social. Mais elle esquissait pourtant déjà la logique que le rapport Benisti allait porter à son comble [13] : « vous êtes des sauvageons, encore un effort si vous voulez vous intégrer à notre civilisation, la seule qui vaille, laissez tomber vos langues, vos territoires pour nous rejoindre, et si vous ne le faites pas, nous mettrons en place les moyens de le faire pour vous. » Déjà, s’y profilait le programme d’un lexique explicite porteur de l’illusion d’une sécurité linguistique visant à dénier toute place à ces jeunes, à ces étrangers, porteurs d’une histoire singulière, d’une langue, d’une culture. Des pères-fusions de mots de la langue française furent même proposées à ces jeunes de banlieue dont le journal Le monde écrivait qu’ils n’en avaient que 600 !

Dans Un nouvel amour pour le père, Éric Laurent écrit que « la vertu principale d’un père est de ne pas s’identifier avec la fonction. […] Si un père s’identifie avec la fonction, il peut croire qu’il est Dieu. Le résultat peut aller de la tyrannie domestique du président Schreber à la mise au point d’un système d’éducation idéal. Jean-Jacques Rousseau, paranoïaque de génie, a écrit le traité d’éducation le plus influent du XXIIIe siècle, L’Émile. Il est aussi possible, du point de vue de la perversion, de vouloir faire objection à l’universel de la fonction, à celui de l’ordre républicain magnifique – fondé sur la grandeur de la raison – et à celui de la justice distributive qui pourrait garantir l’égalité de la jouissance pour chacun. Sade l’a formulé dans son exhortation : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! » [14]

Sauvageons avait servi à qualifier une poignée d’agités, une frange plus violente, plus désespérée, qui avait commencé à se faire remarquer en s’attaquant plus ou moins directement aux biens d’autrui ou aux symboles de la République. Le terme, un temps, a fait florès. Il a crû, s’est développé dans les discours et envahi la presse jusqu’à être remplacé par celui de racaille. Or « racaille » avait d’abord été volé au discours-même des jeunes de banlieues, après que ceux-ci l’aient eux-mêmes repris aux bourgeois. Il avait alors encore son sens équivoque : la « caillera », c’était autant soi-même que l’autre... En le reprenant, le ministre de l’Intérieur ne nomme pas simplement des jeunes sans nom et « sans qualités », il les dépouille de leur propre langue et l’instrumentalise dans un sens purement univoque.

Le succès de cette appropriation, sa répercussion dans le public et son installation dans le vocabulaire courant a montré qu’il avait touché juste. Cet emploi de racaille a immédiatement fait sens, il a marqué comme un point d’impact sur le corps de ces jeunes. Il est devenu le seul vocable faisant l’unanimité et permettant de faire référence à toute une jeunesse ainsi stigmatisée.


Temps 2

Leçon de l’après coup du temps 1 : Évacuation et évocation


Ces enfants de banlieue, adossés à leur propre histoire, se débrouillaient comme ils pouvaient pour se construire une identité nouvelle, distincte de celle de leurs parents. Ils sont restés en grande partie ignorés jusqu’à ce qu’on prédique sur eux, sur leur origine et leur devenir en leur trouvant un nom, jusqu’à ce qu’on les désigne. Une fois nommés avec cette pointe de mépris paternaliste eux-mêmes prirent violemment conscience de l’image que l’Autre se faisait d’eux et de leur différence.

En automne 2005, le ministre de l’Intérieur choisit l’explicite [15] ou le « parler vrai », qui n’est autre que la langue univoque. Cette prétention à dire le vrai détruit toute dimension de l’implicite en s’appuyant sur un code lexical voulant établir la norme.[16] Il déclare à la télé : « Ce sont des racailles, des voyous, ce ne sont pas des jeunes », ou dans Le Point[17] : « Ceux qui font cela – que je n’appelle pas des jeunes mais des délinquants – n’ont aucune envie de revenir dans le système scolaire ».

Il se trouve alors confronté, à son insu, en nous y confrontant aussi, à un problème grave d’évacuation : il promet de débarrasser le pays de ceux ainsi nommés et que la société a produits. Dans des lieux, dits de ban-lieue (lieu du bannissement), de ne même plus être un sauvageon, mais une racaille qui n’est même plus « un jeune », le « jeune » se trouve ravalé soudain à un objet innommable, un déchet, une merde à évacuer. Il se trouve réduit dans la langue elle-même, à une tache à nettoyer au Karscher.


