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UN ENFANT TERRIBLE : A7, l’autoroute d’un ascète ? Dominique Grimbert

« Il arrive que nous allions nous promener sur la grande route, exprès […] Pour faire le même chemin en sens contraire. Ce mouvement d'aller et retour est tout à fait essentiel, et nous mène sur le chemin de cette évidence - C'est que la grande route est un site, […] qui polarise, en tant que signifiant, des significations. […] Les villes se sont formées […] au nœud des routes. » Jacques Lacan[1]


Julien Schwarzer (traduit « être noir ») né d’un père routier et d’une mère infirmière, grandit à Marseille et à Aubagne. Il connait l’amour et les galères[2], entendant parfois des insultes allemandes de la bouche de son père quand il rentre trop tard. Ses parents divorcent, sa mère gagne trop pour obtenir des aides mais pas assez pour s’en sortir. J’aurais aimé que mon père soit là.[3] L’expérience des huissiers qui sonnent, entrent, estiment les meubles, il y est souvent confronté, seul, mais aussi devant ses amis et c’est là qu’il dit éprouver quelque chose de bizarre. Plus que d’honorer les dettes, ça a pour lui valeur d’effraction et d’humiliation provoquant dans l’après-coup un esprit de revanche, pas sans d’abord pourrir sur un banc en acier du quartier de La Louve, avec ses potos en fumant du shit qui donne la flemme. Aimant le français et l’histoire, il a commencé à écrire vers dix ans et c’est à quinze qu’il commence à rapper. Des années lycée, il dit avoir erré et plus répondu au code du quartier qu’aller au lycée. Blessé à coup de tessons de bouteille lors d’une rixe la veille d’une épreuve de baccalauréat, l’administration scolaire n’acceptera pas son attestation d’hospitalisation ; il sera recalé.


C’est sous le pseudo SCH, les 3 premières lettres du nom de son père, qu’il sort, en 2015, sa première mixtape A7, autoroute qui relie Lyon à Marseille, sur laquelle roulent les go-fast. Sur la pochette, avec un air de jeune terrible dénudé, il adresse un doigt d’honneur, référence au film Blow, dans lequel le personnage principal joué par Johnny Depp, poussé par l’appât du gain, se lance dans le trafic et l’univers des cartels pour mener grand train avec celle dont il est amoureux. Voix grave et calme, oscillant entre paroles crues et lyrisme avec flow incisif, saccadé et viscéral, il rencontre un public. Mystérieux, il intrigue de sa noirceur mêlée d’esthétisme, un personnage complexe et sophistiqué, dont l’écriture est à la fois brutale et délicate, dite exceptionnelle. Un style singulier. A7 devient mixtape la plus vendue de l’histoire du rap français. Des paroles touchent un public qui se les approprie, il met des mots sur les maux d’un monde violent et tourmenté dans lequel Les mineurs zonent ivres au frais d’père et mère insolvables[4].


Ce n’est donc pas du monde quand il remplit sa fonction, lorsqu’il nous offre ce qu’on attend de lui, qu’il tourne rond, que Julien parle mais des choses qui font que le monde est immonde[5], quand les mômes s’perdent dans les sinueux couloirs des enfers et que les revolvers leur jouent du tonnerre. Des pensées noires et des nuits blanches, des armes, des enfants terribles… trop jeunes pour vivre tout ça.[6] SCH c’est cette partie obscure [qui] m’a poussé à faire certaines choses pas terribles dans ma vie... Surtout, ça permet d’extérioriser plein de trucs enfouis, que je n’exprime pas au quotidien, parce que je suis de ces tempéraments qui ne disent jamais ce qui ne va pas. La musique, ça coûte moins cher qu’un psy et ça baise moins la santé que de fumer du shit.[7] Il n’en fait pas pour autant l’économie du malentendu. Et le malentendu, c’est compliqué. Le premier truc qui me rend fou dans le rap, ce sont les gens qui ne comprennent pas ce que tu dis. Alors il écrit ce monde bombardé d’images inaccessibles, de consommation, l’appât du gain quand travailler honnêtement n’offre qu’un salaire indécent, la drogue banalisée et généralisée, un-pousse-aux trafics, à la criminalité… Chez nous, la frontière entre la vie et la mort, elle est super fine. Je veux dire que ça peut vraiment aller très vite : des mecs sont morts pour un T-max. C’est compliqué. Il y a un réel lien entre les grosses mafias qui existent encore aujourd’hui et la petite délinquance dans les quartiers : les seconds sont les bras armés des premiers, tout simplement.