Le danger calculé de la langue univoque

Victor Klemperer dans LTI, la langue du Troisième Reich[18], a montré comment, avec un usage savant de la langue univoque, « le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ». La langue ambigüe, celle dont Lacan pensait que l’on ferait valoir dans la culture les pouvoirs implicites de résonance, peut toujours être utilisée par un excellent communicateur de façon explicite, univoque et aveuglante, à la télévision par exemple, pour établir un programme de pensée unique. Ainsi, le ministre, en se rendant présent à chaque évènement, en clamant à chaque fois, en public, sa façon de penser dans son parler « vrai » vise quelque chose dans la langue qui « vient penser à ma place », « diriger aussi mes sentiments », « régir tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle ». Là est toute la démonstration de Klemperer. Par ce maniement de la langue univoque, insidieusement le poison gagne, « on avale les mots sans y prendre garde et voilà qu’après l’effet toxique se fait sentir ». Ce qui est en crise alors, c’est la notion de culture que l’on veut réduite à un système de codes explicites, décontextualisés et souvent mondialisés d’où surgissent alors les combats identitaires et les religions comme les pratiques sexuelles ou les émotions répertoriés au niveau explicite du comportement en émojis.

En 2005, le discours du ministre de l’Intérieur n’utilise plus seulement des termes d’assignation, de stigmatisation, de fixation violente à des places dévalorisées mais réelles, il va bien plus loin. Évacuer, c’est beaucoup plus violent qu’assigner, car toute assignation conserve l’implicite d’une ambiguïté. Si elle enferme, elle reconnaît aussi et laisse être, bien que dans une place ou une fonction strictement restreinte. Tandis qu’au contraire, évacuer, traiter en déchet, celui que l’on vient de nommer racaille et de qualifier de non jeune, lui retire sa part d’humanité, le réduit à un objet, une tache à nettoyer, puis un déchet à évacuer, ce qui implique la logique explicite de faire disparaître. C’est nier intégralement ces jeunes en leur ôtant le lieu et la condition mêmes d'où ils sont censés parler. Violence absolue, d’inspiration totalitaire et porteuse, si on n’y prend garde, d’un relent d’extermination, visant à faire consister un péril jeune.

Tel est le danger de cette langue univoque, véhicule d’une pensée qui prétend réguler des problèmes de société en dirigeant nos sentiments. Ainsi, certains hommes d’État manipulent-ils la langue et glissent-ils d’un énoncé à l’autre, s’autorisant un raccourci simpliste de ce sont des sauvageons à ce ne sont pas des jeunes, incitant à croire que si la tâche éducative, celle d’éduquer le sauvageon échoue, il n’y aura par voie de conséquence plus qu’à considérer ces jeunes, qui n’en sont pas, comme de simples taches à nettoyer puis à évacuer.


Le problème de toute société et le pouvoir d’évocation de la langue

On se trouve, comme le disait Lacan avec force, lors d’une conférence donnée en 1968 à Bordeaux [19], face au problème de toute société humaine : celui de « l’évacuation de la merde ». Et ce problème d’évacuation, en modifiant la langue, peut être traité de telle sorte qu’une société humaine soit conduite à penser qu’il devient nécessaire de se débarrasser de ceux qui, n’étant pas des jeunes, en sont devenus. Lacan éclaire ici, à plusieurs titres, les conséquences que les glissements de tels discours opèrent quant à la place du sujet. Il tient, dans cette conférence, un petit propos sur la société contemporaine, qui n’est, dit-il, « ni mieux, ni pire que les autres. Une société humaine a toujours été une folie. » [20] Il poursuit en attirant l’attention de son auditoire sur une différence, « majeure » entre les hommes et les animaux, en ceci que : « L’homme est le seul animal pour qui ça pose un problème, mais prodigieux. » Une grande civilisation est avant tout une civilisation qui a une voirie…

Un peu plus tard, il abordera la question de « la confusion du sujet avec le message » et de « la prétendue réduction du langage à la communication ». L’essentiel du langage n’a jamais été la fonction de communication. Il réside, selon lui, dans le pouvoir d’évocation ou d’invocation de la langue, dans ce qu’il nomme « les résonances de la parole » [21], ce qu’il désignera par le néologisme de lalangue où le parlêtre trouve son habitat. Cette distinction interdit de confondre une information entendue avec ce qui résulte de ce qui se véhicule dans l’usage du langage qu’il appellera plus tard la jouissance à entendre comme le sens-joui. C’est là où ces deux questions, celle de l’évacuation et celle de la fonction de la parole et du langage nous mènent à interroger l’usage que font nos ministres de l’Intérieur de la langue et de son pouvoir de nomination. Car, précise Lacan, le sujet, Freud l’a débusqué dans ce qu’on pourrait appeler l’implicite des trois respirations, ou les trois R, là où « ça rêve, ça rate, ça rit ». Ce sont les trois lieux implicites où le sujet trouve son air vivifiant dans la langue, lieux qui font les trois lignes d’erre le long desquelles il se déplace. Or, ils sont en danger lorsqu’on ne croit plus à la langue ambigüe, ouverte à tous les sens, au malentendu, où le sujet rencontre la condition de son être d’exil, déterritorialisé lorsqu’on ne croit plus à la langue comme étant celle qui produit le sujet, et qu’est fait l’apologie de la langue univoque.[22]

Ainsi celui qui dit parler « vrai » devrait-il suivre ce conseil de Lacan : « Qui médite sur l’organisme du langage doit savoir le plus possible, et faire, tant à propos d’un mot que d’une tournure, ou d’une locution, le fichier le plus plein possible. Le langage joue entièrement dans l’ambiguïté, et la plupart du temps, vous ne savez absolument rien de ce que vous dites ». [23]


Temps 3

Un destin qui ne soit plus rien annonçant les violences urbaines de 2023

En 1976, Thomas Bernhard, dans son roman La Cave [24], raconte l’histoire d’un jeune qui, au lieu de se rendre au lycée, décide un jour d’aller en sens inverse, vers un quartier où règnent la misère, l’ivrognerie et le suicide. Fasciné par cette cité de Scherzhauserfeld, lieu d’où on ne sort pas, il se rend, happé par un attrait indicible, sur le lieu où l’inutilité du sujet trouve un sens à son existence, un lieu de pulsion de mort, où il se sent paradoxalement vivre en étant contre tout. Ce lieu où les gens semblent s’accommoder d’être « des taches de boue », qualifié de ghetto, cette cité, offrait un espace aux jeunes qui « avaient nécessairement dû croire avec le temps qu’ils étaient ce dont on les qualifiait : une racaille criminelle ». En 2005, brûler la voiture la plus proche avait été le signe d’une autodestruction, d’un désarroi profond de ceux qui étaient en proie à la pulsion de mort à l’état brut, et ne savaient plus à qui, sauf peut-être à la télé, adresser un appel désespéré. En 1968, Lacan avait terminé sa conférence à Bordeaux en recommandant à tous ceux qui étaient venus l’entendre de ne pas quitter ce terme de « sujet » afin « d’en faire tourner l’usage ».

Au moment où l’homme d’État a dit avoir vu dans cette crise des banlieues « qu’on est en train de sortir enfin de mai 68 et que, désormais, il n’est plus interdit d’interdire » [25], nous avons souhaité que cessent les nominations stigmatisantes qui, en prédiquant sur certains sujets, les assignaient à résidence. Cela risquait de les fixer très tôt dans des lieux d’exclusion radicale dans lesquels la question qu’il soient jeunes ou sujets ne se pose plus. En 1967, déjà, Lacan l’avait énoncé en parlant de dette symbolique ravie et destin de malheur. L’enfant peut éprouver des souffrances modernes du fait de se vivre, dans ce que j’ai appelé la modernité ironique de l’adolescent en reprenant ce que Jacques-Alain Miller avait nommé la modernité ironique[26], a > I.


La modernité ironique et la voie du sinthome

La modernité du XXIe siècle, où l’exigence du plus-de-jouir est plus forte que celle d’un idéal, ne situe plus à sa juste place ni l’autorité, ni la responsabilité du discours de l’Autre, et met en question, en l’ironisant le savoir de l’Autre. Il s’ensuit un certain usage de la langue, refusant le sens de l’Autre audible dans ce que certains nomment les embrouilles. Ainsi, à une parole ou une demande, certains se plaignent de ce qu’on les embrouille, d’autres préférant eux-mêmes s’embrouiller dans la langue en créant leur façon de dire si originales. À partir de la démission du père, Lacan montre que le signifiant sert davantage à la jouissance qu’à la communication. Il écrit alors d’une autre façon le symptôme du sujet : le sinthome devient ce qui témoigne de la position de jouissance du sujet dans la lalangue. C’est cette position qu’ont adoptée certains adolescents dans les années 1980, pour attaquer de façon ironique la racine même du langage et du lien social. Cette position sinthomatique donne une certaine consistance imaginaire au corps, d’où leur goût pour le mouvement, la rapidité, le son plus que le sens établi d’où l’invention du Rap et le Hip-Hop.

Pour la psychanalyse, il s’agit de promouvoir la voie du sinthome plutôt que de promouvoir une solution prônant la révélation d’un Autre universel. Cet Autre fait croire à l’existence d’un discours nouveau mais universalisant, par exemple le discours sécuritaire s’appuyant sur l’évaluation du risque. Il dénonce le semblant, mais crée l’illusion de savoir ce qu’est un « vrai jeune » voire qui serait, dès l’âge de trois ans, un futur délinquant. Il s’agit donc de faire valoir la solution sinthomatique, que chacun invente face au réel hors-sens qu’il rencontre, ce réel révélé par la psychanalyse, là où chacun est sans pareil.