Un monde dans lequel la pulsion de mort est à l’œuvre. Le maniement des insultes et de la provocation verbale est sa façon de traiter ça et ce n’est pas sans rejoindre ce que disait Freud. « L'homme qui le premier jeta une injure à son ennemi au lieu d'une lance fut le fondateur de la civilisation. »[8] Julien, par SCH, attrape un peu de sa jouissance propre et la fixe dans l’écriture, une autre réponse à ces tropmatismes[9]. Son expérience du réel le marque d’ambivalence. Il ne cesse aussi d’affirmer et d’écrire l’amour qu’il porte à ses parents. Si sa mère mérite un empire[10], il crie à son père ne pars pas, j’t’en prie, ne pars pas longtemps, je m’ennuie[11] et lorsqu’il meurt pendant la promotion de son troisième album J’t’en prie, veille sur moi.[12]


L’écriture ne cesse pas, au contraire. L’album surprise Rooftop présente le rappeur sous une facette plus colorée et intimiste. Il met son personnage hargneux en pause et prend de la hauteur. On connaît peu nos pères, plus le temps passe et plus je lui ressemble. Je ne m'en rendais pas compte quand j'étais gosse. Je n’ai définitivement pas la même vie que lui. Il a eu une vie difficile. Il a manqué d’énormément de choses. Il m'a éduqué, malgré qu'il soit moins présent que ma maman mais je n'ai peut-être pas su m'en servir. C'est quand tu perds quelqu'un que tu te rends compte.[13]C’est alors un pas de côté qu’il engage. Biberonné aux films de Scorsese, bercé par les chansons italiennes qu’écoutait son père, pourtant allemand, qui l’a rendu ouf avec l’Italie [14], il invente un personnage fictif JVLIVS et se lance dans un projet créatif, une trilogie dont un film serait pour lui une finalité exceptionnelle. Un essaim de signifiants qui s’articulent.

Le tome I ancre un personnage mystique qui s’humanisera au tome II. La figure de son père reste un des fils rouges de l’album, c’est l’influence de ma vie.[15] Il tatoue Otto, son prénom sur sa main. Ce n’était pas un super-héros mais c’est mon premier modèle… C’est la personne qui m’aura à tout jamais marqué et inspiré indélébilement. Et il reviendra sur tous mes projets. Quand je suis seul, dans une pièce, je pense à mon père. J’ai peur de la mort, j’ai peur de devenir fou avant l’heure parce que je réfléchis trop. C’est réel. Le temps nous tue à petit feu. Aujourd’hui j’ai de l’argent et je réalise que c’est de temps que je manque. C’est réel.[16]


C’est par la fiction qu’il ouvre le champ d’un possible dire, pas-tout Julien Schwarzer, pas-tout Jules César. Elle lui permet de s’inspirer de ce qu’il a vécu. Par le biais du personnage j’ai plus de facilité, je me sens comme protégé par lui qui serait un filtre entre moi et le public et qui me permettrait de me mettre à nu plus facilement.[17] Et il reprend la route en sens contraire. Son rap, en tant que création poétique, équivaut à un acte faisant solution pour lui, sur le mode de l'invention et d’une fiction, une modalité de réponse à la violence infantile.[18] L’acte poétique engage une opération de modification, elle n'est pas reproduction de ce qui existe dans la réalité mais à proprement parler une création de sens, pas sans faire jouer le non-sens et ses effets de création de signification, voire de mot d'esprit.