À notre époque, beaucoup de jeunes ont un usage de la langue et du signifiant qui ne s’ordonne plus dans le régime du père, celui de l’articulation S1-S2, mais plutôt dans le règne de l’objet a dans sa version de plus-de-jouir. C’est là où ils entendent faire valoir, mais surtout se faire voir et se faire entendre à travers leurs styles de vies comme prises de position de jouissance, comme le montrent si bien l’invention implicite de leur propre lexique Le Dictionnaire du look et le Lexik des cités. Ces plus-de-jouir sont dictés par le marché. Il y a trois termes : l’objet déchet que le sujet incarne, l’objet a sous son versant agalma et les plus-de-jouir en toc qui viennent faussement remplir cette fonction d’agalma pour masquer l’être de rebut. De façon paradoxale, ils inventent des solutions réparatrices et vitales, parfois en impasse, à partir de ce que nous nommons les Noms-du-pire. Pour J.-A. Miller, ce qui supplante le régime du père qui interdit, c’est l’exigence du plus-de-jouir. Le règne de la jouissance ne favorise l’engagement ni dans le symbolique ni vis-à-vis de l’Autre. Chaque Un se branche voire se connecte sur un ou des plus-de-jouir qu’il prend pour des objets de désir mais qui, de toute façon, qu’il s’en plaigne ou non, occultent et son réel et sa vérité. Ça ne peut produire qu’une fuite en avant.

Ce qui a changé depuis 2005, c’est l’usage généralisé des réseaux, par les jeunes mais aussi par certains discours politiques. Le nouage nocif de la pulsion de mort et du discours capitaliste, dont témoignent la pratique de plus en plus fréquente de la consommation de produits toxiques et un usage des réseaux, mènent à la création de groupes spontanés organisés pour le pillage de magasins de luxe et la recherche de marques.

Anne Alombert, enseignante-chercheuse en philosophie à l'Université Paris 8 et membre du Conseil national du numérique, met en évidence dans son livre Schizophrénie numérique [27], comment non par imposition d’une contrainte extérieure ni par intériorisation d’une loi collective, mais par un ensemble d’incitations, « les interfaces numériques deviennent des moyens d’influencer les pensées et les comportements » par la convergence entre les sciences cognitives, la psychologie comportementale, les neurosciences, l’informatique et les techniques de persuasion. Dits sociaux, les réseaux seraient finalement anti-sociaux par la violence mimétique qu’ils produiraient, un « business de la haine » et une « automatisation de l’altérité ».[28]

Le désarroi, l’ab-sens du soin dit-paternel et extension du non-sens

Aujourd’hui, le déclin de la fonction paternelle et le discrédit accordé à certains discours mettent en péril le maintien d’une autorité dont la légitimité est sans cesse et toujours plus remise en cause. Vécue comme autoritariste, elle devient insupportable. Quand on dit que les pères sont absents, c’est davantage la fonction d’exception du père, en nouant la loi au désir qui l’est. Comme si le père ne démontrait plus comment il savait humaniser le désir, se débrouiller de sa propre jouissance dans sa vie privée, ou dans sa vie publique. Alors il n’offre plus ces points de repères auxquels pouvaient s’arrimer, pour ses enfants, le respect et un certain usage de la langue n’incarnant souvent plus une manière de vivre et de parler susceptible de soutenir un lieu d’identification possible donnant droit au respect et à l’amour. Lacan le dit, dans son séminaire RSI : « peu importe qu’il ait des symptômes qu’il y ajoute celui de la perversion paternelle, c’est-à-dire que la cause en soit une femme qu’il se soit acquis pour lui faire des enfants et que de ceux-ci, qu’il le veuille ou pas, il prenne soin paternel. » [29] Il précise : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si ledit amour, ledit respect est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme objet a qui cause son désir. Mais ce que cette une femme en a-cueille […] n’a rien à voir dans la question. Ce dont elle s’occupe, c’est d’autres objets a qui sont les enfants… ».[30] À notre époque, où se situe le soin paternel ou le fait de prendre soin de l’enfant sinon à avoir la fonction de celui qui a la père-version particulière de s’attacher aux objets petit a d’une femme ? Sinon l’enfant se trouve seul en prise avec la jouissance de la mère, seule et souvent débordée par la vie quotidienne à assumer, comme beaucoup en ont témoignés, déplorant l’absence d’un partenaire pour l’épauler, l’absence du père dans sa fonction paternelle. Nahel et sa mère peuvent le démontrer.