Mon père vous a donné sa santé, j’suis là pour l’addition[19] de SCH devient des parents qui ont jamais eu l’air heureux, j’crois qu’c’est ce qui m’a rendu nerveux[20] de JVLIVS. Des gens me disent qu'ils se reconnaissent dans mes écrits, quand je parle de mon père, on a eu les mêmes pères, on a des souvenirs communs alors qu’on n'est pas du tout des mêmes horizons, pas des mêmes villes. Au final, il y a des choses qui sont universelles. A7, c’est le projet de mon enfance et de ma jeunesse que je n’oublierai jamais. La perte et le manque traversés aussi par une maladie pulmonaire, il renonce à la drogue. La vie, c'est un cadeau en fait. Tu ne peux pas dire que la vie c'est de la merde. Voir mourir ses proches, ça, c'est dur. Il obtient la Victoire de la musique avec l’album JVLIVS II en 2022, album le plus streamé d’un artiste masculin.


À loger dans la parole ce qui de sa jouissance comme pulsion de mort était en trop, du vivant semble émerger. Je ne sais pas si j'ai toujours autant besoin d'un psy, mais ce que je sais c'est que je me contredis énormément parce que je grandis. La musique, ça coûte beaucoup plus cher qu'un psy, tout bien réfléchi. Je ne sais pas si j'en ai réellement besoin. Aujourd'hui ma thérapie rapologique me suffit. Un peu trop éloigné du quartier, au bout d’un ou 2 mois, ça me manque et je suis obligé d'y revenir. Donc c'est con, mais c'est réel. Je suis toujours en train d'essayer de m’en détacher, plus ou moins, mais il y a des racines que tu ne peux pas couper. C’est là qu’elle est la complexité, certes je n’étais pas dans le meilleur entourage qui puisse être mais est-ce que si j’avais été bien entouré dès le début j’aurais réussi comme j’ai réussi ? Maintenant je suis bien. Je suis bien dans ma peau. Ce qu’il contredit par un j’aurais déjà arrêté le rap si j’allais mieux. Je suis quelqu’un de torturé. Il n’y a rien de plus beau qu’une chanson triste.[21] À ce qu’on peut lui souhaiter aujourd’hui, il répond la tranquilité. AUTOBHAN, autoroute en allemand, est le nom de son dernier album, à l’écouter s’entendra peut-être l’équivoque. OTTO banne.


Dominique Grimbert

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Éditions du Seuil, 1975. [2] Interview Rapelite, SCH : « J’ai fait un chemin fou, je n’ai pas le droit de me plaindre » https://youtu.be/SYenKWARt2U [3] Ibid. [4] Titre A7, Mixtape A7 [5] Conférence de presse du docteur Jacques Lacan au Centre culturel français, Rome, le 29 octobre 1974, parue dans les Lettres de l’École freudienne, 1975, n°16, pp. 6-26. [6] Titre Loup noir, Album JVLIVS II [7] Interview, SCH, au cœur du Vésuve, https://www.abcdrduson.com/interviews/sch-jvlius/ [8] Lacadée Ph., Dans le langage, un équivalent de l’acte, Intervention au premier colloque du CIEN, en novembre 98 à Curitiba, Brésil, publiée dans La lettre mensuelle de l’ECF-ACF, CIEN Planche contact, Mai 99, n°178, citant Catherine Millot Freud anti pédagogue, La bibliothèque d’Ornicar ?, p. 17. [9] Miller J.-A., Préface, in Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant. Du symptôme au désir de savoir, Navarin, Le Champ freudien, 2013, p.9. [10] Allo Maman, [11] Titre La nuit, Album Deo Favente [12] Titre J’t’en prie, Album JVLIVS I. [13] SCH : Le nouveau baron du rap - Clique dimanche – Canal + [14] https://www.abcdrduson.com/tag/sch/ [15] Bienvenue dans la mafia…, https://www.senscritique.com/album/JVLIVS/critique/244003816 [16] SCH : se lever pour 1200, Rooftop, peur de la mort - l’interview Moonwalk [17] SCH, le nouveau baron du rap, Clique dimanche, Canal + [18] Lacadée Ph., Dans le langage, un équivalent de l’acte, op. cit., p. 19. [19] Titre Himalaya, Album Anarchie [20] Titre Zone à danger, Album JVLIVS II [21] https://www.abcdrduson.com/tag/sch/




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