La chute de cette fonction du Nom-du-Père provoque la chute des idéaux et précipite le sujet dans un désarroi tel qu’il peut le mener à vouloir sortir de la scène du monde. Voilà ce qui, déjà, inquiétait Freud à propos du suicide des jeunes. Car nous sommes en présence d’adolescents toujours plus jeunes, des gamins, comme on a dit, qui nous confrontent à de l’inédit et un certain désarroi, qui semblent rencontrer toujours plus tôt le fait que le fantasme de chacun demeure irréductible aux idéaux communs. Et c’est là, au nom de son fantasme, ou de sa petite signification personnelle, qu’un sujet fait le choix forcé de ne plus s’articuler à l’Autre comme lorsqu’il était enfant. Et pourtant, il peut croire s’articuler à d’autres sur les réseaux sociaux alors que l’algorithme ne lui fait rencontrer que du même qui fait a-corps explicite sans aucune résonnance équivoque. Il le croit le réseau plus qu’il n’y croit, il en tire sa certitude sans aucune mise en doute, y trouvant dès lors sa seule raison d’être-là. Est-ce ce qu’actent les enfants de Karim et ces jeunes français de souche : Éric et Jean-Luc ?

Temps 4

Émeutes ou Violences urbaines de 2023


En 2023, les enfants de Karim, d’Éric, sont sortis de la scène du monde pour aller faire l’i-meute dans les rues au prétexte des dites violences policières et de leurs conséquences, la mort d’un jeune, ange selon le plus grand footballeur, Qui lie âme aime bat paix (Kylian Mbappé). Certains crient aux mauvaises pratiques policières ou au racisme systémique, pourtant nombreux sont les Jean-Luc ou les Jean-Paul parmi les émeutiers. Alors s’agit-il d’oublier, de passer à autre chose, refermer ainsi le couvercle en espérant la fin de l’ébullition ?


Un destin sans avenir sauf ce qui est à venir tout de suite

Les émeutes ne sont donc plus réservées aux jeunes de banlieue. Fait surprenant, elles se sont passées aussi bien là que dans des petites villes tranquilles de province. Les émeutiers n'étaient donc pas tous des immigrés ou enfants d’immigrés, mais autant de Français dits de souche. À ceux qui font l’apologie de la souche ou des racines chrétiennes, n’est-il pas temps de dire que ce qui fait souche n’est plus dans la langue dite de racine française mais dans langue dite 2.0. Il nous revient alors d’analyser le sentiment « d'inquiétante étrangeté » envers leur pays la France.

Se contenter de dire qu'il s’agit de haine, ou d’un déferlement de la pulsion de mort, même si celle-ci fut très active, est insuffisant. Il s’agit de remarquer l’importance de l’attaque des représentants comme des représentations. Peut-être est-il important de noter que c’est justement cette société capitaliste qui produit la montée de l’individualisme, la destruction des liens de convivialité et d’entraide et, paradoxalement, le développement de la structure en réseau, dits « réseaux anti-sociaux » par Anne Alombert.

Ainsi, un autre discours a supplanté l’ancien : « L’innovation à la place de la tradition. Plutôt que la hiérarchie, le réseau. »[31] L’attrait de l’avenir l’emporte sur le poids du passé. Là où c’était un ordre immuable régulé par l’ordre du père, des flux transformationnels repoussent incessamment toute limite. Les fondements qui, avant, faisaient autorité, conduisant les jeunes à se séparer de façon douloureuse mais nécessaire de cette autorité parentale, voire aussi de celle du grand frère, ne sont plus là. Le socle symbolique commun, fondement même de notre existence collective, est très fragile dans notre monde moderne où le savoir transmis de l’Autre n’est plus à la même place. Le sujet est plus que jamais soumis à l’impératif de sa jouissance qui le pousse encore plus à l’exil de son territoire de l’enfance plutôt que de rester sous le pari vers le père qui, de toute façon, est là en défaut. L’exilé, déterritorialisé auquel s’identifie l’adolescent, éprouve dans sa chair la douleur de tous ceux qui se voient privés de leur territoire de langue – celle de leur enfance qui soutenait l’identification constituante de leur être et le sentiment de la vie.

En 2023, le développement du réseau numérique au service du marché capitaliste débridé produit cette déterritorialisation et un usage des réseaux dits sociaux nocif et ruineux : une invasion des insultes, une incitation au harcèlement sexuel ou moral, voire à la haine ou appel au meurtre, aussi au service de dealers ou mafieux qui introduisent une pratique toujours plus accessible de la consommation de drogue. C’est alors le déferlement d’un réseau qui n’a plus le souci du lien soucial, en ce qu’il se soucierait du social et de l’altérité. Il agit au contraire au service de la production de sots uniformes, aculturés ayant perdu le sceau de ce qui fait la marque de la diversité de l’héritage de la culture française. Au lieu de la diversité place est faite aux faits divers-cités qui fascinent tant les médias.


Conversation des sociologues spécialistes de la police

On a dit des émeutiers qu’ils n’étaient pas des justiciers mais « des vandales et des pillards ». Ceux qui sont arrêtés ne citent pas le nom de Nahel, peinent à justifier leurs actes et même à articuler. Tous invoquent, en revanche, l’effet d’entraînement et la fascination. La meute qui fait l’émeute est une foule de « gamins » qui s’ennuient, nourris d’un malaise contemporain et d’une crise de la société, qui a pris l’habitude de s’exprimer, depuis plusieurs années, par des débordements incendiaires. Que font leurs parents ? Sévissent-ils ou laissent-ils faire ? De toute façon les modèles sont ailleurs : le dealer, le rap, le foot et le ciné. Le culte de la jouissance ne leur offrant que peu l’occasion d’y renoncer, pourtant seule voie qui ouvre au désir. Dans une société où l’école n’est plus attractive et les corps intermédiaires effrités, ces canaux deviennent vitaux pour cultiver la jeunesse populaire.

Peut-être s’agit-il alors de ne pas fermer les yeux mais de réintroduire la parole par la conversation, d’accepter de débattre comme nous le proposons lors de conversations dans des collèges, et d’espérer ainsi l’émergence de corps parlants, sujets de récits, d’autres modèles pour la banlieue que la masculinité toxique, intégriste ou incendiaire.

Le rapport à la loi, celle du père, comme celle qu’incarne la police, ne s’inscrit souvent plus dans le symbolique. La méfiance comme la défiance dominent et mènent à de violentes confrontations. La police ne peut endosser la responsabilité des conséquences du malaise dans la civilisation, comme elle ne peut être seule à engager le dialogue avec la jeunesse. La fin de la police de proximité a participé à créer un fossé, comme le disait un ancien commissaire initiateur de cette police de terrain.

Lancée en 1998, sous le gouvernement de Lionel Jospin, elle a été supprimée en 2003 par Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de l'Intérieur, qui avait raillé l’aspect social de cette mission des policiers. Des initiatives ont cependant émergé depuis pour retisser le lien police-population et le renforcer. C’est dans cette perspective qu’est née la fonction de délégué à la cohésion police-population (DCPP), en 2008, dans le cadre du plan « Espoirs Banlieues », puis, une seconde fois, au moment de la création des premières zones de sécurité prioritaire (ZSP), en 2012. Les délégués ne sont pas des policiers en exercice, mais des retraités. Ils ont pour missions d’animer des permanences, entretenir des contacts étroits dans les quartiers, mener des opérations de prévention de la délinquance…

« On est au carrefour des bonnes et des mauvaises pratiques. Être trop proche ça ne va pas, mais être trop distant non plus : il faut trouver le bon niveau de la relation police-population », résume l’un d’entre eux. La fonction est à « la périphérie de l'institution ». « La population est en demande, mais la hiérarchie est réticente à la prévention car elle estime que c’est du temps perdu », note un chercheur associé au CNRS, d’abord policier et commandant des unités en Seine-Saint-Denis et à Marseille.[32] « Certains policiers ne comprennent pas ce qu’on fait. » Pour lui, « Il y a une telle demande de la population que l’on vienne vers elle, ça ne peut que marcher ! Et ça serait un atout pour les policiers aussi : il est plus difficile de jeter un caillou sur quelqu’un qu’on connaît. » Si la clé d’une relation apaisée entre la police et la population se trouve justement entre les mains de l’institution, il s’agit de savoir laquelle, car à notre sens elle ne peut relever que d’une concertation inter-disciplinaire incluant aussi jeunes et leurs parents. « La tension ne va pas retomber du jour au lendemain mais suppose qu’on arrive à construire une relation dans la durée, une désescalade. L’enjeu est de sortir d’une relation binaire avec des jeunes qu’ils [les policiers] n’aiment pas et qui ne les aiment pas. De simples initiatives locales ne suffiront pas, il faut changer la matrice. »

Que le discours du sociologue fasse état du face à face en impasse de « la relation binaire » ouvre à ce que la psychanalyse éclaire de ce que produit le transitivisme ou la relation paranoïaque, dans le registre y a pas de place pour deux, pour la différence, c’est ou toi ou moi. Il est grand temps de sortir de l’angélisme et de l’excuse sociale, ou de ladite violence policière qui n’est là que pour rétablir un ordre qui a du mal à s’établir de lui-même. Comme l’a précisé Lacan, le seul ordre qui vaille est celui du langage, qui seul permet de saisir ce que parler veut dire et que cela prête à conséquence. Ne soyons plus ignorants de ce qui fait l’humain, soit la notion identificatoire d’une nécessaire agressivité pour tout sujet dans la constitution de son identité. Responsabilisons-nous chacun en nous engageant à ce que vive la parole, là où elle le peut encore. Qu’aucun ne puisse confondre une identité avec le contrôle des papiers qui la légitime dans un État de droits. Ainsi le binaire du sociologue nous renvoie au stade du miroir de Lacan illustrant le passage du Je spéculaire au Je social[33], aussi bien ce qu’il y dit de la pulsion de mort et de l’auto-destruction en croyant détruire l’autre.


L’innovation de la conversation face à l’impasse de la tradition de la dite-hiérarchie

Et c’est bien là où doit se situer notre action, soit faire entendre l’utilité d’une « convention de dialogue » là où « la tendance à l’agression » dans son lien à la pulsion de mort [34] vient supplanter « l’intention agressive » et la juste place de la colère ou du sentiment de révolte.

La recherche à tout prix du profit réintroduit la loi du plus fort au détriment de l’état de droit et du respect de la loi, de la langue articulée à l’Autre et de toute représentation.

À la différence de 2005, l’importance n’est plus de passer à la télévision mais de se gaver d’images venues et postées sur les réseaux sociaux. S’affichent les signes extérieurs de puissance, attribués à la richesse dans une déification de l'argent et des objets plus de jouir. C’est la prégnance du consumérisme américain au lieu des semblants, et des lois de la parole. Ainsi se met en place le code des paraîtres, l’habit faisant le moine.

Ce n'est pas tant la haine de la France que l'apologie d'un monde gavé d'images, qui n'a rien à voir avec l'imaginaire. Ce ne sont plus simplement des jeunes issus de l'immigration, il s’agit de jeunes français dont c'est plutôt le destin d'être français qui est convoqué. Peut-être se retrouve-t-il sans avenir, en l'absence totale de respect pour la loi commune et ses représentants, l'absence totale de l'idée d'une loi qui pourrait protéger ? C’est là où nous proposons d’inventer des lieux de conversation, comme nous l’avions proposé en 2000 et en 2005, conversation où se soutiennent les dimensions du respect, de la courtoisie et l’obéissance à l’autorité de la langue, soit savoir ce que parler veut dire et emporte des conséquences.

En ce sens, si le savoir de l’Autre souvent soutenue par la présence de l’adulte fonctionne encore pour l’enfance, il apparaît bien incapable de mobiliser des adolescents qui, bien que toujours en attente d’objets d’investissements à fort pouvoir symbolique, les veulent plus immédiats, capables de répondre dans l’instant, non plus à leur quête identitaire, mais à leur volonté de jouissance.

La vie à l’école, dans la cité et le savoir vivre ensemble dans la différence en est profondément marquée. Une aubaine pour la psychologie comportementale qui croit, avec l’outil numérique, qui s’appuie sur sa conception de l’intelligence, offrir des solutions et pouvoir faire l’économie du désir. L’expérience montre les limites d’une telle réinvention.

La place et la valeur des savoirs scolaires, ou ceux issus de la vie en cité, ne sont plus les mêmes pour les adolescents d’aujourd’hui. La plupart les rencontre, certains les assimilent plus ou moins bien. Ils consentent à les examiner mais, s’absentent, mentalement et parfois physiquement de l’école ou des lieux éducatifs ou de soins car leur véritable pôle d’identifications se joue ailleurs, dans ce qu’ils cherchent de ce qui serait la vraie vie, plus active, plus branchée, au sein du clan ou de la bande, par la musique ou autres inventions, dans les jeux électroniques ou les univers virtuels, ou isolés dans leur solitude, avec ou sans partenaire produit.

Le sujet de la modernité est peut-être, plus qu’autrefois, condamné à déchiffrer lui-même son histoire, sans l’appui symbolique lui permettant de mettre son destin en perspective, et à se trouver ainsi, plus seul qu’avant, face à son destin.

D’où la père-spective de mise en place de conversations avec eux, dans leurs lieux de vie, dans le cadre de laboratoires du CIEN.[35] Là où se joue et se met en scène l’acting-out de ce qui peut devenir violence, si leur désarroi, être sans Autre, n’est pas entendu, ne pas faire valoir un Autre qui saurait ce qui fait sécurité, leur sécurité, mais faire valoir un certain usage de la langue conduisant au mieux avec le père-mis des mots. Là où le déclin du père fait sa loi hors d’usage, prendre appui sur la paire de signifiants soit S1-S2, père-mettant de se réarticuler à la langue qui est aussi la leur, celle qui s’invente. Mettre à sa juste place l’insécurité langagière qui nous fait tous fils et filles de la langue afin de faire entendre ce que disait Rimbaud le révolutionnaire, qui n’hésita pas à monter faire la révolution avec les communards : trouver une langue, lui, comme eux, qui sont pressés de trouver leur lieu et leur formule.

Aujourd’hui, dans ce temps de solitude, les adolescents se trouvent de plus en plus prêts à se corréler à n’importe quel objet gadget, objet plus-de-jouir pour satisfaire leur volonté de jouissance, fût-ce au prix de s’y addicter. Alors il en va de notre responsabilité de leur offrir la possibilité de se corréler à une drogue plus douce, une substance plus dialectique, d’être hors-corps, la langue comme véhicule de la parole, surgissant non sans énonciation du corps propre de chaque Un afin qu’il trouve le goût des mots (Roland Barthes) et la jouissance du Verbe, trouvant sa chair dans la peau du mot de langue articulée à l’Autre, soit celui qui n’en sera plus le seul témoin mais le destinataire. Alors il pourra s’offrir non pas comme celui qui accuse tous leurs maux, mais en accuse réception comme l’être en souffrance.




Philippe Lacadée




Texte établi par Dominique Grimbert à qui je dois aussi certaines références.

[1] Miller J.-A., Quatrième de couverture de Lacan J., Le séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation (1958-1959), Éditions de la Martinière, Le Champ freudien, 2013.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre viii, Le Transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 354.

[3] Ibid., p. 355

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii,Le Sinthome, Paris, Seuil, pp. 162-163.

[5] Laboratoire du CIEN « Langage et civilisation » créé à la suite du meurtre d’un jeune par 12 coups de couteaux dans le contexte d’une rivalité entre deux bandes de quartiers à Bordeaux pour un trafic de drogue.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, op.cit., chapitre 8, note 15.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, Seuil, Paris, 2006, p. 102.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Seuil, Paris, p. 11.

[9] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », [1957], Écrits, Seuil, 1966, p. 549.

[10] Nous désignons ainsi le fait de qualifier un sujet de façon affirmative et souvent arbitraire.

[11] Platon, République, VIII, 562b-563e.

[12] Hésiode, Les travaux et les jours, in Théogonie, Paris, Les Belles Lettres, 1996.

[13] Lacadée Ph., « Faire tourner l’usage du sujet », Vacarme no 35, 2006.

[14] Laurent Éric, « Un nouvel amour pour le père », in La Cause freudienne n°64, 2006, pp. 77-88.

[15] Roy O., L’Aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022, p. 49-50.

[16] Ibid., p. 50. La langue précède la grammaire, on parle avant de savoir comment on doit parler. C’est ce que j’appelle la dimension implicite de la culture, et il n’y a pas de culture sans cette dimension implicite.

[17] Le Point, jeudi 8 décembre 2005, p. 32.

[18] Klemperer V., LTI, la langue du Troisième Reich, 2003, Pocket, Albin Michel.

[19] Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 82-85.

[20] Ibid.

[21] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op.cit., p. 291.

[22] Les TCCistes croient, dit Jacques-Alain Miller, « en un langage univoque », non ambigu, qui peut être utilisé de façon totalement explicite. C’est un point de vue aveugle, conduisant le sujet à une impasse, sauf à se réduire à ce que l’Autre qui prédique sur son être veut obtenir de lui, jusqu’à le réduire à un déchet, d’où le danger qui surgit quand leurs adeptes font alliance avec le maître aveugle. Le parler vrai était le discours du ministre de l’Intérieur.

[23] Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les Psychoses, Seuil, 1981, p. 131.

[24] Bernhard T., La Cave, Gallimard, 1976, p 33.

[25] Le Point, op.cit., p. 32.

[26] Lacadée Ph., « La modernité ironique et la Cité de Dieu », La Cause freudienne n° 64, 2006, ou en ligne, https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2006-3-page-37.htm

[27] Alombert A., Schizophrénie numérique, Éd. Allia, Paris, 2023, p. 15.

[28] Ibid., p. 61.

[29] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « RSI », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n° 3, Paris, Lyse, mai 1975, p. 107.

[30] Ibid., p. 107.

[31] Miller J.-A., Quatrième de couverture du Séminaire, livre vi, Le Désir et son interprétation, de Jacques Lacan.

[32] Jaussent V., « Ni “trop proche” ni “trop distante”, après la mort de Nahel, comment la police tente de maintenir un lien avec les jeunes », FranceInfo, https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/adolescent-tue-par-un-policier-a-nanterre/ni-trop-proche-ni-trop-distante-apres-la-mort-de-nahel-comment-la-police-tente-de-maintenir-un-lien-avec-les-jeunes_5956889.html

[33] Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, op.cit.

[34] Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Le Seuil, 1966, p. 101-124.

[35] CIEN, Centre Inter-disciplinaire sur l’ENfant qui met en place des conversations dans le cadre de laboratoires de recherche, comme celles qui ont eu lieu à Bordeaux et Bobigny en 2000-2005.





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